Charles de Foucauld, frère universel ou moine-soldat

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Charles de Foucauld, frère universel ou moine-soldat
Introduction
Charles de Foucauld est considéré comme l’une des plus
hautes figures religieuses du XXe siècle. Il est généralement présenté comme l’un de ces rares hommes de foi qui ont incarné la
Bonne Nouvelle de l’Évangile et qui ont témoigné, par leur vie
et par leur mort, d’un amour universel envers les hommes.
Quelques semaines après sa mort, Mgr Bonnet, évêque de
Viviers, qui avait présidé la cérémonie de son ordination sacerdotale en juin 1901, écrivait à la sœur de l’ermite du Sahara,
Mme de Blic : « J’ai peu connu, dans ma longue vie, d’âmes plus
aimantes, plus délicates, plus généreuses et plus ardentes que la
sienne, et j’en ai rarement approché de plus saintes. Dieu l’avait
tellement pénétré, qu’il débordait par tout son être en effusion de
lumière et de charité. (…) Vous savez à quel point fut héroïque
son zèle pour les âmes. (…) Je ne me consolerais pas de ce malheur qui vous frappe, si je ne songeais que votre cher et vénéré
martyr est plus vivant que jamais, qu’il a cessé de souffrir, mais
qu’il n’a pas cessé de nous aimer 1. »
1. René BAZIN, Charles de Foucauld, explorateur du Maroc, ermite au Sahara, Plon,
Paris, 1921, p. 467.
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Charles de Foucauld, frère universel ou moine-soldat ?
Dès sa mort, le récit hagiographique crée la légende de
l’ermite du désert. Dans un livre publié en 1944, René Pottier
présente Charles de Foucauld comme l’« un des hommes les
plus extraordinaires que le monde ait jamais portés, un chrétien
admirable et un grand Français 2 ». Dans la préface aux Œuvres
spirituelles de Charles de Jésus, Mgr de Provenchère, archevêque d’Aix-en-Provence, écrit en 1958 : « Dans un monde qui
nie Dieu ou le blasphème, ravagé par les guerres entre nations, la
lutte des classes, les conflits de races, c’est un étonnement, un
ravissement et une grâce, que de trouver un homme qui croit, qui
prie et qui aime. Ceux-là mêmes qui ne partagent pas sa foi et
sa charité lui donnent leur estime et se laissent toucher par sa
loyauté et sa générosité 3 . » Dans son Histoire de l’Église,
Daniel-Rops se fait à son tour l’interprète de la « légende
dorée » de Charles de Foucauld. « Le Hoggar, écrit-il, c’était
vraiment alors le bout du monde, un pays de jugement dernier.
(…) Il n’y avait aucun fusil français pour protéger l’ermite. Le
plan qu’il s’était fixé, il le suivit ponctuellement ; établir des
contacts avec les Touaregs, gagner leur confiance, les “apprivoiser”, faire régner entre eux et lui l’amitié. Ne pas leur parler
directement du Christ, “ce serait les faire fuir”, mais les amener
à comprendre que la religion qui oblige un homme à se faire si
bon, si fraternel, ne peut être qu’une religion bonne. (…) Et le
miracle se produisit. Peu à peu, les Touaregs, qui l’observaient,
apprirent à aimer cet étranger qui était au milieu d’eux comme
un frère, qui passait ses journées à visiter les plus pauvres et à
soigner les malades, qui aidait les cultivateurs et leur enseignait
des techniques nouvelles, qui apprenait même aux femmes à se
servir des aiguilles à tricoter, à filer, et que, la nuit, on entendait
chanter des prières. » Racontant les circonstances de son assassinat, Daniel-Rops conclut : « L’ermite blanc de Tamanrasset
était mort, sur cette terre où il avait apporté le message de
l’amour du Christ 4. » Ainsi l’histoire du « marabout chrétien »
2. René POTTIER, Charles de Foucauld, le prédestiné, Sorlot, Paris, 1944, p. 11.
3. Œuvres spirituelles de Charles de Jésus, Père de Foucauld, Anthologie, textes
réunis par Denise Barrat, Seuil, Paris, 1958, p. 7-8.
4. DANIEL-ROPS, Histoire de l’Église, Fayard/Grasset, Paris, 1967, p. 226 ss.
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Introduction
semble parfaitement lisse, aucune aspérité n’apparaît à la
surface.
