La famille de patient schizophrène serait-elle devenue

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La famille de patient schizophrène serait-elle devenue
Article paru dans
l’Information Psychiatrique Volume 89, N°1, Janvier 2013
La famille de patient schizophrène serait-elle devenue une ressource
inépuisable ?
Hélène Davtian1, Régine Scelles2
L’arrivée des neuroleptiques dans les années 50 a considérablement modifié les modes de
traitement en psychiatrie permettant le grand mouvement de désinstitutionalisation des
patients psychiatriques. Selon les chiffres cités lors de la Conférence de Consensus belge sur
le traitement de la schizophrénie de 1998, la prise en charge institutionnelle est passée d’une
moyenne de 300 jours par patient et par an à une moyenne de moins de 30 jours. Ainsi, d’une
prise en charge hospitalo-centrée, la politique de sectorisation a favorisé un décloisonnement
des soins et une ouverture vers la cité.
L’implication des familles est un des effets majeurs de ce mouvement et bien que les choix
thérapeutiques, et en premier lieu celui de désinstitutionnaliser les soins, aient une incidence
très importante sur l’entourage familial des patients, la dimension familiale reste peu prise en
compte dans la littérature psychiatrique.
Le glissement des soins de l’hôpital vers le domicile du patient dépasse bien sûr largement le
champ de la psychiatrie et il s’inscrit dans des enjeux sociétaux plus larges posés par le
vieillissement de la population et par la chronicisation au long cours de maladies dont
autrefois on mourait rapidement. Le recours à l’aidant familial est ainsi devenu une pratique
banale dans de nombreuses pathologies (diabète, cancer, Alzheimer,…).
Dans cet article, après avoir rappelé l’évolution des dispositifs concernant les soins aux
adultes atteints de maladie mentale, nous montrons la nécessité de mener des travaux pour
mieux saisir l’impact des soins à domicile. Il s’agit en effet de dégager des pistes favorisant la
prise en compte de l’ensemble des membres de la famille et pas seulement ceux qui sont
désignés comme « aidant naturel ».
Si le mouvement de désinstitutionalisation s’origine dans une vision soignante et citoyenne,
cette dernière décennie ce sont surtout des objectifs gestionnaires qui ont déterminé les
options de soins. Ainsi, on est passé, depuis les années 50, d’une prise en charge complète et
continue à l’hôpital, lieu unique assurant non seulement les soins mais aussi le toit, le gite et
le couvert à une prise en charge discontinue de plus en plus limitée au traitement des
symptômes dans leur manifestations aiguës.
De ce fait, un glissement a été opéré d’une institution soignante qui coûte cher (l’hôpital) à
une « institution qui ne coûte pas cher » (la famille), d’une assistance reposant sur la solidarité
nationale au soutien appuyé à la solidarité familiale. Ceci, au moment même où la famille vit
des modifications fondamentales dans sa composition et son évolution (diminution de la taille
des fratries, augmentation des divorces et des familles mono-parentales ou recomposées,
augmentation du travail des femmes…).
Les psychiatres P.Bantman et N.Parage [5] évoquent trois critères à l’origine du nouveau
statut de la famille « partenaire incontournable » : l’évolution des pratiques de soin, « les
difficultés contingentes du contexte économique en psychiatrie publique et la fermeture de lits
1
2
Psychologue clinicienne, doctorante université de Rouen [email protected]
Professeur de psychopathologie, université de Rouen
1
d’hospitalisation sans ouverture de structures alternatives ».
Dans ce contexte, à partir d’une pratique de recherche et d’une pratique clinique, cet article
pointe les conséquences de ces choix sur la qualité de soin au patient et sur la vie de chacun
de ses proches. Il montre la nécessité absolue pour le patient et pour tous les membres de la
famille que les impacts du soin à domicile dans ses multiples facettes soient mieux connus
afin de prévenir des souffrances et de créer les meilleures conditions possibles du vivre
ensemble en famille.
1 Évolution de la place de la famille dans le soin psychique
Comme le constate le sociologue Normand Carpentier [7], « à mesure que s’intensifie le
mouvement de désinstitutionalisation, les décideurs et les politiciens considèrent la famille
comme source privilégiée de soutien émotionnel et social ainsi que comme place de choix
pour relocaliser le patient psychiatrique. On découvre alors les vertus des « soins
informels » ; l’environnement professionnel s’appuie de plus en plus sur la famille pour,
principalement fournir le soutien matériel et, potentiellement, des soins à long terme aux
personnes souffrant de troubles psychiatriques.» La famille autrefois perçue comme cause des
problèmes est devenue une « solution pour maintenir la personne dans son milieu ».
En quelques 40 ans, la manière de penser la famille en psychiatrie a considérablement évolué
à travers trois grands courants :

La famille rend malade l’un de ses membres
 C’est le groupe, dans son ensemble, qui est malade

La famille est à la fois le problème et la solution au problème. Ausloss [2]
Les recherches sur les familles en psychiatrie témoignent de ce glissement de la prise en
charge vers les familles. Elles ont porté sur deux axes principaux : l'évaluation de la charge
des aidants (FB « family burden ») [18] et le niveau d'émotionnalité au sein de la famille (EE
« expressed emotion ») [19]. Ces études, notamment en Amérique du Nord, ont permis de
repérer les conditions pour renforcer la collaboration des familles mais non de questionner le
principe de cette collaboration. De nombreux programmes de formation de type
psychoéducatifs découlent de ces mouvements de recherche entérinant le fait que la famille a
un rôle à jouer dans la prise en charge du patient.
