Carthage au siècle d`Hannibal
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Carthage au siècle d`Hannibal
HANNIBAL BARCA L’histoire véritable et le mensonge de Zama Du même auteur : • Les Cendres de Carthage (Roman, 1993) • Les Étoiles de la colère (Roman, 1999) • Le Retour de l’éléphant (Roman, 2003) • Amours mosaïques (Roman, 2005) • Le Signe de Tanit (Roman, 2008) • Hannibal fils d’Hamilcar (Essai, 2008) • La Femme en rouge (Roman, 2010) • Hannibal, l’histoire véritable (Essai, 2011) • 14 janvier, l’enquête (Essai, 2013) «Celui à qui nul roi ne pouvait se comparer, ni pour l’audace ni pour la puissance.» Plutarque «Voici la vie la plus vaste, la plus sérieuse, la plus énergique qui fût jamais : c’est celle d’Hannibal.» Adolphe Thiers «Si l’on use de l’épée, ce doit être pour bâtir un monde.» J. P. Brisson «Il [Hannibal] demeura vainqueur dans tous les combats qu’il nous livra.» Cornelius Népos “Nous trouverons un chemin, ou nous en ferons un.” Hannibal «Je ne mène pas une guerre d’extermination, c’est pour maintenir le rang de ma patrie et pour lui assurer l’hégémonie que je combats.» Hannibal Remerciements Mes remerciements vont à tous les membres du Club Hannibal Tunisie. J’ai aussi une pensée empreinte d’émotion pour Feu Ali Salem. Je voudrais également remercier Khaled Melliti pour son aide précieuse et le Pr. Yozan D. Mosig, de l’Université du Nebraska, en qui l’histoire d’Hannibal trouvera rarement un si grand défenseur. Je veux enfin rendre hommage à tous ceux qui ont su dépasser le monolithisme des sources directes et qui m’ont ainsi ouvert la voie de la réécriture de l’histoire d’Hannibal. Avant-propos Une biographie de plus, pourquoi ? Dans les années qui ont suivi la mort d’Hannibal, ses biographies1 circulaient partout en Méditerranée, mais, progressivement, tout ce qui pouvait être positif à son égard a fini par être éliminé. La désinformation a commencé lors du débarquement de Scipion en Afrique, a culminé avec le siège et la destruction de Carthage, et s’est poursuivie des siècles durant. Pour justifier l’holocauste, Rome a diabolisé Carthage et a tenté de diffamer Hannibal. Cette désinformation est allée crescendo, ce qui a donné une certaine fiabilité à la première source qui nous est parvenue : «Les Histoires» de Polybe. Mais ce dernier était loin d’être impartial ; il était au service de Scipion Emilien, petit-fils de l’Africain et, dans une Rome où le prestige familial représentait un important capital politique, il a beaucoup fait fructifier celui de son maître. Cependant, Polybe et les historiographes qui l’ont suivi ont souvent laissé glisser dans leurs écrits de quoi nous donner une vision plus juste des événements. Caton 1 - Au moins quatre biographies contemporaines d’Hannibal ont été mentionnées par les Anciens. 9 Hannibal Barca, l’Histoire véritable l’Ancien, connu pour sa haine des Barca, n’a pu s’empêcher d’écrire, en visitant l’Espagne et en y découvrant leur œuvre de développement : «Aucun dirigeant ne mérite d’ être nommé dans l’ histoire à côté du nom d’Hamilcar Barca»1. Bien avant que les historiens contemporains n’ouvrent de profondes brèches dans l’historiographie romaine, plusieurs personnalités ont perçu la dimension de l’épopée des Barca et du plus connu d’entre eux : Hannibal. Citons Adolphe Thiers, qui déclare : «A côté de la vie d’Alexandre, à la fois si pleine et si vide, voici la vie la plus vaste, la plus sérieuse, la plus énergique qui fût jamais : c’est celle d’Hannibal.» En quoi sa vie fut-elle vaste, sérieuse et énergique ? Hannibal ne laissait rien au hasard. Communication, information, tactique, stratégie, politique, tout était minutieusement prévu et exécuté dans les moindres détails. • Pour sa campagne militaire contre Rome, Hannibal met en place une puissante propagande qui le présente comme investi d’une mission divine : Zeus désigne Héraklès2 pour guider Hannibal dans son œuvre3 civilisatrice. Cette déification d’Hannibal doublée de l’étonnante traversée des Alpes l’a propulsé dans la légende, avant même son premier combat sur le territoire italien. • Sur les plans stratégique et tactique, nous avons du mal à réaliser l’intemporalité de son génie. La plupart des 1 - Cité par Theodor Mommsen, Histoire romaine, III, 4, 6. 2 - Hercule pour les Romains, Melqart pour les Carthaginois. 3 - Le Regard des autres : les origines de Rome vues par ses ennemis. Page 53, Dominique Briquel - 1997 - Presses Univ. Franche-Comté. 10 Hannibal Barca, l’Histoire véritable grands généraux de l’histoire se sont targués d’avoir utilisé la tactique du Carthaginois. - Les trois plans d’attaque allemands sur la France de 1870, 1914 et 1940, sont inspirés de la tactique du Carthaginois. - Le dernier grand plan de bataille en date, «Tempête du désert» (Irak 1991), est, selon les propres termes de son concepteur, «totalement inspiré de la tactique d’Hannibal»1. Ainsi, à l’ère des satellites et des armes intelligentes, la tactique d’Hannibal reste le fantasme absolu de tous les grands généraux. • L’autre volet, bien moins connu, de l’œuvre du Carthaginois, est politique. L’objectif d’Hannibal consistait à démembrer la Confédération italique et stopper l’entreprise de domination de Rome sur le monde. Pour concrétiser cet objectif, les Barca ont édifié un régime politique puissant, «présidentialiste». Ils l’établiront en Espagne et en Italie, puis Hannibal tentera, après la paix, de le développer à Carthage. Si le sort a finalement consacré la victoire romaine, ce n’est pas parce que Rome a héroïquement résisté au rouleau compresseur des Barca, mais plutôt parce que le gouvernement carthaginois s’est déchargé d’un conflit dont il ne mesurait pas l’ampleur, et parce qu’Hannibal était trop féru d’humanisme pour transformer son combat en une guerre d’extermination. Rome n’a pas eu les mêmes scrupules. Elle a fini, un demi-siècle après, par saccager Carthage; puis par réaliser 1 - Lire l'excellent article intitulé "Norman Schwarzkopf and Hannibal" de John Diamond. (Timewatch : Sept 13, 1996) 11 Hannibal Barca, l’Histoire véritable en partie l’objectif du Carthaginois : l’unité de la Méditerranée. Mais cette Pax Romana s’est réalisée au détriment de la liberté et de la diversité ; Rome a laminé les autres civilisations en imposant une standardisation, dont les effets ont été humainement, culturellement et politiquement dévastateurs. L’histoire d’Hannibal nous enseigne que la liberté n’est pas négociable. Son combat demeure, car le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui