Les tourneurs de phrases : l`art de la traduction

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Les tourneurs de phrases : l`art de la traduction
passages
Les tourneurs de phrases :
l’art de la traduction
Alice au pays des Zoulous : le groupe suisse Filewile en Afrique p. 6
Affinités transatlantiques : Adolf Dietrich à New York p. 38
L’art dans l’espace public : le mouton à cinq pattes p. 41
Le magazine cu ltur e l d e P r o H elv e t i a , No 5 2 , 1 / 2 0 1 0
SOMMAIRE
12 – 35 Dossier :
LES TOURNEURS DE PHRASES :
L’ART DE LA TRADUCTION
3
EDITORIAL
Babel au quotidien
par Janine Messerli
4
ACTUALITÉS PRO HELVETIA
La Suisse en scène à Avignon
Un petit coup de pouce
Un nouveau bureau Pro Helvetia en Chine
Sept décennies de fluctuations
6
REPORTAGE
Alice au pays des Zoulous
par Gugu Ndlovu (texte)
et Suede (photos)
Des expressions familières empruntées
à sept langues et sept cultures illustrent
notre dossier sur la traduction. Les
tableaux ont été mis en scène pour Passages par le duo de photographes
Adrian Sonderegger et Jojakim Cortis.
New York : Affinités transatlantiques
par Andrea Köhler
39
PARTENAIRE
Créer, c’est bien, tourner, c’est
mieux !
par Marie-Pierre Genecand
40
IMPRESSUM
PASSAGES EN LIGNE
A SUIVRE
14
La littérature de Suisse voyage
par Sibylle Birrer
15
Moving Words – Pro Helvetia et
la promotion de la traduction
41
CHRONIQUE
Le mouton à cinq pattes
par Daniel Baumann
18
La vaisselle en famille, une
image typiquement allemande par Christine Lötscher
42
GALERIE
Une plateforme pour les artistes
Elvis Color B
par Elvis Studio
24
Ma carrière de bilinguiste
par Eugène
28
Harry Potter donne le ton
par Holger Fock
32
Faire de la nécessité une vertu
esthétique
par Tobias Hoffmann
34
Prier que rien n’ait changé !
Tobias Hoffmann s’entretient
avec Dora Kapusta
35
Expressions familières en sept
langues et cultures
Solutions des photo-devinettes
2
HEURE LOCALE
Paris : Je veux que l’art soit poésie !
Samuel Herzog s’entretient avec le
curateur Jean-Christophe Ammann
Couverture :
« A lavare la testa dell’asino si spreca
tempo e sapone. »
Expression italienne.
Photo : Adrian Sonderegger et Jojakim
Cortis, 2010.
36 Adrian Sonderegger et Jojakim Cortis
Les photographes Adrian Sonderegger
(*1980) et Jojakim Cortis (*1978) ont fait
leurs études à la Haute Ecole des Beauxarts de Zurich, section photographie, et ils
réalisent leurs œuvres en duo depuis 2006.
Leurs travaux sont en grande partie de
nature rédactionnelle : les deux artistes
créent toujours un monde visuel bien à
eux. Ce sont des tableaux souvent sophistiqués et coûteux, rappelant les décors de
théâtre et dans lesquels se fondent la réalité
et la fiction.
www.ohnetitel.ch
editorial
Babel au quotidien
Les Suisses alémaniques se retrouvent « comme l’âne devant la montagne », les Suisses romands « pédalent dans la choucroute » et les Tessinois
en restent « comme un chat-huant ». Toutes les langues et les cultures
inventent leurs propres images pour dépeindre les heurs et les malheurs
du quotidien. Trouver un équivalent approprié dans une autre langue est la
délicate tâche des traductrices et traducteurs. Bien plus que d’une trans­
lation linguistique, il s’agit d’une translation culturelle. Avec Moving Words,
Pro Helvetia souhaite rappeler au grand public l’importance du métier
de traducteur. L’objectif de ce programme prioritaire est de renforcer les
échanges littéraires en Suisse et de mieux faire connaître la littérature de
Suisse sur le marché international du livre.