Tué par un groupe armé le 1er décembre 1916 à Tamanrasset,
une oasis du Sahara dans le massif du Hoggar où il s’était installé en 1905, Charles de Foucauld est souvent honoré comme
un « martyr ». Nombreux sont les chrétiens qui le considèrent
comme un « saint ». En 1925, Mgr Nouet, préfet apostolique de
Ghardaïa (Sahara), demande l’ouverture de la cause de béatification de Charles de Foucauld. En 1950, Paul Claudel écrit au
pape Pie XII pour « joindre [sa] voix à toutes celles qui postulent
l’élévation sur les autels de la chrétienté de cet humble serviteur de Dieu 5 ». Dans son encyclique Populorum Progressio, le
pape Paul VI a rendu hommage à l’ermite du Sahara en rappelant l’« exemple du P. Charles de Foucauld, qui fut jugé digne
d’être appelé, pour sa charité, le “Frère universel” 6 ». Lors de sa
visite en France en juin 1980, dans son homélie à la messe du
Bourget, Jean-Paul II cite le père de Foucauld parmi les fils et
les filles de la nation française qui « ont exercé la plus grande
influence dans [sa] vie » et qui « sont tellement présents dans la
vie de toute l’Église, tellement influents par la lumière et la puissance de l’Esprit-Saint 7 ».
Le 24 avril 2001, la Congrégation de l’Église catholique pour
la cause des saints a publié un décret reconnaissant les « vertus
héroïques » de Charles de Foucauld, ce qui lui donne le titre de
« Vénérable ». On considère généralement que cette décision
ouvre la voie à la béatification et à la canonisation. Le texte du
décret précise que le souverain pontife Jean-Paul II « a déclaré
solennellement qu’“il est établi que le Serviteur de Dieu Charles
de Foucauld (Petit frère Charles de Jésus), prêtre diocésain, a
pratiqué à un degré héroïque les vertus théologales de Foi, Espérance et Charité tant envers Dieu qu’envers le prochain, aussi
bien que les vertus cardinales de Prudence, Justice, Tempérance et Force et les autres qui s’y rattachent, selon ce qui est
demandé dans ce cas”. » Commentant ce décret, Mgr Maurice
5. Cité dans Charles de FOUCAULD, Nouveaux Écrits spirituels, Plon, Paris, 1950, p. I.
6. PAUL VI, Le Développement des peuples, « Populorum Progressio », Centurion,
Paris, 1967, p. 66.
7. JEAN-PAUL II, « France, es-tu fidèle à ton baptême ? », La Documentation catholique, 15 juin 1980.
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Bouvier, postulateur de la cause de béatification de Charles de
Foucauld, écrit : « La cause a suivi un itinéraire lent, mais qui
lui a été bénéfique. Il a fallu le temps de faire prendre conscience
qu’il était un saint pour l’Église tout entière et pas seulement
pour la France. (…) Il faudra obtenir un miracle par son intercession pour qu’il soit béatifié. Mais, déjà, la proclamation de
l’héroïcité des vertus le rend “vénérable”. C’est un encouragement pour ceux qui veulent suivre ce chemin de la fraternité universelle et du service dans la pauvreté, pour devenir des
Évangiles vivants 8. » Il semble donc qu’aujourd’hui l’aboutissement de la procédure de béatification dépende de l’obtention
d’un miracle par l’intercession de Charles de Foucauld. Cependant certains membres de la famille foucauldienne souhaitent
que la mort de l’ermite soit présentée comme celle d’un « martyr
de la charité », ce qui permettrait de demander une « dispense de
miracle ».
Du 13 au 15 juillet 2001, s’est tenu à Viviers, à l’occasion du
centenaire de l’ordination sacerdotale de Charles de Foucauld,
un colloque qui a rassemblé quatre cents personnes. Rendant
compte de cette manifestation dans La Croix du 21 août 2001,
Mgr Claude Dagens, évêque d’Angoulême, écrit : « Avec le
F. Charles de Jésus, nous sommes conduits ou reconduits à l’inspiration profonde de toute mission chrétienne. Car la mission
chrétienne n’est pas une stratégie, mais une forme de vie, inséparable de l’expérience chrétienne de Dieu et appelant à une présence fraternelle aux autres, et en priorité aux pauvres et aux
exclus de toute société. (…) Avec Charles de Foucauld et ses
témoins actuels, nous allons à la source, et la source, c’est Jésus
quand il nous appelle à devenir tout à la fois levain mêlé à la pâte
et lumière pour éclairer le monde. » Ainsi, la légende dorée de
l’ermite du désert se nourrit d’elle-même et se transmet de génération en génération.