De fait la famille aujourd’hui est davantage pensée comme une ressource que comme une
entrave à la guérison. La question n’est pas de décider quelle est la vision la plus juste mais de
montrer que le passage d’une idéologie à une autre doit absolument s’accompagner d’une
réflexion clinique et théorique sur l’impact de cette idéologie sur le quotidien et le bien-être
des familles et des malades.
Par ailleurs, le nombre important de patients qui se trouvent aujourd’hui dans les prisons ou
qui sont à domicile, montre que si une famille n’assure pas l’accueil de son proche, la société
ne le fait pas non plus. Dans ce sens, G. Baillon et P.Chaltiel [4] dans leur constat de l’état de
la psychiatrie en France, dénoncent les effets d’une « psychiatrie dissociée », tiraillée
notamment entre une psychiatrie du « corps » et une psychiatrie de l’esprit et qui de ce fait
laisse de côté « les cas les plus lourds, les plus sociopathiques et les plus inclassables ». Leur
constat entre en résonnance avec celui des associations où les familles évoquent souvent des
pressions à la sortie des hospitalisations du type « si vous ne le reprenez pas, il sera à la rue ».
Le fait que le curseur se soit déplacé d’une désignation de la famille comme pathogène à une
désignation familiale aidante voire experte, impose sans nul doute de mener des travaux
visant à objectiver, à évaluer, à saisir la manière dont la famille vit ce rôle qui lui est ainsi
2
proposé voire parfois imposé.
1.1 Orientation actuelle des politiques de soin
Ce changement de représentation des familles et de ce que l’on peut attendre d’elles se
retrouve dans les orientations politiques concernant la psychiatrie.
A titre d’exemple le prix de l’innovation clinique 2011 au Québec a été remis au projet du
Traitement Intensif Bref à Domicile (TIBD)3. L’argument avancé est que le TIBD permet de
mettre un frein à l’engorgement des urgences psychiatriques et au syndrome de porte
tournante, il aurait ainsi permis de prévenir 58 hospitalisations et d’en écourter 26 sur une
année.
La promotion de ce type d’approche correspond à une politique centrée sur la gestion des
flux qui privilégie comme critère d’évaluation celui de l’économie du temps d’hospitalisation.
La question des retentissements sur l’entourage n’est pas prise en compte car ce type
d’approche suppose de considérer l’entourage comme suffisamment solide et aidant pour
permettre les soins à domicile. Les coûts induits tant sur le plan de la santé (traitements
médicamenteux, arrêt maladie, addiction,…) que sur le plan social (arrêt du travail pour
s’occuper du malade, séparation ou rupture familiale, isolement social, désinvestissement
personnel…) ne sont pas évoqués.
En France, le Plan Psychiatrie et Santé Mentale 2011-2015 procède des mêmes orientations et
pose l’entourage du malade en position d’aidant familial :
« Ce plan est l'occasion de rappeler que l'entourage est une ressource essentielle dans
l'évaluation de la situation de la personne et un relais potentiel dans l'accompagnement et le
rétablissement ».Le rôle de l'aidant va « bien au-delà d'un soutien moral, il est présent pour
aider la personne à soigner et gérer sa maladie notamment pour anticiper et traverser les
moments de crise. » Ce plan institue donc la famille dans un rôle et une fonction d'aidant, voir
même de prolongement ou de substitut du soignant.
Cependant cette notion d'aidant reste extrêmement flou et peut conduire à différentes
interprétation du texte, ainsi quand le Plan stipule que « ces tiers doivent être informés et
soutenus à la mesure de l'importance de leur rôle » on peut comprendre que le soutien à la
famille sera accordé en proportion de l'aide qu'elle fournit : autrement dit l’aide de l’état ne
serait pas liée à la situation qu’elles vivent au titre de l’assistance, mais elle serait envisagée
en proportion des capacités de la famille à agir et à assumer un rôle social.
Dans les charges dévolues à l’aidant, une étape supplémentaire a été franchie avec la
possibilité de soins sans consentement à domicile prévus en France depuis la Loi du
5/07/2011. Certes ce projet reposait sur l’idée d’assurer la continuité des soins à longue durée
et de donner un cadre juridique à la pratique courante des sorties à l’essai prolongées,
toutefois, force est de constater qu’il conduit les familles à assumer une mission de plus en
plus lourde. Il est évident en effet que le fait d’héberger sous son toit une personne supposée
dangereuse pour elle-même ou pour autrui engage l’hébergeur. Cette nouvelle disposition
induit donc pour l’aidant familial une mission de surveillance du proche, voire de garant de
l’ordre public. Il lui incombera de s’assurer qu’un malade potentiellement dangereux ne sort
pas du domicile sans accompagnement, éventuellement de surveiller ses allers et venues, de
faire face aux plaintes et aux inquiétudes du voisinage, de veiller à l’observance du traitement,
3
Il faut noter cependant que le contexte au Québec est très différent de celui de la France puisque le
mouvement de dé-institutionnalisation a été accompagné d’un rapprochement du sanitaire et du social à tous les
niveaux de décisions, du développement de services dédiés à l’accompagnement des familles des patients et en
particulier de l’entourage jeune et d’une sensibilisation des médias et du grand public.
3
d’alerter en cas d’aggravation. Pour mener à bien cette mission, la plupart du temps l’emploi
du temps de l’un ou l’autre membre de la famille devra être modifié : l’amour parental, filial,
fraternel devant pouvoir permettre de se passer des soins donnés par des professionnels et des
dispositifs spécialisés.