Comment traduire les romans de Robert Walser pour les lecteurs japonais et à quels obstacles Agnès, le livre de Peter Stamm, s’est-il heurté dans
son odyssée vers le persan, c’est ce que Sibylle Birrer décrit dans le premier
article de notre dossier. Mais loin de s’en tenir à l’exemple classique de la
traduction littéraire, Passages jette aussi un œil vers les autres disciplines :
les illustrations de la littérature enfantine sont-elles compréhensibles partout ? Christine Lötscher a enquêté et montre quels sont les ouvrages pour
enfants adaptables dans le monde entier et quels sont ceux qui échouent
dans la traversée. Tobias Hoffmann explique comment des pièces de théâtre entières sont réduites à des séquences de deux lignes dans les surtitres,
et pourquoi cette transcription vaut la peine. Prenant la littérature anglaise
pour exemple, Holger Fock désigne les forces économiques et politiques à
l’œuvre sur le marché de la traduction. Et Eugène, l’écrivain d’origine roumaine, raconte ses expériences d’immigrant dans un pays quadrilingue et
de part et d’autre du rideau de rösti.
Quant à la partie illustration de ce numéro, elle a pour auteurs Adrian
Sonderegger et Jojakim Cortis : le jeune duo de photographes transpose les
expressions de différentes langues en tableaux chatoyants. Jouez aux devinettes, percez leur secret et trouvez quelles expressions se répondent !
Janine Messerli
Rédactrice en chef de Passages
3
ACTUALITÉS pro h elvetia
Non sans fanfaronnade, Avignon
parle de son festival comme du plus
grand festival au monde. Mais il faut
bien avouer qu’aucun autre endroit ne
propose autant de pièces par jour. En
comptant la chorale improvisée, les souples acrobaties de rue et les grands
­spectacles, près de mille représentations
­investissent cette unique scène de
plein air, tous les jours, durant les trois
semaines de juillet.
La direction du festival a nommé
Christoph Marthaler « artiste associé »
pour l’édition de cette année. Le 7 juillet,
cet exceptionnel metteur en scène inaugurera le festival en compagnie d’Anna
Viebrock, sa scénographe depuis de longues années : il présentera une pièce
conçue tout exprès pour la Cour d’Honneur, au cœur du Palais des papes.
Christoph Marthaler, ses douze actrices
et acteurs et son équipe artistique répèteront et joueront cette pièce dans la
Cour d’Honneur exclusivement. En retransmettant la première en direct, la
chaîne de télévision culturelle Arte la
fera connaître à un public international.
Une autre production du metteur en
scène sera montrée à Avignon : Schutz vor
der Zukunft (Refuge contre l’avenir), une
recherche théâtrale et musicale sur le nazisme et ses pratiques d’euthanasie, qui
remet en cause les limites de la médecine
actuelle. Pro Helvetia soutient, outre les
deux productions de Christoph Marthaler,
d’autres excellentes productions suisses,
invitées à Avignon : le duo zurichois Zimmermann et de Perrot présente sa nouvelle pièce Chouf Ouchouf, le Lausannois
Massimo Furlan 1973, une performance
sur le concours de l’Eurovision. Et
n’oublions pas le célèbre Théâtre VidyLausanne avec Délire à deux dans la mise
en scène de Christophe Feutrier.
www.festival-avignon.com
Christoph Marthaler ouvrira le Festival d’Avignon par une nouvelle pièce à lui.
4
Un petit
coup de pouce
Une œuvre de Vanessa Billy.
Ils sont jeunes, talentueux et ambitieux, et pourtant le grand public ne les
connaît pas : il s’agit des artistes à qui Pro
Helvetia réserve la Collection Cahiers
d’Artistes. Chaque année ou tous les deux
ans, à la suite d’un concours, un jury indépendant se réunit et élit les quelque
huit artistes les plus prometteurs dans le
domaine des arts visuels. Les lauréats ont
la possibilité de réaliser un cahier sur leur
propre œuvre. Le commentaire, rédigé
par des connaisseurs de la scène artistique, favorise l’accès aux œuvres contemporaines présentées dans les cahiers. Pour
une meilleure diffusion, chaque publication est bilingue : dans la langue maternelle de l’artiste et une autre langue de
son choix. Cette première publication
dans leurs bagages, les artistes ont donc
plus de facilité à se faire connaître.
