Sur l`inconstitutionnalité de l`échange automatique de renseignements

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Sur l`inconstitutionnalité de l`échange automatique de renseignements
Francesco Naef / Elena Neuroni Naef
Sur l’inconstitutionnalité de l’échange
automatique de renseignements
De l’Etat de droit libéral à l’ésotérisme bancaire
Das System des automatischen Informationsaustausches in Steuersachen (AIA)
verletzt das Verbot der Beweisausforschung (sog. «fishing expeditions»), welches
Ausdruck des Verhältnismässigkeitsprinzips ist. Zudem weist es eine ungenügende
Normdichte auf. Schliesslich stellt das vorgeschlagene System eine ungerechtfertigte Einschränkung der Rechtsweggarantie dar. Die Vorlage zur Staatsvertragsgenehmigung und zur Einführung eines flankierenden Bundesgesetzes zum AIA
sollte dem obligatorischen Referendum unterstellt werden, um solche Abweichungen von der Schweizerischen Bundesverfassung formell zu rechtfertigen.
Beitragsarten : Beiträge
Rechtsgebiete : Steuerrecht ; Datenschutz ; Öffentliches Recht
Zitiervorschlag : Francesco Naef / Elena Neuroni Naef, Sur l’inconstitutionnalité de l’échange
automatique de renseignements , in : Jusletter 7. Dezember 2015
ISSN 1424-7410, http ://jusletter.weblaw.ch, Weblaw AG, [email protected], T +41 31 380 57 77
Francesco Naef / Elena Neuroni Naef, Sur l’inconstitutionnalité de l’échange automatique de renseignements , in :
Jusletter 7. Dezember 2015
Table des matières
I.
II.
Introduction
Violation de la protection de la sphère privée (art. 13 Cst.)
1.
Entraide administrative et restriction du droit fondamental
2.
Base légale
3.
Principe de proportionnalité
4.
Interdiction des fishing expeditions
4.1.
Procédure pénale et entraide judiciaire internationale en matière pénale
4.2.
Entraide administrative internationale boursière
4.3.
Procédure civile et entraide judiciaire internationale en matière civile
4.4.
Entraide administrative internationale en matière fiscale
4.4.1.
Fraude fiscale et délits semblables
4.4.2.
Standard de l’art. 26 MC-OCDE
4.4.3.
Demandes groupées
4.5.
Activités préventives
4.6.
Essai de synthèse
5.
Evaluation de l’EAR
5.1.
Par rapport à la base légale
5.1.1.
Gravité de l’atteinte
5.1.2.
Légèreté normative : l’exemple des revenus passifs
5.1.3.
Lacune incomblable
5.2.
Par rapport à l’interdiction des fishing expeditions
5.3.
Par rapport au critère de la nécessité
5.4.
Par rapport au critère de la proportionnalité strictu sensu
III. Violation de la garantie de l’accès au juge (art. 29a Cst.)
1.
Etendue de la garantie constitutionnelle
2.
Evaluation de l’EAR
2.1.
La « protection juridique » prévue par la LEAR
2.2.
Limitation illicite de l’accès au juge
IV. Conséquences formelles
1.
Forme de la LEAR
2.
Forme de l’approbation du MCAA
V. Conséquences matérielles
VI. Conclusions
I.
Introduction
[Rz 1] Le Conseil fédéral indiquait encore en mai 2012 que, pour garantir la conformité de la place
financière suisse aux règles de la fiscalité, il préconisait la conclusion d’accords sur l’imposition
à la source, l’amélioration de l’entraide administrative et de l’entraide judiciaire selon les normes
internationales et l’extension de l’obligation de diligence des établissements financiers ; en revanche,
il s’opposait à l’échange automatique d’informations en matière fiscale (EAR), celui-ci portant
atteinte au droit fondamental au respect de la sphère privée garanti par les articles 13 Cst. et 8
CEDH, sans pour autant garantir une imposition1 .
1
Prise de position du Conseil fédéral du 16 mai 2012 sur le Postulat 12.3179 Susanne Leutenegger Oberholzer.
2
Francesco Naef / Elena Neuroni Naef, Sur l’inconstitutionnalité de l’échange automatique de renseignements , in :
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[Rz 2] Il est par conséquent surprenant que le même Conseil fédéral, seulement deux ans après, ait
souscrit la déclaration de l’OCDE du 6 mai 20142 par laquelle la Suisse – comme les 33 autres pays
membres – s’est publiquement engagée à mettre en œuvre l’EAR et adapter son droit interne3 .
[Rz 3] Empressé de faire suite à ses engagements, le Conseil fédéral s’est vite lancé dans la mise en
œuvre de l’EAR. Il a signé le 19 novembre 2014 l’Accord multilatéral entre autorités compétentes
concernant l’échange automatique de renseignements relatifs aux comptes financiers (Multilateral Competent Authority Agreement, MCAA) élaboré dans le cadre de l’OCDE, il l’a mis en
consultation le 14 janvier 2015 avec un avant-projet de loi d’application (Loi fédérale sur l’échange
international automatique de renseignements en matière fiscale, LEAR), et il a adopté le 5 juin
2015 le Message sur le projet d’arrêté de ratification du MCAA et sur le projet de LEAR : le tout
à une vitesse époustouflante4 .
[Rz 4] Dans cette envolée il a aussi signé le 3 mars 2015 une déclaration commune avec l’Australie
visant à introduire l’EAR sur une base réciproque5 , et le 27 mai 2015 un accord bilatéral avec
l’Union européenne (UE) sur l’EAR6 .
[Rz 5] Cette hâte est très inusuelle par rapport aux traditions suisses du processus législatif et
suscite des doutes – déjà pour ce motif – sur la qualité des projets de législation proposés. Mais
surtout il est impossible de cerner pourquoi le Conseil fédéral semble avoir changé d’avis sur la
conformité de l’EAR au droit fondamental au respect de la sphère privée garanti par les articles
13 Cst. et 8 CEDH.
[Rz 6] La question de la constitutionnalité de l’EAR est en effet centrale et elle a été évoquée
explicitement dans la procédure de consultation7 . Pourtant, le Message sur le projet d’arrêté de
ratification du MCAA et sur le projet de LEAR n’en dit mot8 . Seulement au cours de l’examen du
2
Déclaration C/MIN(2014)5/FINAL du 6 mai 2014 sur l’échange automatique de renseignements en matière
fiscale, in : OCDE, Norme d’échange automatique de renseignement relatifs aux comptes financiers en matière fiscale, Paris 2014, p. 323.
3
Par cette démarche le Conseil fédéral semble par ailleurs avoir empiété sur les compétences de l’Assemblée
fédérale en matière de politique étrangère, cf. Francesco Naef, Soft Law und Gewaltenteilung – Über die
Kunst der Legiferierung durch die Katzenklappe, AJP/PJA 2015, p. 1109 ff ; Fulvio Pelli, Il rapporto
di fiducia fra cittadino contribuente e autorità fiscale, in : Samuele Vorpe (édit.), Contravvenzioni e delitti
fiscali nell’era dello scambio internazionale d’informazioni – Scritti in onore di Marco Bernasconi, Manno
2015, p. 366 estime – à juste titre – que le Conseil fédéral s’est ainsi arrogé une compétence qui n’était pas la
sienne, en exerçant en outre une pression indue sur le Parlement et sur le peuple.
4
Il suffit de remarquer que le rapport sur la procédure de consultation – terminée le 21 avril 2015 – porte la
date du 5 juin 2015 et le Conseil fédéral en a donc vraisemblablement pris connaissance le même jour (!) où
il a adopté le Message pour l’Assemblée fédérale du 5 juin 2015 ; de deux choses l’une : ou bien le Conseil
fédéral n’était point intéressé par les résultats de la consultation (et il a ainsi chargé ses services de préparer
le Message bien avant de connaître les résultats de la consultation) ou bien il n’avait, dans sa séance du 5
juin 2015, rien d’autre à faire et il a rédigé le Message en quelques heures.
5
https://www.sif.admin.ch/sif/fr/home/dokumentation/medienmitteilungen/medienmitteilungen.msg-id56422.html (20 novembre 2015).
6
https://www.sif.admin.ch/sif/fr/home/dokumentation/medienmitteilungen/medienmitteilungen.msg-id57397.html (20 novembre 2015).
7
Rapport du Département fédéral des finances sur les résultats de la consultation relative à l’accord multilatéral entre autorités compétentes concernant l’échange automatique de renseignements relatifs aux comptes
financiers et sur la loi fédérale sur l’échange international automatique de renseignements en matière fiscale,
Berne 2015, p. 9.
8
Message 15.046 du 5 juin 2015 relatif à l’approbation de l’accord multilatéral entre autorités compétentes
concernant l’échange automatique de renseignements relatifs aux comptes financiers et à sa mise en oeuvre,
FF 2015 4975, p. 5057–5060, où le Conseil fédéral se limite à des considérations sur la compétence et sur la
forme des actes à adopter sans exprimer aucun avis sur la conformité aux droits fondamentaux ; le Message
n’a donc pas le contenu minimum prévu par l’art. 141 al. 2 let. a et let. c LParl.
3
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projet par la Commission de l’économie et des redevances du Conseil national, le Secrétariat d’État
aux questions financières internationales a en toute vitesse commissionné la rédaction d’un avis
de droit sur ce point, qui a été rendu public trois jours avant le début de la session parlementaire
d’automne 20159 ; il existerait sur le même sujet aussi un avis de droit de l’Office fédéral de la
justice qui, jusqu’à présent, demeure couvert par le secret10 .
[Rz 7] Le projet sur l’introduction de l’EAR (MCAA et LEAR) étant actuellement à l’examen de
l’Assemblée fédérale, l’heure est venue d’examiner publiquement et de manière approfondie cette
question et ceci pour au moins deux raisons. D’une part, l’Assemblée fédérale aussi doit respecter la
Constitution qui, en tant que norme suprême de l’ordre juridique interne, s’impose en principe tant
au législateur qu’aux autres autorités11 . D’autre part, l’EAR, une fois franchi indemne le cap de
l’iter parlementaire, sera – même si inconstitutionnel – immunisé de tout contrôle par le Tribunal
fédéral (art. 190 Cst.) et l’Assemblée fédérale est ainsi la seule gardienne de la Constitution12 ;
en tant que seule gardienne, elle se doit de garantir un contrôle (préventif) effectif du respect de
la Constitution, sauf à nier à celle-ci son caractère formel13 . En effet, un contrôle non-effectif et
illusoire de la constitutionnalité (p. ex. celui qui se limiterait à un examen sommaire14 ) équivaudrait
à permettre à une loi ordinaire – c’est à dire un acte qui ne respecte pas les formalités accrues
exigées pour une révision constitutionnelle (p. ex. celles prévues à l’art. 140 al. 1 let. a Cst.) – de
réviser ou déroger à la Constitution : celle-ci ne serait alors plus une Constitution au sens formel15 .
[Rz 8] Les considérations qui suivent sont fondées sur le projet d’arrêté fédéral portant approbation
du MCAA16 , sur le MCAA et son Annexe (la Norme commune en matière de déclaration et de diligence raisonnable concernant les renseignements relatifs aux comptes financiers, Norme commune
9
René Matteotti, Verfassungskonformität des automatischen Informationsaustauschs – Kurzgutachten im
Auftrag des Staatssekretariats für Internationale Finanzfragen, 13 aout 2015, in : http://biblio.parlament.ch/
e-docs/383331.pdf (20 novembre 2015).
10
La consultation de cet avis de droit a été refusée le 17 septembre 2015 aux auteurs de la présente contribution par l’OFJ, au motif qu’il avait été établi sur mandat de la Commission de l’économie et des redevances
du Conseil national et il est ainsi couvert par le secret de l’art. 47 LParl ; le même jour, le secrétariat de ladite Commission a confirmé ce refus, vu qu’elle avait décidé de ne pas publier l’avis de droit en question, tout
en renvoyant les auteurs à postuler à nouveau la consultation une fois terminé l’iter parlementaire. Le moins
que l’on puisse dire, tout en respectant le droit des membres de la Commission à la discrétion sur leurs propos exprimés pendant les travaux, c’est que ce secret strict qui entoure l’un des avis de droit sur la constitutionnalité des projets de loi et de traité (donc, non pas les avis des parlementaires, ni même des questions de
sûreté nationale) jette une ombre encore plus sombre sur la qualité de ces projets.
11
Andreas Auer/Giorgio Malinverni/Michel Hottelier, Droit constitutionnel suisse, Berne 2013, vol. I,
ch.m. 1936 ; Pascal Mahon, in : J-F. Aubert/P. Mahon, Petit commentaire de la Constitution fédérale de la
Confédération suisse, Zurich 2003, n. 3 ad art. 190 Cst. ; Benjamin Schindler, in : St. Galler Kommentar,
Zurich 2014, n. 17 ad art. 5 Cst.
12
Auer/Malinverni/Hottelier, (note 11), vol , ch.m. 1920.
13
La caractéristique d’une Constitution au sens formel est qu’elle se révise selon une procédure plus difficile
que la loi ordinaire, et pour ce motif la Constitution est supérieure à la loi, dans ce sens que la règle constitutionnelle peut déroger à la loi, mais l’inverse ne vaut pas, cf. Jean-Francois Aubert, Traité de droit constitutionnel suisse, Neuchâtel 1967, vol. I, n. 256 ; Auer/Malinverni/Hottelier, (note 11), vol I, ch.m. 1391–
1393.
14
Comme cela a été le cas à l’occasion de la révision la Loi sur l’assistance administrative fiscale (LAAF) en
2014, cf. Roberto Zanetti, rapporteur, in : BO CE 2014 p. 83 «Einen Punkt muss ich aber vielleicht herausgreifen, da die Diskussion darüber prominent geführt wurde. Es ging da vor allem um die Frage, ob die Regelung der nachträglichen Information der Verfassung genüge oder nicht (...) Im vorgeschlagenen neuen Artikel
21a des Steueramtshilfegesetzes wird tatsächlich erwähnt, dass eine nachträgliche Information nur in Ausnahmefällen möglich sein soll, sodass man in einer eher summarischen Beurteilung zum Schluss kommen kann,
die Verfassungsmässigkeit sei gegeben.».
15
Auer/Malinverni/Hottelier, (note 11), vol , ch.m. 1936 p. 654 ; Aubert, (note 13), n. 263–264.
16
FF 2015 5061.
4
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de déclaration)17 ainsi que sur le projet de LEAR18 . Elles s’appliquent aussi, mutatis mutandis, à
l’accord bilatéral avec l’Union européenne (UE) sur l’EAR ainsi qu’à tout autre accord sur cette
matière.
II.
Violation de la protection de la sphère privée (art. 13 Cst.)
1.
Entraide administrative et restriction du droit fondamental
[Rz 9] Selon la jurisprudence du Tribunal fédéral et la doctrine majoritaire, les relations économiques d’une personne appartiennent à sa sphère privée, qui constitue un aspect du droit fondamental à la protection de la sphère privée découlant de l’art. 13 Cst. et de l’art. 8 CEDH. La
transmission à l’étranger de données bancaires des clients par le biais de l’entraide administrative
comporte une restriction de ce droit fondamental19 .
[Rz 10] Il ne fait dès lors aucun doute que le système de l’échange international automatique de
renseignements constitue une restriction du droit fondamental à la protection de la sphère privée20 .
[Rz 11] Comme tous les droits fondamentaux, celui à la protection de la sphère privée a des limites
et peut donc être soumis à des restrictions, mais uniquement aux conditions cumulatives prévues
par l’art. 36 Cst ; les données bancaires des clients peuvent être transmises à l’étranger, si cette
transmission se fonde sur une loi ou un traité international, elle est justifiée par un intérêt public
et elle respecte le principe de proportionnalité et l’essence inviolable du droit fondamental21 .
[Rz 12] Il suffit qu’une de ces conditions ne soit pas réalisée pour que la transmission de données constitue une restriction inadmissible du droit fondamental, une violation de la Constitution
fédérale22 .
[Rz 13] Dans le cadre de l’EAR, les doutes de conformité à la Constitution surgissent avant tout
à propos de la base légale et du principe de proportionnalité ; nous nous limiterons donc à ces
questions, même si – à lire le Message – aussi l’intérêt public invoqué par le Conseil fédéral pour
justifier l’adoption de l’EAR a des contours flous23 .
17
FF 2015 5063.
18
FF 2015 5101.
19
ATF 139 II 404 c. 7.1, 137 II 431 c. 2.1.2 ; Andrea Opel, Neuausrichtung der schweizerischen Abkommenspolitik in Steuersachen : Amtshilfe nach dem OECD-Standard, Berne 2015, p. 227-230 ; Daniel Holenstein, in : Basler Kommentar Internationales Steuerrecht, Bâle 2015, n. 1-2 ad art. 26 MC-OCDE ; Stephan
Breitenmoser, in : P. Uebersax/B. Rudin/P. Hugi Yae/P. Geiser (édit.), Ausländerrecht, Bâle 2009, ch.m.
23.127 ; Rainer J. Schweizer, Der Rechtsstaat und die EMRK im Fall der Kunden der UBS AG, AJP/PJA
2011, p. 1011.
20
Matteotti, (note 9), p. 7.
21
ATF 139 II 404 c. 7.1, 137 II 431 c. 2.1.2.
22
Mahon, (note 11), n. 3 ad art. 36 Cst.
23
L’adoption de l’EAR aurait pour but de rétablir la confiance dans la place financière suisse, rendre cette dernière compatible avec les règles de la conformité fiscale et garantir sa compétitivité, Message 15.046, (note 8),
p. 5057.
5
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2.
Base légale
[Rz 14] Si toute restriction d’un droit fondamental doit être fondée sur une base légale, les restrictions graves doivent être prévues par une loi au sens formel ou par une Convention internationale24 .
La gravité de l’atteinte doit être appréciée objectivement et non pas en fonction de l’impression
subjective du destinataire25 .
[Rz 15] En plus de cela, il convient de vérifier si la base légale présente les garanties de clarté et
de transparence exigées par le droit constitutionnel, au titre de la densité normative26 . En effet,
selon la jurisprudence du Tribunal fédéral, l’exigence de précision de la norme découle du principe
général de la légalité, mais aussi de la sécurité du droit et de l’égalité devant la loi27 . Il faut que
la loi restrictive des libertés ait un degré suffisant de précision et de détermination pour que son
application puisse être prévisible. Plus elle restreint la liberté, plus elle doit être précise et prévoir
elle-même les éléments essentiels de la réglementation28 .
[Rz 16] L’exigence de la densité normative n’est toutefois pas absolue, car on ne saurait exiger
du législateur qu’il renonce totalement à recourir à des notions générales, comportant une part
nécessaire d’interprétation. Cela tient en premier lieu à la nature générale et abstraite inhérente
à toute règle de droit, et à la nécessité qui en découle de laisser aux autorités d’application une
certaine marge de manœuvre lors de la concrétisation de la norme. Pour déterminer le degré de
précision que l’on est en droit d’exiger de la loi, il faut tenir compte du cercle de ses destinataires et
de la gravité des atteintes qu’elle autorise aux droits fondamentaux29 . Une atteinte grave exige en
principe une base légale formelle, claire et précise, alors que les atteintes plus légères peuvent, par
le biais d’une délégation législative, figurer dans des actes de niveau inférieur à la loi, ou trouver
leur fondement dans une clause générale30 .
[Rz 17] Pour la Cour Européenne des droits de l’homme aussi, seule une loi « d’une précision
particulière », c’est-à-dire comportant des règles claires et détaillées, peut porter une atteinte
grave aux libertés31 . L’application de la norme doit être prévisible. La notion de prévisibilité au
sens de la CEDH dépend dans une large mesure du contenu du texte dont il s’agit, du domaine
qu’il couvre ainsi que du nombre et de la qualité de ses destinataires32 .