reste tributaire de cet impérialisme que le Carthaginois a combattu toute sa vie, mais qui a fini par triompher de lui, faute d’alliés assez clairvoyants pour comprendre que ce combat était celui de tous. En somme, vingt-deux siècles plus tard, l’humanité en est toujours au même point. Carthage au siècle d’Hannibal Hannibal1 surgit de l’ombre lors de la bataille du Tage, en 2202. On ignore tout de son enfance. Avant la destruction de Carthage, on pouvait lire des biographies d’Hannibal en carthaginois ou en grec, et peut-être même une autobiographie, mais rien ne nous en est parvenu. Le temps n’a en rien atténué l’effroi qu’il a provoqué chez les Romains, pour qu’ils laissent subsister un quelconque témoignage favorable à son action. Nous ne savons du personnage que ce que ses pires ennemis ont bien voulu nous en dire : rares hommages à ses qualités de chef de guerre, noyés dans un flot de calomnies. A l’époque de sa naissance, en 2473, la Méditerranée orientale connaît une évolution de grande importance : la constitution de royaumes grecs, à partir des débris des conquêtes d’Alexandre le Grand. L’Egypte, la Syrie, l’Asie Mineure obéissent désormais à des descendants de 1 - Hannibal, « Hann-Baâl », signifie en punique : « Faveur de Baâl». 2 - Tous les événements relatés ici ayant eu lieu avant J.-C., par commodité, nous ne mentionnerons pas : "av. J.-C." 3 - An 567 de la fondation de Carthage. 13 Hannibal Barca, l’Histoire véritable ses généraux et connaissent un afflux de colons grecs. Les nouveaux monarques apportent avec eux la culture grecque, tout en sauvegardant les vieilles civilisations qu’ils y rencontrent : fidèles à l’esprit d’Alexandre, ils travaillent à une sorte de fusion des peuples, dans laquelle l’apport grec ne joue que le rôle de ferment. Ainsi se constitue un nouveau modèle culturel qui donne naissance à un art, une littérature, un style de vie et des conceptions politiques d’inspiration grecque. Les vestiges mis au jour à Carthage par les archéologues, fournissent une certitude : dans la cité natale d’Hannibal, on lit et parle le grec, on utilise ou imite tous les produits de la civilisation hellénistique. Sans pour autant cesser d’être punique, Carthage est, alors, partiellement hellénisée. A cette même époque, la Première Guerre punique modif ie profondément l’équilibre des forces en Méditerranée occidentale. Au début du IIIe siècle av. J.-C., Carthage occupe une position dominante dans ce secteur. Ses comptoirs de Sicile, de Sardaigne, de Corse, des côtes espagnoles et nord-africaines jalonnent solidement les routes maritimes qui, par-delà le détroit de Gibraltar, mènent soit vers l’or du golfe de Guinée, soit vers l’étain des côtes britanniques. Cet empire économique est fondamentalement pacifique : Carthage n’aime pas faire la guerre et les agressions de ses ennemis la prennent souvent au dépourvu. La seule forme d’activité militaire qu’elle maîtrise est sa marine de guerre : forte de plus de trois cents navires d’une exceptionnelle capacité 14 Hannibal Barca, l’Histoire véritable manœuvrière, celle-ci contrôle en permanence la Méditerranée occidentale pour garantir la sécurité de son monopole commercial. Mais, depuis la prise de Tarente en 272, Rome a terminé sa conquête de l’Italie et commence à convoiter la Sicile. A partir de 264, elle y fait progresser ses armées, menaçant des possessions carthaginoises. Face à un conflit qui n’en finit pas, Rome comprend qu’il faut battre l’ennemi sur son terrain et se dote d’une flotte puissante. En revanche, l’effort de guerre n’est pas soutenu par les sénateurs carthaginois qui se bornent à envoyer en Sicile, en 247, un nouveau commandant en chef qui, malgré la faiblesse des moyens accordés et grâce à son génie militaire, va reprendre l’initiative des combats. Hamilcar Barca Hamilcar1 Barca, nouvellement nommé à la tête des forces carthaginoises de Sicile, va jouer un rôle décisif en guidant Carthage dans les choix qui s’imposent à elle. Hamilcar appartient à l’une des grandes familles de l’aristocratie punique qui se disputent le contrôle de la vie politique. Il a bien compris les leçons du monde hellénistique : il donne à ses fils des précepteurs grecs, tout en manifestant ouvertement son attachement aux cultes les plus traditionnels de Carthage. Il se révèle, en outre, un homme d’action de premier ordre. L’année où Hannibal vient au monde, Hamilcar, membre influent du Parti des réformateurs, se voit confier le commandement des forces carthaginoises de Sicile. La tâche est difficile car la situation militaire est désespérée : l’armée carthaginoise est acculée dans la pointe ouest de l’île et ne parvient plus à enrayer la progression romaine2. Hamilcar la reprend en main, lui enseigne de nouvelles techniques de combat et lui redonne courage. 1 - Hamilcar, « Abd Melqart », signifie en punique : « Serviteur d'Hercule ». 2 - Faut-il voir, dans cette nomination tardive, l’intention des gérontes de faire porter par Hamilcar, leur ennemi politique, la honte d’une défaite annoncée? 16 Hannibal Barca, l’Histoire véritable Malgré des moyens limités, il installe dans les lieux les plus stratégiques de Sicile1 un camp principal, à partir duquel il planifie, sur terre, des opérations de commando, et sur mer, des raids contre le littoral italien. Peu à peu, il reprend le contrôle de toute la partie occidentale de l’île. Pour se défendre et reprendre l’initiative, Rome institue un emprunt de guerre forcé2. C’est ainsi qu’elle arme 200 quinquérèmes3 et les envoie sur les côtes siciliennes, sous le commandement du consul Lutatius Catulus. Après un premier revers en 242, Catulus attaque, le 10 mars 241, une f lotte carthaginoise de transport de renforts et d’approvisionnement. Disposés en file et alourdis par leur chargement, les navires carthaginois tombent dans le piège de Catulus, qui range ses vaisseaux allégés en une seule ligne. Carthage perd 50 navires, 70 autres sont capturés et 10 000 marins sont faits prisonniers. Bien qu’important, le revers n’est pas catastrophique, Carthage s’est relevée d’échecs beaucoup plus graves. Mais les conservateurs au pouvoir veulent la paix. Les succès militaires d’Hamilcar, qui enflamment le peuple de Carthage, sont-ils pour quelque chose dans le choix des gérontes ? Toujours est-il qu’ils avancent que les caisses sont vides, l’économie ruinée et que Carthage n’a plus les moyens de poursuivre le conflit. Ils ne considèrent plus la 1 - Au mont Eircté - Monte Pellegrino -, près de Palerme, puis sur le mont Eryx - Erice - près de Trapani. 