Pour l’année 2010, presque tous les
lauréats appartiennent aux disciplines de
l’art conceptuel et de l’installation. Vanessa Billy, Clare Goodwin et Vanessa Niloufar Safavi sont en outre sculptrices. La
photographie fait partie du portfolio
d’Aurelio Kopainig, de Fabian Marti et de
Guillaume Pilet. Les installations sont au
centre de l’œuvre d’Anne-Julie Raccoursier et de Rudy Decelière. Les Cahiers
d’Artistes 2010 seront présentés au public
à l’occasion de l’exposition Swiss Art
Awards, à Bâle, du 14 au 20 juin. Pro
­Helvetia accepte les candidatures pour la
série 2011 jusqu’au 1er juin 2010.
www.prohelvetia.ch/promotion
Photo en bas à gauche : Dorothea Wimmer
La Suisse en scène
à Avignon
Un nouveau bureau en Chine
L’art numérique de Chine: RMB City de
Cao Fei.
C’est à l’été 2008 que Pro Helvetia
lançait son programme prioritaire Swiss
Chinese Cultural Explorations – à
l’automne prochain, elle ouvrira un bureau de liaison dans l’Empire du Milieu.
Depuis le début du programme, plus de
60 projets sino-helvétiques ont été réalisés en Chine : leurs thématiques allaient
de l’art numérique à la culture culinaire
en passant par la musique expérimen­
tale, la littérature et le ballet. On pourra
se faire une idée de l’élan qu’ont pris ces
Sept décennies de fluctuations
La Fondation suisse pour la culture
a plus de 70 ans : une longue histoire et
l’occasion pour cinq jeunes historiennes
et historiens des Universités de Fribourg
et Zurich d’explorer le passé de Pro
­Helvetia sous des perspectives différentes. Comme le montre la nouvelle
­publication Entre culture et politique –
Pro Helvetia de 1939 à 2009, la Fon­
dation s’est transformée au cours des
années, passant de l’instrument de
conscience patriotique des débuts à une
fondation centrée sur les échanges
culturels avec le monde entier.
En 1939, le Conseil fédéral créait
avec Pro Helvetia un instrument national de défense spirituelle. Dans une période où la menace extérieure était par-
ticulièrement sérieuse, la culture a servi
à renforcer le patriotisme et la cohésion
nationale. Le livre ne se contente pas
d’exposer plus de soixante-dix ans d’histoire institutionnelle, il analyse également les mutations qu’a subies l’image
que les Suisses se font d’eux-mêmes. Des
facteurs externes comme la guerre froide, les révoltes de 1968, la chute du Mur
de Berlin et finalement la mondialisation, ont peu à peu modifié les tâches de
la Fondation. Elle a étendu ses activités
en direction du bloc de l’Est, noué des
relations avec les pays en voie de développement et a remplacé l’art représentatif de la diplomatie culturelle par la
création contemporaine, souvent assez
critique. Répondant aux mutations poli-
échanges culturels en Suisse également :
jusqu’à la fin mai, l’exposition Timelapse
sera visible au Centre PasquArt de Bienne, et il sera possible d’y admirer des
œ­uvres numériques chinoises et suisses.
Et, en septembre, le festival bâlois
Culture­scapes dédiera sa troisième édition à la Chine et partira ensuite en tournée dans une vingtaine de villes suisses.
Avec son programme prioritaire,
Pro Helvetia a non seulement stimulé les
échanges culturels avec la République
populaire, elle a de plus établi un réseau
de partenaires fiables. Pour pouvoir en
profiter, même au-delà du programme,
le Conseil de fondation a décidé de transformer le bureau temporaire de Shanghai en un bureau de liaison. Ce dernier
sera animé par une petite équipe locale.
Il continuera à cultiver les contacts importants noués jusqu’à présent en Chine,
pour garantir aux artistes de Suisse l’accès au marché de l’art chinois, présenter
en Suisse la scène artistique chinoise
et donner ainsi un aperçu de son extraordinaire vitalité.
www.prohelvetia.cn
tiques et sociales, Pro Helvetia n’a cessé
d’adapter sa notion de la culture, elle
s’est ouverte au jazz, à la bande dessinée,
à la musique pop, aux nouveaux médias
et a même, récemment, réintégré la
culture populaire qui, tout au début,
était au centre de ses préoccupations.
Fin 2009, les chambres fédérales
ont adopté la loi sur l’encouragement à
la culture. Pour Pro Helvetia, cette
­dernière prévoit des réformes supplémentaires et de nouvelles tâches
qui, sans aucun doute, redessineront
son profil à l’avenir.