[Rz 18] La mesure incriminée doit reposer sur une disposition du droit interne. En particulier
l’accessibilité de la loi aux personnes concernées exige de celle-ci une formulation assez précise pour
leur permettre – en s’entourant au besoin de conseils éclairés – de prévoir, à un degré raisonnable
dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé. Une
loi qui confère un pouvoir d’appréciation ne se heurte pas en soi à cette exigence, à condition
24
ATF 139 II 404 c. 7.1 ; Auer/Malinverni/Hottelier, (note 11), vol II, n. 190
25
ATF 137 II 371 c. 6.2 p. 381
26
Cf. ATF 139 I 280, 136 I 1 c. 5.3.1 p.13, 123 I 112 c. 7a p.124. et les références citées ;
Auer/Malinverni/Hottelier, (note 11), vol II, n. 192.
27
ATF 136 II 304 c. 7.6 p. 324, 123 I 112 c. 7a p.124 et les références citées.
28
Auer/Malinverni/Hottelier, (note11), vol II, n. 192.
29
ATF 138 I 378 c. 7.2 p. 391,131 II 13 c. 6.5.1 p. 29, 109 Ia 273 c. 4d p. 284.
30
ATF 122 I 360 c. 5b/bb et les arrêts cités.
31
Auer/Malinverni/Hottelier, (note 11), vol II, n. 190 avec réf. à ACEDH Radio France du 30 mars 2004, §
30.
32
Auer/Malinverni/Hottelier, (note 11), vol II, n. 192 avec réf. à ACEDH Hashman et Harrup du 19 novembre 1999, Rec. 1999– VIII, §31, Groppera Radio AG du 28 mars 1990, Série A, n. 173 §68.
6
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que l’étendue et les modalités d’exercice d’un tel pouvoir se trouvent définies avec une netteté
suffisante, eu égard au but légitime en jeu, pour fournir à l’individu une protection adéquate
contre l’arbitraire33 .
3.
Principe de proportionnalité
[Rz 19] Le principe de proportionnalité est l’un de ces grands principes de l’État de droit libéral34 ,
qui doit trouver application dans toute activité étatique35 , à plus forte raison lorsque cette activité
comporte une restriction d’un droit fondamental36 . Pour certains, le principe découle de la notion
même de droit ou de justice37 .
[Rz 20] Le législateur ne peut pas, pour protéger l’ordre public ou atteindre d’autres (légitimes,
judicieux voire même louables) objectifs d’intérêt public, supprimer ou restreindre les libertés par
tous les moyens qui lui semblent bons38 . Finalement, le principe signifie que la fin ne justifie pas
tous les moyens39 .
[Rz 21] Le principe apparaît ainsi comme l’instrument de défense de l’individu contre les atteintes
de l’État à sa liberté40 : il fixe les limites du pouvoir de l’État41 .
[Rz 22] Selon la formule consacrée par la jurisprudence et la doctrine, le principe de la proportionnalité exige que la mesure envisagée soit apte à produire les résultats d’intérêt public escomptés
(règle de l’aptitude) et que ceux-ci ne puissent être atteints par une mesure moins incisive (règle de
la nécessité). En outre, il interdit toute limitation allant au-delà du but visé et postule un rapport
raisonnable entre celui-ci et les intérêts publics ou privés compromis (principe de la proportionnalité
au sens étroit, impliquant une pesée des intérêts dans le cas d’espèce)42 .
[Rz 23] La règle de la nécessité exige que la mesure restrictive du droit fondamental ne soit plus
rigoureuse qu’il n’est nécessaire pour atteindre le but visé, et ceci du point de vue de la nature
même de la mesure, de sa durée, de sa portée spatiale et personnelle43 . Par exemple, des mesures
qui touchent un grand nombre de personnes sont nécessaires uniquement si le même but ne peut
33
Cour EDH, arrêt Tolstoy Miloslavsky du 13 juillet 1995, Série A n. 316, p. 71 § 37 ; ATF 123 I 125.
34
Jean-Francois Aubert, Traité de droit constitutionnel suisse, Neuchâtel 1982, Supplément 1967–1982, n.
1758–1774, p. 209.
35
Art. 5 al. 2 Cst. ; ATF 135 V 172 c. 7.3.3, 131 V 107 c. 3.4.1 ; Schindler, (note 11), n. 49 ad art. 5 Cst. ;
MAHON, (note 11), n. 13 ad art. 5 Cst.
36
Art. 36 al. 3 Cst.
37
Rainer J. Schweizer, in : St. Galler Kommentar, Zurich 2014, n. 37 ad art. 36 Cst ; Niccolò Raselli, Die
Attacke auf das Verhältnismässigkeitsprinzip, AJP/PJA 2015, p. 1352.
38
Auer/Malinverni/Hottelier, (note 11), vol. II, ch.m. 226.
39
Auer/Malinverni/Hottelier, (note 11), vol II, ch.m. 1008 ; Mahon, (note 11), n. 13 ad art. 5 Cst.
40
Schindler, (note 11), n. 48 ad art. 5 Cst ; Auer/Malinverni/Hottelier, (note 11), vol II, ch.m. 247.
41
Message 96.091 du 20 novembre 1996 relatif à une nouvelle Constitution fédérale, FF 1996 I 1, p. 135.
42
ATF 141 I 20 c. 6.2.1, 140 I 168 c. 4.2.1, 136 IV 97 c. 5.2.2 avec réf. ; Auer/Malinverni/Hottelier, (note
11), vol II, ch.m. 226–247 ; Mahon, (note 11), n. 16 ad art. 36 Cst ; Schweizer, (note 37), n. 38–40 ad art.
36 Cst. ; Astrid Epiney, in : BasK-BV, Bâle 2015, n. 55–57 ad art. 36 Cst ; Regina Kiener/Walter Kälin,
Grundrechte, Berne 2013, p. 120–125 ; Markus Schefer, Die Beeinträchtingung von Grundrechten, Berne
2006, p. 82-85.
43
ATF 126 I 112 c.5.b, 124 I 40 c. 3e avec réf. ; Schweizer, (note 37), n. 39 ad art. 36 Cst ; Kiener/Kälin,
(note 42), p. 120–123 ; Mahon, (note 11), n. 16 ad art. 36 Cst.
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être atteint par des mesures individuelles44 . En outre, ces mesures doivent être dirigées en premier
lieu contre le perturbateur45 .
[Rz 24] En particulier dans le domaine de l’entraide internationale judiciaire (pénale) ou administrative (en matière boursière), la règle de la nécessité signifie que l’entraide ne peut être accordée
que dans la mesure nécessaire à la découverte de la vérité recherchée par les autorités de l’Etat
requérant. Une remise en vrac de la documentation ou des informations recueillies à l’Etat requérant est donc incompatible avec le principe de la proportionnalité46 . La question de savoir si les
renseignements demandés sont nécessaires ou simplement utiles à la procédure étrangère est toutefois en principe laissée à l’appréciation des autorités étrangères, la coopération internationale ne
pouvant être refusée que si les actes requis sont manifestement sans rapport avec l’infraction poursuivie et impropres à faire progresser l’enquête. L’entraide est ainsi régie par le principe de l’utilité
potentielle des preuves47 : seuls les documents n’ayant manifestement aucune utilité pour l’autorité étrangère ne doivent pas être transmis ; l’entraide doit en revanche être accordée lorsque les
renseignements requis sont susceptibles d’apporter des éclaircissements propres à faire progresser
l’enquête en cours48 .
[Rz 25] Il en va de même, en général, dans le domaine de l’entraide administrative internationale
en matière fiscale49 . Si l’entraide est fondée sur le standard de l’art. 26 MC-OCDE, qui prévoit
l’échange des renseignements vraisemblablement pertinents, la substance ne change pas. En effet
cette notion – qui découle elle aussi du principe de proportionnalité50 – vise à permettre un
échange d’informations aussi large que possible et il suffit donc que l’utilité des renseignements
demandés soit raisonnablement envisageable : l’entraide ne peut être refusée que si un lien entre
les informations recherchées et l’enquête étrangère paraît peu probable51 .
[Rz 26] De plus, la même règle de nécessité comporte que l’entraide administrative internationale
en matière fiscale52 soit en principe subsidiaire : l’autorité compétente de l’État requérant peut
formuler ses demandes de renseignements uniquement après avoir utilisé les sources habituelles de
renseignements prévues par sa procédure fiscale interne53 .
44
Kiener/Kälin, (note 42), p. 123.
45
Kiener/Kälin, (note 42), p. 123 ; Schweizer, (note 37), n. 39 ad art. 36 Cst ; David Hoffstetter, Das
Verhältnismässigkeitsprinzip als Grundsatz rechtsstaatlichen Handelns (Art. 5 Abs. 2 BV), Zurich 2014, ch.
m. 255 ; Markus H. F. Mohler, Grundzüge des Polizeirechts in der Schweiz, Bâle 2012, ch. m. 713.
46
ATF 130 II 14 c. 4.4, 122 II 367 c. 2c, 115 Ib 186 c. 4, 115 Ib 193 c. 6 p. 197.
47
Un critère permissif qui n’est pas exempt de critiques, cf. Francesco Naef, Divagazioni sul potere cognitivo
del giudice delle rogatorie internazionali, AJP/PJA 1997, p. 295–296 ; Caroline Gstöhl, Geheimnisschutz
im Verfahren der internationalen Rechtshilfe in Strafsachen, Berne 2008, p. 324–326.
48
ATF 136 IV 82 c. 4.1, 129 II 484 c. 4.1, 121 II 241 c. 3a, 122 II 367 c. 2c ; TPF 2009 161 c. 5.1 ; Arrêt du
Tribunal administratif fédéral B-4929/2014 du 19 novembre 2014 c. 5.1.
49
ATF 139 II 404 c. 7.2.2 ; Arrêt du Tribunal administratif fédéral A-6930/2010 du 9 mars 2011 c. 6.1.1, A6634/2010 du 16 septembre 2011 c. 3.3.
50
Arrêt du Tribunal administratif fédéral A-6011/2012 du 13 mars 2013 c. 7.4.1 ; Holenstein, (note 19), n.
97 ad art. 26 MC-OCDE ; Diana Oswald, Verfahrensrechtliche Aspekte der internationalen Amtshilfe in
Steuersachen, Zurich 2015, ch. m. 89.
51
Art. 17 al. 2 LAAF ; Arrêt du Tribunal fédéral 2C_963/2014 du 24 septembre 2015 c. 4.4.3 destiné à la publication ; Arrêt du Tribunal administratif fédéral A-7111/2014 et al. du 9 juillet 2015 c. 5.2.5 ; OCDE, Modèle de convention fiscale concernant le revenu et la fortune : Version abrégée 2014, Paris 2014, Commentaires sur l’article 26, p. 449 n. 5.
52
Au contraire de l’entraide judiciaire internationale en matière pénale, cfr. ATF 113 Ib 157 c. 3 c.
53
Art. 6 al. 2 let. g LAAF ; Arrêt du Tribunal administratif fédéral A-7111/2014 et al. du 9 juillet 2015 c. 5.2.1,
A-4232/2013 du 17 décembre 2013 c. 6.3.2 ; OCDE, Modèle (note 51), p. 455 n. 9 let. a ; Holenstein, (note
19), n. 284 ad art. 26 MC-OCDE ; Andreas Donatsch/Stefan Heimgartner/Frank Meyer/Madeleine
8
Francesco Naef / Elena Neuroni Naef, Sur l’inconstitutionnalité de l’échange automatique de renseignements , in :
Jusletter 7. Dezember 2015
[Rz 27] Quant à la proportionnalité au sens étroit, elle comporte la pesée des intérêts opposés dans
le cas concret. Si la restriction de la liberté individuelle réside dans la loi, celle-ci devrait prévoir
des dérogations et permettre à l’autorité d’application de faire des exceptions si les circonstances
le justifient : rarement une obligation générale, prévue par une loi, de restreindre une liberté sera
conforme au principe de proportionnalité54 .
[Rz 28] Dans le domaine de l’entraide administrative internationale en matière fiscale, c’est probablement de la règle de la proportionnalité au sens étroit qui découle l’exigence de la praticabilité de
l’entraide. La Suisse n’est par exemple pas tenue d’interroger les trois centaines de banques actives
en Suisse pour répondre à une demande d’assistance administrative qui n’identifie pas le détenteur
des renseignements55 .
4.
Interdiction des fishing expeditions
[Rz 29] L’une des expressions concrètes du principe de proportionnalité est sans aucun doute l’interdiction des fishing expeditions, aussi connue comme interdiction de la recherche indéterminée (ou
exploratoire) de preuves ou de la recherche à l’aveuglette ou des opérations de pêche ou encore de
la pêche aux renseignements. En tant qu’émanation du principe de proportionnalité, l’interdiction
s’applique à toute forme d’activité étatique.
4.1.
Procédure pénale et entraide judiciaire internationale en matière pénale
[Rz 30] Dès les années septante du siècle dernier, le Tribunal fédéral a reconnu que la recherche
générale et indéterminée de moyens de preuve (fishing expedition ou requête exploratoire) est
contraire au principe de proportionnalité et ainsi prohibée par le droit suisse.
[Rz 31] En principe, cette interdiction signifie qu’il est inadmissible de recueillir des preuves au
hasard. Les mesures d’instruction comportant une restriction des droits fondamentaux (c.-à-d. les
mesures de contrainte) qui visent – en l’absence d’indices concrets quant à l’objet et à l’auteur d’une
infraction – à découvrir des éléments pour fonder le soupçon d’une infraction sont proscrites. Cela
vaut pour la procédure pénale interne et, à plus forte raison, pour la procédure d’entraide judiciaire
internationale en matière pénale56 . On est notamment en présence d’une recherche indéterminée
de moyens de preuve si des mesures d’instruction sont manifestement sans rapport avec l’infraction
poursuivie et impropres à faire progresser l’enquête57 .
[Rz 32] Le Tribunal fédéral a fondé sa jurisprudence sur les travaux de la Journée des juristes
allemands de 1966 dédiée aux preuves illégales, et en particulier à l’étude présentée par Karl
Simonek, Internationale Rechtshilfe unter Einbezug der Amtshilfe im Steuerrecht, Zurich 2015, p. 234 ; Opel,
(note 19), p. 364–368.
54
ATF 133 I 145 c. 4.2 ; Auer/Malinverni/Hottelier, (note 11), vol II, ch. m. 235.
55
ATF 139 II 404 c. 7.3.2 ; Message 11.027 du 6 avril 2011 sur le complément aux conventions en vue
d’éviter les doubles impositions approuvées par l’Assemblée fédérale le 18 juin 2010, FF 2011 3519,
p. 3527 ; Opel, (note 19), p. 345–346 ; Holenstein, (note 19), n. 157 ad art. 26 MC-OCDE ; Donatsch/Heimgartner/Meyer/ Simonek, (note 53), p. 242.
56
ATF 98 Ia 418 c. 4b/bb, 102 Ia 516 c. 5c, 102 Ia 529 c. 5c, 103 Ia 206 c. 6, 113 Ib 257 c. 5c.
57
ATF 136 IV 82 c.. 4.1 avec réf.
9
Francesco Naef / Elena Neuroni Naef, Sur l’inconstitutionnalité de l’échange automatique de renseignements , in :
Jusletter 7. Dezember 2015
Peters58 (dont il a repris à la lettre quelques passages59 ), qui avait mis en évidence que les mesures d’instruction sont nécessairement liées et dépendantes d’une procédure pénale en cours ayant
un objet, l’objet de l’instruction ; à défaut de ce lien de connexité (donc si elles n’ont pas d’objet
concret), elles ne peuvent pas restreindre les droits fondamentaux60 . De ce point de vue, l’interdiction des fishing expeditions est justement rattachée par le Tribunal fédéral au principe de
proportionnalité61 . Une recherche des preuves au hasard n’ayant ni un but ni un objet, elle respectera très difficilement la règle de l’aptitude, et il est impossible de juger si elle respecte la règle de
la nécessité, c.-à-d. si elle n’est plus rigoureuse qu’il n’est nécessaire ; en outre, par définition, elle
n’est pas dirigée uniquement contre le perturbateur.
[Rz 33] On pourrait ajouter que l’intérêt public à la découverte de la vérité (pouvant justifier une
restriction des droits fondamentaux) prend naissance uniquement après la connaissance (au niveau
du soupçon fondé sur des indices concrets) par l’autorité d’un fait pénalement relevant62 .
[Rz 34] Quoi qu’il en soit, le principe a maintenant été codifié – pour la procédure pénale – à l’art.
197 al. 1 let. b CPP.
[Rz 35] Le principal contenu de l’interdiction des fishing expeditions est donc qu’il est défendu
d’utiliser des mesures qui restreignent les droits fondamentaux pour aller à la recherche de la
notitia criminis, pour fonder un soupçon initial (encore inexistant) justifiant l’ouverture d’une
enquête pénale63 . En d’autres termes l’autorité pénale ne peut pas vérifier la conformité à la loi
de n’importe quel comportement de l’individu, sans avoir des indices concrets qu’il ait commis des
illégalités64 .
[Rz 36] Pour ne pas encourir le reproche de pratiquer une opération de pêche, l’autorité doit avoir
des indices concrets qui fondent le soupçon qu’une infraction a été commise. Elle doit se fonder
58
Karl Peters, Beweisverbote im deutschen Strafverfahren, Gutachten für den 46. deutschen Juristentag,
Munich 1966, Band I Teil 3A p. 91ss.
59
Les affirmations de principe « Das Verbot der Beweisausforschung bedeutet die Unzulässigkeit von Beweisaufnahmen aufs Geratewohl » et « Es dürfen keine strafprozessualen Untersuchungshandlungen zur Auffindung von Belastungsmaterial zwecks Begründung eines Verdachts durchgeführt werden ohne vorhergehende
konkrete Anhaltspunkte nach Gegenstand und Person » dans l’ATF 103 Ia 206 c. 6 proviennent en effet, au
mot près, de l’étude de Peters, (note 58), p. 143 .a lettre quelques passages
60
Peters, (note 58), p. 144.
61
Pour certains il s’agirait au contraire d’un principe indépendant inhérent à toute procédure pénale :
Theobald Brun, Die Beschlagnahme von Bankdocumenten in der internationalen Rechtshile in
Strafsachen, Zurich 1996, p. 105 ; pour d’autres il serait inhérent à toute procédure d’entraide : Donatsch/Heimgartner/Meyer/Simonek, (note 53), p. 93, note 325 ; pour d’autres encore il serait un principe élémentaire de respect de la dignité humaine : Cornelia Hürlimann, Die Eröffnung einer Strafuntersuchung i ordentlichen Verfahren gegen Erwachsene im Kanton Zürich, Zurich 2006, p. 109.
62
Jürg-Beat Ackermann, Tatverdacht und Cicero – in dubio contra suspicionem malefici, in : Festchrift für
Franz Riklin, Zurich 2007, p, 324.
63
Niklaus Schmid, Handbuch des Schweizeriscen Strafprozessrechts, Zurich 2009, ch. m. 973, note 6 ; MARK
Pieth, Schweizerisces Strafprozessrecht, Bâle 2012, p. 118 ; Jonas Weber, in : BasK-Scherizerische Strafprozessordnung, Bâle 2015, n. 6 ad art. 197 CPP ; Baptiste Viredaz/Stephan Johner, in : Commentaire Romand CPP, Bâle 2011, n. 5 ad art. 197 CPP ; Gérard Piquerez/Alain Macaluso, Procédure pénal suisse,
Genève 2011, ch. m. 1322 ; Stefan Heimgartner/Marcel Alexander Niggli, in : BasK- Internationales
Strafrecht, Bâle 2015, n. 43 de l’Introdcution ; Alexander M. Glutz, in : BasK- Internationales Strafrecht,
Bâle 2015, n. 21 ad art. 9 EIMP ; Marc Engler, in : BasK- Internationales Strafrecht, Bâle 2015, n. 15 ad
art. 28 EIMP ; Brun, (note 61), p. 21 ; Naef, (note 47), p. 296–297.