Ainsi, la fonction de « veilleur au quotidien » pose comme une évidence que la place de
l'entourage est au côté de la personne malade, dans un accompagnement quotidien au long
cours. Rappelons qu’à une époque pas si lointaine évoquée plus haut, la séparation d’avec un
environnement familial considéré comme potentiellement pathogène était une condition pour
envisager les soins. Cette nécessaire distance semble avoir été oubliée dans la systématisation
du recours à l’aidant dit « naturel4 ». (Charte européenne de l’aidant familial, COFACE, 2009,
Bruxelles).
De plus, au-delà de l'accroissement de la charge des familles, le fait d’introduire des soins
sans consentement à domicile impose une pression à tous les membres du groupe familial : le
patient mais aussi ses proches ayant à subir une contrainte. Les effets de l'introduction de la
contrainte dans la sphère familiale sur les échanges relationnels et le climat de la maison ne
sont pas abordés. Or, comme il a souvent été décrit à propos des tuteurs ou des curateurs, le
proche qui aide et protège, peut devenir pour le malade celui qui entrave, abuse d’un pouvoir
qui ne lui parait pas légitime [15].
1.2 Aidant familial en psychiatrie : une mission à risque ?
L’étude Trajectoire brisées, familles captives menée par Martine Bungener [6] permet de se
représenter plus concrètement la nature de l'aide apportée par les familles. Celle-ci se décline
dans une multitude de domaines : aide à la vie quotidienne, c'est-à-dire aux fonctions de base
que sont l'alimentation, l'hygiène individuelle et du lieu de vie, les achats et les déplacements,
mais aussi l'aide à la gestion des actes administratifs, la surveillance du suivi médical et
médicamenteux et bien souvent une aide financière en complément des allocations perçues.
Déjà en 1995, l’étude montrait que 6 malades sur 10 vivaient essentiellement avec leur
famille. On peut estimer que ce chiffre est en-deçà de la réalité aujourd’hui compte tenu de la
poursuite de la réduction des lits sur cette période et de l’augmentation de la difficulté à
trouver un logement. Dans une grande majorité des cas, le domicile du patient se trouve être
sa maison familiale et renvoyer un patient vers son domicile à la sortie d’une hospitalisation
consiste généralement à le renvoyer vers sa famille. Comme le remarque Yolanda Sabetta [14]
en conclusion d’une étude menée au Québec sur le vécu et les besoins des familles en
psychiatrie « Ces changements ont aussi affecté l’environnement familial des patients sans
que personne n’ait prévu les problèmes que cela poserait aux parents, aux frères ou aux
sœurs, aux conjoints ou aux enfants des malades. Très souvent la famille s’est trouvée dans la
situation de devoir prendre soin sans répit d’un malade vingt-quatre heures sur vingt-quatre
et sans savoir comment agir avec lui. »
Actuellement les choix thérapeutiques en psychiatrie reposent sur une approche à dominante
biologique et économique des pathologies mentales avec la volonté (dans un souci juste de dé
stigmatisation) de considérer la maladie mentale à l’instar d’une maladie « comme une
autre ». Dès lors, il deviendrait possible de « dissoudre » la psychiatrie dans la médecine
générale et les infirmiers psychiatriques n’auraient pas besoin de formation spécifique.
4
« Les aidants dit naturels ou informels sont des personnes non professionnelles qui viennent en aide à
titre principal, pour partie ou totalement, à une personne dépendante de son entourage pour les activités de la vie
quotidienne. Cette aide régulière peut être prodiguée de façon permanente ou non et peut prendre plusieurs
formes, notamment le nursing, les soins, l'accompagnement à la vie sociale et au maintien de l'autonomie, les
démarches administratives, la coordination, la vigilance permanente, le soutien psychologique, la
communication,... »
4
Dans cette logique, la maladie mentale devient une maladie comme une autre et la famille de
malade est une famille comme une autre, sans besoin ni difficulté particulière. Le recours à
l'aidant familial peut alors être banalisé, en psychiatrie comme dans les autres maladies au
long cours, sans prise en compte de la spécificité que représente la vie quotidienne avec une
personne souffrant de troubles psychotiques. Cette conception qui met de côté les
connaissances acquises par la clinique évacue la question des retentissements des troubles
psychotiques sur l’entourage.
Or, les cliniciens savent que vivre en famille avec un patient psychotique soulève des conflits
intrapsychiques et intersubjectifs qu’il convient de ne pas ignorer. Par ailleurs, ils savent
aussi, que si l’aidant principal est la personne qui a le plus de contact avec l’équipe de
soignants, ce n’est pas forcément lui qui souffre le plus de la situation au quotidien. Si la
femme peut parler des crises de son mari, que peut dire l’enfant de ce qu’il ressent quand son
père délire ? Si les parents sont les interlocuteurs privilégiés de l’équipe soignante, qui prend
en compte les autres personnes vivant sous le même toit et en particulier les jeunes frères et
sœurs ? [8]
Une des caractéristiques de la pathologie mentale est qu’elle dure, et que le malade, selon les
époques, peut avoir des crises plus ou moins longues, plus ou moins violentes et
déstabilisantes pour l’entourage. Selon le lien de parenté avec la personne malade et l’âge de
celui qui est témoin de ces crises, le vécu de chacun des proches sera différent.
1.3 L’impact sur l’entourage jeune du patient : les enfants de la famille
Dans les textes qui régissent la psychiatrie, la famille du patient est vue comme un tout
monolithique et indifférencié où la question des places, des générations et des âges est
occultée du moment que l’un des membres de l’entourage assume un rôle actif.
Les jeunes membres de l’entourage, enfants ou adolescents, dans un lien fraternel ou de
filiation avec le patient font l’objet de peu d’attention et de peu de travaux.
