Dans mon article sur le Te Deum de M - SAS

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Dans mon article sur le Te Deum de M - SAS
LA REVUE DE MUSIQUE ANCIENNE ET MODERNE, 1 mai 1856, pp.
327-332
Dans mon article sur le Te Deum de M. H. Berlioz et la messe de M.
Ch. Gounod, j'ai eu l'occasion de mentionner en passant une curieuse
dissertation sur l'origine du Te Deum, due à la plume de Monseigneur
Cousseau, évêque d'Angoulème, et insérée au tome 2 des Mémoires de la
Société des antiquaires de l'Ouest, 1837, p. 251 et suivantes.1 Dans cette
dissertation, le savant écrivain passe en revue les diverses traditions
relatives à l'origine du Te Deum, et conclut en attribuant à saint Hilaire,
évêque de Poitiers, l'honneur de cette grande inspiration. Ajoutons ici qu'à
cette époque Monseigneur Cousseau était supérieur du grand séminaire
de cette ville.
Je vais me borner à donner ici une analyse scrupuleusement exacte
// 328 // du travail du docte prélat, que Dom Guéranger a signalé de son
côté dans son beau livre des Institutions liturgiques.
Les seules opinions qui aient quelque crédit parmi les savants sont
celles qui attribuent le Te Deum ou à saint Hilaire, ou à saint Ambroise
seul, ou bien encore à saint Ambroise et à saint Augustin. Mgr Cousseau
s'efforce de montrer que cette hymne n'a pu être composée par ces deux
saints docteurs ensemble.
C'est là la première question qu'il examine.
L'unique témoignage sur lequel repose cette opinion est une
ancienne chronique que l'on fait remonter jusqu'à saint Dace, évêque de
Milan, mort en 531, (Bollandistes, 14 janvier), suivant laquelle, aussitôt
après le baptême de saint Augustin, saint Ambroise et lui, par une
inspiration soudaine de l'Esprit saint, auraient entonné ce cantique et
l'auraient chanté au grand étonnement de tout le peuple. 2
Sans trop s'attacher à faire ressortir ce qu'il y a d'invraisemblable à
ce qu'une hymne toute d'enthousiasme, d'un élan si spontané, et dont le
mouvement est évidemment d'un seul jet, soit le produit de deux
conceptions différentes, l'auteur de la dissertation a recours à deux
arguments pour ébranler l'autorité de la prétendue chronique de saint
Dace. En premier lieu, il oppose le silence que gardent, sur un fait aussi
extraordinaire, et le prêtre Paulin, historien si bien instruit de toutes les
circonstances de la vie de saint Ambroise, et Poscidius, disciple, de saint
Augustin, qui a écrit sa vie avec tant de soin et d'exactitude, et saint
Augustin lui-même qui, dans ses Confessions, raconte avec tant de
simplicité et de candeur les moindres détails de sa conversion et de son
baptême. Il est difficile de concevoir, en effet, qu'un pareil évènement, qui
1Beaucoup de personnes forment des voeux pour que Mgr. Cousseau fasse réimprimer
son travail, et ce serait avec bonheur que nous nous chargerions de cette publication, si
cet honneur nous était accordé. (TH. N.)
2 Muratori a inséré cette chronique dans le tome IV de ses Script. rer. ital. On y lit ce qui
suit: «In quibus fontibus, prout Spiritus sanctus dabat eloqui illis, Te Deum laudamus
decantantes, cunctis qui aderant audientibus et videntibus simulque mirantibus, id
posteris ediderunt, quod ab universa Ecclesia catholica usque hodie tenetur et religiose
decantatur.»
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eût été universellement connu, s'il eût été vrai, n'ait jamais été l'objet
même de la plus simple allusion de la part des nombreux écrivains du Ve
siècle, qui se sont si complaisamment étendus sur le compte des deux
célèbres docteurs, et qu'il en ait été fait, pour la première fois, mention
dans une chronique du VIe siècle. C'est là sans doute, dit Mgr Cousseau,
un terrible préjugé contre la vérité du récit de saint Dace.