64
Hürlimann, (note 61), p. 109.
10
Francesco Naef / Elena Neuroni Naef, Sur l’inconstitutionnalité de l’échange automatique de renseignements , in :
Jusletter 7. Dezember 2015
sur des faits concrets, non pas simplement sur des conjectures, des rumeurs, des présomptions
générales ou des critères criminologiques65 .
[Rz 37] Par exemple il est interdit, sur la base de la seule donnée statistique selon laquelle les assurances sont souvent victimes d’escroqueries lors des réparations de voitures accidentées, d’ordonner
des perquisitions et saisies de documentation auprès de compagnies d’assurance ou garagistes, dans
l’espoir de déceler ainsi des escroqueries66 . De la même manière, une perquisition dans un centre
pour requérants d’asile, ordonnée sans indices concrets de commission d’infractions dans le seul
espoir de découvrir des stupéfiants ou du butin, serait une fishing expedition proscrite67 .
[Rz 38] Tout cela vaut évidemment pour les perquisitions des données bancaires aussi. Par conséquence, la surveillance d’une relation bancaire en dehors de toute procédure et visant à observer
une personne qui n’est encore soupçonnée d’un crime ou délit est interdite68 .
[Rz 39] Il en va de même aussi à propos de données apparemment plus banales. Dans une affaire de
2007, la police avait visionné les enregistrements d’une caméra privée qui avait été perdue lors d’une
fête populaire et remise aux services de police ; celle-ci n’avait aucun indice de l’existence d’une
infraction pénale. Lors de la vision du contenu de la caméra elle est toutefois tombée sur deux films
qui montraient une course automobile au cours de laquelle le passager d’une voiture avait filmé
toute une série de graves infractions aux règles de la circulation routière ; cela a aboutit à l’ouverture
d’une procédure pénale et à la condamnation en première et deuxième instance du conducteur ainsi
identifié à une peine privative de la liberté ferme de 18 mois. Cet examen de données à l’aveuglette
opéré par la police a été déclaré comparable à une recherche illicite indéterminée de preuves (fishing
expedition), et la preuve ainsi recueillie finalement inutilisable pour l’établissement des faits69 .
4.2.
Entraide administrative internationale boursière
[Rz 40] Dans l’entraide administrative internationale boursière, la jurisprudence applique en substance la même notion de fishing expedition décrite ci-dessus70 .
[Rz 41] Souvent, dans le domaine de possibles manquements aux obligations légales et réglementaires ou distorsions du marché, les indices concrets fondant le soupçon initial sont toutefois très
minces et pourtant suffisants.
[Rz 42] Au cas d’utilisation suspecte d’informations privilégiées, la variation du cours des titres en
cause et l’augmentation inhabituelle de leur volume d’échange durant une période sensible sont à
elles seules suffisantes pour accorder l’entraide administrative71
[Rz 43] En outre, il ne s’agit pas d’une fishing expedition lorsque des renseignements sont demandés
au sujet d’une transaction qui a eu lieu juste avant la publication d’un fait confidentiel72 .
65
Pieth, (note 63), p. 1118 ; Weber, (note 63), n. 7 ad art. 197 CPP ; Hürlimann, (note 61), p. 98-99 ; Ackermann, (note 62), p. 326 ; Naef, (note 47), p. 297.
66
Hans Walder, Strafverfolgungspflicht und Anfangsverdacht, recht 1990, p. 3.
67
Hürlimann, (note 61), p. 109, note 609.
68
Ursula Cassani/Miguel Oural, in : Commentaire Romand CPP, Bâle 2011, n. 15 ad art. 284 CPP.
69
ATF 137 I 218 c. 2.3.2.
70
ATF 125 II 65 c. 6 ; ATAF 2011/14 c. 5.
71
ATF 129 II 484 c. 4.2.
72
ATF 125 II 65 c. 6.
11
Francesco Naef / Elena Neuroni Naef, Sur l’inconstitutionnalité de l’échange automatique de renseignements , in :
Jusletter 7. Dezember 2015
4.3.
Procédure civile et entraide judiciaire internationale en matière civile
[Rz 44] En procédure civile aussi, on parle d’interdiction des fishing expeditions dans la procédure
probatoire, surtout à propos des demandes de production de documents en main de la partie
adverse.
[Rz 45] Le Tribunal fédéral semble – sans s’exprimer très explicitement sur la question – tenir pour
illicites les demande exploratoires de preuves (fishing expeditions)73 . Par là il entend les demandes
de preuves génériques (ad explorandum) qui ont pour but de découvrir et de prouver des faits qui
ne sont même pas connus par le demandeur et qu’il n’a pas allégués74 .
[Rz 46] Pour la doctrine aussi les demandes de production de pièces de la partie adverse qui visent
à trouver des informations nouvelles et à permettre de nouvelles allégations concernant des faits
jusqu’alors inconnus étaient et sont, sous le nouveau CPC, proscrites75 .
[Rz 47] Dans l’entraide judiciaire internationale en matière civile, il est intéressant de remarquer que
la Suisse a exprimé la réserve prévue par l’art. 23 de la Convention de la Haye sur l’obtention des
preuves à l’étranger en matière civile ou commerciale du 18 mars 1970 à propos de la procédure de
pre-trial discovery of documents, en déclarant que les demandes de production de pièces formulées
en termes généraux et requérant de la partie adverse qu’elle indique les documents en sa possession
dans le but d’obtenir des informations sans rapport avec la cause ou pour tenter de découvrir
s’il y a matière à fonder une action en justice (fishing expedition) ne seront pas exécutées76 . Par
cette réserve, on a voulu garantir que les requêtes d’entraide judiciaire étrangères en matière de
production de documents soient traitées comme des requêtes internes suisses77 , ce qui signifie que
ce genre de demandes exploratoires est interdit en Suisse.
4.4.
Entraide administrative internationale en matière fiscale
4.4.1.
Fraude fiscale et délits semblables
[Rz 48] Comme dans le cadre de toute autre action de l’État, l’entraide administrative internationale
pour fraude fiscale et délits semblables (comme celle prévue par la Convention du 2 octobre 1996
entre la Confédération suisse et les États-Unis d’Amérique en vue d’éviter les doubles impositions
en matière d’impôts sur le revenu : CDI-USA 96) doit respecter le principe de proportionnalité.
L’interdiction des fishing expeditions telle qu’elle a été décrite en matière d’assistance judiciaire
internationale pénale vaut donc – tout comme beaucoup d’autres principes – aussi pour l’entraide
administrative en matière fiscale pour fraude et délits semblables78 .
73
ATF 141 III 119 c. 7.1.1, 138 III 425 c. 6.4 ; Arrêt du Tribunal fédéral 4A_269/2011 du 11 novembre 2011 c.
3.3.2 dernière frase.
74
Arrêt du Tribal fédéral 5A_295/2009 du 23 décembre 2009 c. 2.
75
Sven Rüetschi, in : Berner Kommentar, Berne 2012, n. 16 ad art. 160 CPC ; Mark Livschitz/Oliver
Schmid, Sie wollen klagen ihr Gegner hat die Beweise : Beweisausforschungsstrategien und ihre Abwehr :
Neuerungen im Kontext der eidgenössischen Prozessordnung aus Sicht der Praxis, AJP/PJA 2011, p. 741 ;
Ernst F. Schmid, in : BasK-ZPO, Bâle 2013, n. 24 ad art. 160 CPC ; Francesco Trezzini, in : B. Cocchi/F. Trezzini/G. Bernasconi, Commentario al Codice di diritto processuale civile svizzero (CPC), Lugano
2011, ad art. 160 CPC p. 777.
76
ATF 132 III 291.
77
Arrêt du Tribunal fédéral 4A_399/2007 du 4 décembre 2007 c. 5.1 ; OFJ, Entraide judiciaire internationale
en matière civile – Lignes directrices, Berne 2013, p. 27 ; Jolanta Kren Kostkiewicz/Rodrigo Rodriguez,
Internationale Rechtshilfe in Zivilsachen, Berne 2013, ch. m. 472.
78
ATF 139 II 404 c. 7.2.3.
12
Francesco Naef / Elena Neuroni Naef, Sur l’inconstitutionnalité de l’échange automatique de renseignements , in :
Jusletter 7. Dezember 2015
[Rz 49] L’existence d’un soupçon fondé quant à l’existence d’une fraude fiscale ou d’un délit semblable (par exemple au sens de l’art. 26 CDI-USA 96) est une condition nécessaire et en même
temps suffisante de l’entraide ; l’autorité requérante doit donc exposer de manière satisfaisante
toutes les circonstances sur lesquelles elle fonde ses soupçons. L’existence de soupçons fondés doit
être admise lorsqu’un nombre suffisant d’indices indique que l’état de fait incriminé s’est peut-être
produit et il n’appartient pas aux autorités suisses de décider de manière définitive si des agissements pénalement répréhensibles ont eu lieu79 . La coopération internationale ne peut être refusée
que si les actes requis sont manifestement sans rapport avec l’infraction poursuivie et impropres
à faire progresser l’enquête, de sorte que la demande apparaît comme le prétexte à une recherche
indéterminée de moyens de preuve80 .
4.4.2.
Standard de l’art. 26 MC-OCDE
[Rz 50] Les CDI conclues par la Suisse qui contiennent la clause d’échange de renseignements
conforme au standard de l’art. 26 MC-OCDE ne font pas dépendre l’entraide administrative de
l’existence d’un soupçon fondé d’un délit fiscal. En effet, selon l’art. 28 par. 1 MC-OCDE, l’échange
de renseignements s’étend aux informations nécessaires à l’administration ou à l’application de
la législation interne relative aux impôts de toute nature ou dénomination, c.-à-d. à toutes les
informations dont l’État requérant a besoin pour imposer l’un de ses contribuables81 .
[Rz 51] On pourrait alors se demander si, dans ce genre d’entraide administrative qui est détachée
d’un soupçon de délit fiscal, l’interdiction des fishing expeditions existe encore82 .
[Rz 52] La volonté exprimée par les autorités suisses lors de la procédure de ratification des Conventions conformes au standard de l’art. 26 MC-OCDE et des travaux préparatoires de la LAAF paraît
toutefois assez claire sur ce sujet. Les « pêches aux renseignements », c.-à-d. les requêtes présentées
sans objet d’investigation précisé dans l’espoir d’obtenir les informations fiscalement déterminantes,
sont expressément exclues de l’entraide prévue par ces Conventions83 . Selon la conception suisse,
les opérations de « pêche aux renseignements » proscrites consistent à rechercher des preuves sans
bases concrètes, afin de débusquer des cas encore inconnus84 .
[Rz 53] Cette conception n’est d’ailleurs pas propre au seul droit suisse, car l’art. 26 MC-OCDE
prévoit une limitation à l’entraide qui a aussi pour but d’exclure les fishing expeditions.
79
ATF 139 II 404 c. 7.2.2, 451 c. 2.1-2.2.1.
80
ATF 139 II 404 c. 7.2.2.
81
ATF 139 II 404 c. 7.2.2 p. 425 ; Arrêt du Tribunal administratif fédéral A-7111/2014 et al. du 7 juillet 2015
c. 5.2.2 ; Xavier Oberson, in : R. Danon/D. Gutmann/X. Oberson/P. Pistone (édit.), Modèle de Convention fiscale OCDE concernant le revenu et la fortune : Commentaire, Bâle 2014, n. 41 ad art. 26 MC-OCDE ;
Donatsch/Heimgartner/Meyer/Simonek, (note 53), p. 228.
82
Opel, (note 19), p. 360–361 ; Urs R. Behnisch, Schweizer Amtshilfe – quo vadis ?, in : Liber amicourum für
Martin Zweifel, Bâle 2013, p. 253 ; Aurelia Rappo/Aurélie Tille Les conditions d’assistance administrative internationale en matière fiscale selon la LAAF, RDAF 2013 II p. 20.
83
Message complémentaire ad 09.026 du 27 novembre 2009 au message du 6 mars 2009 concernant l’approbation du nouvel avenant à la convention contre les doubles impositions avec la France, FF 2010 1409 p. 1416 ;
Message 09.091 du 27 novembre 2009 concernant l’approbation d’un Protocole modifiant la Convention
contre les doubles impositions entre la Suisse et le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord
, FF 2010 241, p. 248 ; Message 09.092 du 27 novembre 2009 concernant l’approbation d’un protocole modifiant la convention contre les doubles impositions entre la Suisse et le Mexique, FF 2010 163, p. 172 ; Message 09.093 du 27 novembre 2009 concernant l’approbation d’un protocole modifiant la Convention contre les
doubles impositions entre la Suisse et le Danemark du 27 novembre 2009, FF 2010 87, p. 95.
84
Rapport explicatif concernant l’avant-projet d’une loi sur l’assistance administrative fiscale, p. 8.
13
Francesco Naef / Elena Neuroni Naef, Sur l’inconstitutionnalité de l’échange automatique de renseignements , in :
Jusletter 7. Dezember 2015
[Rz 54] En effet, l’art 26 MC-OCDE limite l’entraide aux renseignements vraisemblablement pertinents pour appliquer les dispositions de la Convention ou pour l’administration ou l’application de
la législation interne relative aux impôts de toute nature ou dénomination perçus dans ces États.
Le commentaire à l’art. 26 MC-OCDE explique que la notion de « pertinence vraisemblable » a
pour but d’assurer un échange de renseignements en matière fiscale qui soit le plus large possible
tout en indiquant clairement qu’il n’est pas loisible aux États contractants « d’aller à la pêche
aux renseignements » ou de demander des renseignements dont il est peu probable qu’ils soient
pertinents pour élucider les affaires fiscales d’un contribuable déterminé. L’État requis n’est donc
pas obligé de fournir des renseignements lorsque la demande relève de la « pêche aux renseignements », c’est-à-dire lorsqu’elle demande des renseignements dont il est peu probable qu’ils aient
un lien avec une enquête ou un contrôle en cours85 .
[Rz 55] La notion de pertinence vraisemblable semble donc assez analogue à celle d’utilité potentielle développée dans l’entraide judiciaire internationale en matière pénale, et elle n’est finalement
que l’expression de l’interdiction des fishing expeditions86 et du principe de proportionnalité87 :
l’interdiction des fishing expeditions continue ainsi à s’appliquer aussi à l’entraide administrative
internationale fiscale conforme au standard de l’art. 26 MC-OCDE88 .
[Rz 56] Quant au contenu de l’interdiction, il ne semble pas être très différent de celui décrit
auparavant, évidemment adapté à une procédure d’entraide qui ne dépend plus de l’existence d’un
soupçon fondé d’un délit fiscal.
[Rz 57] De la définition donnée par le commentaire à l’art. 26 MC-OCDE, on déduit tout d’abord
que, sans une enquête ou un contrôle en cours dans l’État requérant sur un contribuable déterminé,
une demande d’entraide est une fishing expedition89 . Par exemple, le Tribunal administratif fédéral
a refusé l’entraide administrative demandée par la France à propos d’un contribuable qui avait
fait l’objet d’un contrôle fiscal qui s’était terminé par une décision de taxation complémentaire en
France ; ne voyant pas en quoi l’entraide aurait pu être utile à l’égard d’une procédure de reprise
d’impôt qui avait d’ores et déjà été liquidée, il ne pouvait s’agir que d’une recherche de preuves au
hasard90 .
[Rz 58] Ensuite, même si une enquête est en cours à l’étranger, elle ne doit pas se fonder uniquement
sur des conjectures, des présomptions générales ou des critères statistiques91 : une enquête qui
n’est pas fondée sur des faits concrets mais sur des suppositions vagues ou tombées du ciel est une
fishing expedition92 . Par conséquent, l’État requérant doit énoncer les indices concrets qui justifient
85
OCDE, Modèle de convention fiscale, (note 51), p. 449 n. 5.
86
Arrêt du Tribunal fédéral 2C_963/2014 du 24 septembre 2015 destiné à la publication c. 4.4.3 ; ATF 139 II
404 c. 7.2.3 ; Donatsch/Heimgartner/Meyer/Simonek, (note 53), p. 233 ; Charlotte Schoder, Praxiskommentar zum Bundesgesetz über die internationale Amsthilfe in Steuersachen, Zurich 2014, n. 76 ad art. 7
LAAF.
87
Arrêt du Tribunal administratif fédéral A-7111/2014 et al. du 7 juillet 2015 c. 5.2.5 ; Holenstein, (note 19),
n. 97 ad art. 26 MC-OCDE.
88
Giovanni Molo, Die neue Trennungslinie bei der Amtshilfe in Steuersachen : Das Verbot der fishing expeditions und die formellen Anforderungen an das Gesuch, ASA 80 p. 152 ; Stefan Oesterhelt, Amsthilfe im
internationalen Steuerrecht der Schweiz, in : Jusletter 12. Oktober 2009, ch. m. 97.
89
OCDE, Modèle de convention fiscale, (note 51), p. 449 n. 5.
90
Arrêts du Tribunal administratif fédéral A-6600/2014 du 24 mars 2015 c. 7, 9 et 10, A-6287/2014 du 20 mars
2015 c. 6, 7 et 9.
91
Ernst Czakert, in : J. Schönfeld/X. Ditz (édit), Doppelbesteuerungsabkommen : Kommentar, Cologne
2013, n. 57 ad art. 26 MC-OCDE.
92
Arrêt du Tribunal fédéral 2C_963/2014 du 24 septembre 2015 destiné à la publication c. 6.1.1 a contrario.
14
Francesco Naef / Elena Neuroni Naef, Sur l’inconstitutionnalité de l’échange automatique de renseignements , in :
Jusletter 7. Dezember 2015
le contrôle de la situation fiscale d’un contribuable déterminé93 . C’est en application de ce principe
que le Tribunal administratif fédéral a refusé l’entraide administrative demandée par la France à
propos de contribuables qui étaient domiciliés et assujettis à l’impôt de manière illimitée dans un
autre pays, l’État requérant n’ayant nullement justifié pourquoi il contestait le domicile reconnu
dans cet autre pays, ni pourquoi il estimait que les personnes concernées disposaient d’un domicile
limité sur sol français94 .
[Rz 59] En outre, on est en présence d’une fishing expedition s’il est peu probable que les renseignements demandés aient un lien avec une enquête en cours95 , s’il est peu probable qu’ils soient
pertinents pour élucider les affaires fiscales d’un contribuable déterminé96 : dans ce cas, les renseignements ne sont pas vraisemblablement pertinents. Par exemple, la France – qui procédait à
un contrôle de la situation fiscale d’une société avec siège en Suisse ayant eu une succursale en
France, en relation avec l’impôt sur les sociétés pour l’année 2010 – avait cherché à savoir par une
demande d’entraide de quelle façon la société avait été imposée en Suisse pour la période 2010,
qui étaient ses actionnaires et dirigeants, quelle était l’activité réellement exercée et quels étaient
les moyens matériels et humains à sa disposition ; le Tribunal administratif fédéral, après avoir
constaté (par la consultation sur internet du site officiel du registre de commerce français) que la
succursale française en question avait cessé ses activités et qu’elle avait été radiée avec effet au 31
décembre 2009, a rejeté la demande d’entraide, en observant que, en l’absence de toute explication
de la part des autorités françaises, il ne voyait pas comment la situation fiscale en Suisse d’une
société suisse qui avait cessé ses activités en France aurait pu être pertinente pour la perception
d’impôts relatifs à une succursale étrangère qui n’existait plus97 .
[Rz 60] Finalement, le Tribunal fédéral a expliqué que la pertinence vraisemblable des renseignements demandés doit ressortir de la demande d’entraide elle-même98 ; cela signifie que ce n’est pas
l’exécution de la demande d’entraide qui doit fournir les éléments nécessaires à fonder la pertinence
vraisemblable, puisque s’il en était ainsi la demande ne serait qu’une recherche à l’aveuglette99 .