Pourtant, bien que peu abordée, l’implication de l’entourage jeune est une conséquence
majeure et évidente de la dés-institutionnalisation et du basculement de la prise en charge vers
la maison familiale. L'entourage jeune des patients (frères et sœurs et enfants) est présent,
témoin silencieux de l'expression de la psychose, témoin souvent délaissé par des adultes
happés dans leur rôle d'aidant, témoin non reconnu parce que jugé incapable de tenir un rôle
attendu.
L’enjeu pour les jeunes proches de malades est de faire face au quotidien aux mouvements
d’identification projective du patient. Mais, à la différence des adultes en position d’aidant
familial reconnu, ils n’ont pour se protéger ni la barrière générationnelle, ni la connaissance
ou les capacités de rationalisation de l’adulte, ils cumulent donc face aux troubles une double
vulnérabilité : vulnérabilité liée à leur dépendance par rapport à celui qui est malade et
vulnérabilité liée à leur immaturité. Les projections d’angoisse de leur proche et les idées
délirantes dont ils sont parfois la cible viennent se percuter sur les questionnements que,
comme tout enfant ou adolescent, ils se posent au sujet de leur identité et de leur devenir.
Un travail mené pendant dix ans à l’Unafam5 auprès de l’entourage de patients schizophrènes
a permis d’acquérir une connaissance de ce que vivent plus précisément les frères et sœurs des
patients). Dans ce contexte, une enquête [9] menée auprès de 600 frères et sœurs de patients
schizophrènes a permis de mettre en évidence les retentissements des troubles :
5
Union Nationale des Amis et Familles de Malades Psychiques
5

54% des frères et sœur estiment que la maladie de leur proche a des répercussions sur
leur santé, ce chiffre atteint 61% pour le groupe des frères et sœurs 10 à 21 ans.
 45% éprouvent un sentiment de danger, et ce sentiment perdure tout au long de la
vie avec une moyenne de 43% quel que soit l’âge des frères et sœurs ayant répondu à
l’enquête (de 10 ans à 79 ans).
Dans ce contexte, la proposition faite à l’entourage jeune du malade est d’aller consulter pour
eux-mêmes un médecin identique de celui que voit leur proche malade, parfois dans le même
type de lieu (Centre Médico Psychologique). Cette injonction, alors qu’ils tentent de trier dans
le nœud relationnel et de mieux délimiter ce qui appartient à leur proche et ce qui leur est
propre, est souvent entendu comme une absence de prise en compte de ce qu’ils vivent ou
comme la confirmation qu’ils sont eux-mêmes malades.
Le danger est alors de passer d’une absence de prise en compte à une systématisation du suivi
de l’entourage jeune. On peut aussi craindre pour eux un mouvement de balancier qui les
ferait passer d’emblée d’une position invisible à celle de population « à risque » à surveiller,
à classer et à évaluer. C’est ce que fait peser eux une approche purement organiciste des
troubles, un laboratoire pharmaceutique a d’ailleurs déjà proposé des traitements
neuroleptiques préventifs aux apparentés du premier degré.
1.4 Position des associations de familles
Certaines associations familiales (Unafam en France) ont vu dans ce statut d’aidant familial
une forme de reconnaissance du travail que les familles accomplissaient depuis des années
auprès de leur proche. Au-delà de cette reconnaissance, il y a aussi peut-être une forme de
revanche sur le regard critique longtemps porté sur elles et qui parfois perdure encore. Au
Québec en revanche, la Fappamm6 est beaucoup plus réservée sur le terme d’aidant y voyant
un piège possible pour les familles et elle lui préfère celui de « client » en insistant sur le fait
que les familles ont besoin de services d’aide qui leur soient spécifiquement dédiés. Le mot
« d’usager » appliqué aux membres de l’entourage (expression parfois contestée par les
soignants), devait signifier une reconnaissance des retentissements des troubles psychotiques
sur l’entourage, signifier que quiconque amené à vivre dans une proximité quotidienne avec la
désorganisation, la confusion, le morcellement psychique devrait pouvoir être aidé soi-même.
Car comme le disait P-C Racamier [12 a], face à une personne schizophrène, on peut se sentir
« effleuré, gagné puis envahi par un sentiment d’insignifiance. (…) Il vous semblera que non
seulement vos paroles mais votre pensée, et enfin toute votre personne sont non seulement
dénuées de sens, mais vidées de signifiance. Il ne reste de vous qu’une coquille vide ». On ne
peut partager le quotidien d’une personne schizophrène sans être affecté, c’est le sens premier
du mot usager appliqué à l’entourage Or, paradoxalement, les associations de familles en
France ont beaucoup de mal à réclamer du soutien et de l’accompagnement pour les familles
elles-mêmes comme si cette demande pourrait réactiver le regard autrefois porté sur elles. Et,
si elles revendiquent le terme d’usager appliqué aux familles c’est avant tout dans le but de
défendre par défaut le droit des patients c’est-à-dire quand ceux-ci ne sont pas en mesure de le
faire.
Toutes les associations se rejoignent, notamment en Europe dans le cadre de la fédération
EUFAMI7, sur la nécessité d’une reconnaissance du rôle que les familles tiennent, cependant
le risque de cette reconnaissance est de réduire la famille à une fonction sociale d’autant que
comme nous l’avons vu cette fonction est devenue capitale pour maintenir en équilibre le
6
7
Fédération des Familles et Amis de la Personne Atteinte de Maladie Mentale
European Federation of Associations of Families of People with Mental Illness
6
fonctionnement de la psychiatrie.
2 Nécessité d’une réflexion éthique sur la place des membres de l’entourage et du patient
parmi eux.