En second lieu, il s'élève contre l'existence de la même chronique, et
affirme, d'après l'autorité de Muratori, des PP. Menard et Mabillon, de
Gavantus et de Merati, qu'elle est postérieure à saint Dace de plus de 400
ans, qu'elle contient enfin sur la conversion de saint Augustin des détails
contredits par saint Augustin lui-même, et entièrement indignes d'un
homme grave et habile, tel qu'était saint Dace.3 Aussi // 329 // tous les
hommes instruits ont-ils fini par abandonner l'opinion que cette chronique
avait accréditée parmi les savants sur l'origine du Te Deum.
Deuxième question. — S. Ambroise ne serait-il pas l'auteur de ce
cantique? Le nom d'Hymnus ambrosianus donné au Te Deum par un grand
nombre de manuscrits ne suffirait-il pas pour montrer qu'il est l'ouvrage
de ce saint docteur?
Observons ici que S. Benoit, dans sa règle, appelle également
ambrosiennes toutes les hymnes qu'il prescrit pour chaque heure de l'office
divin. Mais les plus habiles interprètes de là règle s'accordent tous à dire
qu'on appelait communément de ce nom toutes les hymnes, soit parce
qu'elles avaient été composées à l'imitation de celles de S. Ambroise, soit
parce qu'il avait contribué plus qu'un autre à en étendre l'usage dans
l'église, soit enfin parce qu'elles faisaient partie du rit ambrosien, 4 de
même qu'aujourd'hui nous comprenons sous la dénomination de mélodies
grégoriennes tout ce qui entre dans le corps du plain-chant.
Mais si S. Ambroise avait réellement composé le Te Deum,
concevrait-on que S. Augustin, qui cite souvent les hymnes de ce docteur
avec éloge5 n'en eût jamais dit un mot, lui qui révérait S. Ambroise comme
son maître et son père dans la foi? Il y a plus encore, et si l'on ne saurait
produire aucun témoignage en faveur de l'opinion qui attribue le Te Deum
à S. Ambroise, les écrits du même S. Augustin et de quelques autres
auteurs fournissent un argument bien plus fort. En nous faisant connaître
diverses hymnes, qui sont certainement de S. Ambroise, ils nous offrent
des objets de comparaison d'un grand intérêt pour la solution de la
question présente.
3 Dans la préface que Muratori a mise en tête de cette chronique, au tome IV de ses Script.
rer. ital., il restitue son véritable titre: Landulphi Senioris historia.
4 Qui Commentaria scripserunt in eadem regula, vocem Ambrosianum ita interpretantur,
ut eos hymnos, vel quos confecit Ambrosius, vel alios ad imitationem Ambrosianorum
compositos designat (Avertiss. des PP. Bénédictins en tête des hymnes de S. Ambroise, au
tome III de ses œuvres. — Voir aussi D, Martenne, Comment in reg. S. Bened., ad c. IX).
5 Confess., 1. 9, c. XII. — De music., 1. 6, e. IX. — De nat. et grat., c. LXIII.
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Si l'on fait attention aux éléments qui ont présidé à la formation du
chant ambrosien, on remarquera que le principal but de S. Ambroise fut
d'assujétir le chant au rhythme poétique, et d'asservir la mélodie à des lois
métriques. Or, ajoute Mgr Cousseau, les douze hymnes citées par S.
Augustin et les autres autorités6 sont toutes en vers métriques, d'une
coupe et d'une forme régulières.
Rien n'y ressemble à la marche libre, à l'allure indépendante du Te
Deum7. Aussi le savant D. Ceillier, dans son Histoire des auteurs // 330 //
ecclésiastiques (t. 7, p. 567), affirme-t-il que ceux qui sont tant soit peu
versés dans la critique ne songent plus à attribuer à S. Ambroise ce
majestueux cantique.
Troisième question. —S. Hilaire, évêque de Poitiers, est-il l'auteur de
Te Deum?
D'abord il est constant que S. Hilaire est auteur d'une liturgie et
qu'il a composé des hymnes. Mais ce que l'on cherche vainement en faveur
de S. Ambroise, de S. Augustin et de tout autre, à savoir une assertion
positive d'un auteur ancien, instruit et grave, on le trouve pour S. Hilaire.