Cela revient à dire que les requêtes présentées sans objet d’investigation précisé dans l’espoir d’obtenir des informations fiscalement déterminantes ou de débusquer des cas encore inconnus sont
proscrites, ce qui correspond d’ailleurs à la volonté exprimée de façon répétée par les autorités
suisses100 .
93
Schoder, (note 86), n. 63 ad art. 6 LAAF, p. 32 ; Molo, (note 88), p. 170.
94
Arrêts du Tribunal administratif fédéral A-7188/2014 du 7 avril 2015 c. 3.2, A-7249/2014 et al. du 20 mars
2015 c. 7 et 9
95
Arrêt du Tribunal fédéral 2C_963/2014 du 24 septembre 2015 destiné à la publication c. 4.4.3 : «...ein Zusamenhang zwischen den verlangten Angaben und der Untersuchung wenig wahrscheinlich erscheint» ;
Rappo/Tille, (note 82), p. 20 ; au contraire Holenstein, (note 19), n. 97 et 146 ad art. 26 MC-OCDE
semble vouloir exclure de l’entraide uniquement les renseignements qui ne sont certainement pas pertinents,
un critère qui parait plus restrictif de celui utilisé par le Commentaire de l’OCDE.
96
OCDE, Modèle de convention fiscale, (note 51), p. 449 n. 5.
97
Arrêt du Tribunal administratif fédéral A-6339/2014 du 10 mars 2015 c. 5 et 6 ; par arrêt 2C_252/2015 le
Tribunal fédéral a déclaré irrecevable le recours présenté par l’AFC, tout en relevant que « il est clair en
droit qu’une demande d’assistance qui se fonde sur des éléments contredits par un fait notoire ne remplit pas
la condition de la pertinence vraisemblable » (c. 5.1).
98
Arrêt du Tribunal fédéral 2C_963/2014 du 24 septembre 2015 destiné à la publication c. 4.4.3.
99
Arrêt du Tribunal administratif fédéral A-5470/2014 du 18 décembre 2014 c. 2.2 ; Schoder, (note 86), n. 63
ad art. 6 LAAF, p. 32.
100 Cf. supra notes 72 et 73.
15
Francesco Naef / Elena Neuroni Naef, Sur l’inconstitutionnalité de l’échange automatique de renseignements , in :
Jusletter 7. Dezember 2015
4.4.3.
Demandes groupées
[Rz 61] L’interdiction des fishing expeditions est particulièrement importante dans le cas des demandes groupées, c.-à-d. lorsque la demande concerne un groupe de contribuables non identifiés
individuellement : l’État requérant ne pouvant pas se référer à une enquête en cours sur un contribuable déterminé, il est plus difficile d’établir si une demande constitue une pêche aux renseignements101 .
[Rz 62] Dans le cadre de l’application de la CDI-USA 96, le Tribunal fédéral a décidé qu’une
demande d’entraide qui ne nomme pas les personnes concernées, mais porte au contraire sur un
nombre indéterminé d’individus n’est pas, en soi, irrecevable, un soupçon initial sur une personne
déterminée en tant qu’auteur du délit n’étant pas requis102 . Toutefois, la description de l’état de
fait et du comportement incriminé doit alors répondre à des exigences de précision élevées, dans le
but de pouvoir distinguer entre une vraie demande groupée et une fishing expedition prohibée103 .
On n’est pas en présence d’une fishing expedition si la description de l’état de fait est assez détaillée
pour éveiller un soupçon fondé quant à l’existence d’une fraude fiscale ou d’un délit semblable et
pour identifier les personnes concernées faisant partie du groupe104 . Comme dans l’entraide judiciaire internationale en matière pénale et dans l’entraide administrative internationale en matière
boursière, si la procédure est dirigée contre inconnus, on exige que la description de l’état de fait
soit la plus concrète possible ; cela signifie que l’enquête doit se fonder sur des faits concrets qui
éveillent un soupçon initial déjà existant et elle ne doit au contraire pas servir pour découvrir ces
éléments105 .
[Rz 63] Cela correspond d’ailleurs à l’interprétation du protocole du 23 septembre 2009 modifiant
la Convention de double imposition entre la Suisse et les États-Unis exprimée par les autorités
suisses. Le Conseil fédéral a en effet précisé que lors des demandes groupées, les personnes ne sont
pas identifiées directement au moyen d’un nom ou d’un numéro d’assuré, mais selon un modèle
de comportement, ce qui permet de parvenir à l’identification concrète des individus. Afin qu’une
telle demande ne constitue pas une pêche aux renseignements, l’autorité américaine doit toutefois
a) établir les raisons pour lesquelles les autorités fiscales ont besoin des informations demandées, b)
livrer une description détaillée du modèle de comportement, c) expliquer pourquoi on peut supposer
que les personnes concernées, présentant un tel comportement, n’ont pas rempli leurs obligations
légales, et d) rendre plausible un comportement actif et fautif du détenteur de l’information ou de
ses collaborateurs106 .
101 Une bonne partie de la doctrine estime que les demandes groupés sont des fishing expeditions, cf Opel, (note
19), p. 390 ; Alexander M. Glutz, Beschwerde ans Bundesgericht gegen Entscheide des Bundesverwaltungsgerichts auf dem Gebiet der internationalen Rechtshilfe in Strafsachen (Art. 84 Bundesgerichtsgesetz ; BGG)
– Die materielle Abgrenzung von Amts- und Rechtshilfe am aktuellen Beispiel der strafprozessual unzulässigen amerikanischen « fishing expeditions » («Gruppenanfragen»), in : ASA 80, p. 734–736 ; Molo, (note
88), p.173 ; Rainer Schweizer, Zulassung sog. Gruppenanfragen ohne zurechenbare Verdachtsgründe in der
Steuerstrafrechtshilfe gegenüber den USA ?, in : Jusletter 27. Februar 2012 ; Idem, Der Rechtsstaat und die
EMRK im Fall der Kunden der UBS AG, AJP/PJA 2011, p. 1012–1014 ; Urs R. Behnisch, Amtshilfe der
Schweiz in Steuer(straf)sachen, insbesondere an die USA : Durcheinandertal, ASA 77, p. 753–756 et 759.
102 ATF 139 II 404 c. 7.2.2.
103 ATF 139 II 404 c. 7.2.3.
104 ATF 139 II 404 c. 7.2.6.
105 Arrêt du Tribunal administratif fédéral A-5390/2013 du 6 janvier 2014 c. 5.1.6.
106 Rapport complémentaire ad 11.027 du 8 août 2011 au Message du 6 avril 2011 sur le complément aux
conventions en vue d’éviter les doubles impositions approuvées par l’Assemblée fédérale le 18 juin 2010,
concernant la Convention de double imposition avec les Etats-Unis d’Amérique, FF 2011 6143, p. 6145–6146.
16
Francesco Naef / Elena Neuroni Naef, Sur l’inconstitutionnalité de l’échange automatique de renseignements , in :
Jusletter 7. Dezember 2015
[Rz 64] Il en va de même pour les demandes groupées présentées dans le cadre de l’entraide
internationale fiscale prévue par les CDI conformes au standard de l’art. 26 MC-OCDE.
[Rz 65] L’art. 2 al. 1 de l’Ordonnance sur l’assistance administrative internationale en matière
fiscale (OAAF), dans le but de distinguer une demande groupée admissible d’une fishing expedition
prohibée, prévoit que la demande groupée doit comprendre a) une description détaillée du groupe
faisant l’objet de la demande, ainsi que des faits et circonstances à l’origine de la demande, b) une
description des renseignements demandés et l’indication de la forme sous laquelle l’Etat requérant
souhaite les recevoir, c) le but fiscal en vue duquel ces renseignements sont demandés, d) les
raisons qui donnent à penser que les renseignements demandés sont détenus dans l’Etat requis
ou sont en la possession ou sous le contrôle d’un détenteur des renseignements résidant dans cet
Etat, e) le nom et l’adresse du détenteur supposé des renseignements, dans la mesure où ils sont
connus, f) un commentaire du droit applicable, g) une justification claire et fondée sur des faits
de l’hypothèse selon laquelle les contribuables du groupe visé par la demande n’ont pas respecté
le droit applicable, h) une explication démontrant que les renseignements demandés aideraient à
déterminer si le comportement des contribuables du groupe est conforme au droit, i) dans la mesure
où le détenteur des renseignements ou un autre tiers ont soutenu activement le comportement
non conforme au droit des contribuables du groupe, une présentation du soutien apporté, j) la
déclaration selon laquelle la demande est conforme aux dispositions législatives et réglementaires
ainsi qu’aux pratiques administratives de l’Etat requérant, de sorte que, si les renseignements
demandés relevaient de la compétence de l’Etat requérant, l’autorité requérante pourrait les obtenir
en vertu de son droit ou dans le cadre normal de ses pratiques administratives, k) la déclaration
précisant que l’Etat requérant a utilisé tous les moyens disponibles en vertu de sa procédure fiscale
nationale.
[Rz 66] Cela signifie qu’une demande qui ne contient pas ces informations est une fishing expedition
prohibée.
[Rz 67] Les travaux de l’OCDE vont dans le même sens. Le Commentaire à l’art. 26 MC-OCDE
rappelle que la norme de « pertinence vraisemblable » peut être satisfaite à la fois dans des
cas concernant un seul contribuable (qu’il soit identifié par son nom ou par un autre moyen)
et des cas concernant plusieurs contribuables (qu’ils soient identifiés par leur nom ou par un
autre moyen). Cependant, lorsque la demande concerne un groupe de contribuables non identifiés
individuellement, il sera souvent plus difficile d’établir que la demande ne constitue pas une pêche
aux renseignements, dans la mesure où l’État requérant ne peut se référer à une enquête en cours
sur un contribuable déterminé, ce qui suffirait, en soi, dans la plupart des cas à écarter l’idée
que la demande est aléatoire ou spéculative. Dans de tels cas, il est donc nécessaire que l’État
requérant fournisse une description détaillée du groupe ainsi que les faits et circonstances qui ont
mené à la demande, une explication de la loi applicable et pourquoi il y a des raisons de penser
que les contribuables du groupe faisant l’objet de la demande n’ont pas respecté cette loi, étayée
par une base factuelle claire. En outre, il est exigé de montrer que les renseignements demandés
aideraient à déterminer la discipline fiscale des contribuables du groupe. Une demande sur un
groupe de contribuables qui se contente d’indiquer que des services financiers ont été fournis à des
non-résidents et de mentionner la possibilité que ces derniers n’aient pas respecté leurs obligations
fiscales serait une fishing expedition inadmissible107 .
107 OCDE, Modèle de convention fiscale, (note 51), p. 450 n. 5.2.
17
Francesco Naef / Elena Neuroni Naef, Sur l’inconstitutionnalité de l’échange automatique de renseignements , in :
Jusletter 7. Dezember 2015
[Rz 68] Le Commentaire énonce les deux exemples suivants de fishing expedition dans le cadre
d’une demande groupée, qui font mieux comprendre le contenu de l’interdiction.
[Rz 69] La banque B est établie dans l’État B. L’État A taxe ses résidents sur la base de leurs
revenus mondiaux. L’autorité compétente de l’État A demande à l’autorité compétente de l’État
B de lui fournir les noms, les dates et lieux de naissance et le solde des comptes (notamment des
renseignements sur tout actif financier détenu dans ces comptes) des résidents de l’État A qui ont
un compte auprès de la Banque B de l’État B, possèdent un pouvoir de signature sur un tel compte
ou ont un intérêt en tant que bénéficiaire sur un tel compte. La demande indique que la Banque B
est connue pour avoir de nombreux titulaires étrangers, sans apporter toutefois des informations
complémentaires108 .
[Rz 70] La société B est établie dans l’État B. L’État A demande les noms de tous les actionnaires de
la société B qui résident dans l’État A ainsi que des renseignements sur tous les dividendes qui leur
ont été versés. L’État requérant A indique que la société B a d’importantes activités commerciales
dans l’État A et qu’il est donc probable qu’elle ait des actionnaires qui soient résidents de l’État A.
La demande indique également qu’il est bien connu que les contribuables omettent fréquemment
de déclarer des revenus ou des actifs étrangers109 .
[Rz 71] En résumé, une demande groupée est uniquement admissible si elle est fondée sur des faits
concrets (et non sur des conjectures abstraites ou statistiques)110 , qui éveillent le soupçon initial
que les contribuables du groupe de personnes non identifiées individuellement faisant l’objet de la
demande n’ont pas respecté leurs obligations fiscales111 ; en outre, le groupe doit être décrit par des
critères concrets et restrictifs liés à l’illégalité fiscale soupçonnée, non pas par des critères génériques
(comme la nationalité) pouvant s’appliquer à un nombre illimité de personnes112 . Finalement, la
demande groupée doit servir pour éclaircir un soupçon initial déjà existant et non pas pour le
découvrir113 .
[Rz 72] Si ces conditions ne sont pas remplies, il s’agit d’une fishing expedition prohibée.
4.5.
Activités préventives
[Rz 73] Alors que l’ouverture d’une procédure pénale est subordonnée à la présomption qu’une
infraction a été commise et le droit de la procédure pénale régit à cet égard les différentes mesures
mises en œuvre en vue de vérifier le bien-fondé de cette présomption, la définition des moyens
permettant de prévenir les infractions ou d’établir lesquelles peuvent être commises relève du droit
de police114 . On parle donc d’activités ou mesures préventives en référence à l’activité de la police
et des services de renseignement civils et militaires115 .
108 OCDE, Modèle de convention fiscale, (note 51), p. 454 n. 8.1 let. A.
109 OCDE, Modèle de convention fiscale, (note 51), p. 454 n. 8.1 let. B.
110 Opel, (note 19), p. 386.
111 Holenstein, (note 19), n. 99 et 108 ad art. 26 MC-OCDE .
112 Oswald, (note 50), ch. m. 145 ; Donatsch/Heimgartner/Meyer/Simonek, (note 53), p. 241 ;
113 Opel, (note 19), p. 387.
114 ATF 140 I 353 c. 5.1.
115 Mohler, (note 45), ch. m. 806ss ; Sylvain Métile, Mesures techniques de surveillance et respect des droits
fondamentaux, Bâle 2011, ch. m. 155-158.
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Francesco Naef / Elena Neuroni Naef, Sur l’inconstitutionnalité de l’échange automatique de renseignements , in :
Jusletter 7. Dezember 2015
[Rz 74] Il est difficile de distinguer l’activité préventive de police de l’activité de poursuite pénale,
les deux domaines pouvant se recouper ou s’entremêler, par exemple lorsqu’un policier exerçant
une activité purement policière, qui ne suppose aucun soupçon d’infraction, découvre des faits
relevant du droit pénal et prend alors les mesures topiques en vue d’une poursuite pénale. Les deux
domaines ayant en commun que des restrictions peuvent être portées aux droits fondamentaux des
individus, les mêmes principes constitutionnels qui protègent les droits fondamentaux s’appliquent :
en particulier les conditions de base légale, de l’intérêt public et de la proportionnalité116 .
[Rz 75] Il serait en effet inconcevable que par des mesures préventives l’État puisse restreindre les
droits fondamentaux plus aisément qu’en cas de répression d’une infraction qui a été déjà commise.
[Rz 76] Au contraire, l’adoption de mesures préventives qui limitent les droits fondamentaux doit
être soumise à des conditions plus restrictives que dans le cas des mesures répressives117 . Les
principes de l’État de droit libéral exigent que l’activité préventive étatique soit limitée et non pas
généralisée, lorsqu’elle comporte la restriction des droits fondamentaux. En effet, dans le domaine
des mesures préventives, qui sont par définition orientées vers le futur, l’examen du respect effectif
du principe de proportionnalité peut être très difficile, ce qui pourrait vider de contenu le principe
même118 .
[Rz 77] Des mesures de surveillance exploratoires ou une surveillance générale et préventive des
individus sont dès lors exclues119 . De la même manière, la collecte ou la communication de données
personnelles au hasard120 , ou pour se constituer un réservoir dans lequel puiser en cas de besoin121 ,
est interdite.
[Rz 78] Finalement, c’est bien là la différence entre l’État de droit libéral et l’État policier ou
totalitaire, qui surveille tous ses citoyens pour déceler des comportements illégaux ou simplement
considérés inopportuns par les autorités étatiques.
[Rz 79] En premier lieu, l’activité préventive restreignant des droits fondamentaux ne se justifie
pas pour n’importe quel but d’intérêt public : il faut un intérêt public particulièrement important.
Seules entrent en considération la prévention de graves délits et la protection de biens juridiques
fondamentaux comme la protection de la vie ou de l’intégrité physique des citoyens, la sûreté
publique ou l’existence de l’État122 .
[Rz 80] En deuxième lieu, l’activité préventive ne peut pas être généralisée, mais elle doit être
convenablement ciblée. Si dans le domaine répressif elle doit être dirigée contre le perturbateur de
l’ordre public («Störer»), dans la prévention – où la perturbation de l’ordre public n’a pas encore
116 ATF 140 I 353 c. 5.2, 136 I 87 c. 3.4.
117 Oliver Diggelmann, in : BasK-Bundesverfassung, Bâle 2015, n. 30 ad art. 13 Cst., p. 298.
118 Giovanni Biaggini, Verfassungsrechtliche Abklärung betreffend die Teilrevision des Bundesgesetzes über
Massnahmen zur Wahrung der inneren Sicherheit (Vorlage «BWIS») – Gutachten vom Juni 2009, JAAC
2009.14, p. 262-264 ; Martin Sigrist, Staatsschutz oder Datenschutz ? Die Vereinbarkeit präventiver Datenbearbeitung zur Wahrung der inneren Sicherheit mit dem Grundrecht auf informationelle Selbstbestimmung,
Zurich 2014, p. 204.
119 Métile, (note 115), ch, m. 257 ;
120 ATF 137 I 218 c. 2.3.2 ; Eva Maria Belser/Astrid Epiney/Berhard Waldmann, Datenschutzrecht, Berne
2011, p. 531 , 708 ; Mohler, (note 45), ch. m. 1180.
121 Opel, (note 19), p. 240.
122 ATF 140 I 353 c. 8.7.2.2, 109 Ia 273 c. 9c ; Arrêt du Bundesverfassungsgericht allemand 1 BvR 518/02 du 4
avril 2006, BVerfGE 115, 320 p. 346–347 ; Biaggini, (note 118), p. 264, 266 ; Lucien Müller, Videoüberwachung in öffentlich zugängichen Räumen – insbesondere zur Verhhütung und Ahndung von Straftaten, Zurich
2011, p. 266-267.
19
Francesco Naef / Elena Neuroni Naef, Sur l’inconstitutionnalité de l’échange automatique de renseignements , in :
Jusletter 7. Dezember 2015
eu lieu – elle n’est admissible que si elle touche la ou les personnes qui sont soupçonnées de menacer
concrètement l’ordre public : elle doit être dirigée contre le perturbateur présumé («mutmassliche
Gefährder»)123 , non pas contre un nombre indéterminé de personnes124 .
[Rz 81] En troisième lieu et surtout, s’il est évident que l’adoption de mesures préventives ne peut
pas dépendre de l’existence d’un soupçon d’une infraction («Tatverdacht») – par définition une
infraction n’ayant pas encore été commise – elle exige à tout le moins l’existence d’un soupçon
d’une menace concrète pour l’ordre public («Gefahrenverdacht»). Comme en matière répressive, il
faut donc en matière préventive aussi un soupçon fondé sur des faits concrets de l’existence d’une
menace concrète pour l’ordre public : un simple risque abstrait ou de vagues soupçons fondés sur
des considérations générales sans lien avec le cas d’espèce ne suffisent pas125 .