Tout d’abord, on peut constater que le terme « d’aidant familial » véhicule un certain flou car
il renvoie à n’importe quel lien de filiation et ne définit pas qui peut être aidant dans une
famille. Or, sur un plan strictement juridique, tous les membres de la famille n’ont pas le
même devoir d’assistance. Ainsi les membres de la fratrie n’ont aucune obligation civile à
l’égard de leur frère ou sœur malade, ils ne sont tenus ni de l’entretenir, ni de l’héberger,
ni même de l’assister.
Par ailleurs le recours systématique à l’aidant familial peut conduire à une standardisation de
l’aidant et à réduire la famille à une fonction éliminant de ce fait ce qui fait l’essence
même d’une famille : son histoire, sa configuration, les événements de vie qu'elle
traverse, les sujets qui la composent.
Cette situation oblige à se demander s’il faut considérer que toutes les familles peuvent être
aidantes, si ces compétences peuvent s’acquérir et si il y a des limites à l’aide que peut
apporter une famille. Par ailleurs, il faudrait savoir comment le patient peut être acteur et sujet
dans ce processus de choix de l’aidant, et comment s’assurer que l’aidant qui se propose ou
que l’on désigne va effectuer sa mission sans dommage pour lui et pour l’autre.
Ces questions sont fondamentales pour garantir au sujet malade qu’il pourra garder le choix
de ses aides, et en particulier, la possibilité de solliciter une aide non familiale tant pour le
logement que pour le soutien au quotidien. Si tel n’est pas le cas, alors, cela signifierait que
l’adulte atteint de troubles psychiatriques doit rester l’enfant « mineur » ou « minorisé » de
ses parents, de ses frères et sœurs, de la famille élargie. La question du processus de choix de
l’aidant est donc primordiale et réciproque car elle concerne autant celui qui choisit que celui
qui est choisi. Ainsi, lors du décès des parents du patient, le débat peut être intense à
l’intérieur des fratries pour savoir qui va endosser ce rôle et éventuellement s’il est possible de
le refuser.
Le frère aîné d’une famille recomposée de onze enfants a réclamé de pouvoir
rassembler toute sa fratrie afin de mettre en question l’héritage de cette charge qui, aux
yeux de tous sauf aux siens, lui revenait naturellement. La remise en cause de son
statut d’aidant « de fait » parce qu’il habitait à proximité, parce que c’est toujours lui
que l’équipe soignante contactait, parce qu’il était l’aîné a conduit à répartir la charge
de façon plus équitable entre les membres de la fratrie et à annoncer à l’équipe
soignante la nouvelle organisation des membres de la fratrie pour accompagner leur
frère malade.
2.1 La Folie posée dans l’intimité familiale
Nous employons ici le mot Folie en tant qu’expérience subjective. Il nous semble que l’excès
de médicalisation de la psychose se fait au détriment d’une dimension existentielle à laquelle
toute personne confrontée à cette souffrance ne peut échapper. C’est donc pour redonner une
place à cette dimension que nous introduisons ici le mot « Folie ». En effet, quelles que soient
les approches théoriques auxquelles on se réfère, et malgré les avancées de la recherche en
particulier des neurosciences, il s’agit malgré tout, pour la personne atteinte et pour celle qui
7
la côtoie, d’une rencontre avec l’étrange, l’imprévisible et l’irrationnel.8
Au-delà de la dimension gestionnaire dont nous avons parlé, le glissement de la prise en
charge consiste surtout à un déplacement du soin d’un lieu public (l’hôpital) vers un lieu privé
(la maison familiale). Pour paraphraser le vocabulaire de la politique de sectorisation, on
pourrait dire d’un « établissement public de santé » à un « établissement privé de santé »,
privé au sens d’intime. La maison familiale est donc investie comme lieu de vie, lieu de soin,
lieu de convalescence, et le glissement de la prise en charge se marque d’une perte d’une
dimension institutionnelle, groupale et d’un renvoi vers l’intime.
Abandonné par le social, renvoyé à l’intime, on pourrait dire, en s’inspirant des travaux de
Jacques Arènes [1] que « le « nous » fait défaut ». Le mouvement de basculement des soins de
l’hôpital vers la cité ne s’est pas accompagné d’une ouverture de la cité à une capacité
d’accueil de la folie. La stigmatisation, le rejet, la peur sont les réactions les plus courantes
dans le corps social, c’est pourquoi c’est au cœur des relations familiales que se joue la
capacité d’accueil de la folie et de l’étrangeté.
La réflexion de J. Arènes sur les effets du « défaut de portance culturelle » permet de mieux
comprendre l’enjeu de la politique actuelle sur les familles. Cette faiblesse de l’étayage social
renvoie l’entourage du patient à se trouver dans une position « d’autoportance » difficile et
épuisante car « quand la structure collective du lien manque, les protagonistes du lien se
doivent constamment de la soutenir et de le « porter » ». Les membres de la famille puisent
dans leurs propres ressources pour pouvoir vivre au quotidien avec leur proche en
développant leurs capacités d’accueil de l’étrangeté et de l’imprévisibilité liés à la maladie.
Michel Houle, président de la Fappamm de 2008 à 2011, appelait les familles de sa fédération
à être vigilantes à ce que nous appellerons ici les limites de l’autoportance, conscient que si
les familles n’étaient pas aidées elles pouvaient devenir nuisibles pour leur proche.
2.2 Le cas du soin sous consentement à domicile
Ce renvoi vers l’intimité familiale amène une confusion des rôles et des espaces dont la
mesure de « soins sans consentement à domicile» introduite par la loi relative aux soins
psychiatriques du 05/07/2011 est emblématique.