2 - Rome a promis aux bailleurs de fonds le remboursement des frais engagés en cas de victoire et, en bonus, des parts de marché sur les territoires à conquérir. 3 - Navire d'environ 50m de long avec cinq rameurs par rang de trois rames (1-2-2), construit sur le modèle d'une quinquérème carthaginoise qui s'était échouée. 17 Hannibal Barca, l’Histoire véritable Sicile comme un enjeu fondamental pour l’avenir de Carthage, contrairement aux réformateurs qui, sous l’impulsion d’Hamilcar et de ses partisans, veulent garder l’île, persuadés que l’avenir de Carthage se joue contre Rome. Les partisans de la paix l’emportent et Hamilcar reçoit l’ordre d’engager des pourparlers avec Catulus. Il s’acquitte de son devoir, assure le retour de ses soldats en bon ordre, puis démissionne pour marquer son refus de la politique défaitiste de Carthage. Avec le traité de 241, Carthage perd la Sicile et les îles environnantes. Tout son système de politique commerciale est détruit, la « Mer carthaginoise » devient une mer ouverte à toutes les nations, et principalement au vainqueur. Pour Carthage, ce n’est qu’une épreuve de plus, car elle a déjà subi les Marseillais1, les Etrusques2 et les Grecs de Sicile. L’empire qui lui reste - l’Afrique, le sud de l’Espagne, les portes de l’océan Atlantique - est assez riche pour lui assurer la puissance, mais il lui faut désormais compter avec l’impérialisme romain. Rome ratifie la paix. Elle sait qu’Hamilcar a gardé l’armée intacte et que la conquête de l’Afrique n’est pas encore possible. Mais elle y songe et Carthage le sait. En fait, la paix de 241 n’est qu’une trêve. Il faut que Carthage se prépare à l’inévitable reprise des hostilités. 1 - Massaliotes. 2 - Peuple d’origine probablement orientale et dominant l'Italie centrale jusqu’à sa domination par Rome au milieu du IIIe siècle avant J.-C. La Guerre des Mercenaires Dans Carthage, la vie politique s’articule autour de deux partis, celui des conservateurs et celui des réformateurs. Avec Hannon1 à sa tête, le Parti conservateur s’appuie sur le pouvoir exécutif 2 , le Sénat 3 et la haute magistrature4. Le Parti réformateur, qui s’appuie sur le peuple5, est représenté notamment par les officiers de l’armée de Sicile, attachés à leur chef Hamilcar. Les deux partis se renvoient la responsabilité de la défaite, quand éclate la crise des mercenaires. Pour aider le gouvernement à s’acquitter progressivement du paiement des mercenaires, les officiers de Sicile les avaient rapatrié par contingents. Mais en repoussant indéfiniment ses obligations financières, le gouvernement provoque le mécontentement puis l’émeute. Ensuite, l’imprudence des conservateurs change 1 - Dit « le Grand » par les Romains, probablement du fait de son allégeance à leur égard. 2 - Le Suffétat, en fait Présidence de la République. 3 - Conseil des Anciens 4 - Le «Conseil» ou «Tribunal des Cent Quatre». 5 - Assemblée du peuple. 19 Hannibal Barca, l’Histoire véritable l’émeute en révolution et leur incompétence militaire mène l’État à deux doigts de sa perte. Au bord du gouffre, et certainement de mauvaise volonté, les conservateurs rappellent1 alors Hamilcar, le héros de Sicile. Retour d’Hamilcar à la tête de l’armée Combattre ses anciens soldats est une terrible épreuve pour Hamilcar, qui tente d’abord d’user de diplomatie. Mais, excités par leurs meneurs et leur réussite sur le terrain militaire, les mercenaires ignorent ses appels à la paix. La guerre se généralise et s’aggrave en raison de l’incompétence d’Hannon2 et des interventions secrètes de Rome qui finance et aide les mercenaires. Cependant, Hamilcar, qui combat souvent à une proportion de un contre dix, réussit à rétablir la situation militaire et, grâce à son autorité sur les soldats soulevés, à ses négociations habiles avec les princes numides et à ses qualités d’organisateur et de capitaine, il apaise la terrible révolte et soumet les mercenaires en 237, probablement du côté d’Al Monchar3. 1 - Comme pour la Guerre de Sicile, les conservateurs ne nomment les hommes compétents que lorsque la situation est désespérée. 2 - Avec qui Hamilcar accepta le partage du commandement. 3 - A l’ouest de Hammamet, entre Sidi Jedidi et Hamam Bent Jedidi se trouve une colline nommée «Al Monchar» (La scie), et dont la forme évoque très clairement l’endroit indiqué par Polybe : «La ressemblance de cet endroit avec l’instrument ainsi appelé lui a fait donner ce nom.» (I, 85, 7). 20 Hannibal Barca, l’Histoire véritable Rome déclare la guerre Profitant de la situation et au mépris des traités, Rome déclare alors la guerre à Carthage. Affaiblie par le conflit dont elle vient de se relever miraculeusement, celle-ci accepte toutes les conditions des Romains et abandonne la Corse et la Sardaigne. Le retour des réformateurs aux affaires Cependant, la victoire d’Hamilcar donne aux réformateurs une assise politique encore plus grande, qui leur permet de dénoncer la corruption, l’incompétence, l’esprit de clan et la lâche soumission des conservateurs à Rome. Ces accusations provoquent des remous politiques importants et poussent ces derniers à comploter pour saper l’assise populaire d’Hamilcar. Ils l’accusent d’avoir provoqué la guerre des mercenaires en promettant leur paie à ses soldats, sans y avoir été autorisé par la République. Mais l’Assemblée populaire défend fermement Hamilcar qui négocie avec le pouvoir une réforme inst it ut ionnel le d ’u ne exc ept ionnel le importance. Hamilcar, général en chef Suite aux négociations, les conservateurs gardent leurs privilèges gouvernementaux en contrepartie d’une réforme institutionnelle donnant à l’armée le droit de désigner son chef. C’est ainsi qu’Hamilcar est nommé, pour un temps 21 Hannibal Barca, l’Histoire véritable indéterminé et de façon complètement indépendante du pouvoir exécutif, commandant suprême pour toute l’Afrique. Seule l’Assemblée du peuple peut le rappeler et l’obliger à rendre des comptes. Pour ses adversaires, ce pouvoir exceptionnel est contraire à la Constitution. Mais la validation, par l’Assemblée du peuple, du choix de l’état-major, valide cette réforme qui fait de l’armée le domaine réservé des réformateurs. Après la guerre des mercenaires, Hamilcar s’occupe de la pacification des territoires carthaginois. Les escarmouches avec les tribus numides se poursuivent et il occupe Tébessa, la « ville aux cent portes ». Sa popularité grandit et gêne les gérontes qui acceptent de mauvaise grâce son indépendance : ils préfèrent éviter de se mettre à dos un peuple qui soutient son sauveur. Plan d’Hamilcar Après avoir subi les décisions des politiques et leur obstination à vouloir s’occuper des affaires militaires - avec les conséquences que l’on connaît -, l’armée a désormais à sa tête un inamovible professionnel de la guerre. Mais quelle est cette armée ? Et quels sont ses moyens ? Durant la guerre des mercenaires, les appelés carthaginois se sont bien comportés, mais l’objectif était alors de sauver leur cité. En faire des soldats de métier est une tout autre affaire. Carthage compte d’excellents officiers, mais l’armée citoyenne n’est composée que de quelques escadrons de cavalerie. 