[Rz 82] Ces principes ont récemment été confirmés par l’Assemblée fédérale lors de l’adoption à la
session d’automne 2015 de la nouvelle loi sur le renseignement (LRens)126 , longuement réfléchie et
qui respecte les droits fondamentaux. Selon le nouveau texte, les mesures préventives de surveillance
comportant des restrictions de la sphère privée des citoyens pourront être ordonnées uniquement à
l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes (art. 29 al. 1 let. b LRens)127 , contre lesquels
existent des soupçons fondés sur des indices concrets128 qu’ils soient liés à une menace concrète
pour la sécurité intérieure ou extérieure (art. 27 al. 1 let. a LRens) ; en outre, ces mesures sont
sujettes à l’approbation préalable d’un organe de l’ordre judiciaire (art. 29 LRens), à l’aval par (au
moins) un Conseiller fédéral et à un contrôle judiciaire ex post (art. 83 LRens)129 .
[Rz 83] Dans le domaine de la prévention aussi, les principes de l’État de droit libéral exigent donc
un soupçon fondé sur des indices concrets. Le soupçon d’une menace concrète et le soupçon d’une
infraction sont les deux faces de la même médaille, les deux critères qui peuvent fonder une activité
qui porte atteinte aux droits fondamentaux : le premier ressort de l’activité préventive, le second
de celle répressive.
123 Biaggini, (note 118), p. 264, 266-268.
124 Message 14.022 du 19 février 2014 concernant la loi sur le renseignement, FF 2014 2029, p. 2043 : « la LRens
part du principe que les mesures de renseignement doivent être autant que possible étroitement axées sur les
menaces effectives et sur leurs auteurs et que la majorité de la population ne doit pas y être soumise ».
125 Arrêt du Bundesverfassungsgericht allemand 1 BvR 518/02 du 4 avril 2006, BVerfGE 115, 320 p. 363–366 ;
Biaggini, (note 118), p. 264–265 ; Digglemann, (note 117), n. 30 ad art. 13 Cst., p. 298 ; Sigrist, (note
118), p. 211–213, 219.
126 Qui n’est pas encore en vigueur, le délai référendaire expirant le 14 janvier 2016, cf. FF 2015 6597.
127 Roland Borer, rapporteur : «Es geht darum, dass man bei konkreten Verdachtsmomenten, die nicht durch die
Bundesanwaltschaft aufgeklärt werden können, präventiv Einfluss nehmen und gezielt – gezielt ! – Kontrollen
durchführen kann. Es geht nirgendwo – nirgendwo ! – um eine totale Überwachung der Bevölkerung», BO CN
2015 p. 397.
128 Alex Kuprecht, rapporteur : «Es handelt sich eben hier gerade nicht um eine Massenüberwachung. Der Na-
chrichtendienst des Bundes bekommt vielmehr nur dann die Gelegenheit zur Kabelaufklärung, wenn begründete Verdachtsmomente bestehen», BO CE 2015 p. 523 ; Ueli Maurer, Conseiller fédéral : «Wir gehen davon
aus – ich habe das schon gesagt -, dass wir keinen generellen Überwachungsstaat wollen, wie Sie das teilweise
vermutet haben oder wie man das vermuten könnte, wenn man meint, wir gingen ähnlich vor wie die ausländischen Nachrichtendienste. Dort werden zuerst einmal alle Daten gesammelt, woraufhin man, wenn man
etwas braucht, schaut, ob man das hat. Wir machen genau das Gegenteil : Wir sammeln nichts. Doch wenn
wir einen ganz konkreten Verdacht haben, gehen wir gezielt diesem Verdacht nach – immer mit dem Ziel, die
Freiheit der Bürgerinnen und Bürger zu garantieren.», BO CN 2015 p. 377.
129 Curieusement, malgré toutes ces cautèles pour les droits fondamentaux, les partis de gauche ont annoncé
le référendum contre cette loi, http://www.sp-ps.ch/de/publikationen/medienmitteilungen/sp-unterstutztreferendum-gegen-nachrichtendienstgesetz, (20 novembre 2015).
20
Francesco Naef / Elena Neuroni Naef, Sur l’inconstitutionnalité de l’échange automatique de renseignements , in :
Jusletter 7. Dezember 2015
4.6.
Essai de synthèse
[Rz 84] La Constitution fédérale interdit les fishing expeditions130 .
[Rz 85] Il est interdit de recourir à des mesures qui restreignent les droits fondamentaux pour
vérifier la conformité à la loi de n’importe quel comportement de l’individu, sans avoir un soupçon
fondé qu’il ait commis des illégalités ; le soupçon doit se fonder sur des indices concrets, non pas
simplement sur des conjectures, des rumeurs, des présomptions générales ou des critères criminologiques. L’intérêt public à la découverte de la vérité (pouvant justifier une restriction des droits
fondamentaux) prend naissance uniquement après la connaissance (au niveau du soupçon fondé
sur des indices concrets) par l’autorité d’un fait pertinent.
[Rz 86] Cela vaut d’autant plus en matière d’entraide administrative internationale fiscale lorsque
les personnes touchées ne sont pas identifiées individuellement.
[Rz 87] Dans le domaine des mesures préventives aussi, il faut, pour une restriction des droits
fondamentaux, un soupçon fondé sur des faits concrets de l’existence d’une menace concrète pour
l’ordre public : un simple risque abstrait ou de vagues soupçons fondés sur des considérations
générales sans lien avec le cas d’espèce ne suffisent pas.
5.
Evaluation de l’EAR
5.1.
Par rapport à la base légale
5.1.1.
Gravité de l’atteinte
[Rz 88] Selon le Tribunal fédéral, la gravité d’une limitation d’une des libertés publiques doit être
évaluée d’après des critères objectifs. La façon dont la limitation est perçue par le titulaire de
la liberté n’est pas déterminante131 N’ont pas été considérés des limitations graves des libertés
individuelles le prélèvement de cheveux132 , le prélèvement de sang133 , la collecte et la conservation
de données personnelles telles que photographies aux fins d’identification134 et de profils ADN135 .
[Rz 89] Selon la doctrine136 , les critères pour établir si une limitation de la liberté est grave sont
les suivants :
•
•
•
•
•
L’intensité de la limitation de la liberté individuelle
La nature et la durée de la limitation
La systématicité de la limitation
Le nombre des personnes intéressées
Les implications pour la personne intéressée
[Rz 90] Par l’EAR, l’autorité traite les données bancaires d’un nombre très élevé de citoyens qui,
quoique étrangers, bénéficient du droit constitutionnel à la protection de la sphère privée. La
130 Jörg Paul Müller/Markus Schefer, Grundrechte in der Schweiz, Bern 2008, p. 200, 210.
131 DTF 128 II 269 c. 3.3, 130 I 65 c. 3.3.
132 Arrêt du Tribunal fédéral 1P.528/1995 du 19 décembre 1995, c. E 2b publ. in : EuGRZ 1996, p. 470.
133 ATF 124 I 80 c. 2d p. 82.
134 DTF 120 Ia 147. C. 2b p. 150.
135 DTF 128 II p. 259.
136 Astrid Epiney, in : BasK- Bundesverfassung, Bâle 2015, n. 21 ad art. 36 avec réf ; Schefer, (note 42),
p. 28 ; Kiener/Kälin, (note 42), p. 97.
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Francesco Naef / Elena Neuroni Naef, Sur l’inconstitutionnalité de l’échange automatique de renseignements , in :
Jusletter 7. Dezember 2015
durée de la limitation est extrêmement élevée puisque les données bancaires sont communiquées
à l’autorité étrangère chaque année, pour les personnes physiques, jusqu’au décès des personnes
concernées et même après cette date, jusqu’à la clôture de la relation bancaire, respectivement
jusqu’à la faillite ou à la liquidation pour les personnes morales. L’échange de renseignements est
plus que systématique, il est automatique. Les implications possibles pour les personnes concernées
par l’EAR sont des procédures administratives de recouvrement d’impôts et des procédures pénales
relatives à des infractions aux lois fiscales ou à d’autres normes à caractère pénal.
[Rz 91] Nombre de personnes touchées par l’EAR, durée de la limitation de la liberté et systématicité de la collecte des informations bancaires des personnes touchées par l’EAR permettent de
conclure qu’il s’agit d’une limitation grave du droit au respect de la sphère privée, qui nécessite
d’une base légale en sens formel, claire et précise137 .
5.1.2.
Légèreté normative : l’exemple des revenus passifs
[Rz 92] Le MCAA et la LEAR n’ont pas la densité normative requise. Un exemple, de taille, suffit
à le démontrer.
[Rz 93] En appliquant conjointement le MCAA et la Norme commune de déclaration (annexée au
MCAA), il semble que seront l’objet de l’EAR les données relatives aux comptes ouverts auprès
des institutions financières suisses déclarantes de :
a) toutes les personnes physiques établies dans une juridiction soumise à déclaration en vertu du
droit fiscal de ladite juridiction ;
b) toutes les entités, c’est-à-dire toutes les personnes morales telles que sociétés de capitaux,
société de personnes, trust ou fondations, sauf les sociétés dont les actions font l’objet de
transactions régulières sur un marché boursier réglementé, les entités liées à ces premières, et
les entités publiques établies dans une juridiction soumise à déclaration ;
c) toute entité non financière passive, ENFP, (entité qui n’est pas une Institution financière et qui
est passive) dont une ou plusieurs personnes qui en détiennent le contrôle sont des personnes
devant faire l’objet d’une déclaration vis-à-vis d’une autre juridiction138 .
[Rz 94] Dans un premier temps, les institutions financières suisses déclarantes doivent requérir
du titulaire du compte une déclaration qui détermine l’adresse de résidence à des fins fiscales. Si
celle-ci figure dans un pays qui est partie à l’EAR, le compte fera l’objet d’une déclaration vers le
pays de résidence du titulaire du compte.
[Rz 95] Dans un deuxième temps les Institutions financières suisses déclarantes doivent déterminer,
pour le cas des personnes morales, s’il s’agit d’une ENFP, s’il y a des Personnes qui détiennent
le contrôle sur cette ENFP et si ces personnes sont des personnes objet de déclaration, soit des
personnes établies dans un pays qui est partie à l’EAR. Dans ce cas les renseignements relatifs
au compte sont communiqués au pays de résidence des personnes qui exercent le contrôle sur
137 Avec réf. à l’affaire FINMA/UBS SA, Opel, (note 19), p. 323 ; Behnisch, (note 101), p. 751 ; Schweizer,
(note 101), ch. m. 5 ss.
138 Section 1, Définitions, n. 1 let. e du MCAA et Section VIII let D n. 1–4 de la Norme commune de déclara-
tion.
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Francesco Naef / Elena Neuroni Naef, Sur l’inconstitutionnalité de l’échange automatique de renseignements , in :
Jusletter 7. Dezember 2015
l’ENFP opérant une sorte de «Durchgriff»139 . Savoir si une personne morale est une ENFP est
donc la question centrale de tout le système de l’EAR, car de la réponse à cette question dépend
l’obligation d’opérer le «Durchgriff».
[Rz 96] La Norme commune de déclaration définit l’entité non financière (ENF) comme une entité
différente d’une institution financière140 . L’ENFP est 1) une entité non financière qui n’est pas une
entité non financière active (ENFA), mais aussi 2) une entité d’investissement décrite au point A
6) b) qui n’est pas une institution financière d’une juridiction partenaire141 .
[Rz 97] En conséquence, pour déterminer si une personne morale – par exemple une société anonyme
– est une ENFP – qui a une ou plusieurs personnes qui exercent le contrôle qui sont des personnes
objet de déclaration dont les renseignements bancaires doivent être communiqués à l’étranger dans
le pays de résidence de ces personnes – il faut essayer de comprendre ce qu’est une ENFA.
[Rz 98] Cela confirme que les définitions de ENFP et ENFA sont centrales pour l’application de
l’EAR : en cas de ENFA, il ne faut pas opérer de «Durchgriff».
[Rz 99] Parmi d’autres critères, la Norme commune de déclaration définit principalement l’ENFA
comme une Entité non financière dont moins de 50 % des revenus bruts au titre de l’année civile
précédente ou d’une autre période de référence comptable pertinente sont des revenus passifs et
moins de 50 % des actifs détenus au cours de l’année civile précédente ou d’une autre période de
référence comptable pertinente sont des actifs qui produisent ou sont détenus pour produire des
revenus passifs 142 .
[Rz 100] Toutefois, ni le MCAA, ni la Norme commune de déclaration ni la LEAR ne fournissent
une définition de ce concept central de revenus passifs143 .
[Rz 101] Selon le Commentaire OCSE à la Norme commune de déclaration144 , pour déterminer
ce que signifie l’expression « revenus passifs », il faut se référer aux règles particulières à chaque
juridiction. Dans les revenus passifs, entre généralement la partie des revenus bruts composée des
éléments suivants :
a)
b)
c)
d)
dividendes
intérêts
revenus équivalents à des intérêts
rentes et redevances, autre que les rentes et redevances tirées de l’exercice actif d’une activité
menée, du moins en partie, par des salariés de l’ENF
e) rentes
f) excédent des gains sur les pertes issus de la vente de l’échange de biens générant les revenus
passifs décrits précédemment
139 Matthias Haller/Annika Schewior/Jan Philipp Heinemann, Automatischer informationsaustausch,
digma 2015, p 106 ; Réné Matteotti/Gabriel Bourquin/Selina Many, Steuerrisiken mit OffshoreStrukturen für Banken und ihre Mitarbeiter, ASA 82, p. 705.
140 Section VIII let. D n. 7 de la Norme commune de déclaration.
141 Section VIII let. D n. 8 de la Norme commune de déclaration.
142 Section VIII let. D n. 9 a) de la Norme commune de déclaration.
143 Andread Ruckes, CRS-Common reporting Standard, Cologne 2015, p. 56 n. 4.5.2.2.2.1 ; le Protocole du 27
mai 2015 de modification de l’accord entre la Confédération Suisse et la Communauté Européenne prévoyant
des mesures équivalentes à celles prévues dans la directive 2003/48/CE du conseil en matière de fiscalité des
revenus de l’épargne sous forme de paiements d’intérêts (accord bilatéral avec l’Union européenne sur l’EAR)
et ses annexes non plus ne donnent aucune définition des « revenus passifs ».
144 OCDE, Norme d’échange automatique, (note 2), p. 210 ch. m. 126.
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Francesco Naef / Elena Neuroni Naef, Sur l’inconstitutionnalité de l’échange automatique de renseignements , in :
Jusletter 7. Dezember 2015
g) excédent des gains sur les pertes issus de transaction (y compris les contrats et opération à
terme, options et autres transactions du même type) relatives à tout Actif financier
h) excédent des gains de change sur les pertes de change
i) revenu net tiré de contrats d’échange ou
j) montants reçus au titre de contrats d’assurance avec valeur de rachat.
[Rz 102] Mais tous ces exemples n’ont aucune valeur normative, puisque le Commentaire renvoie
pour la définition aux règles particulières à chaque juridiction.
[Rz 103] Le Commentaire ne précise d’ailleurs pas quelle est la juridiction déterminante. Faut-il se
référer à la loi (on présume fiscale) de l’Etat de l’institution financière déclarante, donc par exemple
à la loi fiscale suisse, ou bien à la loi (on présume fiscale) de l’Etat de résidence des personnes qui
exercent le contrôle sur l’ENFP, donc par exemple à la loi fiscale italienne, ou bien encore à la loi
de l’Etat de siège de l’ENFP, par exemple Panama ?
[Rz 104] En outre, il n’existe pas une notion mondialement reconnue pour le concept de « revenus passifs ». Faut-il comprendre, par exemple, parmi les revenus passifs, les revenus des biens
immatériels, les loyers, les gains en capitaux ou les indemnités pour renonciation à des droits ? Il
semble que chaque pays emploie sa propre définition145 . Le Commentaire OCDE au Modèle de
Convention fiscale concernant le revenu et la fortune n’est pas plus clair non plus : il se limite à
énumérer, mais à titre d’exemple, les dividendes, les intérêts et les redevances146 .
[Rz 105] Finalement, la notion de « revenus passifs » est inconnue du droit fiscal et comptable
suisse.
[Rz 106] S’il est assez clair quels sont les renseignements relatifs à un compte qui doivent être communiqués à l’étranger (nom, adresse, numéro d’identification fiscale, pour les personnes physiques
lieu et date de naissance, numéro de compte, solde ou valeur du compte), il n’est pas du tout clair
les comptes de qui doivent être l’objet de communication : comment se déterminent les ENFP et
les ENFA en l’absence d’une définition claire des revenus passifs ? En définitive, la réglementation
de l’EAR ne définit pas de façon suffisamment claire le cercle des contribuables qui vont être l’objet
de l’échange de renseignements.
[Rz 107] Au contraire, ces incertitudes ne subsistent pas dans le cas l’Accord entre la Suisse et
les Etats-Unis d’Amérique sur leur coopération visant à faciliter la mise en œuvre du FATCA du
23 février 2013 (Accord FATCA), qui utilise aussi la notion de revenus passifs147 , sans la définir
dans l’Accord même. L’Accord FATCA et la Loi fédérale sur la mise en œuvre de l’accord FATCA
(Loi FATCA) contiennent tout de même des dispositions relatives à l’interprétation de l’Accord :
selon l’art 2 al. 2 de l’Accord FATCA, tout terme qui n’est pas défini dans l’Accord a, sauf si
le contexte exige une interprétation différente ou si les autorités compétentes conviennent d’une
interprétation commune conforme à la législation interne, le sens que lui attribue, au moment de
l’application de l’accord, le droit de cette partie, le sens attribué à ce terme par le droit fiscal de
cette partie prévalant sur le sens que lui attribuent les autres branches du droit de cette partie.
Donc, en principe, le droit fiscal suisse. Mais l’art 2. al 3. de la Loi FATCA prévoit que les établissements financiers suisses peuvent utiliser les définitions figurant dans les dispositions d’exécution
145 Cf. pour une approche de droit comparé, Jessica Salom, L’attribution du revenu en droit fiscal suisse et
international, Genève 2010, p. 145.
146 OCDE, Modèle de convention fiscale, (note 51), p. 74.
147 Section VI.4.a de l’Annexe I à l’Accord FATCA.
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Francesco Naef / Elena Neuroni Naef, Sur l’inconstitutionnalité de l’échange automatique de renseignements , in :
Jusletter 7. Dezember 2015
applicables au Trésor américain au lieu de celles mentionnées dans l’accord FATCA, à condition
qu’ils n’entravent ainsi les buts de l’Accord FATCA. Or, le droit fiscal des Etats-Unis fournit une
définition très claire et précise des revenus passifs (passive income) au § 1.1472-1 (c) (iv) (A) 26
US Code of Federal Regulations. Dans le cadre de l’Accord FATCA, le principe de l’exigence d’une
base légale et de la densité normative est donc pleinement respecté.
[Rz 108] Par contre, la réglementation du MCAA est cryptique. Comment sera-t-il possible aux
institutions financières suisses de distinguer les ENFP des ENFA, de décider s’il faut ou non opérer
un « Durchgriff » ?
[Rz 109] Les services juridiques des institutions financières suisses devront-ils se transformer en
druides contemporains et recourir à des pratiques magiques ou ésotériques ? Quelle triste évolution
pour l’Etat de droit libéral.
[Rz 110] L’EAR selon le MCAA ne donne pas de définition des revenus passifs, qui permettent de
distinguer les ENFA des ENFP. Puisqu’il s’agit d’une notion centrale pour l’application de l’EAR,
la norme du MCAA (et de la LEAR) ne respecte pas le principe de la base légale et de la densité
normative, soit l’exigence d’une base légale au sens formel, claire et précise, et, par là même, elle
est contraire à la Constitution fédérale.
5.1.3.
Lacune incomblable
[Rz 111] Ce vice d’inconstitutionnalité va d’ailleurs se propager au juge, si jamais un juge devait
être appelé à trancher la question et devait essayer de combler la lacune.
[Rz 112] Le terme de lacune désigne un manque normatif (par opposition au silence qualifié, qui vise
également une absence de norme, mais voulue par le législateur – une norme négative en quelque
sorte).