Ce témoignage est celui d'Abbon, abbé de Fleury, l'un des hommes qui
brillèrent avec le plus d'éclat au milieu des ténèbres du Xe siècle. Il nomme
S. Hilaire, évêque de Poitiers, comme l'auteur bien connu du Te Deum; il
en parle comme d'une chose constante, et qui n'admettait alors aucune
discussion. Ayant occasion d'expliquer quelques règles de grammaire, il
apporte en exemple un verset de ce cantique, et dit : «In Dei palinodia quam
composuit Hilarius Pictaviensis episcopus, non juxta quorumdam imperitorum
errorem suscepisti, sed potius suscepturus legendum: Tu ad liberandum
suscepturus hominem, etc...8.»
Maintenant si nous examinons le Te Deum avec d'autres morceaux
dont S. Hilaire est l'auteur avéré, nous serons frappés de la ressemblance
et de l'analogie qui existent entre eux. Ainsi que nous venons de le dire, les
formes du te Deum ne sont pas les formes régulières de la poésie latine. Ce
sont les formes plus hardies, plus dithyrambiques de la poésie hébraïque,
de celle de David et d'Isaïe. Or, le chant d'église qui ressemble le plus au
Te Deum, par le ton, par le mouvement, par les idées, c'est le Gloria in
excelsis. Eh bien! le Gloria est universellement attribué à S. Hilaire, et
Alcuin, si versé dans l'étude des anciens rites, Rémi d'Auxerre, Hugues de
Saint-Victor et plusieurs autres, le citent d'un commun accord comme
l'auteur ou plutôt comme l'heureux continuateur du chant commencé par
les Anges à la naissance du Sauveur.
6 Un synode de Rome, en 430, ap. Baluz, t. I. Conc., p. 379. — Cassiodore, Bède, Hincmar,
etc., etc...
7 «Vers sans mètre, sans nombre et sans cadence; tout exprime un enthousiasme nourri
au feu de la Divinité.» Ainsi s'exprime Feller dans sa belle analyse esthétique du Te Deum
(Diction. hist. art. S. Ambroise).
8 Lettre d'Abbé de Fleury, Mabillon l'a insérée dans le tome IV de ses Ann. Bened., p. 687.
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Mais un rapport plus frappant encore se fait remarquer entre le Te
Deum et un passage du livre de la Trinité de S. Hilaire (lib. III, n° 7) dans
lequel on trouve les idées et pour ainsi dire le plan de l'hymne. Voici ce
passage: An honorem a nobis expostulabat... quem archangeli, et principatus, et
potestates... aeternis et indefessis in cœlo vccibus laudant: et laudant quia ipse
invisibilis Dei imago omnes in se creaverit, saecula fecerit, caelum firmaverit,
astra distinxerit, terram fundaverit, abyssos demerserit, ipse deinceps homo natus
sit, mortem vicerit, portas inferi fugerit, cohœredem sibi plebem acquisiverit,
carnem in aeternitali, gloriam ex corruptione transtulerit?
De pareilles idées, s'écrie Mgr Cousseau, si fortement empreintes
dans l'esprit du saint Docteur, ont dû passer comme d'elles-mêmes dans
une œuvre d'enthousiasme où l'âme ne fait, pour ainsi // 331 //dire, que
répandre ce dont elle est remplie. Il faut faire remarquer encore la force
avec laquelle l'auteur du Te Deum insiste sur la divinité de Jésus-Christ.
Venerandum tuum verum et unicum Filium.... Tu Patris sempiternus es Filius.
On ne peut s'empêcher de reconnaître là S. Hilaire, dont tous les travaux et
tous les écrits n'ont eu pour but que la défense de cette vérité
fondamentale contre l'hérésie des Ariens. Ce n'est pas tout: on trouve
encore, dans ce magnifique cantique, lieu à de nouveaux et curieux
rapprochements. Le poète, s'adressant au Fils de Dieu, s'écrie: «O Christ,
vous êtes le Roi de gloire, vous êtes le Fils éternel du Père; c'est vous qui,
voulant entreprendre la délivrance de l'homme, n'avez pas eu horreur du
sein d'une Vierge.»
Tu Rex gloriæ, Christe,
Tu Patris sempiternus es Filius.
Tu ad liberandum suscepturus hominem,
Non horruisti Virginis uterum.