Avec l'extension du domaine de la contrainte à la sphère privée et la possibilité que le
domicile familial puisse devenir un lieu de privation de liberté, on brouille les espaces, les
contenants et les rôles. Il n’y a plus pour le malade de distinction entre l’espace du soin et
l’espace à soi, la maladie envahit tout, la personne malade est perçue comme un malade à
soigner tout le temps, partout et par tous. Le déplacement des soins sans consentement au
domicile place le malade dans une relation contrainte avec son entourage et place l'entourage
dans une relation subie avec la personne malade. Cette contrainte imposée transforme l’aide et
le soutien, souvent donnés naturellement au sein des familles, en obligation. L’obligation de
service exigible d’un professionnel soignant et le soutien entre proches sont alors mis au
même niveau.
Enfin si les soins sont imposés à la personne malade, cette contrainte est aussi subie par tout
le groupe familial : un membre de la famille se sentant trop vulnérable peut difficilement
s'opposer à une mesure de soin sans consentement à son propre domicile alors même qu'il
peut estimer que son intégrité psychique est en danger.
Derrière la mesure de soin sous contrainte se pose la question de la dangerosité. La
représentation et le traitement de la dangerosité est probablement ce qui illustre le mieux le
8
Les auteurs du DSM IV affirmant qu’il n’y a pas de « distinction fondamentale à établir entre troubles
mentaux et affections mentales générales » excluent de ce fait cette dimension.
8
basculement du social vers l’intime car on assiste, sur ce thème, à une véritable dichotomie
entre la sphère publique et la sphère intime : dramatisation et sur-médiatisation des troubles
quand ils s’expriment dans la sphère publique, banalisation et silence quand ils s’expriment
dans la sphère privé, à l’extérieur ils sont connotés comme graves et dangereux, à l’intérieur
ils seraient banaux et inoffensifs. Introduire les soins sans-consentement au domicile familial
c’est exiger de l’entourage la proximité d’une personne jugée potentiellement dangereuse
pour elle-même ou pour autrui.
« Pourquoi dans mon collège il y a eu une cellule psychologique et dans ma famille il
n’y a rien » questionnait un jeune frère de patient schizophrène
Cette fracture, cette absence de continuité entre ce qui est insupportable dehors mais
supportable dedans, entre la stigmatisation tolérée dehors et la compassion attendue comme
allant de soi dedans est un des effets du défaut de portance et une source de tension
importante pour la famille et pour les patients.
3/ Dans l’intimité familiale : côtoyer la psychose au quotidien
Ce renvoi vers l’intimité familiale impose de prendre en compte la réalité familiale qui se
cache derrière le rôle social dévolu à la famille du patient schizophrène, c’est-à-dire à tous
ceux qui, dans ce contexte de basculement des soins vers la maison familiale sont amenés à
côtoyer la psychose au quotidien.
De fait, selon son âge, le patient qui vit au domicile conduit ses parents, ses propres enfants,
parfois très jeunes ou encore ses frères et sœurs à vivre ses moments d’intenses douleurs
morale, moments d’errement solitaire où l’autre, l’extérieur, n’existe plus comme autre chose
que comme le produit de sa propre production imaginaire. Le trouble schizophrénique
s’exprime à l’interstice du social et de l’intime, dans une perméabilité réciproque entre ce que
vit le malade et ce que vit son entourage, et c’est pourquoi il a souvent été qualifié de maladie
de la relation. C’est cet interstice qu’il est important d’explorer.
Dans l’accompagnement des familles de patient schizophrène lors de groupes de parole,
d’entretiens, de réunions d’échange pour les frères et sœurs, trois questionnements revenaient
de façon lancinante, pour tous, à des degrés divers et à différents moments :
- Qui est au centre de l’histoire ?
- Qui envahit l’espace de l’autre ?
- Qui est malade ?
3.1 Qui est au centre de l'histoire ?
« L’émergence d’une maladie chronique déclenche un processus familial centripète
d’adaptation sociale à la maladie. Symptômes, perte de fonction, nécessité de transformation
ou d’acquisition de nouveaux rôles associés à la maladie, et craintes de perte par la mort,
exigent tout un recentrage de la famille sur elle-même. » John S.Rolland (1993 p. 444-473)
repère ce mouvement qu’elle que soit la maladie, mais ce constat raisonne de façon très
particulière quand il s’agit de schizophrénie alors que celui qui subit le trouble vit lui-même
une expérience similaire.
C'est cette question que pose constamment le malade à sa famille : je suis au centre, vous êtes
à la périphérie, je suis au centre et vous tournez autour de moi.
Henri Grivois [10] a décrit l'expérience de la centralité vécu par le malade lors de la psychose
naissante. Cette expérience très particulière d'être au centre et d'être unique se caractérise par
un sentiment de solitude extrême. Un malade peut faire une expérience du type « j'étais dans
le métro, tout le monde me souriait, ils m'ont reconnu » et cette expérience est tellement forte
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qu'elle s'accompagne d'un discours égocentré en référence constante à lui-même. Happé par
ce qu’il vit, la personne perd alors la préoccupation pour ce que vit l’autre en ayant la
conviction qu'il doit penser, ressentir ou réagir de la même façon que lui.
Dans notre pratique, nous avons repéré que l'entourage vit une expérience symétrique à celle
du patient car il fait lui aussi l’expérience de la « psychose naissante », nous l’appellerons, en
référence à l’expérience de la centralité vécue par le malade, une expérience de dé-centralité
vécue par l’entourage. La plupart des familles pourront petit-à-petit se dégager de cette
expérience mais certains membres de l’entourage y restent fixés.