[Rz 113] La doctrine et la jurisprudence distinguent trois types de lacunes : il y a lacune dans un
sens étroit, lacune proprement dite, lorsque la loi ne contient aucune règle sur un point essentiel
à son application. Elle ne contient pas par exemple une règle de droit transitoire, aucune règle de
conflit de compétence ou de for.
[Rz 114] Une seconde catégorie comprend les réglementations qui appliquées à des situations particulières, aboutissent à des résultats contraires à la systématique ou aux objectifs de la loi : manifestement, si le législateur avait vu le problème, il aurait prévu un régime topique (« planwidrige
Unvollständigkeit », « inconséquence »).
[Rz 115] Il y a lacune improprement dite lorsque la loi apporte au problème posé une solution
insatisfaisante : le législateur ne l’a pas vu ou l’a réglé de manière incomplète. La frontière avec
les lacunes de la seconde catégorie est floue, mais néanmoins nécessaire : ni l’autorité d’application
ni le juge n’ont compétence pour rectifier la politique législative, et ils ne peuvent donc en principe combler les lacunes improprement dites. Ils ne peuvent se substituer au législateur que si la
contrariété systématique ou téléologique – l’inconséquence – est manifeste148 .
[Rz 116] Cependant, en ce qui concerne les restrictions aux droits fondamentaux et les contributions
publiques, l’existence de lacunes n’est pas admise : le principe de la base légale, qui exige en ces
matières l’existence d’une norme, l’exclut déjà. On peut d’ailleurs douter qu’une restriction à la
148 Pierr Moor/Alexandre Fluckiger/Vincent Martenet, Droit administratif, vol I, Berne 2012, n 2.3.4.1
p. 151.
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Francesco Naef / Elena Neuroni Naef, Sur l’inconstitutionnalité de l’échange automatique de renseignements , in :
Jusletter 7. Dezember 2015
liberté ou une innovation fiscale défavorable aux contribuables soient essentielles à l’application de
la loi : il s’agira bien plutôt d’une lacune improprement dite149 .
[Rz 117] L’art 36 Cst., en exigeant une base légale claire et précise pour les restrictions graves aux
libertés publiques, s’oppose à ce que le juge supplée la carence de base légale en comblant la lacune
de la loi ou par voie d’interprétation. Le juge qui devait se lancer dans l’exercice ésotérique de
définir la notion de revenus passifs aux sens du MCAA et de la LEAR tomberait à son tour dans
l’inconstitutionnalité.
5.2.
Par rapport à l’interdiction des fishing expeditions
[Rz 118] L’EAR est une des trois formes d’entraide administrative en matière fiscale – avec l’échange
de renseignements sur demande et l’échange spontané – prévues, notamment, par la Convention
du Conseil de l’Europe et de l’OCDE concernant l’assistance administrative mutuelle en matière
fiscale (Convention CE/OCDE) signée par la Suisse le 15 octobre 2013 et en cours de ratification150 .
[Rz 119] L’art. 6 de la Convention CE/OCDE précise que deux ou plusieurs parties peuvent échanger automatiquement des renseignements pour des catégories de cas et selon les procédures qu’elles
déterminent d’un commun accord ; moyennant un accord supplémentaire, l’art. 6 constitue donc la
base juridique de droit international de l’EAR. Le MCAA constitue un tel accord supplémentaire
et il prévoit, en sa Section I, le principe de l’échange automatique selon les règles contenues dans
le MCAA et dans la Norme commune de déclaration.
[Rz 120] L’EAR consiste en l’échange, automatique et à intervalles réguliers, entre deux Etats de
renseignements sur les comptes que des personnes physiques ou morales assujetties à l’impôt dans
l’un des Etats détiennent dans l’autre Etat. Les renseignements à échanger doivent être collectés par
les institutions financières de l’Etat et transmis à ses autorités fiscales, qui les communiquent ensuite
aux autorités fiscales de l’Etat avec lequel l’accord sur l’EAR a été conclu. Les renseignements à
échanger sont en particulier le solde des comptes et les revenus de capitaux (intérêts, dividendes,
produits de vente et autres revenus), ainsi que l’identité des bénéficiaires effectifs de ces actifs151 .
[Rz 121] La caractéristique de l’EAR par rapport à l’entraide traditionnelle est donc qu’il se fait
automatiquement, chaque année et sans nécessité d’une demande de la part de l’Etat requérant.
Cet automatisme signifie qu’il est totalement indifférent qu’une procédure de contrôle fiscal soit
ou non pendante dans l’Etat de résidence de la personne objet de l’échange de renseignements. La
collecte et la transmission à l’étranger des données bancaires de cette personne se font en l’absence
de tout soupçon d’infraction ou d’illégalité fiscale. D’ailleurs, on collecte – sans distinction – les
données de tous les clients (résidents dans des Etats avec lesquels il existent des accords sur l’EAR)
auprès de toutes les banques et autres institutions financières suisses.
[Rz 122] Il saute aux yeux que l’EAR correspond exactement à la définition de recherche à l’aveuglette ou de pêche aux renseignements : c’est une fishing expedition institutionnalisée152 . Il ne sert
149 ATF 82 I 234 ; Moor/Fluckiger/Martenet, (note 148), p. 151 ;
150 Message 15.046, (note 8), p. 4991.
151 Message 15.046, (note 8), p. 4985.
152 Oswald, (note 50), ch. m. 983.
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Francesco Naef / Elena Neuroni Naef, Sur l’inconstitutionnalité de l’échange automatique de renseignements , in :
Jusletter 7. Dezember 2015
pas à éclaircir des faits mais à débusquer des cas encore inconnus ; le fait qu’il touche un nombre
indéterminé de personnes en est la preuve153 .
[Rz 123] Il correspond très exactement aussi à la définition générale de fishing expedition de l’OCDE,
puisqu’il s’agit de renseignements dont il est peu probable (voire même exclu, dans la plupart des
cas) qu’ils aient un lien avec une enquête ou un contrôle en cours. Il correspond d’ailleurs au
mot près à l’exemple de fishing expedition de groupe que le Commentaire à l’art. 26 MC-OCDE
interdit154 , puisqu’il porte sur tous les comptes des résidents de l’Etat étranger auprès de la banque
X en Suisse, qui ne sont identifiés que par des critères génériques (comme la résidence) au lieu de
l’être par des critères concrets et restrictifs liés à l’illégalité fiscale soupçonnée ; à y regarder de
plus près, l’EAR est encore pire que l’exemple cité, qui touchait une seule banque suisse qui, au
moins, était connue pour avoir de nombreux titulaires étrangers.
[Rz 124] L’opinion a été soutenue que l’interdiction des fishing expeditions serait typique des seules
atteintes aux droits individuels de nature répressive et elle ne serait par conséquent pas applicable
à l’EAR, dont le but serait exclusivement préventif155 . La thèse est en même temps audacieuse et
manifestement erronée.
[Rz 125] On l’a dit, l’EAR n’est qu’une des formes possibles d’entraide internationale en matière
fiscale156 : comme les autres formes d’entraide, il doit par conséquent respecter l’interdiction des
fishing expeditions, qui s’applique en matière d’entraide fiscale aussi.
[Rz 126] De surcroît, il suffit de lire le texte du MCAA et de la Convention CE/OCDE pour
comprendre très clairement que l’EAR n’a pas uniquement des buts préventifs mais aussi (ou
surtout) répressifs.
[Rz 127] D’une part, le préambule du MCAA explique en effet que l’intention des juridictions
participantes est d’améliorer le respect des obligations fiscales à l’échelle internationale en approfondissant davantage leur relation concernant l’assistance mutuelle en matière fiscale ; il rappelle
que la Norme commune de déclaration a été élaborée pour lutter contre l’évasion et la fraude
fiscales et améliorer le respect des obligations fiscales. D’autre part, l’art. 22 de la Convention
CE/OCDE indique que les renseignements (pour toute forme d’entraide) sont communiqués aux
personnes ou autorités (y compris les tribunaux et les organes administratifs ou de surveillance)
concernées par l’établissement, la perception ou le recouvrement des impôts, par les procédures ou
les poursuites pénales concernant ces impôts, ou par les décisions sur les recours. Il est donc évident
que, les renseignements transmis à l’étranger pouvant être utilisés pour des poursuites pénales en
matière d’impôts157 , l’EAR a (aussi) un but répressif et il doit ainsi respecter l’interdiction des
fishing expeditions.
[Rz 128] D’ailleurs, le but pénal (donc répressif) découle aussi des modalités concrètes de l’EAR. La
Section 3 par. 3 MCAA stipule que les renseignements doivent être échangés dans les neuf mois qui
suivent la fin de l’année civile à laquelle ils se rapportent, c’est-à-dire fin septembre au plus tard. Or,
153 Opel, (note 19), p. 387.
154 OCDE, Modèle de convention fiscale, (note 51), p. 454 n. 8.1 let. A.
155 Matteotti, Gutachten, (note 9), p. 12 ; Eveline Widmer-Schlumpf, Conseillère fédérale : « Wir tauschen die
Informationen darüber nicht in einem Strafverfahren aus, sondern mehr oder weniger präventiv. Es hat also
auch nichts mit irgendeiner « fishing expedition » zu tun », BO CN 2015 p. 1619.
156 ATF 2C_963/2014 du 24 septembre 2015 c. 3.2 destiné à la publication ; Behnisch, (note 82), p. 251 ; Opel,
(note 19), p. 117.
157 Message 15.046, (note 8), p. 5004 ; il en va de même pour l’accord sur l’EAR avec l’UE, cf. Protocole du 27
mai 2015, (note 143), art. 6 par. 2.
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Francesco Naef / Elena Neuroni Naef, Sur l’inconstitutionnalité de l’échange automatique de renseignements , in :
Jusletter 7. Dezember 2015
dans les pays (comme par exemple l’Italie) qui appliquent le système d’auto-évaluation, par lequel
c’est le contribuable qui doit (par exemple entre mai et juillet) déclarer ses revenus, calculer et
payer l’impôt dû, les renseignements de l’EAR arriveront après que l’éventuelle déclaration infidèle
aura déjà été établie, c.-à-d. après la commission de l’infraction fiscale : l’EAR déclenchera ainsi
la procédure pénale fiscale.
[Rz 129] En outre, comme on a vu auparavant, les mesures préventives ne peuvent justifier la
restriction des droits fondamentaux que si elles poursuivent un but d’intérêt public particulièrement
important, par exemple la prévention de graves délits fiscaux158 . L’EAR, au contraire, semble – par
la communication annuelle de l’existence, consistance et revenus d’un compte financier – plutôt être
en mesure de combattre la simple évasion fiscale, la soustraction d’impôt obtenue par l’omission
de déclaration d’éléments imposables. Or, en droit suisse, cela n’est pas une grave infraction mais
une simple contravention punissable par une amende.
[Rz 130] L’EAR, par définition, ne souffre pas de conditions et il ne peut donc pas être limité
aux cas de criminalité fiscale grave159 . Si l’EAR était uniquement une mesure de prévention, il ne
pourrait de toute façon pas (licitement) restreindre les droits fondamentaux, le but n’étant pas
(uniquement) de prévenir des graves délits, ni de poursuivre un autre intérêt public supérieur160 .
[Rz 131] En dernier lieu, les mesures préventives ne peuvent être appliquées sans le moindre soupçon fondé (sur des faits concrets) d’une menace concrète pour l’ordre public. Mais l’EAR vise
typiquement à combattre un danger ou une menace abstraite161 , sans lien avec le cas d’espèce ; il
est fondé sur la considération générique que tous les citoyens qui ont un compte à l’étranger ne le
déclarent pas au fisc de leur pays. Cette hypothèse générique ne peut pas justifier des opérations
de pêche aux renseignements162 , même pas à des fins purement préventives.
[Rz 132] La lutte à l’évasion fiscale ne peut pas être sérieusement assimilée à la lutte au terrorisme
qui, de surcroît, avec la nouvelle LRens est bien plus respectueuse des droits fondamentaux que
l’EAR163 .
[Rz 133] En résumé, l’EAR contrevient manifestement à l’interdiction des fishing expeditions et
viole, pour ce motif, le principe de la proportionnalité ; la restriction du droit fondamental à la
protection de la sphère privée qu’il comporte est illicite à l’aune des principes prévus par l’art. 36
Cst.
5.3.
Par rapport au critère de la nécessité
[Rz 134] Le résultat ne change pas en examinant la proportionnalité de l’EAR par rapport à la
règle de la nécessité.
158 Opel, (note 19), p. 237, 410.
159 Opel, (note 19), p. 415.
160 Il faut rappeler que le seul intérêt fiscal de l’État (l’intérêt à augmenter ses recettes) n’est pas considéré par
la jurisprudence comme un intérêt suffisant pour la restriction des droits fondamentaux, ATF 138 I 378 c.
8.6.1, 120 Ia 203 c. 3a, 118 Ia 410 c. 4a.
161 Roman Seer/Isabel Gabert, Der internationale Auskunftsverkehr in Steuersachen, Steuer und Wirtschaft
2010, p. 15 ; Opel, (note 19), p. 410.
162 Opel, (note 19), p. 387.
163 Avec la LRens les mesures préventives de surveillance comportant des restrictions de la sphère privée des ci-
toyens pourront être ordonnées uniquement à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes individualisées, en présence de soupçons fondés sur des indices concrets qu’ils soient liés à une menace concrète pour la
sécurité intérieure ou extérieure, et avec un contrôle judiciaire ex ante et ex post.
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Francesco Naef / Elena Neuroni Naef, Sur l’inconstitutionnalité de l’échange automatique de renseignements , in :
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[Rz 135] Dans le domaine de l’entraide internationale administrative en matière fiscale, la règle
de la nécessité signifie que l’entraide ne peut être accordée que dans la mesure nécessaire à la
découverte de la vérité recherchée par les autorités de l’Etat requérant : l’Etat requérant doit avoir
besoin des informations pour imposer l’un de ses contribuables164 . Au contraire, il est typique
de l’EAR que toutes les informations récoltées sont transmises à l’étranger, peu importe si l’Etat
en a concrètement besoin ou non ; sont ainsi transmis aussi les renseignements sur des comptes
financiers que le contribuable a correctement déclarés dans son pays165 . Cela est contraire à la règle
de la nécessité.
[Rz 136] De plus, cette transmission en vrac de renseignements viole le principe de la subsidiarité (découlant de la règle de la nécessité), selon lequel l’autorité fiscale de l’État requérant peut
formuler ses demandes de renseignements uniquement après avoir utilisé les sources habituelles de
renseignements prévues par sa procédure fiscale interne166 . En effet, si le contribuable a correctement déclaré dans son pays le compte qu’il détient en Suisse ou s’il est encore dans les délais
pour le faire, l’information sur ce compte a déjà ou peut encore être obtenue par l’Etat étranger à
travers ses sources habituelles de renseignement. La transmission de ces informations par la Suisse
est donc contraire au principe de subsidiarité de l’entraide167 .
[Rz 137] Il faut aussi considérer que, de la règle de la nécessité découle aussi l’obligation de diriger
les mesures portant atteinte aux droits fondamentaux uniquement contre le perturbateur. L’EAR,
par contre, concerne tous les citoyens qui résident dans un certain pays, peu importe s’ils ont ou
n’ont pas rempli correctement leur déclaration d’impôt.
[Rz 138] Ensuite, c’est à tort que Matteotti affirme que l’EAR serait conforme à la règle de
la nécessité, aucun autre moyen moins contraignant ne permettant d’atteindre le même but, vu
notamment la pression exercée par les Etats du G-20168 .
[Rz 139] La lutte contre les infractions fiscales se fait par le biais de l’entraide administrative
sur demande, qui est le moyen en même temps nécessaire et suffisant à atteindre le but ; pour la
répression de la criminalité fiscale l’EAR est excessif, disproportionné, voire inadéquat169 .
[Rz 140] Comme on l’a vu auparavant, il est douteux que la lutte à l’évasion fiscale – de surcroît,
étrangère170 – en tant que danger ou menace abstraite soit un intérêt public suffisant pour restreindre les droits fondamentaux en Suisse. Quoi qu’il en soit, il existe un moyen moins contraignant
pour pousser les citoyens étrangers à déclarer correctement ou du moins à permettre à l’Etat étranger d’encaisser les impôts dus : c’est le système suisse de l’impôt anticipé, qui a fait ses épreuves.
Par l’instauration d’un impôt libératoire à la source (« Modèle Rubik ») sur les revenus des comptes
des étrangers, il est possible de respecter la sphère privée des clients bancaires étrangers, tout en
garantissant la conformité avec les règles fiscales et en permettant à l’Etat de résidence d’encaisser
164 Opel, (note 19), p. 240.
165 Opel, (note 19), p. 407–408.
166 Art. 6 al. 2 let. g LAAF et les réf. citées à la note 53.
167 Arrêt du Tribunal administratif fédéral A-4232/2013 du 17 décembre 2013 c. 6.3.2.1.
168 Matteotti, Gutachten, (note 9), p. 10–11.
169 Opel, (note 19), p., 410.
170 Comme le relève à juste titre Matteotti, Gutachten,(note 9), p. 8 : «Zwar stellt aus schweizerischer Pers-
pektive die Sicherstellung der Steuerkonformität im Ausland kein prioritäres öffentliches Interesses dar.».
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Francesco Naef / Elena Neuroni Naef, Sur l’inconstitutionnalité de l’échange automatique de renseignements , in :
Jusletter 7. Dezember 2015
ses impôts171 . Le modèle de l’impôt libératoire a des effets identiques à l’EAR, sauf qu’il garantit
le respect de la sphère privée172 .
[Rz 141] Ce modèle existe et il est prévu par des Conventions avec l’Autriche173 et le RoyaumeUni174 . Ce n’est donc pas une fantaisie mais une réelle possibilité. S’agissant d’un moyen moins
contraignant, plus soucieux de la liberté des individus, la règle de la nécessité impose de lui donner
la préférence face à l’EAR. Certes, un Accord semblable conclu avec l’Allemagne n’a pas été
finalement ratifié par celle-ci. Cela ne signifie toutefois pas que le modèle soit inefficace.
[Rz 142] Si un pays étranger est certainement libre de refuser ce modèle, cela ne signifie pas encore
que la Suisse doit nécessairement en accepter un autre uniquement parce qu’il est plus conforme à
la volonté de l’autre pays. Cela reviendrait à dire que la volonté des Pays étrangers ou du G-20 est
toujours déterminante, qu’elle constitue toujours un intérêt public prépondérant ; cela reviendrait
à nier toute souveraineté à la Suisse, en la transformant en un protectorat d’un gremium (G-20)
qui n’a pas de légitimation démocratique175 .
5.4.
Par rapport au critère de la proportionnalité strictu sensu
[Rz 143] L’EAR ne résiste pas non plus à un examen de sa proportionnalité strictu sensu.
[Rz 144] Premièrement, l’EAR interdit par son caractère automatique tout examen concret des
intérêts opposés dans le cas d’espèce, toute exception si les circonstances le justifient. Or c’est bien
là, au contraire, l’essence même de l’examen de la proportionnalité au sens étroit176 .
[Rz 145] Comme tout automatisme177 , celui prévu par l’EAR ne comporte pas toujours une violation du principe de proportionnalité mais, en excluant tout examen concret de proportionnalité,
le législateur s’en accommode pour le cas où il se produirait178 . Cela est inacceptable, surtout si
l’on considère que la criminalité fiscale ne concerne pas la masse des contribuables179 : la violation
de la proportionnalité (par exemple liée à la transmission de renseignements sans importance pour
la taxation d’un contribuable) risque d’être fréquente. Par l’adoption de l’automatisme légal, le
législateur accepte, pour ainsi dire par dol éventuel, qu’une grave injustice se produise dans un
nombre indéterminé de cas180 .
