De la stérilité du sudoku, de la fertilité du jeu vidéo

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De la stérilité du sudoku, de la fertilité du jeu vidéo
De la stérilité du sudoku, de la fertilité du jeu vidéo
et du sens de la vie en général
EN SORTANT DU théâtre hier soir, l’esprit ravalé par une pièce aussi
réussie et rythmée qu’ennuyeuse pour moi (je m’y étais rendu par
amitié pour l’auteur, délicieux croqueur de caractères et de
paradoxes amusants, mais l’honnêteté me pousse à avouer que le
format théâtral ne fonctionne pas pour moi, malgré toute la
noblesse dont de généreux préjugés le parent, il ne s’y passe rien, la
magie du théâtre n’étant d’après mon expérience que sa capacité à
me transformer en fantôme, capable de me faire traverser les
pièces sans me toucher ni sans faire bouger l’Autre), je tombai sur
les quais du métro sur une femme absorbée par un livre. Plus rien
ne semblait exister hors d’elle, le monde n’était plus qu’un écrin à
son intense activité intellectuelle, elle semblait voir clair au-dedans
comme au-delà, elle devait voir les arcs et les cordes de la matrice,
au minimum.
En effet, elle jouait au Sudoku.
Des filets de chiffres pleuvant sur chaque page soutenaient son
présent creux et minaient mon sens de l’utilité et du devoir,
autrement dit, cette rencontre fortuite avec le Sudoku mettait un
gros coup de projecteur sur ma trouille d’être puni pour ne pas
avoir fait ce qu’il fallait, pour avoir gâché ce précieux temps de vie
qui nous a été donné et dont il faut faire quelque chose (Matthieu,
25, 14-30). Sous peine de ne pas être digne. Or vivre digne, c’est
important. Question de style. C’est d’ailleurs probablement ce qui
manque au Sudoku, le style.
Vous l’aurez compris, j’ai développé un agacement solide envers le
Sudoku, mais cette animosité n’est pas vraiment argumentée, c’est
avant tout une réaction épidermique face à l’absurde de la
condition humaine.
Rentré dans ma grotte, je fis part de mes réflexions méprisantes à
ma muse qui, fidèle à sa mission, me défia : « bof, une partie de
Paradoxǝs, numéro 2, Now/here : « L’art des jeux vidéos »
Sudoku ou de Pac-man, c’est pareil, non ? » Eh bien non ma muse je
ne crois pas et cette chronique va tenter de vous le prouver, et si ça
ne marche pas tant pis j’aurai appris quelque chose et je vendrai
mes consoles pour m’acheter des cahiers de Sudoku.
Avant de rentrer dans le fond du sujet, commençons par nous
débarrasser d’un cas particulier : les jeux vidéo de Sudoku. De
nombreuses versions de Sudoku pour ordinateur, consoles ou
téléphones ont fleuri nos écrans et les portefeuilles d’éditeurs aussi
opportunistes que peu créatifs. On voudrait considérer que ces
versions relèvent principalement du Sudoku plutôt que du jeu tel
qu’on l’entend dans cette chronique. Cette arrivée du Sudoku sur
les écrans est accidentelle : il s’agit au fond du même principe que
dans la version papier, la différence de nature du support n’ayant
aucune influence sur le déroulé d’une partie. Une chose est
toutefois modifiée avec ces versions numériques : la génération de
grilles aléatoires, ce qui est fondamental mais ne modifie pas le fait
problématique du Sudoku, à savoir qu’il n’y a qu’une seule bonne
réponse et qu’on la trouve par élimination.
Il y a certainement un grand plaisir à compléter une grille de
Sudoku, comme dans le fait de compléter toute entreprise
inachevée se trouve un goût de cendres jouissif, mélange de
maîtrise du monde et de satisfaction morbide (« c’est fait » ayant ici
pour équivalent « c’est mort »). L’activité du joueur de Sudoku
consiste en effet à arriver au plus vite au point d’équilibre
immobile, au moment où il n’y plus rien à faire, là où tout est
bloqué et harmonieux, et ce n’est pas tant le chemin que d’arriver à
ce résultat prévisible qui compte. Dévoiler la place attribuée à
chaque numéro, déchiffrer le monde en complétant des grilles,
« De la stérilité du sudoku… »
s’effacer derrière la mécanique impeccablement huilée, voilà la
satisfaction qu’on devine chez les pratiquants de Sudoku.