Entre culture et politique – Pro
Helvetia de 1939 à 2009, éd. Claude
Hauser et al., Editions Slatkine, Genève
2010.
5
6
L’ambiance se réchauffe dans le
Arts on Main, un local de
Johannesburg, lorsque Joy
Frempong de Filewile entonne
un duo avec l’invité mozambicain Pedro Da Silva Pinto.
Alice au pays des
Zoulous
Dar es-Salam – Le Cap –
­Johannesburg – Maputo : au
cours de leur tournée africaine,
les Bernois Filewile ont joué
avec des musiciens de reggae
sud-africains et ont enthousiasmé leur public. L’expérience
s’est révélée passionnante pour
tous les participants, même
si les Suisses ont eu quelquefois
l’impression d’être aussi perdus
que l’héroïne de Lewis Carroll.
par Gugu Ndlovu (texte) et Suede
(photos)
La soirée se déroule sur le thème
« Alice au pays des Zoulous ». Un paquet de
cartes à jouer est éparpillé sur l’escalier
métallique menant à l’entrée d’Arts on
Main, au cœur de Johannesburg. Le bâtiment, construit en 1925 pour servir de dépôt d’alcools, a récemment été réhabilité.
Arts on Main, centre néo-urbain, accueille
aujourd’hui des manifestations artistiques,
et une foule de spectateurs bobos et peu
conventionnels y accourent. Ce soir j’entre
au Pays des Merveilles à la suite de nos
­hôtes suisses Filewile, pour leur première
rencontre avec la scène musicale sud-­
africaine.
Le Central Business District de Johannesburg était naguère l’épicentre de l’industrie d’Afrique australe, et la fierté de
l’élite blanche sous l’apartheid. Le quartier
abritait des entreprises multinationales,
mais il était quasiment inaccessible aux nationalistes sud-africains, hormis celles et
ceux qui y étaient manœuvres ou femmes
de ménage. L’Afrique du Sud est devenue
une démocratie en 1994 et les propriétaires
immobiliers ont déménagé au nord de la
7
r e p o rtage
ville, à Sandton City, abandonnant le
­centre-ville comme une coquille vidée de
sa gloire de jadis. Il a dès lors été investi
par les slumlords, ouvriers temporaires et
­immigrants illégaux ; récemment il a été
intégré à un processus de rénovation ur­
baine, lorsque quelques courageux urbanistes et une bande d’artistes ont décidé
qu’ils avaient pour mission de redonner vie
au centre-ville.
Une bande d’excentriques au centre de
Johannesburg
Masello, notre hôtesse de la soirée qui
joue le Chapelier fou, est serrée dans un
corset noir porté sur une minijupe évasée,
un chapeau ridiculement haut perché sur
une perruque rousse à la « Annie ». Elle se
glisse parmi les spectateurs et leur verse
« Au début, il y avait
juste nous deux
et deux ordinateurs
portables… Deux
musiciens de rue
mobiles, avec
un sound system
bricolé à partir
d’une vieille batterie
de voiture. »
de son cruchon des golées de Mqomboti
(une bière africaine traditionnelle). Au bar,
un homme, attifé d’accessoires de guerrier
zoulou en imprimé léopard, commande
une bière ; à côté de lui, la Reine de cœur
donne du feu à une fille en chaussons de
lapin roses. Une bande d’excentriques urbains autochtones se balancent aux rythmes de notre rasta local Johnny Cradle, de
la soul sonic electro. A quelques mètres de
lui, les membres fondateurs de Filewile
sont assis par terre : Andreas « Dustbowl »
Ryser et Daniel « Dejot » Jakob, avec Joy
Frempong, leur nouvelle chanteuse, une
Ghanéenne de Suisse. Ils viennent de descendre de l’avion, après l’étape en Afrique
de l’est de leur tournée sponsorisée par Pro
Helvetia Cape Town.