171 Du point de vue de l’encaissement des impôts le « Modèle Rubik » est d’ailleurs plus efficace, la seule
connaissance des renseignements par le biais de l’entraide ne donnant aucun garantie quant » à leur recouvrement.
172 Xavier Oberson, International exchange of information in tax matters, Cheltenham 2015, p. 174–175, 177.
173 RS 0.672.916.33, Accord entre la Confédération suisse et la République d’Autriche concernant la coopération
en matière de fiscalité et de marchés financiers conclu le 13 avril 2012, qui en son préambule déclare que l’intention des Parties est « de créer, au moyen du présent Accord, une base dont l’effet est durablement équivalent à l’échange automatique de renseignements dans le domaine des revenus de capitaux ».
174 RS 0.672.936.74, Accord entre la Confédération suisse et le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du
Nord concernant la coopération en matière de fiscalité conclu le 6 octobre 2011.
175 Pour une critique cf. Martin Zobl/Daniel Thürer/Kern Alexander, Die Legitimation der G-20 – Kritik
aus völkerrechtlicher Sicht, Archiv des Völkerrechts 51 (2013), p. 143 ss.
176 Cf. les références citées aux notes 54 et 55.
177 Raselli, (note 37), p. 1359.
178 Matteotti, Gutachten, (note 9), p. 14.
179 Opel, (note 19), p. 411.
180 Raselli, (note 37), p. 1359.
30
Francesco Naef / Elena Neuroni Naef, Sur l’inconstitutionnalité de l’échange automatique de renseignements , in :
Jusletter 7. Dezember 2015
[Rz 146] Deuxièmement, un aspect de la proportionnalité au sens étroit dans le domaine de l’entraide administrative internationale en matière fiscale est la règle de la praticabilité de l’entraide, la
Suisse n’étant pas tenue d’interroger les trois centaines de banques actives en Suisse pour répondre
à une demande étrangère qui n’identifie pas le détenteur des renseignements181 . L’EAR ne respecte
manifestement pas cette règle, attendu qu’il vise des renseignements sur un nombre indéterminé
de personnes et dans toutes les banques et autres institutions financières suisses, c.-à-d. bien plus
qu’une trois centaine d’acteurs de la place financière.
III.
Violation de la garantie de l’accès au juge (art. 29a Cst.)
1.
Etendue de la garantie constitutionnelle
[Rz 147] Selon l’art 29a de la Constitution fédérale toute personne a droit à ce que sa cause soit
jugée par une autorité judiciaire. La Confédération et les cantons peuvent, par la loi, exclure l’accès
au juge dans des cas exceptionnels.
[Rz 148] Cette garantie constitutionnelle garantit l’accès au minimum à un tribunal qui puisse
examiner librement les questions de fait et de droit182 . Elle garantit un accès effectif183 .
[Rz 149] La garantie étend le contrôle judiciaire en principe à toutes les contestations juridiques
(« cause », «Rechtsstreitigkeit»). Il s’agit en particulier de contestations portant sur les droits et
les obligations de personnes (physiques ou morales), que la Constitution fédérale, la loi ou encore
une ordonnance confèrent ou imposent à l’intéressé suite à un état de fait visé184 .
[Rz 150] Cela vaut pour toute contestation juridique, sans qu’il y ait lieu de requérir une forme
particulière (par exemple celle d’une décision). Les actes matériels de l’administration sont aussi
compris par la garantie dès qu’ils touchent aux intérêts juridiquement protégés des individus185 .
[Rz 151] La Confédération et les cantons peuvent toutefois, selon l’art 29 a Cst. deuxième phrase,
exclure l’examen par le juge dans des cas exceptionnels. Par la limitation à des cas exceptionnels,
la Constitution dit clairement que des exceptions à la garantie d’une voie judiciaire doivent non
seulement satisfaire aux exigences de l’art 36 Cst. mais qu’elles nécessitent des justifications spécifiques. En d’autres mots, les exigences de l’art 36 Cst. s’appliquent aussi à l’art 29a Cst mais
ne suffisent pas par elles-mêmes à limiter le droit d’accès au juge186 . Les cas exceptionnels visés
par l’art. 29a, 2e phrase Cst. concernent les décisions difficilement « justiciables », par exemple
des actes gouvernementaux qui soulèvent des questions ayant un caractère prépondérant politique,
qui ne se prêtent pas au contrôle du juge187 . Pour affirmer le caractère prépondérant politique,
il est déterminant de savoir si la décision touche ou non les intérêts juridiquement protégés d’un
181 Cf. les références cités à la note 55.
182 ATF 137 I 235 c. 2.5.
183 ATF 130 I 312 c. 4.2 ; arrêt du Tribunal fédéral 2C-599/2010 du 11 mars 2011 c. 2.3 ; Müller/Schefer,
(note 130), p. 915 ; Andreas Kley, in : St. Galler Kommentar, St Gallen 2014, n. 8 ad art. 29a Cst.
184 ATF 136 I 323 c. 4.3 ; Kley, (note 183), n. 9 ad art. 29a Cst.
185 ATF 136 I 323 c. 4.4 ; arrêt du Tribunal fédéral 2C-272/2012 du 9 juin 2012 c. 4.3 ; Andrea Opel, Amtshilfe
ohne Information der Betroffenen- eine rechts-staatlich bedenkliche Neuerung, ASA 83 p. 286 ; Kley, (note
183) 16, ad art 20a Cst. n 11 ; Müller/ Schefer, (note 130), p. 912-913 ; Giovanni Biaggini, BV Kommentar, Zürich 2007, n. 4,6 ad art. 29a Cst.
186 Kley, (note 183), n. 19 ad art. 29a Cst. ; Müller/Schefer, (note 130), p. 920.
187 ATF 137 I 128 c. 4.2.
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Francesco Naef / Elena Neuroni Naef, Sur l’inconstitutionnalité de l’échange automatique de renseignements , in :
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individu ; il ne suffit donc pas que la cause ait une connotation politique, encore faut-il que celle-ci
s’impose de manière indubitable et relègue à l’arrière-plan les éventuels intérêts privés en jeu188 .
2.
Evaluation de l’EAR
2.1.
La « protection juridique » prévue par la LEAR
[Rz 152] La LEAR, au contraire de la LAAF dans les autres domaines de l’entraide administrative
en matière fiscale, ne prévoit pas un système de protection juridique spécial pour les personnes
touchées : l’Administration fédérale des contributions ne doit pas notifier une décision finale au sens
de l’art. 17 al. 1 LAAF avant de transmettre les renseignements à l’étranger189 . Selon l’art 19 al.
1 LEAR, pour ce qui est des renseignements collectés par l’institution financière suisse déclarante
et de leur transmission aux autorités compétentes de l’Etat partenaire, les personnes devant faire
l’objet d’une déclaration disposent des droits définis dans la Loi sur la protection des données
(LPD).
[Rz 153] L’art 17 LPD prévoit que les organes fédéraux ne sont en droit de traiter des données
personnelles que s’il existe une base légale. La communication à des tiers des données personnelles
est également subordonnée à l’existence d’une base légale (art 19 LPD).
[Rz 154] Les articles 20 et 25 LPD confèrent à la personne concernée, qui rend vraisemblable un
intérêt légitime, le droit de faire constater en justice le caractère illicite du traitement des données
personnelles et de leur communication à l’étranger.
[Rz 155] L’art 25 LPD reconnaît à quiconque a un intérêt légitime le droit d’exiger de l’organe
fédéral responsable qui traite ou fait traiter par des tiers (notamment des personnes privées) des
données personnelles190 qu’il a) s’abstienne de procéder à un traitement illicite, b) supprime les
effets d’un traitement illicite, c) constate le caractère illicite du traitement, d) rectifie ou détruise les
donnés personnelles ou en interdise la communication à des tiers, ou e) qu’il publie ou communique
à des tiers sa décision, notamment celle de rectifier ou de détruire les donnés personnelles, d’en
interdire la communication ou d’en mentionner le caractère litigieux.
[Rz 156] La procédure d’interdiction de la communication à des tiers de données personnelles en
application de l’art 25 LPD présuppose le caractère illicite du traitement des données personnelles191 , par exemple à défaut de base légale ou parce qu’elle viole les principes généraux énoncés
à l’art 4 LPD, notamment le principe de la bonne foi et de la proportionnalité, le principe d’après
lequel les données personnelles peuvent être traitées seulement pour la fin indiquée au moment de
la collecte, résultant des circonstances ou prévue par la loi, le principe selon lequel la collecte des
données personnelles et en particulier les finalités du traitement doivent être reconnaissables par la
personne concernée. La teneur littérale de l’art art 25 al. 4 LPD est claire : la procédure est régie
par la Loi sur la procédure administrative (PA). Il s’agit donc clairement de droit public.
[Rz 157] L’art 20 LPD confère en outre à la personne concernée qui rend vraisemblable un intérêt
légitime le droit de s’opposer à ce que l’organe fédéral responsable communique des données per-
188 ATF 136 I 42 c. 1.5.3.
189 Matteotti, Gutachten, (note 9), p. 6.
190 Belser/Epiney/Waldmann, (note 120), p. 748.
191 Belser/Epiney/Waldmann, (note 120). p. 750 n. 161.
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Francesco Naef / Elena Neuroni Naef, Sur l’inconstitutionnalité de l’échange automatique de renseignements , in :
Jusletter 7. Dezember 2015
sonnelles déterminées. L’organe fédéral rejette ou lève l’opposition si a) il est juridiquement tenu
de communiquer les données, ou si b) le défaut de communication risque de compromettre l’accomplissement de ses tâches. L’art 20 permet d’interdire la communication à des tiers de données
traitées de manière licite192 .
[Rz 158] En outre, l’art. 8 LPD assure à toute personne le droit de demander au maître d’un fichier
si des données la concernant sont traitées (droit d’accès) ; l’art. 5 LPD, pour sa part, garantit à
toute personne concernée le droit de requérir la rectification des données inexactes.
[Rz 159] La LPD explicite ainsi l’art 13 al. 2 Cst. et trace les limites du pouvoir d’ingérence
de l’Etat, garantit un accès effectif à un juge administratif qui constate les faits d’office (art 12
PA), examine librement les questions de fait et de droit, y compris l’excès ou l’abus du pouvoir
d’appréciation (art 49 PA) sans par ailleurs mettre des dépens à la charge de l’individu et en faveur
de l’autorité qui aurait obtenu gain de cause193 . Il faut de surplus mettre en évidence le fait que
le recours a de par la loi un effet suspensif (55 al. 1 LPA) avec la conséquence que la personne
concernée peut s’opposer effectivement à la communication de ses données personnelles à l’étranger
jusqu’au moment où un juge aura statué sur la légalité du traitement des données personnelles et
de leur communication à l’étranger.
[Rz 160] Malheureusement, la LEAR prévoit à son art 19 al. 2 que les personnes devant faire l’objet
d’une déclaration ne peuvent faire valoir auprès de l’Administration fédérale des contributions
(AFC) que leur droit d’accès et ne peuvent demander que la rectification de données inexactes en
raison d’une erreur de transmission.
[Rz 161] Le texte clair de l’art. 19 al. 2 LEAR efface donc complètement, dans les rapports avec
l’AFC, les droits d’accès au juge administratif prévus par les articles 25 et 20 LPD, en ne laissant
à la personne touchée que le droit de connaître les données traitées (art. 8 LPD). Le Message est
sur ce point sans équivoque : à l’égard de l’AFC, la personne devant faire l’objet d’une déclaration
peut uniquement exercer ces droits194 . Selon le Message, peut-être, la personne concernée pourrait
aussi requérir auprès de l’AFC la rectification de données inexactes (art. 5 LPD), ce droit étant
toutefois limité au cas d’erreur (bête) de transmission, par exemple une erreur s’est produite lors
de la transmission de données de l’institution financière à l’AFC et le solde du compte s’élève à
CHF 10’000 au lieu de CHF 1’000195 .
[Rz 162] Pourquoi enlever ainsi à la personne touchée les principaux instruments de protection
juridique face à l’organe fédéral (AFC) ? Le Message ne dit mot au sujet du moyen de droit principal,
celui prévu par l’art. 25 LPD. A propos de l’art. 20 LPD il explique que dans le cadre de l’EAR,
la transmission des renseignements se fonderait sur des traités internationaux qui régleraient très
exactement quels renseignements doivent être transmis, sur qui et quand ; les institutions financières
suisses déclarantes et l’AFC ne disposant ainsi d’aucune marge de manœuvre pour décider si
elles souhaitent ou non procéder à une transmission, l’application de l’art 20 LPD aurait pour
192 Belser/Epiney/Waldmann, (note 120), p. 743, N 151 ; Jennifer Ehrensperger, in : BasK – Datenschutzs-
gesetz/Öffentlichkeitsgesetz, Bâle 2014, n. 3 ad art. 20 LPD ; Claudia Mund, in : B. Baeriswyl/K. Pärli,
(édit.), Stämpflis Handkommentar zum DSG, Berne 2015, n. 1 ad art. 20 LPD ; Yvonne Jöhri, in : D. Rosenthal/Y. Jöhri (édit.), Handkommentar zum Datenschutzgesetz, Zurich 2008, n. 2 ad art. 20 LPD.
193 Art. 7 al. 3 du Règlement concernant les frais, dépens et indemnités fixés par le Tribunal administratif fédé-
ral.
194 Message 15.046, (note 8), p. 5040.
195 Message 15.046, (note 8.), p. 5041.
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Francesco Naef / Elena Neuroni Naef, Sur l’inconstitutionnalité de l’échange automatique de renseignements , in :
Jusletter 7. Dezember 2015
conséquence que l’AFC devrait rejeter chaque opposition sur la base de son obligation juridique
de communiquer (art. 20 al. 2 let. a LPD)196 .
[Rz 163] Mais la LPD prévoit aussi des moyens de droit privé contre le traitement de données par
des privés. L’art 15 LPD permet d’obtenir la cessation de la violation des droits de la personnalité
(art 28 ss. du Code civil suisse [CC]) de la part de privés qui traitent de données personnelles ;
en particulier, le traitement des données personnelles, notamment la communication à des tiers,
peut être interdit et les données rectifiées ou détruites. Aussi à l’encontre des privés, la personne
touchée a le droit d’accès (art. 8 LPD) et le droit de requérir la rectification des données inexactes
(art. 5 LPD). La procédure est régie par le CPC197 .
[Rz 164] L’art. 19 LEAR ne supprime pas explicitement ces moyens de droit privé. Le Message ne dit
mot quant aux droits conférés par l’art 15 LPD aux personnes concernées. Il se contente d’affirmer
que la transmission des données à l’étranger s’effectue dans le cadre d’un processus automatisé
et que l’AFC et les institutions financières tenues à déclaration ne disposent d’aucune marge
de manœuvre pour décider si elles souhaitent ou non procéder à une transmission198 . En outre,
selon l’art. 14 LEAR, les institutions financières suisses déclarantes ont l’obligation d’informer les
personnes devant faire l’objet d’une déclaration au plus tard le 31 janvier de l’année de la première
transmission de renseignements les concernant ; cela devrait permettre aux personnes concernées
de faire valoir leurs moyens de droit en application de la LPD et de la LEAR199 .
[Rz 165] Il semblerait donc que la correcte application du MCAA, de la Norme commune de
déclaration et de la LEAR – c.-à.-d. la légalité du traitement des données (art. 13 LPD) – doive
être vérifiée uniquement par le juge civil, dans un procès fondé sur l’art 15 LPD régi par le CPC,
opposant la personne concernée et l’institution financière200 .
2.2.
Limitation illicite de l’accès au juge
[Rz 166] Le système de protection juridique prévu méconnaît que l’art. 29a Cst. garantit un contrôle
judiciaire dans toutes les contestations juridiques d’une personne. Or, dans l’application de l’EAR
peuvent surgir (au moins) deux contestations juridiques.
[Rz 167] Comme mentionné auparavant, l’EAR n’est qu’une forme d’entraide administrative internationale, qui est une tâche étatique. L’entraide internationale est donc une affaire entre Etats.
Ce n’est qu’en vertu de l’obligation internationale assumée par la Suisse de par la Convention
CE/OCDE et le MCAA que l’AFC transmet les renseignements à l’étranger. C’est donc une affaire de droit public.
196 Message 15.046, (note 8.), p. 5041.
197 Corrado Rampini, in : BasK – Datenschutzsgesetz/Öffentlichkeitsgesetz, Bâle 2014, n. 33 ad art 15 LPD.
198 Message 15.046, (note 8), p. 5041.
199 Message 15.046, (note 8), p. 5037.
200 Cf. Matteotti, Gutachten, (note 9), p. 5, 18, qui toutefois, aux p. 6 et 20, corrige le Message, en ce sens
qu’il réserve la possibilité exceptionnelle à la personne concernée, en dépit de l’art. 19 P-LEAR, de demander
que l’AFC rende une décision susceptible de recours (art. 25a PA) dès lors qu’elle refuse d’interdire la transmission à l’étranger des renseignements relatifs au compte face à des situations dans lesquelles il existe par
exemple le risque d’une atteinte à l’ordre public au sens de l’art. 21 par. 2 let. b de la Convention. Il y aurait
atteinte à l’ordre public si la transmission automatique débouchait, dans l’Etat destinataire, sur une procédure contraire aux principes d’équité et heurtant de manière intolérable la conception suisse du droit.
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Francesco Naef / Elena Neuroni Naef, Sur l’inconstitutionnalité de l’échange automatique de renseignements , in :
Jusletter 7. Dezember 2015
[Rz 168] Dans ce domaine, comme le rappelle le Tribunal fédéral, l’acte qui porte atteinte aux
droits fondamentaux de l’individu est la transmission à l’étranger de données bancaires des clients
par l’autorité fédérale201 . La première et principale contestation juridique impliquant la personne
objet de la transmission de renseignements – si elle n’est pas d’accord avec cette transmission – est
donc celle-ci : la transmission des renseignements à l’étranger par l’AFC est-elle licite ?
[Rz 169] Cette contestation est manifestement « juridique » dans le sens de l’art 29a Cst., étant
donné que les conditions auxquelles la transmission des données bancaires peut et doit avoir lieu
sont inscrites dans le MCAA, dans la Norme commune de déclaration et dans la LEAR.
[Rz 170] Par ailleurs, l’acte par lequel l’AFC transmet les données bancaires à l’étranger est un
acte matériel de l’administration202 , qui évidemment touche aux intérêts juridiquement protégés
de la personne concernée203 .
[Rz 171] Il saute aux yeux que l’acte par lequel l’AFC transmet les renseignements à l’étranger
remplit tous les éléments caractéristiques d’une contestation juridique, entre une personne et l’AFC,
pour laquelle l’art. 29a Cst. exige le droit d’accès à un juge.
[Rz 172] Il est donc choquant que la LEAR exclue, pour cet acte de l’AFC, pour cette contestation
juridique, le recours au moyen de l’art. 25 LPD, qui seul pourrait permettre de vérifier la légalité
– c.-à-d. la conformité au MCAA, à la Norme commune de déclaration et à la LEAR – de l’action
de l’AFC (art. 4 al. 1 et 17 al. 1 LPD). Le moyen de l’art. 25 LPD est en effet incontournable pour
assurer la protection juridique effective contre le traitement de données par les organes fédéraux204 .
[Rz 173] De surcroît, il est évident que la transmission de renseignements bancaires à l’étranger par
l’EAR, prévue par le MCAA, par la Norme commune de déclaration et par la LEAR et portant
atteinte à la sphère privée du client bancaire, est un domaine « justiciable », qui se prête au contrôle
du juge205 ; ces normes sont d’ailleurs souvent vagues, peu compréhensibles, et elles nécessitent une
interprétation et une application au cas concret : l’activité typique d’un juge. Aucune exception à
la garantie de l’accès au juge n’est admissible.
[Rz 174] La LEAR qui efface le droit d’accès au juge pour cette contestation juridique contre l’AFC
viole donc la Constitution fédérale.