J’ai moi-même longtemps regardé l’ermite du désert à travers
le prisme de la légende qui a vulgarisé son personnage. Je le percevais alors comme le « frère universel » parti vivre désarmé
parmi les Touaregs du Sahara et qui est mort martyr de la foi et
de la charité. Cependant, intrigué par tel ou tel des propos qui lui
8. La Croix, 26 avril 2001.
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Introduction
étaient prêtés parfois concernant sa position par rapport à la politique coloniale de la France, par rapport à la Première Guerre
mondiale et par rapport à sa propre situation au moment où il
meurt assassiné, j’ai voulu revisiter la vie du « marabout chrétien ». À mesure que je découvrais l’ensemble de ses écrits, il a
bien fallu que je me rende à certaines évidences. J’ai dû reconnaître qu’en de nombreuses circonstances sa pensée et son attitude ne correspondaient pas au personnage que le mythe propose
à notre admiration. Nombre de ses propos, de ses jugements et
de ses comportements posent question dès lors qu’on les situe
dans l’éclairage de l’Évangile des Béatitudes proclamé par ce
Jésus de Nazareth dont il voulait être le fidèle disciple. La vérité
d’un être n’est jamais simple et il m’a paru utile de tenter de rétablir la complexité de cet homme qui vécut au cœur de multiples
contradictions.
Lorsqu’il découvre la réalité qui se cache derrière la légende
dorée de l’ermite du désert, Henri Guillemin s’insurge, réalisant soudain qu’il a été trompé : « Qu’on ne me raconte plus
d’histoires sur le père de Foucauld, écrit-il, ce saint homme, ce
contemplatif héroïque ; il ne vivait qu’en Dieu, paraît-il, et il est
mort en martyr du Christ. J’ai donné à plein dans ce scénario
sans l’ombre d’un soupçon et avec toute l’émotion qu’il
implique. Et je découvre, avec une tristesse d’où je voudrais
bannir la colère (mais une espèce de rage est en moi, que j’ai du
mal à éteindre), je découvre qu’on m’a menti, ou que les thuriféraires en exercice étaient eux-mêmes dupés (ce qui semble peu
crédible). Bien plutôt, je pense, l’application — c’est juré ! —
d’une règle de silence. Pas dire. Sauter par-dessus. Dans toute
la mesure du possible, effacer, abolir. Mais c’est fini. La
comédie est bloquée. » Cette découverte, Guillemin l’a faite en
lisant les lettres écrites par Foucauld à son ami le général Laperrine : « Des lettres horribles, qu’on aimerait prendre — mais pas
moyen ! — pour des faux, d’atroces calomnies. Le bon père, le
messager du Seigneur, l’homme de Dieu, il est au service du
colonialisme le plus cynique 9. » Mais pareils propos étaient trop
enflammés, trop « enragés » comme Guillemin le reconnaît luimême, pour inviter les lecteurs de Foucauld à revisiter ses écrits
9. Henri GUILLEMIN, Parcours, Seuil, Paris, 1989, p. 169.
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Charles de Foucauld, frère universel ou moine-soldat ?
et pour susciter un débat serein qui permette de faire la lumière.
Aussi furent-ils considérés par les admirateurs de l’ermite
comme de vulgaires accusations malveillantes, inconvenantes,
diffamatoires, méprisantes et finalement méprisables. On a donc
inversé la charge et feint de croire que de tels propos accusaient
Guillemin lui-même. Ils ne furent évoqués que pour être aussitôt récusés sans être discutés. Il me semble, au contraire, qu’ils
méritent d’être discutés, en éteignant toute rage.