Dans cette période, les membres de la famille semblent happés et parfois fascinés par la
souffrance de leur proche, ils ont une difficulté à parler d’eux-mêmes, ressentent un désintérêt
pour toutes questions les concernant et créent des récits totalement focalisés sur le malade
développant ainsi une sur-vigilance pour leur proche et une sous-vigilance pour le reste des
affaires familiales. Dans les premiers entretiens avec une famille, on constate que « Il » est
omniprésent et « Je » étrangement absent, quant au « Nous » dont parlait Jacques Arenes, il
semble ne plus exister car c’est comme si cette expérience si étrange excluait ceux qui la
vivent d’un sentiment d’appartenance au reste de la communauté humaine.
Devant la puissance et l’étrangeté du trouble, l'entourage se met à douter de ses propres
perceptions, ses propres pensées finissent par sembler sans valeur. Ainsi se développe un
désintérêt envers soi-même et parfois aussi envers le reste de la famille : la fratrie du patient
évoque alors souvent un sentiment de délaissement. Le centre de gravité de la famille s’est
déplacé, tout est focalisé sur l’expérience psychotique, la vie familiale se réorganise autour de
ce point.
Lors de cette expérience de dé-centralité vécue par l'entourage, expérience qui peut être
longue, complexe et se vivre de façon différente par chacun des membres de la famille, il est
difficile voire impossible de trouver sa place d’aidant. Car comment aider si l'on est décentré
de soi-même et si sa propre place est incertaine pour soi comme pour l’autre.
Or souvent, lors de ce premier épisode qui correspond aussi à la première rencontre avec la
psychiatrie, l'entourage est questionné sur le proche malade dans le but tout à fait légitime de
dresser l'anamnèse et d'appréhender ses troubles mais il est peu accompagné à s'interroger sur
ce qui se passe pour lui-même ; ceci installe et accentue l'expérience de dé-centralité
confirmant que c'est bien l'autre qui est au centre de l'histoire et qui mène le jeu. Il en est de
même des programmes de formation des familles qui peuvent, suivant la dynamique
intrapsychique et familiale des aidants, renforcer cet effet centripète.
Cet oubli de soi face à la souffrance de l’autre est souvent évoqué dans toute la littérature qui
traite de la question de la vie de la famille dont l’un des membres est gravement malade ou
handicapé [16]. Mais pour celui qui côtoie une personne schizophrène, ce dont il est question
c’est moins l’oubli de soi par compassion ou sacrifice que la difficulté à être soi, ou à rester
soi.
3.2: Qui envahit l'espace de l'autre ? Proximité et espace psychique
Dans la vie quotidienne avec une personne schizophrène, la question de la distance, des
limites et des frontières se pose constamment car « ils nous posent une question : comment
vivre quand on vit hors de soi ? » [12 b]. L’enjeu de la relation repose sur ce double
questionnement : comment ne pas se sentir menacé par l’autre et comment ne pas le menacer,
comment être à côté de celui qui souffre sans être envahi par son angoisse et comment ne pas
représenter pour lui une source d’angoisse.
De nombreux thérapeutes ont expérimenté cette double contrainte dans la relation avec une
10
personne schizophrène. Au cœur des institutions soignantes (courant de la thérapie
institutionnelle, en particulier avec J.Oury et Tosquelles) et au cœur de la relation
thérapeutique (en particulier d’approche psycho dynamique, H Searles et PC Racamier), ils
ont éprouvé la puissance projective de la souffrance du patient psychotique. Il est étonnant
que lorsqu’il s’agit du retour dans la famille, la question ne se pose plus, comme si les
membres de la famille n’avaient pas à composer eux-aussi avec ces attaques de la relation.
Harold Searles dans son texte « L’effort pour rendre l’autre fou » publié en 1959 [7], était déjà
conscient de ce que pouvait vivre l’entourage et, bien qu’essentiellement centré sur le vécu de
ses patients, il écrivait « je ne méconnais pas le fait qu’un patient qui lutte lui-même contre
une psychose naissante projettera vraisemblablement la « folie » qui le menace sur l’un ou
l’autre parent. Cela arrive souvent et même, à mon avis, presque toujours ».
Dans les groupes de parole dédiés à l’entourage, le thème des territoires, des espaces, des
frontières et des places reviennent continuellement. Les proches s’interrogent souvent sur la
nature et la fonction de la place qu’ils occupent auprès du malade et la géographie des espaces
familiaux est un angle intéressant pour comprendre ce qui se passe au niveau des espaces
psychiques.
 C’est en ce sens qu’une petite fille de 7 ans définissait son inquiétude concernant le
retour à la maison de son grand frère après une hospitalisation d’office : elle se
demandait comment descendre de sa chambre pour aller dans le salon alors qu’elle
devait passer devant la porte de la chambre de son frère qu’il laisse toujours
entrouverte, ce qu’elle appréhendait à l’avance.
 Pour une femme vivant seule avec sa fille grande délirante dans un tout petit studio, la
seule frontière possible dans cet espace minuscule était de partager le lit mezzanine :
le haut étant consacré à la jeune femme, l'espace sous le lit étant consacré à la mère.
Ne supportant plus les soliloques constants de sa fille qui l'empêchaient de dormir, la
mère s'était lancée dans l'écriture d'un roman pour supporter les insomnies et lutter
contre l'envahissement de l'angoisse éprouvée par sa fille.
 Alors que son accès à la maison familiale a été conditionné à la reprise de son
traitement, un jeune patient défonce la porte d’entrée de la maison à la hache.
 Bien qu’un studio lui ait été aménagé à l’étage, un malade vient finir sa nuit sur le
canapé du salon, ce qui est source de tension constante.
 Sur son lieu de travail, une jeune femme reçoit une dizaine d’appels téléphoniques par
jour de sa sœur, ce qui lui vaut des remarques de sa hiérarchie.