L'auteur de la dissertation confronte ces versets avec un second
passage du livre de la Trinité (2e liv. n° 24) et y trouve le même fonds
d'idées, les mêmes expressions, et le cachet du même génie, avec cette
seule différence que dans le livre de la Trinité, où le docteur discute, la
pensée et le sentiment sont développés avec plus d'étendue, tandis que
dans le Cantique ils sont pour ainsi dire jetés en traits rapides à travers
une foule d'autres sentiments et d'autres pensées. «Celui qui est l'image du
Dieu invisible, lit-on dans le livre de la Trinité, ne s'est point refusé à la
honte d'une naissance humaine, il n'a point hésité à passer par la
conception, l'enfantement, les cris de l'enfance, le berceau, en un mot, par
toutes les ignominies de notre nature.... Le Fils unique de Dieu, Dieu luimême, dont la génération dans le sein de son Père est ineffable, a bien
voulu se renfermer dans le sein d'une Vierge et y prendre la forme et les
accroissements du corps humain. Que si quelques-uns viennent à penser
que tout cela est indigne de Dieu, qu'ils se reconnaissent donc d'autant
plus redevables à sa bonté, qu'il a mieux oublié pour eux ce qui convenait
à sa majesté.»
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Il est essentiel aussi de signaler dans le Te Deum des termes qui
appartiennent tout-à-fait à la langue de S. Hilaire, par exemple les mots
majestas, venerari, répétés chacun deux fois, et le mot proclamant.9
// 332 // De tout ce qui précède, le docte auteur de la dissertation
conclut que c'en est assez, pour assurer à S. Hilaire la gloire d'avoir
composé le Te Deum.10 Quant à la circonstance dans laquelle ce cantique
aurait été chanté la première fois, ou improvisé, Mgr Cousseau, tout en
avouant qu'il l'ignore absolument, fait une supposition bien faite pour
flatter l'amour propre des habitants de Poitiers.
Quoi qu'il en soit, et quelques réserves que l'on puisse formuler, il
restera toujours de cette discussion, fort habilement soutenue d'ailleurs,
qu'elle répand une nouvelle lumière sur un fait controversé jusqu'ici et
qu'elle prouve au moins que le Te Deum, ce qui nous suffit entièrement, est
d'origine gauloise.11 C'est là pour nous un assez beau titre, pour que nous
prenions la peine de le revendiquer.
9 Voir l'emploi et le sens de ce mot, liv. 2 de Trinit. n° 27, où il se trouve deux fois; liv. 3,
n°s 11, 22; in Constant, n°s 7,17; in Ps. 13, n° 3, etc. — Quant à l'expression gloria numerari
qui termine le verset Ætetna fac, l'auteur de la dissertation observe qu'elle est particulière
à l'église de Poitiers; effectivement toutes les autres versions que j'ai consultées, romaines
et parisiennes, portent in gloria numerari. Cependant Meibomius qui, dans sa préface des
Antiquœ musicœ auctores septem, a noté le Te Deum suivant les notations grecque et latine, a
écrit gloria numerari; je désire que Mgr. Cousseau trouve là une confirmation de son
opinion, bien que Meibomius appelle le Te Deum l'œuvre de S. Ambroise et de S.
Augustin.
10 «Un savant ecclésiastique, qui est assis aujourd'hui sur l'un de nos sièges épiscopaux, a
revendiqué pour saint Hilaire la propriété de ce morceau, et, si ses arguments ne sont pas
décisifs, ils suffisent incontestablement pour donner au grand évêque de Poitiers un titre au
moins égal à ceux de ses nombreux concurrents (Du Chant Ambrosien, par M. Stéphen
Morelot).» — Voir aussi la belle analyse de la dissertation de Mgr. Cousseau par M. Th.
Nisard, pp. 328 et 329 de la nouvelle édition de Dom Jumilhac.
11 La dissertation montre en effet qu'il paraît pour la première fois dans la Gaule.
LA REVUE DE MUSIQUE ANCIENNE ET MODERNE, 1 mai 1856, pp.
327-332
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LA REVUE DE MUSIQUE ANCIENNE ET
MODERNE
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1 MAI 1856
Printed Date Correct:
Yes
Volume Number:
PREMIÈRE ANNÉE
Year:
1
Series:
Pagination:
327 à 332
Issue:
Title of Article:
SUR LE AUTEUR DU TE DEUM
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Signature:
Joseph D’ORTIGUE
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Author:
JOSEPH D’Ortigue
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