Cet ouvrage n’est pas une nouvelle biographie de Charles de
Foucauld. Je m’y propose seulement d’étudier quel fut le positionnement politique de l’ermite du désert, d’une part face à
l’occupation coloniale française à laquelle il se trouve confronté
lorsqu’il s’installe au Sahara en 1901, et d’autre part, à partir de
septembre 1914, face à la Première Guerre mondiale dans
laquelle il se sent pleinement impliqué. Mon propos ne sera pas
hagiographique, mais il voudrait ne pas être polémique. Il sera
critique. Et j’espère surtout qu’il sera honnête. Le respect que
nous devons à la mémoire des hommes ne peut s’enraciner que
dans le respect de la vérité. Je n’ai d’autre ambition, mais elle
reste humble, que de tenter d’approcher de cette vérité. Par ellemême, la vérité n’est jamais salissante, mais elle peut faire apparaître la part d’ombre qui existe en tout homme. Jamais, elle
n’éteint sa part de lumière. Puis-je dire que l’esprit dans lequel
j’écris ce questionnement voudrait être affranchi de tout esprit
partisan ? Il ne s’agit pour moi ni d’accuser, ni d’excuser, mais
de connaître et, si possible, de comprendre. Je n’entends pas
juger l’homme, mais seulement sa pensée telle qu’elle s’exprime
à travers ses propos et son comportement. Je sais bien qu’une
telle distinction ne laisse qu’une marge étroite et qu’elle peut
paraître vainement subtile, mais elle est pourtant essentielle pour
comprendre et recevoir mon propos ; car c’est dans cette marge
que s’inscrit toute la différence d’intention entre ces deux
démarches. Lorsque Charles de Foucauld formule des idées non
recevables sur la guerre, mon intention n’est pas de prouver sa
culpabilité, mais de « faire la vérité » sur ses erreurs. Je
n’entends nullement apprécier dans quelle mesure ses erreurs
sont « de sa faute ». Nul, en définitive, ne peut le savoir. Pour
cela, il faudrait prétendre « sonder les reins et les cœurs » et
je m’en garderai bien. Pour apprécier les paroles et les
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Introduction
comportements de Charles de Foucauld, je me placerai donc sur
le plan de la responsabilité objective et non pas sur celui de la
responsabilité subjective.
Je ne cherche point à accuser l’homme, mais je ne cherche pas
non plus à l’excuser — ces deux démarches procèdent de la
même intention de vouloir le juger. Je ne me situerai pas dans
la logique d’un procès où je prendrais soit la place du procureur,
soit celle de l’avocat. Mon intention est tout autre. Inculper et
disculper, condamner et innocenter procèdent d’une même
démarche qui m’est étrangère. Pour ma part, je n’ai pas la prétention d’apprécier les « vertus » de Charles de Foucauld, mais
seulement l’intention de juger ses idées. Autant la première
démarche serait inconvenante de ma part, autant la seconde me
semble légitime. En me confrontant à ses idées sur la violence
des armes et en les prenant au sérieux, je serai conduit à les soumettre à une critique radicale. Car il ne s’agit pas seulement de
propos « regrettables » qui s’inscriraient en marge de sa pensée :
ce sont des propos inacceptables qui expriment une pensée parfaitement structurée, qui présente une cohérence et une logique
sans défaut. En tout état de cause, les circonstances historiques
dans lesquelles un homme se trompe ne sont pas de nature à atténuer la gravité de ses erreurs.
D’aucuns font valoir qu’en exprimant ce qu’il pensait sur la
colonisation et la guerre Charles de Foucauld ne faisait que
penser comme tout le monde à cette époque. Tout d’abord, rien
n’est moins sûr que « tout le monde » pensait comme lui. Nous
ne manquerons pas de citer d’autres témoins des mêmes événements qui pensaient différemment. Ensuite, Charles de Foucauld
devait-il nécessairement penser comme « tout le monde » ?
Enfin et surtout, même s’il s’avérait qu’il pensait « comme tout
le monde », cela voudrait seulement dire que tout le monde se
trompait et il resterait de la plus grande importance de
comprendre pourquoi. Quand bien même les erreurs d’un
homme pourraient s’expliquer par « la mentalité de l’époque »,
cela ne rend pas ses erreurs plus justes pour autant. Ce n’est pas
parce qu’une erreur est partagée par un grand nombre qu’elle en
devient plus vraie. Elle en devient seulement plus malfaisante.