Face à cette situation, chacun des membres de la famille, de sa place spécifique qui s’inscrit
dans l’histoire des liens, se demande comment trouver la juste position : ni trop protectrice
pour ne pas aliéner la liberté du sujet, ni trop laxiste pour le protéger ; respect de son intimité
versus connaissance de certains détails pour l’aider au mieux.
L’impossibilité d’aménager de la distance pouvant conduire à l’épuisement et la rupture et à
ce que le Dr Lieberman nommait « une incapacité à séparer son monde intérieur de celui du
malade ».
3.3 Qui est malade ? (… et qui ne l’est pas ?)
La troisième question est probablement la plus singulière et la plus liée à la nature même de la
schizophrénie car seuls les patients atteints de schizophrénie disent à leur proche « ce n’est
pas moi qui suis malade, c’est toi ! » rendant ainsi absurde tout mouvement compassionnel. Il
est étonnant de repérer que presque toutes les familles ont eu à faire face à cette question.
11
A la fois fondamentale et très perturbante, cette question peut conduire à des mécanismes de
défense très rigides, la façon la plus évidente d’éviter la question étant de dresser une frontière
étanche entre le(s) membre(s) malade(s) et les membre(s) sain(s) assurant ceux-ci d’une
bonne santé mentale définitive.
Le rôle social attendu des familles et le statut d’aidant qui en découle viennent en quelque
sorte clore cette question : les aidants familiaux sont en bonne santé ou du moins doivent
l’être. La dimension projective de la souffrance, les attaques de la capacité de penser, la
confusion, la peur sont balayés par cette injonction à prendre en charge son proche au
quotidien. Pour tenir, l'entourage familial est poussé à feindre qu'il n'est pas touché, pas
affecté, pas atteint. L’entourage jeune des patients, très sensible à la vulnérabilité des adultes
ne laisse rien filtrer.
Une mère s’est présentée avec ses trois enfants de 7 ans, 9 ans et 13 ans qui avaient
assisté deux mois plus tôt à la défenestration de leur père. Alors que celui-ci était
hospitalisé depuis deux mois, les enfants n’avaient pas revu leur père (les visites
n’étant pas prévues pour les enfants dans la plupart des services en psychiatrie adulte)
et n’avaient reçu aucune information de la part d’un professionnel sur ce qui s’était
passé et sur ce qui allait advenir. Il est vrai qu’à la première rencontre ils ne semblaient
pas demandeurs et que la sœur aînée, jeune adolescente, contrôlait toute expression
d’affect et tout ce qu’auraient pu dire ses petits frères sur le papa. Il fallait maintenir
coûte que coûte l’idée que tout allait bien dedans comme dehors. Et de fait, cette petite
fratrie de trois enfants tout lisses jouait le jeu comme de bons petits soldats : même pas
peur, même pas mal, même pas touchés !
Conclusion
Cet article met en évidence qu’une conception de la famille basée uniquement sur le rôle que
l’on attend d’elle laisse de côté une grande partie de la réalité familiale. Ce panorama de la
situation de la famille dans le contexte actuel permet de conclure que le prisme de l’aidant
familial ne permet pas de prendre en compte l’ensemble des enjeux que pose à la famille
l’accueil d’un proche schizophrène au quotidien à domicile.
Aujourd’hui les orientations thérapeutiques s’appuient sur la famille en tant que ressource et
les dispositifs de formation des familles renforcent ce positionnement sans qu’il soit
véritablement interrogé. Il semble donc important de développer la recherche pour mieux
appréhender et connaître les besoins de tous les membres de l’entourage du patient et repérer
dans quelles conditions l’entourage peut représenter une ressource. Ceci conduit à s’interroger
sur la place des familles dans le processus de soin et aussi de penser les membres de
l’entourage en tant que sujets d'une histoire, ceci, sans les réduire à une fonction d'aidant
« à ».
Si comme le définit le mouvement de la thérapie institutionnelle, le projet de soin pour un
patient schizophrène est de lui permettre de revivre parmi les autres, le travail avec les
familles pourrait être défini comme le projet de vivre avec la personne malade tout en
continuant d’exister comme sujet, comme groupe à ses côtés. Jean Ayme [3] qualifie la
thérapie institutionnelle de « clinique de la coexistence », ces mêmes mots pourraient inspirer
l’objectif de travail avec les familles.
Bibliographie
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culture moins soutenante Dialogue N°199, 2013 (à paraitre).
[2] AUSLOOS, G., La compétence des familles : temps, chaos, processus Ramonville, SaintAgne, ERES, 1995.
12
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la psychothérapie institutionnelle, 1994.
[4] BAILLON, G. et CHALTIEL, P. Où va la psychiatrie en France ? , Santé mentale au
Québec, Volume 30, Numéro 1, 2005, p. 55-82.
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dans le traitement de la schizophrénie : réflexions et perspectives cliniques actuelles,
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Paris, Editions de l’INSERM, 1995.
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[8] DAVTIAN, H. et COLLOMBET, E., Pour une meilleure prise en compte des frères et
sœurs de personnes souffrant de troubles psychotiques , Genève, Thérapie familiale, Vol 30,
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[10] GRIVOIS, H. Naître à la folie, Paris, Les empêcheurs de tourner en rond, 1991.
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Dunod, col Inconscient et culture. 2003.
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[13] S.ROLLAND, J. Maladie grave et handicap : comment la famille y fait face ? In
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1993, pp 444-473.
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[15] SCELLES, R. Tutelles aux majeurs protégés et fratrie : la nécessité d’instaurer une
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cahiers du CTNERHI. 1998.
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[19] VAUGHN C., LEFF J. The measurement of expressed emotion in the families of
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