22 Hannibal Barca, l’Histoire véritable Hamilcar doit lever une armée avec des mercenaires et des appelés des cités alliées, mais où trouver de l’argent ? Il ne peut pas mettre à contribution les citoyens qui subissent les conséquences d’une situation économique désastreuse, au lendemain d’un quart de siècle de conflits. Il doit donc trouver seul les ressources pour reconstituer une grande armée et redonner à Carthage les moyens de sa puissance. Son idée consiste à conquérir de nouveaux territoires pour compenser ceux enlevés par Rome (Sicile, Corse et Sardaigne). Or, à l’ouest de l’Europe, se trouve une terre riche et peuplée, dont la côte sud est jalonnée depuis des siècles de comptoirs phéniciens devenus carthaginois. Hamilcar compte les utiliser comme bases pour créer un puissant Etat. L’expédition d’Espagne Au printemps 237, Hamilcar prépare secrètement son expédition. Le serment d’Hannibal Avant de quitter Carthage, Hamilcar aurait conduit son fils Hannibal, alors âgé de neuf ans, au temple de Baal pour lui faire jurer f idélité éternelle à sa cité. L’historiographie romaine s’est emparée de ce thème en le déformant et y présenter la justification de la seconde guerre comme la volonté de revanche des Barca sur Rome. Il n’est qu’à voir l’aggravation progressive de ce thème chez les historiographes pour en constater l’irréalité ou l’utilisation abusive. Polybe1 rapporte les termes suivants : «Hamilcar lui fit jurer (...) de ne jamais être l’ami des Romains.» Environ un siècle plus tard, Tite-Live2 enchaîne: «Lui fit jurer (...) qu’ il ferait, dès qu’ il le pourrait, la guerre aux Romains.» Et encore un siècle plus tard, Appien3 ajoute : «Lui fit jurer (...) de ne jamais cesser de travailler à la ruine de Rome.» Devant un manque si manifeste de 1 - ~ 202 - 126 av. J.-C. 2 - 59 av. J.-C. - 17 apr. J.-C. 3 - ~ 90 - 160 apr. J.-C. 24 Hannibal Barca, l’Histoire véritable fiabilité, nous ne pouvons que nous en remettre au bon sens et en déduire qu’avant d’emmener son fils vers une expédition si importante qui risquait de l’éloigner longtemps de sa cité d’origine, Hamilcar a tout simplement fait jurer à son fils fidélité à Carthage. Nous voyons mal un père de la trempe d’Hamilcar, pétri de culture et d’humanisme au point de faire accompagner son jeune fils - en pleine expédition militaire - de précepteurs grecs, lui faire, par ailleurs, prêter un serment de haine. D’autre part, tout, dans les faits à venir, exclut cette haine : le comportement chevaleresque d’Hannibal envers ses ennemis, son respect des lois de la guerre et ses multiples appels à la paix1. En lançant l’exécution de son plan, Hamilcar doit, pour des raisons évidentes, dissimuler son objectif stratégique. On pense qu’il va en expédition vers l’ouest. Son armée longe la côte, au large de laquelle navigue la f lotte, conduite par son gendre Hasdrubal. Arrivé aux Colonnes d’Hercule, Hamilcar déclenche son plan longuement mûri; l’armée embarque, franchit le détroit et aborde en Espagne. La famille Barca en Espagne? Hamilcar a-t-il emmené avec lui tous ses fils ? Ou bien les deux plus jeunes l’auraient-ils rejoint plus tard ? Si c’était le cas, toute la famille serait partie en même temps que les deux plus jeunes. Nous savons que le gendre d’Hamilcar était aussi de l’expédition. Pourquoi les femmes 1 Dont celui contenu dans le traité d’alliance carthago-macédonien qui nous est parvenu. 25 Hannibal Barca, l’Histoire véritable n’auraient-elles pas rejoint leurs hommes dans les villes qu’ils ont fondées ? Seraient-elles restées à Carthage pour s’occuper du patrimoine familial, comme certains auteurs l’ont laissé entendre ? Toujours est-il que les frères d’Hannibal, Hasdrubal et Magon, ont participé assez tôt à la grande aventure, ce qui nous permet de supposer que si Hannibal a fait partie de l’expédition, le reste de la famille a dû rejoindre assez vite l’Espagne, surtout qu’Hamilcar jouissait de solides bases arrière comme Gadès et d’autres villes, plus à même d’accueillir les femmes et les enfants, que le camp militaire. L’État ibéro-carthaginois L’Histoire n’a pas retenu dans le détail les œuvres accomplies en Espagne par Hamilcar ; par contre, nous savons que trente ans après sa mort, Caton l’Ancien, qui admira l’œuvre du Carthaginois sur place, s’écria, en dépit de sa haine des Barca et de ses appels incessants à la destruction de Carthage : «Aucun dirigeant ne mérite d’ être nommé dans l’Histoire à côté du nom d’Hamilcar Barca…» Ce témoignage d’un ennemi nous éclaire sur l’étendue de l’œuvre de développement poursuivie par les Carthaginois dans la péninsule. Nous connaissons les succès d’Hamilcar durant les neuf dernières années de sa vie (236-228), jusqu’au jour de sa mort, sur le champ de bataille, dans la force de l’âge. Nous savons les résultats obtenus après lui par Hasdrubal, son gendre, héritier de sa charge, et qui, 26 Hannibal Barca, l’Histoire véritable durant huit années consécutives (228-221), a poursuivi ses vastes travaux. A la place d’un simple entrepôt commercial, avec protectorat sur Gadès, Hamilcar a fondé un grand État bâti sur le modèle hellénistique de fusion des peuples, État consolidé, après sa mort, par Hasdrubal. Grâce à ces deux hommes, les plus belles régions de cette grande terre, les côtes du sud et de l’est ont connu un développement considérable. Plusieurs villes ont été bâties dont Alicante 1 et Carthagène, avec son port - le seul bon port de la côte du sud - et probablement aussi Barcelone. L’agriculture est devenue florissante et les mines d’argent les plus riches, trouvées et ouvertes dans le voisinage de la nouvelle Carthage, rapporteront, durant des siècles, des revenus considérables. Presque toutes les cités jusqu’à l’Ebre, reconnaissent le nouvel Etat ibéro-carthaginois. Hasdrubal a su rallier tous les chefs des diverses peuplades. Les Barca ont non seulement créé un nouveau et immense débouché pour le commerce et les fabriques carthaginois, mais les revenus des provinces espagnoles, en plus de procurer les fonds nécessaires au fonctionnement de l’État et de ses armées, fournissent à Carthage un important excédent. En même temps, la grande armée carthaginoise d’Espagne se développe et des levées régulières se font dans tous les territoires alliés. 