[Rz 175] Qu’en est-il de l’acte par lequel les institutions financières transmettent les renseignements
à l’AFC (art. 15 al. 1 LEAR) ? Peut-être cette transmission n’est-elle qu’un acte préparatoire, émanant d’un privé (l’institution financière), mais auquel l’organe fédéral a délégué la tâche de recueillir
les renseignements à transmettre. L’obligation qui est faite aux institutions financières suisses de
traiter les données bancaires dérive en effet des obligations assumées au niveau international par
la Confédération ; dans ce sens, les institutions financières déclarantes suisses assument une tâche
étatique. De ce point de vue, le traitement des données opéré par l’institution financière devrait
aussi ouvrir la voie administrative de l’art. 25 LPD206 , qui est pourtant exclue par l’art. 19 LEAR.
201 ATF 139 II 404 c. 7.1, 137 II 431 c. 2.1.2.
202 Opel, (note 19), p. 501 ; Belser/Epiney/Waldmann, (note 120), p. 745 n. 155–156 ; Jan Bangert, in :
BasK – Datenschutzsgesetz/Öffentlichkeitsgesetz, Bâle 2014, n. 16 ad art 25/25bis LPD.
203 ATF 139 II 404 c. 7.1, 137 II 431c. 2.1.2.
204 Bangert, (note 202), n. 1–2 ad art 25/25bis LPD.
205 Opel, ASA (note 185), S. 289 ; Francesco Naef, Verfassungswidrige Amtshilfe in Steuersachen, in : Juslet-
ter 2 décembre 2013, Rz 27.
206 Bangert, (note 202), n. 22 ad art 25/25bis LPD.
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Francesco Naef / Elena Neuroni Naef, Sur l’inconstitutionnalité de l’échange automatique de renseignements , in :
Jusletter 7. Dezember 2015
[Rz 176] Ou alors, peut-être que cette transmission est tout simplement une autre forme de traitement de données, opéré par un privé : une deuxième207 atteinte au droit fondamental qui doit
être soumise à un juge, cette fois-ci par le bais du moyen de l’art. 15 LPD.
[Rz 177] Quoi qu’il en soit, il s’agit d’une autre contestation juridique par rapport à celle relative à
la transmission des données à l’étranger : l’une oppose la personne à l’AFC, l’autre la personne à
l’institution financière. La LEAR qui ne prévoit une protection juridique que pour la seconde viole
donc la garantie de l’accès au juge.
IV.
Conséquences formelles
[Rz 178] L’incompatibilité du MCAA et de la LEAR avec la Constitution fédérale a avant tout des
conséquences sur la forme à respecter pour leur adoption, qui n’est pas la forme ordinaire (loi et
arrête fédéral d’approbation du traité, les deux soumis au référendum facultatif ), comme le propose
le Conseil fédéral.
1.
Forme de la LEAR
[Rz 179] Selon l’art. 140 al. 1 let. a Cst. les révisions de la Constitution sont soumises au référendum
obligatoire (vote du peuple et des cantons). C’est ce qui fait de la Constitution une constitution au
sens formel : elle se révise selon une procédure plus difficile que la loi ordinaire, et pour ce motif,
la Constitution est supérieure à la loi, dans ce sens que la règle constitutionnelle peut déroger à la
loi, mais l’inverse n’est pas valable208 .
[Rz 180] L’Assemblée fédérale ne peut donc pas déroger durablement à la Constitution fédérale
par une loi ordinaire (c.-à-d. soumise au référendum facultatif)209 . En effet, l’art. 165 al. 3 Cst.
permet à l’Assemblée fédérale uniquement en cas d’urgence et seulement pour la période d’un
an de légiférer en dérogeant à la Constitution fédérale : la législation urgente inconstitutionnelle
modifie (temporairement) matériellement mais non formellement la Constitution210 . Mais si cette
dérogation doit perdurer plus d’un an, l’Assemblée fédérale doit procéder à une révision formelle
de la Constitution211 , soumise au référendum obligatoire (art. 140 al. 1 let. c Cst.).
[Rz 181] C’est par exemple ce qui s’est passé lors de l’adoption de l’arrêté fédéral concernant
l’octroi d’une amnistie fiscale générale du 6 octobre 1967212 . À cette occasion le Conseil fédéral
avait constaté que, le droit matériel régissant l’impôt pour la défense nationale étant à l’époque
directement fondé sur des prescriptions de détail de nature constitutionnelle (art. 8 al. 3 des
dispositions transitoires Cst. 1874), la renonciation à la perception de l’impôt par la voie d’une
amnistie dérogeait à la Constitution et ne pouvait pas se faire par la voie législative ordinaire,
207 Opel, (note 19), p. 228.
208 Aubert, (note 13), vol. I, n. 256 ; Auer/Malinverni/Hottelier, (note 11), vol. I,ch.m. 1391–1393.
209 Auer/Malinverni/Hottelier, (note 11), vol. I, ch. m. 1936 ; Astrid Epiney, in : BasK-Bundesverfassung,
Bâle 2015, n. 22 ad art. 190 Cst. ; Biaggini, (note 185), n. 8 ad art. 190 Cst.
210 Yvo Hangartner/Andread Kley, Die demokratischen Rechte in Bund und Kantonen der Schweizerischen
Eidgenossenschaft, Zurich 2000, ch. m. 1184 p. 484.
211 Hangartner/Kley, (note 210), ch. m. 724 p. 301.
212 FF 1967 II 507.
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Francesco Naef / Elena Neuroni Naef, Sur l’inconstitutionnalité de l’échange automatique de renseignements , in :
Jusletter 7. Dezember 2015
en nécessitant une autorisation constitutionnelle spéciale213 . L’arrêté fédéral fût donc soumis au
référendum obligatoire et adopté en votation populaire le 18 février 1968214 .
[Rz 182] De la même manière, la LEAR comportant une dérogation permanente à la garantie du
droit d’accès au juge (art. 29a Cst.), elle nécessite une autorisation de rang constitutionnel, et
donc une modification formelle de la Constitution. Son adoption doit être soumise au référendum
obligatoire.
2.
Forme de l’approbation du MCAA
[Rz 183] Il en va de même pour l’approbation du MCAA, et toujours en raison du caractère formel
de la Constitution.
[Rz 184] Selon le texte de l’art 140 al. 1 let. b Cst., l’arrêté portant approbation d’un traité
international est soumis au référendum obligatoire en cas d’adhésion à des organisations de sécurité
collective ou à des communautés supranationales.
[Rz 185] Toutefois, les autorités fédérales, les travaux préparatoires de la nouvelle Constitution et la
doctrine admettent l’existence d’un référendum obligatoire sui generis. Il s’agit du cas exceptionnel
des traités internationaux qui revêtent une importance extraordinaire à tel point qu’ils doivent être
considérés comme étant de rang constitutionnel215 . C’est le cas du traité qui porte sur des questions
présentant une importance particulière et fondamentale, c’est-à-dire lorsqu’il modifie profondément
la structure de nos institutions ou entraîne un changement fondamental dans la politique extérieure
de la Suisse216 .
[Rz 186] Le référendum obligatoire sui generis en matière de traités internationaux répond au
principe du parallélisme. Les questions qui, dans le droit national, doivent être réglées dans la
Constitution, sont soumises au référendum et requièrent l’approbation du peuple et des cantons ;
en conséquence, si le même contenu est réglé dans un traité, celui-ci doit être soumis à la même
procédure qu’une modification de la Constitution, soit au référendum obligatoire, qu’il s’agisse
d’un traité bilatéral ou multilatéral. Cela doit valoir notamment pour les traités qui contiennent
des dispositions équivalant à une modification de la Constitution. En effet le Conseil fédéral et
l’Assemblée fédérale ne peuvent pas, sans une autorisation constitutionnelle spéciale, exercer leur
213 Message 9474 du 6 juin 1966 sur la motion Mäder relative à l’adhésion de la Confédération aux amnisties
fiscales cantonales en ce qui concerne l’impôt pour la défense nationale, FF 1966 I 955, p. 964.
214 FF 1968 I 471.
215 Message 10.090 du 1er octobre 2010 relatif à l’initiative populaire « Pour le renforcement des droits popu-
laires dans la politique étrangère (accords internationaux : la parole au peuple !), FF 2010 6353, p. 6374 ;
Message 04.063 relatif à l’approbation des accords bilatéraux entre la Suisse et l’Union européenne, y compris les actes législatifs relatifs à la transposition des accords (« accords bilatéraux II ») du 1er octobre 2004,
FF 2004 5593, p. 5911–5912 ; Jean-Francois Aubert in : J-F. Aubert/P. Mahon, Petit commentaire de la
Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999, Zürich 2003, n. 12 ad Art. 140 Cst. ; Daniel Thürer/Oliver Diggelmann, in : St. Galler Kommentar, St. Gallen 2014, n. 25 ad art. 140 Cst. ;
Hangartner/Kley, (note 210), ch. m. 1158 ; Babette Brunner, Das Staatsvertragsreferendum : Ein Volksrecht im Wandel, Zurich 2014, p. 62 ; contra : Astrid Epiney/Stefan Diezig, in : BasK-Bundesverfassung,
Bâle 2015, n. 14 ad art. 140 Cst.
216 Message 11323 du 16 août 1972 relatif à l’approbation des Accords entre la Suisse et les Communautés euro-
péennes, FF 1972 II 645, p. 725.
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pouvoir en matière de politique étrangère en dehors des limites fixées par la Constitution217 . Seul
le traité qui a été soumis au référendum obligatoire peut ainsi déroger à la Constitution218 .
[Rz 187] Comme nous l’avons démontré, l’EAR implique de déroger de manière fondamentale et
durable au principe de proportionnalité, comporte une restriction inconstitutionnelle du droit fondamental à la protection de la sphère privée, et équivaut ainsi à une modification de la Constitution
fédérale : il a le rang d’une norme constitutionnelle.
[Rz 188] D’ailleurs, il est évident que l’introduction de l’EAR entraîne un changement fondamental
dans la politique extérieure de la Suisse. Il comporte un changement de paradigme dans la politique suisse d’entraide administrative internationale en matière fiscale, puisqu’encore en mai 2012
le Conseil fédéral affirmait vouloir viser la conclusion d’accords sur l’imposition à la source, l’amélioration de l’entraide administrative et de l’entraide judiciaire selon les normes internationales et
l’extension de l’obligation de diligence des établissements financiers, tout en s’opposant à l’EAR,
celui-ci portant atteinte au droit fondamental au respect de la sphère privée219 . En revanche, avec
l’EAR les données bancaires des clients seront transmises automatiquement à l’étranger en l’absence de tout soupçon de comportement illégal220 . Même au débat au Conseil national sur l’EAR
plusieurs voix ont souligné le moment historique et révolutionnaire221 . Affirmer qu’il ne s’agit pas
un changement fondamental dans la politique extérieure de la Suisse222 c’est nier l’évidence.
[Rz 189] L’introduction de l’EAR (l’approbation du MCAA) doit donc être soumise au referendum
obligatoire sui generis.
V.
Conséquences matérielles
[Rz 190] Mais la Constitution fédérale peut être révisée de cette façon ?
[Rz 191] En effet l’approbation du projet sur l’EAR équivaut à modifier les articles 5 al. 2, 29a et 36
al. 3 Cst., dans le sens que ces dispositions – et donc le principe de proportionnalité et la garantie
d’accès au juge – ne seraient plus applicables en matière d’entraide administrative internationale
fiscale.
217 Hangartner/ Kley, (note 210), ch. m. 1158 p. 473 ; Epiney, (note 209), n. 22 ad art. 190 Cst. ; c’est pour
cette raison que, selon la pratique de l’Assemblée fédérale, un traité est ratifié uniquement s’il ne contredit
pas la Constitution, cf. Tobias Tschumi/Benjamin Schindler, in : St. Galler Kommentar, St. Gallen 2014,
n. 88 ad art. 5 Cst.
218 Hangartner/ Kley, (note 210), ch. m. 1071 S. 439.
219 Cf. supra note 1.
220 Oswald, (note 50), ch. m. 994.
221 Anne Mahrer, in : BO CN 2015 p. 1613 : « La Suisse s’est longtemps et obstinément opposée à l’échange au-
tomatique de renseignements. Vous vous souvenez certainement des déclarations de l’ancien conseiller fédéral
Merz : l’étranger se casserait les dents sur le secret bancaire suisse. Or l’étranger n’a pas lâché prise et le secret bancaire s’effondre. (.....) Ce dont nous sommes témoins aujourd’hui était impensable il y a encore dix
ans. » ; Ada Marra, in : BO CN 2015 p. 1613 : « Aujourd’hui est un jour historique : nous institutionnalisons
une révolution en Suisse. Qui aurait parié, il y a seulement sept ans, sur la mort du secret bancaire ? Comme
toute révolution, la mort du secret bancaire a une histoire qu’il faut raconter. (...) A ce stade, je tiens à féliciter vivement Madame la conseillère fédérale Eveline Widmer-Schlumpf (...). Madame la conseillère fédérale,
vous entrez à votre tour dans l’histoire ».
222 Eveline Widmer-Schlumpf, Conseillère fédérale, in : BO CN 2015 p. 1619.
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[Rz 192] La question de l’existence de limites matérielles à la révision de la Constitution est l’objet
d’une âpre controverse doctrinale223 ; selon l’art. 192 al. 1 Cst. la Constitution peut être révisée en
tout temps, totalement ou partiellement.
[Rz 193] Toutefois, l’article 194 al. 2 Cst. mentionne explicitement au moins une limite : toute
révision partielle ne doit pas violer les règles impératives du droit international.
[Rz 194] Cette limite vaut non seulement pour les initiatives populaires, mais aussi pour les révisions
partielles de la Constitution provoquées par des décisions de l’Assemblée fédérale224 .
[Rz 195] Selon la pratique du Conseil fédéral et de l’Assemblée fédérale on qualifie de « règles
impératives du droit international » non seulement les règles impératives (jus cogens) du droit
international telles que les décrit de manière générale l’art. 53 de la Convention de Vienne du 23
mai 1969 sur le droit des traités, mais aussi d’autres garanties de la CEDH et du Pacte II de l’ONU
auxquelles on ne peut déroger même en état de nécessité225 .
[Rz 196] Dans une récente étude, Jörg Künzli et Walter Kälin ont démontré de façon convaincante que des restrictions aux droits fondamentaux de l’homme ne doivent jamais intervenir sans
respecter le principe de proportionnalité : tout automatisme qui empêcherait l’examen des circonstances du cas d’espèce est proscrit. Le principe de proportionnalité représente donc la principale
limite à la restriction des droits de l’homme dans des situations d’état de nécessité226 ; la proportionnalité est par conséquent une règle impérative du droit international au sens des articles 139
al. 3 et 194 al. 2 Cst.227 .
[Rz 197] Depuis lors, cette opinion a été largement approuvée par la doctrine228 .
[Rz 198] Comme mentionné auparavant, l’automatisme dans la collecte et la transmission à l’étranger de données bancaires est précisément la caractéristique essentielle de l’EAR : les données bancaires des clients sont traitées automatiquement et périodiquement sans aucun soupçon fondé sur
des faits concrets de l’existence d’un comportement illégal de la part de ces personnes. Cela signifie
restreindre le droit au respect de la sphère privée (qui est aussi un droit de l’homme garanti par
l’art. 8 CEDH) sans tenir compte des circonstances du cas d’espèce.
[Rz 199] Le système de l’EAR comporte ainsi la négation même du principe de proportionnalité et
par là la violation d’une règle impérative du droit international.
[Rz 200] S’il s’agissait d’une initiative populaire, l’Assemblée fédérale devrait l’invalider (art. 139
al. 3 Cst.). S’agissant d’un projet du Conseil fédéral, elle ne devrait tout simplement pas entrer en
matière sur l’EAR.
223 Yvo Hangartner/Bernhard Ehrenzeller, in : St. Galler Kommentar, St. Gallen 2014, n. 13–15 ad art.
192-195 Cst. avec réf.
224 Hangartner/Ehrenzeller, (note 223), n. 10 ad art. 194 Cst. ; Biaggini, (note 185), n. 4 ad art. 194 Cst. ;
Aubert, (note 215), n. 2 Remarques liminaires aux articles 192–195.
225 Message 13.091 concernant l’initiative populaire « Pour le renvoi effectif des étrangers criminels (initiative de
mise en oeuvre) » du 20 novembre 2013, FF 2013 8493, p. 8502–8503.
226 Jörg Künzli/Walter Kälin, Das Verhältnismässigkeitsprinzip als Bestandteil des zwingenden Völker-
rechts ?, in : Jusletter 23 juin 2014 Rz 29–31.
227 Künzli/Kälin, (note 226), Rz 32.
228 Rainer J. Schweizer, in : Die Schweizerische Bundesverfassung : Kommentar, St. Gallen 2014, n. 37 ad
art. 36 Cst. ; Raselli, (note 37), p. 1355 ; Astrid Epiney/Stefan Diezig, in : BasK-Bundesverfassung, Bâle
2015, n. 37 ad art. 139 Cst.
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VI.
Conclusions
[Rz 201] L’EAR est un système automatique de collecte et transmission à l’étranger de données
bancaires des clients sans nécessité du moindre soupçon de l’existence d’une illégalité fiscale et sans
aucun lien avec une enquête ou un contrôle fiscal en cours. Ces données bancaires peuvent bien
évidemment être utilisées par les autorités étrangères aux fins de poursuites pénales fiscales, c’està-dire dans une activité typiquement répressive. L’EAR est donc une fishing expedition, une pêche
aux renseignements institutionnalisée ; mais ce genre de recherche de preuves au hasard est interdite
par le principe constitutionnel de la proportionnalité. Cela est inacceptable, car l’interdiction de
la pêche aux renseignements est un principe fondamental de l’Etat de droit libéral.
[Rz 202] Le défaut principal de l’EAR est justement son caractère automatique ; cet automatisme
légal empêche tout examen concret des intérêts opposés dans le cas d’espèce. L’automatisme comporte la négation même du principe de proportionnalité.
[Rz 203] En outre, le MCAA et sa Norme commune de déclaration sont des textes obscurs, souvent
incompréhensibles, rédigés avec une technique étrangère à notre tradition législative ; l’application
concrète de ces textes cryptiques nécessiterait un contrôle constant par un juge. Au contraire,
la LEAR supprime tout recours effectif au juge contre la transmission des données bancaires à
l’étranger par l’Administration fédérale des contributions.
[Rz 204] L’EAR comporte donc la violation systématique du droit fondamental à la protection
de la sphère privée (art. 13 Cst.) par une surveillance généralisée et automatique des données
bancaires contraire au principe de proportionnalité et la suppression du contrôle judiciaire des
actes de l’administration fédérale dans ce domaine (art. 29a Cst.).
[Rz 205] C’est la transformation de l’Etat de droit libéral en un Etat totalitaire.
[Rz 206] L’Assemblée fédérale devrait avoir le courage de ne pas entrer en la matière sur ce projet.
Le Parlement aussi doit respecter la Constitution et, en principe, ne pas approuver les traités qui
dérogent à la Constitution.
[Rz 207] Si elle ne devait pas avoir ce courage, un tel changement de paradigme dans la politique étrangère en matière d’entraide administrative, une telle dérogation permanente au principe
de proportionnalité et une renonciation pareille à la garantie du contrôle judiciaire des actes de
l’administration nécessiteraient tout de même la plus grande légitimation démocratique possible.
[Rz 208] La dérogation permanente à la Constitution qu’impliquent la LEAR et le MCAA ne
permet pas de les approuver par une loi ordinaire : il faut une autorisation constitutionnelle spéciale,
soumise au referendum obligatoire.
[Rz 209] Au cas contraire, la Constitution ne serait qu’un bout de papier.
Francesco Naef, lic. iur., avvocato e notaio, Partner bei CSNLAW® Studio legale e notarile, Lugano
Elena Neuroni Naef, lic. iur., avvocato, Lugano
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