Mais, dans Pac-man ou Call of Duty, n’y a-t-il pas aussi un élan
morbide quand on mange ses ennemis ou qu’on ne peut pas
avancer avant d’avoir logé un maximum de balles dans les
silhouettes humaines qui nous font face dans des couloirs pas
moins scriptés qu’une grille de Sudoku ?
En 1999, un citoyen américain, Billy Mitchell, a réalisé une partie
parfaite de Pac-Man, après 20 ans de tentatives et probablement
des millions de parties « imparfaites ». Une partie parfaite consiste
ici non seulement à terminer le jeu et ses 256 niveaux, mais à le
faire sans perdre une seule vie, en éliminant tous les ennemis et en
récupérant tous les bonus. Une telle performance peut susciter
l’ironie des lecteurs qui se demanderaient si ce joueur n’a pas perdu
un temps considérable de sa vie à tenter de gagner un jeu au bout
du compte sans enjeu (sinon celui d’être cité dans la revue
shangaïenne de philosophie).
Lors d’une discussion récente avec Personne, il me confiait que lire
un pavé (objet hermétique et mystérieux évoqué dans « 2001,
l’odyssée de l’espace ») rempli de signes, de fragments parfois peu
intelligibles, voire d’éclats, n’était jamais pour lui une perte de
temps, même si l’objet était inutile. Pourquoi ? Il ne me l’a pas dit
(personne n’argumente pourtant comme lui), mais je supposerai
que son activité de lecture est faite à bon escient. Nous entrons là
dans le champ des valeurs : lire est pour Personne une activité
valable, car il s’y passe quelque chose. Sachant cela, toute lecture
apporte une pierre à l’édification de son projet de devenir meilleur
(je projette, Personne est devenu une figure de ma chronique et il
m’est utile ainsi, toute ressemblance avec un personnage réel serait
Paradoxǝs, numéro 2, Now/here : « L’art des jeux vidéos »
coïncidence). Même la lecture d’un texte médiocre lui permettrait
d’étalonner son échelle de valeurs en soulignant en creux la qualité
des chefs-d’œuvre qui structurent son œil critique.
Que cherche Billy Mitchell en consacrant son temps libre à PacMan ? A devenir meilleur, pardi ! Comme Personne. En réalisant
une partie parfaite, il devient l’instrument agissant de la perfection.
Alors seul humain à réaliser un tel exploit (une intelligence
artificielle l’aurait réussi du premier coup mais ça ne compte pas
parce qu’étant programmée pour cela elle n’aurait eu aucun choix
ni aucune volonté), il devient paradoxalement et volontairement un
rouage parfait et unique d’un plan plus grand que lui : il se sublime.
En acceptant les règles et en s’y soumettant, il s’en joue et se libère,
traverse la partie et devient quelqu’un.
Le joueur de Sudoku connaît peut-être le même éveil (je peux
l’avouer maintenant, je n’y ai jamais joué), mais il subsiste selon
moi une différence fondamentale avec le jeu vidéo : la possibilité de
l’événement et, par conséquent, de l’accident. Une partie de jeu
vidéo peut se dérouler d’une infinité de manières et l’échec y est
aussi édifiant que le succès : en analysant ses erreurs et en
améliorant son savoir-faire, le joueur progresse. Les pratiquants de
Sudoku avertis objecteront peut-être qu’on peut aussi y progresser,
que la courbe d’apprentissage y est réelle et qu’ils ne perdent pas
plus leur temps qu’un joueur de Pac-Man ou un lecteur de Céline
(qui lit Céline aujourd’hui ? Personne). J’en doute, mais c’est peutêtre parce que nous n’avons pas les mêmes valeurs.
Now/here
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