1 - Akra Leuké. 27 Hannibal Barca, l’Histoire véritable Le professionnalisme d’Hamilcar consacre l’attachement du soldat pour son général, et les longues campagnes consolident cet attachement. Enfin, les combats acharnés et continuels avec les vaillants Ibères et les Celtes, aux côtés de l’excellente cavalerie numide, donnent à l’infanterie carthaginoise une capacité manœuvrière et une solidité remarquables. Le gouvernement carthaginois et les Barca Comme les Barca ne demandent à Carthage ni assistance ni engagement, et qu’au contraire, ils lui envoient régulièrement de l’argent, celle-ci les laisse faire. Grâce à eux, le commerce carthaginois a retrouvé, en Espagne, tout ce qu’il a perdu dans les territoires pris par Rome. L’armée carthaginoise d’Espagne, qui a à son actif de nombreuses victoires et d’importants résultats, devient très populaire à Carthage même, au point que, dans les moments critiques, à la mort d’Hamilcar notamment, Carthage, soucieuse de sauvegarder son nouveau territoire, envoie de nombreux renforts d’Africains en Espagne. Le gouvernement romain et les Barca L’éloignement laisse d’abord Rome indifférente aux affaires carthaginoises en Espagne. Pour elle, l’Espagne permet à Carthage de payer ses contributions de guerre. Mais les rapides progrès et l’étendue des conquêtes carthaginoises éveillent l’attention des Romains. 28 Hannibal Barca, l’Histoire véritable En 226, ils négocient avec Hasdrubal le traité de l’Ebre et l’invitent à ne pas pousser ses conquêtes au-delà du fleuve : Rome veut arrêter les progrès de Carthage en Espagne et s’assurer un solide point d’appui auprès des peuplades du nord de l’Ebre. Le Sénat romain ne se fait pas d’illusions sur la nécessité d’une seconde guerre avec Carthage. Rome a le ferme dessein - le plan de campagne de 218 le prouve - de porter ses armes en Espagne et en Afrique et d’en finir, ainsi, avec une rivale qui a retrouvé toute sa puissance militaire et commerciale malgré deux grands conflits et la perte de la Sicile, de la Sardaigne et de la Corse. Mais Rome est également préoccupée par une urgence : se débarrasser des Gaulois de la vallée du Pô. Hannibal au pouvoir Les projets d’Hamilcar ont été couronnés de succès. Il a laissé une grande armée opérationnelle, habituée à vaincre et une caisse se remplissant tous les jours. Hasdrubal, homme politique plutôt que général, mais digne successeur d’Hamilcar, tombe lui aussi sous le fer d’un assassin, au début de l’an 221. Les officiers de l’armée d’Espagne élisent alors pour lui succéder le fils aîné d’Hamilcar. Hannibal est bien jeune : né en 247, il a vingt-six ans. Mais sa vie a été bien remplie : la première guerre punique puis la guerre des mercenaires ont marqué son enfance, surtout qu’il est le fils de la principale personnalité de l’époque. Dans ses rêves d’enfant, il se savait appelé à un destin exceptionnel. Très jeune, il a suivi son père dans les camps ; à peine adolescent, il s’est distingué dans les combats. Malgré l’environnement militaire et la vie au camp, Hannibal a reçu l’éducation habituelle chez les Carthaginois des hautes classes. Il a appris assez de grec grâce aux leçons de son fidèle précepteur Sosylos de Sparte - pour pouvoir écrire dans cette langue. Adolescent, il a fait ses premières armes sous les ordres de son père : il l’a vu tomber à ses côtés durant la bataille. Puis, sous la 30 Hannibal Barca, l’Histoire véritable conduite de son beau-frère Hasdrubal, il a commandé la cavalerie. Sa bravoure éclatante et ses talents militaires l’ont aussitôt singularisé entre tous. C’est à lui qu’il appartient de poursuivre l’œuvre de pacification et de développement de l’Espagne, amorcée par ses prédécesseurs. Peut-être rêve-t-il également d’exporter hors d’Espagne cette grande idée hellénistique d’une fusion des peuples ? Beaucoup ont voulu diaboliser le personnage, mais Hannibal traverse les siècles avec une aura toujours plus grande. Si nous écartons la diabolisation et les fautes qui lui ont été imputées et qui sont celles de ses alliés, il n’y a rien que l’on puisse lui reprocher. Tous les chroniqueurs lui accordent d’avoir, mieux que quiconque, réuni le sangfroid et l’ardeur, la prévoyance et l’action. Il a par-dessus tout l’esprit d’invention. Il aime emprunter des voies imprévues, propres à lui seul. Prolifique en stratagèmes, il étudie avec un soin inouï les habitudes de l’adversaire qu’il doit combattre. Son armée d’espions - il en a jusque dans le Sénat de Rome - le tient au courant de tous les projets de l’ennemi : on l’a souvent vu déguisé, portant de faux cheveux, explorant et sondant ses hommes. Son génie stratégique et tactique est écrit dans toutes les pages de l’Histoire. Il a aussi été un homme d’État : après la paix avec Rome, on le verra réviser la Constitution de Carthage et lancer des réformes économiques. En Orient, il exercera une immense inf luence sur la politique des empires orientaux. Il sera amiral, architecte, urbaniste, écrivain… Enfin, son charisme est attesté par la soumission, incroyable et constante, de cette armée multinationale 31 Hannibal Barca, l’Histoire véritable qui, même dans les temps les plus désastreux, ne s’est pas révoltée une seule fois contre lui. La bataille du Tage Dès qu’Hannibal est nommé général des armées, il veut soumettre les Olcades. Il prend très vite Althée, leur capitale. Les autres villes lui font immédiatement allégeance. Il passe l’hiver à Carthagène et, l’été venu, il lance une expédition chez les Vaccaïens et prend d’emblée Helmantica (Salamanque) et, plus difficilement, Arbucale. Sur le chemin du retour vers Carthagène, Hannibal apprend que le peuple le plus puissant d’Ibérie, les Carpésiens, a pris la tête d’une coalition armée rassemblant tous les peuples voisins et beaucoup plus nombreuse que les forces carthaginoises. Hannibal évite la bataille rangée et organise une retraite pour mettre le Tage entre ses ennemis et lui. Les vaillants Ibères tentent de traverser à plusieurs endroits, mais à leur débarquement, Hannibal lance sur les bords du fleuve des charges d’éléphants, suivis par ses cavaliers. Les ennemis