Tout au long de cette étude, je m’efforcerai, dans un premier
temps, de laisser parler les faits, c’est-à-dire, d’abord, de laisser
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Charles de Foucauld, frère universel ou moine-soldat ?
parler Charles de Foucauld lui-même. Les citations que je ferai
ne sont pas isolées d’un contexte qui leur donnerait un autre sens
que ce qu’elles signifient littéralement. Tout au contraire, leur
contexte ne fait que renforcer leur sens littéral. Les textes que
je citerai ont été publiés depuis longtemps 10 et, cependant,
nombre d’entre eux sont généralement méconnus car, le plus
souvent, les biographes de Charles de Foucauld les ont largement évités, occultés, déguisés ou édulcorés. Mon propos sera
donc de rassembler des textes restés épars dans les différentes
publications de ses écrits — pour l’essentiel, il s’agit de ses
lettres — et de les mettre en perspective. Je n’ai pas voulu
construire une « thèse » en ne retenant que les textes qui plaideraient en sa faveur et en éliminant ceux qui viendraient la contredire. Au demeurant, pareille tentation est étrangère à la logique
même de mon propos, dès lors que celui-ci est de mettre en évidence les contradictions qui caractérisent la vie de Charles de
Foucauld. Je n’ai donc fait aucun tri parmi ses écrits. Je me suis
efforcé d’exposer tous les éléments du dossier sans procéder à
une sélection discriminatoire. Je n’ai pas voulu démontrer, mais
seulement montrer. Dans un second temps, après ce travail
d’exposition, je reprendrai la main et tenterai de faire œuvre
d’appréciation et d’évaluation, c’est-à-dire de jugement et de
critique.
Laisser parler les faits, c’est aussi donner la parole aux historiens. Le plus souvent possible, j’aurai recours à leur compétence pour préciser le contexte historique dans lequel Charles de
Foucauld s’est confronté aux événements, qu’il s’agisse de la
conquête coloniale française en Afrique ou de la Première
Guerre mondiale.
De très nombreux ouvrages ont été publiés sur Charles de
Foucauld. Chaque auteur dessine de celui-ci un portrait différent, selon le point de vue où il se place. Mais, au-delà de leurs
différences, tous ces récits sont sous-tendus par une volonté de
faire œuvre hagiographique. Dans chacun d’entre eux, on exalte
la sainteté du personnage. Celle-ci est en quelque sorte posée a
priori et toute sa vie est considérée dans l’éclairage de cette sainteté présupposée. Puisque l’homme est un saint, il ne peut être
10. À l’exception de trois lettres inédites à René Basset.
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que parfait. On peut diviser l’ensemble des biographies de Foucauld en deux grandes catégories. Tout d’abord, il y a celles qui
exaltent tout à la fois le grand chrétien et le grand patriote en
présentant l’ermite du Sahara comme l’incarnation parfaite de
l’idéal du « moine-soldat ». On n’hésite pas alors à mettre en
avant son engagement dans l’œuvre de colonisation entreprise
par la France. De même, on rend hommage à son nationalisme
qui lui fait célébrer la Première Guerre mondiale comme une
croisade voulue par Dieu pour combattre la barbarie allemande.
Foucauld est considéré en même temps comme un saint catholique et un héros français. D’autres biographes estompent et voilent le colonialisme et le nationalisme de Foucauld pour mettre
en lumière la radicalité évangélique de son engagement à travers
les différentes étapes de sa vie de croyant. Ce n’est plus le
« moine-soldat » qui est exalté, mais le « frère universel » qui a
témoigné par sa vie et par sa mort de la charité chrétienne pour
tous les hommes. Lorsqu’on évoquera son positionnement par
rapport à la conquête coloniale et à la guerre, on se contentera
de concéder qu’il est resté un « homme de son temps ». Cette
légende dorée du « frère universel » va supplanter celle du
« moine-soldat », et aujourd’hui c’est elle qui prévaut dans pratiquement tous les écrits qui sont consacrés à Charles de
Foucauld.
En publiant ces pages, je sais que je prends un risque. Ne
vais-je pas mettre à mal une belle légende, une légende bien établie et dont la fécondité est avérée ? Selon toute probabilité,
d’aucuns ne manqueront pas de m’accuser d’être animé par un
désir iconoclaste, de faire œuvre impie. Il est certes dommage
d’avoir à déconstruire une légende, mais est-il jamais dommageable de tenter d’approcher de la vérité ? Je suis convaincu que
la quête de la vérité implique des ruptures et, dans la géographie
spirituelle du XXe siècle, j’identifie Tamanrasset comme le lieu
de ruptures nécessaires, rupture avec l’idéologie de la violence
nécessaire, légitime et honorable, rupture avec la doctrine de la
guerre juste, rupture avec la théologie de la guerre sainte. Cependant, en opérant ces ruptures, mon propos n’est pas de détruire,
mais de reconstruire.
Il faut essayer de comprendre pourquoi la légende du « frère
universel » a été construite et quelle fonction elle a remplie.
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