Et si j`avais ete un programme televise, m`auriez

Transcription

Et si j`avais ete un programme televise, m`auriez
Et si j’avais été un programme télévisé,
m’auriez-vous regardé ?
« Ce soir, dans votre ville, le Cirque Fantastic vous émerveillera ! »
C’est ce que je ne cesse de vous crier du haut de mon poteau, inlassablement. A chaque badaud, à
chaque voiture qui passe devant moi, je tente d’attirer votre attention, par une débauche de
couleurs criardes, par mes lettres capitales, dégoulinantes d’encre noire, par mes dessins naïfs de
clowns et de fauves mêlés dans une folle farandole, toujours plus désespérée par votre indifférence.
Et vous, vous ne me voyez pas.
Vous voyant vous éloigner sans un regard pour moi, je tremble de fureur et de frustration, ma colère
déteint sur mes clowns hilares et mes tigres rugissant, qui commencent alors à vous promettre mille
tourments, leurs faces grimées révélant des traits déformés par la rage.
Et vous, vous ne les entendez pas.
De la fenêtre d’un immeuble, je vois des enfants s’esclaffer devant le poste de télévision. Comment
rivaliser avec ces froides machines, qui, vous promettant rêves et oubli, effacent de votre mémoire
vos souvenirs de jeunesse. Souvenez-vous des moments chaleureux passés au Cirque ! N’oubliez-pas
quand, enfants, vous vous rendiez frémissants au Cirque, emplis de joie et d’anticipation fébrile, où
vous reteniez votre respiration devant les acrobates, frissonniez devant les fauves, vous émerveillez
devant les magiciens… Mais je vous vois tous ensemble assis devant vos écrans, comme vous l’étiez
auparavant sur les gradins de mon Cirque. Je comprends alors que le Cirque est mort.
Et vous, vous vous riez de sa disparition.
Puis la pluie, symbole de ma déchéance, fait couler l’encre de mes lettres, laissant sur son passage
une trace noire, comme une coulée de maquillage sur la joue d’une femme en pleurs. Lasse de mon
inutilité, fatiguée de votre ingratitude, je romps mes attaches et me laisse tomber dans le vide.
Et vous, vous ne vous en préoccupez même pas.
C’est alors que le vent prend pitié de moi, et me soulève, m’entraînant dans une danse rapide. Il me
fait tournoyer, il me serre dans ses bras, je deviens sienne, je suis son amante, mon corps de carton
vibre sous ses caresses légères, je m’enivre de son amour, j’exulte ! Enfin, mes tourments prennent
fin, je prends ma revanche, votre mépris me laissent indifférente, c’est à mon tour de vous ignorer !
Je vole bien au-dessus de vos visages altiers, je vous contemple de toute ma hauteur, comme vous
êtes petits !
Et vous, comment vous sentez-vous ?
Soudain, au faîte même de mon triomphe, le vent, ce fourbe, ce traître, m’abandonne. Je tombe au
sol, je chois de mon piédestal, je ne comprends pas. Pourquoi ? Gisant sur le sol humide et froid, tel
un détritus abandonné, j’appelle mon compagnon, mon amour, mon refuge, je l’appelle de toutes
mes forces, de toute mon âme. Devant son silence, je hurle ma rage, je déverse mon venin,
pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi m’élever au sommet, pourquoi me donner la gloire et la vengeance,
pour me délaisser l’instant d’après ? Qu’ais-je fais ? Ais-je seulement fais quelque chose ? Serait-il
possible qu’Eole, mon Eole, soit de ces Don Juan cruels et volages ? Qu’ais-je été à tes yeux ? Dismoi !!!
Et vous, qui enfin me regardez, m’écrasez sous votre talon et de votre mépris comme un déchet.
Ce soir, dans votre ville, une affiche de cirque, condamnée par votre indifférence, part vers l’usine
d’incinération.

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