sont écrasés par les pachydermes ou tués, lors de leur retraite, par la cavalerie carthaginoise, très à l’aise dans l’eau contre les fantassins. Enfin, Hannibal passe lui-même le fleuve et fond sur ses ennemis. Il en laisse plus de 40 000 sur le champ de bataille. Cette première grande bataille d’Hannibal dévoile déjà ses qualités de tacticien : utilisation du terrain pour 32 Hannibal Barca, l’Histoire véritable déstructurer l’adversaire puis lancement de toute sa force de frappe. L’affaire de Sagonte A la suite de la bataille du Tage, tous les peuples au sud de l’Ebre se soumettent sauf les Sagontins qui, peu après, assaillent les Torbolètes, alliés des Carthaginois. Dès 219, Hannibal investit leur ville. La cité, bien que située dans la zone d’influence carthaginoise déterminée par le traité de l’Ebre, demande la protection de Rome. Celle-ci, en guerre contre les Illyriens, se limite à un vague avertissement. Après sept mois de siège, Hannibal prend la ville. Rome dépêche ses ambassadeurs en Afrique et exige la remise d’Hannibal et de ses officiers ! Les Carthaginois affirment leur respect des traités, contrairement à Rome, que le traité de 241 n’a pas empêchée de prendre la Sardaigne et la Corse et d’aggraver la clause financière. Mais l’orateur romain coupe court et lance théâtralement aux Carthaginois qu’ils doivent choisir entre la paix et la guerre. Ceux-ci lui rétorquent qu’il n’a qu’à choisir lui-même. L’ambassadeur opte pour la guerre, et le défi est aussitôt relevé. Nous sommes au printemps 218, Hannibal a vingt-neuf ans. La responsabilité dans le déclenchement de la guerre L’historiographie romaine et philoromaine, même contemporaine, a soutenu la responsabilité d’Hannibal 33 Hannibal Barca, l’Histoire véritable dans le déclenchement de la guerre. Des légions d’historiens ont utilisé toutes les manœuvres possibles et imaginables - jusqu’à déplacer le fleuve Ebre ! - pour sortir Sagonte de la zone carthaginoise et accuser les Barca d’avoir voulu la guerre, et ce, du temps d’Hamilcar. Mais ces manipulations ne résistent pas à l’analyse des sources primaires, car comme l’a écrit Yann le Bohec1 : « Le débat peut être éclairci grâce à une anecdote qui ne laisse aucune place au doute car elle est racontée par un écrivain latin : «Hannibal rapporta un jour à ses soldats un entretien qu’il avait eu avec un représentant de ses ennemis : - Ne passe pas l’Ebre, menace le Romain. Ne touche pas à Sagonte ! - Mais, rétorque le Carthaginois, Sagonte est au sud de l’Ebre ! - Ne bouge nulle part, s’entendit-il enfin ordonner.»2 Préparatifs de l’invasion de l’Italie Après Sagonte, Hannibal revient à Carthagène pour y prendre ses quartiers d’hiver (219-218). A l’annonce de la déclaration de guerre, il élabore ses plans d’attaque et de défense, puis il va à Gadès. Hannibal élabore sa propagande de guerre Avant de voir le détail des plans de campagne, il faut songer à cet étonnant voyage à Gadès, qui se trouve à 1 - Histoire militaire des guerres puniques, Editions du Rocher, 1996. 2 - Tite-Live XXI, 44. 34 Hannibal Barca, l’Histoire véritable environ 500 km à vol d’oiseau et à 1000 kilomètres par route. Pourquoi, alors que la guerre est déclarée, Hannibal fait-il un tel déplacement sans justification militaire ? En fait, cette étape est d’une importance capitale, car il s’agit de la mise en place du vecteur «communication» de la guerre, qui sera assuré par une puissante propagande selon laquelle, au temple de Melqart1, devant l’Assemblée des dieux, Jupiter ordonne à Hercule de servir comme guide à Hannibal pour son épopée. Des fragments des écrits de Silénos2, historien grec de Sicile, nous éclairent sur ce voyage. Biographe d’Hannibal, Silénos a participé à ses côtés à la grande expédition. Selon Cicéron, il a relaté les faits « avec le plus grand soin ». Il était donc bien placé pour nous présenter la vision carthaginoise des événements. L’historien sicilien nous a laissé neuf fragments, dont six se rapportent à son « Histoire d’Hannibal ». Or, sur ces six fragments, quatre concernent directement ou indirectement HerculeMelqart. Cette importante présentation du héros prouve l’existence d’un rapport étroit et voulu entre lui et Hannibal, et on le décèle nettement dans les deux fragments relatifs à Gadès. Si Hannibal s’est rendu au temple d’Hercule-Melqart, c’est qu’il voulait ainsi mettre sa campagne sous le patronage d’Hercule et, comme lui, entamer la grande épopée à partir des fameuses Colonnes d’où le héros avait commencé sa marche depuis les limites occidentales de l’Univers. Cette figuration d’Hercule a 1 - Temple d’Hercule- Melqart, sur l’île de Sancti-Petri, Cadix. 2 - Historien grec de Sicile et biographe d'Hannibal. Peut-être même membre de son étatmajor. On a retrouvé neuf fragments de son œuvre. 35 Hannibal Barca, l’Histoire véritable été affirmée par le Carthaginois : « Hannibal se présente lui-même comme émule d’Hercule, », dit de lui son adversaire avant la bataille de la Trébie1. Il est évident que si Hannibal a pris pour modèle Hercule, ce n’est pas seulement pour son rôle de « tueur de monstres » - le seul retenu par l’historiographie romaine - mais surtout pour son action civilisatrice, car, à l’époque, Hercule n’est plus uniquement considéré comme le héros qui terrasse tous ses adversaires. Son triomphe est celui de la culture sur la nature sauvage et de la civilisation sur la barbarie des peuples, dont il parcourt le territoire. Il ouvre de nouvelles voies de communication et introduit la justice et l’équité chez les barbares en les débarrassant de leurs mauvais rois. Or, les actions d’Hannibal en la matière sont limpides : il ouvre de nouvelles routes (les Alpes), libère les peuples soumis et défend les forces démocratiques contre les aristocraties soumises à Rome. Plans d’attaque et de défense Hannibal a le commandement militaire de l’ensemble des territoires carthaginois. Par conséquent, il a le devoir de veiller à la protection de la métropole. Ses forces se composent d’environ 120 000 hommes, 16 000 chevaux, 58 éléphants, 50 quinquérèmes, sans compter les éléphants et les navires laissés à Carthage. 1 - Discours rapporté par Tite-Live XXI, 41, 7. « ... [7] et utrum Hannibal hic sit aemulus itinerum Herculis...» 36 Hannibal Barca, l’Histoire véritable Dans ses troupes, désormais composées d’escadrons carthaginois et de contingents d’alliés d’Afrique et d’Espagne, il n’y a aucun mercenaire. Hannibal envoie 20 000 hommes en Afrique : une partie pour aller défendre Carthage et son territoire africain, l’essentiel restant cantonné à la pointe occidentale du continent1. L’Espagne garde 12 000 fantassins, 2 500 chevaux, à peu près la moitié des éléphants et la flotte qui continue de stationner sur la côte. Hannibal confie le commandement de l’Espagne à son frère Hasdrubal2. Il n’envoie que de faibles renforts à Carthage, capable de se défendre. De même, en Espagne, où les levées nouvelles se recrutent facilement, il assure ses arrières en laissant un noyau solide d’infanterie et une bonne cavalerie. En même temps, avec la flotte sur la côte et un corps nombreux occupant l’actuel Maroc, il assure la sécurité du détroit de Gibraltar et de ses communications entre l’Afrique et l’Espagne. Afin d’être encore plus sûr de la fidélité de ses soldats, il affecte ses troupes dans des pays éloignés du lieu de leur origine : il garde sous son propre commandement exécutif les forces africaines (Libyens, «Tunisiens» et Numides), envoie les Espagnols au Maroc et les Africains de l’Ouest («Marocains») à Carthage. Ainsi, concernant la défense, tout est prêt. Les dispositions pour l’offensive sont encore plus importantes. Carthage doit expédier une escadre de 20 000 1 - Maroc actuel. Est-ce parce qu’Hannibal n’exclut pas une perte de l’Espagne ? 2 - Que l’on ne doit pas confondre avec son gendre Hasdrubal «le Beau» mort en 221. 37 Hannibal Barca, l’Histoire véritable hommes avec mission d’attaquer la côte occidentale de l’Italie. Une deuxième escadre - probablement aussi importante - a pour objectif Lilybée1. Cette ville, perdue après la première guerre, doit être réoccupée. Mais ce ne sont là que les détails les plus modestes de son plan : Hannibal fait confiance à Carthage pour leur bonne exécution. Quant à lui, il a décidé de porter la guerre sur le territoire de Rome, et pour cela, il part pour l’Italie avec la grande armée. Le choix de la plaine du Pô Hannibal prépare une expédition dont l’objectif est à la fois ambitieux et stratégique. Pour cela, il lui faut une base d’opérations plus rapprochée que l’Espagne ou l’Afrique. Il ne peut pas compter sur les régions occupées par la Confédération italienne. Elles ont tenu ferme devant le Grec Pyrrhus, elles ne se dissoudront pas à l’apparition d’un général carthaginois. Seuls les Ligures et les Gaulois offrent à Hannibal tous les avantages. Ces peuples, qui viennent de perdre leur indépendance, sont étrangers aux Italiques. Ils voient s’élever chez eux les premières enceintes des citadelles romaines et se construire ces grandes voies qui les enveloppent et menacent leur existence. Ils accueilleront en sauveurs les Carthaginois et leur armée, où combattent leurs frères de race, les Celtes d’Espagne. Pour Hannibal, ils constitueront un premier point d’appui où il trouvera de nouvelles recrues et assurera ses approvisionnements. 1 - Grande cité et base navale carthaginoise. Aujourd’hui Marsala, Sicile de l'Ouest. 38 Hannibal Barca, l’Histoire véritable Ses espions se sont déjà assurés de l’alliance avec les Boïens et les Insubres, qui ont promis des guides à son armée et des vivres sur la route. Ils doivent se soulever aussitôt que les Carthaginois auront mis le pied sur le sol de l’Italie. Les événements de l’est sont également propices à une invasion par le nord : la Macédoine, qui vient de consolider son empire en Grèce, est en mauvais termes avec Rome. Et la plaine du Pô constitue le meilleur endroit pour réunir, contre l’ennemi commun, des armées venues d’Espagne et de Grèce. Ainsi, les circonstances désignent l’Italie du Nord comme le meilleur point d’attaque. Expédition terrestre ou maritime? Hannibal préfère la voie de terre à la voie de mer. Ni la puissance navale des Romains 1 ni leur alliance avec Marseille ne peuvent empêcher le débarquement d’une force d’invasion carthaginoise sur la côte de Gênes. La traversée sans heurts que fera plus tard Magon Barca (en 205) le prouve. Mais Hannibal préfère éviter de s’exposer aux aléas d’une traversée, aux incertitudes d’une bataille navale et il veut surtout - outre son choix de la voie Herculéenne - surprendre son adversaire. Il pense qu’il est plus sage d’aller au-devant des Boïens et des Insubres, dont l’alliance lui est acquise. D’ailleurs, débarquant à Gênes, il aurait eu également la montagne à franchir, sans 1 - Dont il faut relativiser la prétendue supériorité, car un simple décompte des navires à partir des opérations navales citées par les Anciens démontre que les forces navales des belligérants étaient sensiblement équivalentes. 39 Hannibal Barca, l’Histoire véritable l’avantage de la surprise ni la possibilité de récupération physique. L’armée d’Hannibal Au printemps 218, Hannibal réunit donc à Carthagène la plus formidable armée de tous les temps : 90 000 mille hommes d’infanterie et 12 000 cavaliers, les deux tiers africains, un tiers espagnols. Il emmène 37 éléphants, plutôt pour impressionner les ennemis que comme force de combat. Il sait que c’est une arme à double tranchant, toujours susceptible de désorganiser ses propres rangs, aussi n’en use-t-il qu’avec circonspection et en petit nombre. Précédé depuis longtemps par ses nombreux espions, Hannibal emporte aussi dans ses rangs une impressionnante superstructure composée de plusieurs corps d’armée spécialisés, dont ses fameux commandos – des hommes parfaitement entraînés pour des opérations spéciales, et que dirige très probablement son frère Magon Barca. Hannibal dispose aussi d’officiers du génie et d’une division « communication» qui, par l’utilisation de différentes techniques1, donne à l’état-major une capacité de réaction immédiate. Hannibal transporte également une mini fonderie pour la fabrication de monnaie et d’éléments d’armes. Il 1 - Pour une communication rapide et efficace, les troupes carthaginoises utilisaient un système équivalent au morse : à l’aide de petits drapeaux représentant, dans la main gauche, les quintes de lettres, et dans la main droite, les lettres elles-mêmes. Polybe évoque ce système (X, 7). 40 Hannibal Barca, l’Histoire véritable emporte aussi de grandes quantités d’or, d’argent et d’étain. Enfin, Hannibal est parfaitement informé de l’organisation des forces romaines, par ses espions d’abord, mais peut-être aussi, comme l’évoque Serge Lancel1, par le travail de Fabius Pictor qui, à l’occasion de l’invasion gauloise de 225, a dressé un tableau des effectifs romains. Plan de guerre de Rome Selon Polybe, les Romains peuvent mobiliser 700 000 fantassins et plus de 70 000 cavaliers. Au moment de la déclaration de guerre, Rome dispose des quatre légions consulaires, qui comptent 60 000 hommes2, et des légions de Tarente et de Sicile qui totalisent 30 000 hommes. Les réserves immédiatement mobilisables sont constituées de quatre autres légions. Quant aux dernières réserves, celles qui sont constituées par les hommes en âge d’être mobilisés, elles se montent donc, par rapport au chiffre cité par Polybe, à plus de 600 000 hommes fantassins et cavaliers réunis - auxquels il faut ajouter les hommes que les Romains ont mobilisés dans l’extrême urgence après Cannes : les esclaves et les repris de justice. La flotte de Rome compte 220 quinquérèmes, toutes revenues depuis peu de l’Adriatique. Depuis de longues années, Rome a prévu qu’à la première alerte, ses légions débarqueraient en Afrique. 1 - Hannibal, Fayard, 1995. 2 - La question des effectifs sera traitée dans le chapitre concernant la bataille de la Trébie. 41 Hannibal Barca, l’Histoire véritable Plus tard, elle a songé à une offensive combinée en Espagne, pour y retenir les forces carthaginoises susceptibles d’aller défendre Carthage. Ainsi, le gros de l’armée romaine est réservé pour l’expédition d’Afrique, alors qu’une armée sous les ordres du consul Publius Cornélius Scipion1 reçoit l’ordre d’aller vers l’Ebre, en Espagne. Mais une révolte éclate dans la plaine du Pô2 et Scipion a pour mission de s’y rendre avec ses troupes. L’expédition d’Espagne se fera donc avec du retard et au moyen d’autres légions. Hannibal sur l’Èbre et dans les Gaules Pendant ce temps, Hannibal est arrivé sur l’Ebre où il se heurte à une tenace résistance des alliés de Rome. Il les bat et atteint les Pyrénées. Là, il renvoie chez eux une partie de ses soldats, 10 000 hommes et 1 000 cavaliers, et confie autant d’hommes à l’un de ses généraux pour la défense de l’Ebre. Polybe dit que c’est avec 50 000 fantassins et 9 000 cavaliers qu’il franchit les Pyrénées. Il manque donc plus de 20 000 hommes au décompte. Quelles que soient les pertes, elles ne peuvent atteindre ce chiffre. Polybe n’explique pas ce déficit. Longeant la côte dans la région de Narbonne et de Nîmes, Hannibal avance rapidement au milieu des Gaulois que ses envoyés spéciaux ont depuis longtemps avertis. Fin juillet, il arrive sur le Rhône. 1 - Le père du futur «Africain». 2 - Hannibal et son armée d'espions y sont-ils pour quelque chose ? 42 Hannibal Barca, l’Histoire véritable Scipion débarque à Marseille Sur sa route pour l’Espagne, le consul Scipion débarque à Marseille où il apprend que son expédition vers l’Ebre n’a plus de sens à présent que le Carthaginois a franchi les Pyrénées. Jusque-là, Rome ne se doutait même pas qu’Hannibal préparait une expédition vers l’Italie. Le consul abandonne sa marche sur l’Espagne et décide d’opérer une jonction avec les peuplades celtiques de la région, obéissant toutes, par l’intermédiaire des Marseillais, à l’influence romaine. Scipion projette d’arrêter Hannibal sur le Rhône, mais il est encore à Marseille, à quatre jours de marche en aval, quand les envoyés des Gaulois accourent et lui apprennent l’arrivée du Carthaginois sur les rives du fleuve. Le passage du Rhône Hannibal se prépare à franchir le Rhône avec sa cavalerie et ses éléphants. Sur l’autre rive, dans une position très favorable, des Gaulois hostiles, alliés de Rome, interdisent tout débarquement. Par ordre du Carthaginois, toutes les barques employées à la navigation sur le Rhône sont achetées et on en construit d’autres en abattant des arbres. L’armée pourra en un seul jour accomplir son passage. Reste le problème des Gaulois de l’autre rive. Un fort détachement de cavalerie commandé par Hannon, fils de Bomilcar, reçoit l’ordre de remonter le fleuve au-delà d’Avignon. Trouvant un endroit plus facile 43 Hannibal Barca, l’Histoire véritable à traverser et non défendu, il aborde sur l’autre rive au moyen de radeaux rapidement assemblés, puis redescend vers le sud, pour tomber sur le dos des Gaulois qui menacent la traversée de l’armée carthaginoise. Trois jours après, Hannibal voit le signal convenu pour annoncer la présence du détachement d’Hannon. Aussitôt, il donne l’ordre de traverser. Au premier mouvement de la flottille carthaginoise, les Gaulois accourent sur la rive, mais ils sont attaqués par l’arrière et découvrent en même temps que leur camp est en feu. Fragilisés, ne pouvant résister ni à ceux qui les attaquent ni à ceux qui passent le fleuve, ils s’enfuient et disparaissent. Polybe déclare qu’après la traversée du Rhône, les troupes d’Hannibal comptent 38 000 fantassins et 8 000 cavaliers. Treize mille soldats manquent au décompte depuis les Pyrénées. Hannibal aurait-il jalonné sa route depuis l’Espagne de bastions pour garder les voies de communication entre ses troupes et la base espagnole ? Ou s’agit-il d’une erreur de Polybe quant aux chiffres de départ ? On sait que l’historien de Mégalopolis a trouvé ces informations au cap Lacinion, gravées par ordre d’Hannibal sur une table en airain. Comme le dit Polybe : « Je ne pouvais suivre de meilleurs mémoires. » Scipion tergiverse Pendant ce temps, Scipion, incapable de prendre une initiative, est toujours à Marseille. Il prépare son plan pour une attaque sur le Rhône, mais les rapports qu’il 44 Hannibal Barca, l’Histoire véritable reçoit le troublent. Les Gaulois ont beau lui envoyer des messages demandant une intervention urgente, il ne veut pas marcher vers Hannibal, refuse de croire aux nouvelles qu’on lui apporte et se contente d’expédier sur la rive gauche, en éclaireur, un corps de cavalerie. Ce corps se heurte à l’armée carthaginoise tout entière, qui a déjà traversé le fleuve. En fuyant, l’escadron romain rencontre près d’Avignon quelques cavaliers carthaginois, eux aussi partis en éclaireurs. Ils se livrent un combat vif et sanglant, le premier de cette guerre. Les Romains fuient et s’en vont rendre compte de la situation au quartier général. Scipion part alors à marche forcée, mais quand il arrive, les derniers corps d’armée carthaginois sont partis, depuis trois jours déjà, vers le nord-est. Scipion peut encore retourner avec toute son armée pour opérer sa jonction avec les corps stationnés dans le Pô et attendre Hannibal, mais il ne comprend pas le sens de la marche du Carthaginois vers le nord-est. Il est incapable de concevoir qu’Hannibal a l’intention de traverser les Alpes. Il décide alors de faire embarquer son armée pour l’Espagne sous le commandement de son frère, tandis que lui retourne à Pise avec quelques milliers d’hommes.