8
Filewile existe depuis 2003, mais
Ryser et Jakob étaient déjà connus sur la
scène musicale. « Au début, il y avait juste
nous deux et deux ordinateurs portables »,
nous dit Andreas, qui est un peu le leader
du groupe. « Deux musiciens de rue mobiles, avec un sound system bricolé à partir
d’une vieille batterie de voiture. » Le duo,
qui dit jouer du dub, a exploré la pro­duction
de sons, intégrant notamment de vieilles
techniques comme des instruments analogiques, avec un magnétophone et leur
Space Echo®. Cela ne change pas seulement le son, « ça le rend plus chaud », dit
Andreas. « Nous avons aussi ajouté l’élément humain avec une chanteuse, Joy
Frempong, et un bassiste, Mago Fluck. »
Un duo Suisse-Mozambique
Le quatuor Filewile, qui est la tête d’affiche du spectacle de ce soir, apparaît reposé de sa tournée en Tanzanie et se fond
dans la scène afro-alternative de Johannesburg en attendant de passer sur scène. Soudain, des lumières rouges inondent la salle.
Confortablement vêtue d’un sweat-shirt
jaune et d’un large pantalon, Joy Frempong
caresse amoureusement le micro. Je suis
séduit par la tignasse afro de Joy, ses pas de
danse excentriques et sa tenue décontractée. Elle est parvenue à transformer la manière dont le public sud-africain perçoit
une femme artiste. Aucune danse osée, pas
de jambe dénudée ni de balancement de
fesses : c’est la voix seule qui transmet la
sexualité. Les yeux fermés, elle captive la
foule, enchaîne en douceur avec One Space
Town. Sa voix est forte et sensuelle, les plus
vieux songent à Grace Jones, à d’autres elle
fait penser à une hôtesse de l’air donnant
des consignes de sécurité. Son corps allongé suit la musique, ses pieds chaussés
de tongs évitent soigneusement les câbles
embrouillés qui relient les équipements
électroniques du groupe. Mago, Daniel et
Andreas créent une ambiance joueuse à la
basse et aux claviers. Avec juste trois chansons et un son inédit, ils ont établi le lien
avec le public ; les têtes dodelinent, des couples se mettent à danser.
L’apparition d’un chanteur local soulève des hourras : Pedro Da Silva Pinto
monte sur scène pour chanter un duo écrit
spécialement pour le concert de ce soir.
Pedro travaille avec 340mls, un groupe
sud-africain de reggae dub, composé de
Mozambicains venus étudier à l’université,
et qui sont aujourd’hui un des principaux
groupes sur la scène de musique soul afrofunk. Le public, déjà séduit, acclame l’arrivée de Pedro. On s’attroupe autour des musiciens pour poser des questions et acheter
l’album de Filewile Blueskywell. Andreas
sort des CD de son grand sac de marin, il
est tout excité. « Parfois, quand nous
jouons, c’est comme si c’était de la musique de fond, nous avons l’impression que
le public n’écoute pas. Mais ce long voyage
Filewile lors d’une visite dans les
townships de Johannesburg :
Andreas Ryser, Adrian Flück, le
chanteur invité Pedro Da
Silva Pinto, Joy Frempong,
Mago Flück et Daniel Jakob (de
gauche à droite).
pour rencontrer pareil public et collaborer
avec Pedro, ça valait vraiment la peine »,
dit-il. Pedro fait écho à son enthousiasme :
« Je n’ai jamais travaillé avec ce genre de
son, et j’ai eu du plaisir à éprouver la sensation que ‹ tout est possible ›, qui se produit
grâce aux textes de Joy. » Il est fasciné par
la technique utilisée et les innovations du
groupe, et je me rends compte de l’importance que cet échange a eue pour lui, lui
ouvrant un nouvel univers de son et de pro-
duction. « Je voudrais vraiment essayer ce
matériel avec mon groupe », ajoute-t-il.
La musique passe les frontières
culturelles
Les accents de Sea-Lion Woman, SeaLion Woman emplissent le Munk Concept
Store, la boutique où Joy rend hommage à
Nina Simone. Le lieu est bondé, mais on
peut suivre la représentation par la vitrine
ouverte sur le trottoir. Ce concert en début
d’après-midi est écouté avec la plus grande
attention par le public. Plus tard, Filewile
va rencontrer le musicien zimbabwéen
Tongesai Machiri, très curieux de voir leur
équipement, et son frère Chimurenga. Les
deux musiciens, qui forment le duo Innerchi, les invitent à écouter leur musique
dans leur Datsun de 1982, parquée devant
la boutique.
Chimurenga a fabriqué sa première
guitare avec une boîte de conserve ; il est
9
r ep ortage
Le musicien
zimbab­wéen
Chimurenga
Machiri
(à droite).
aujourd’hui de ces musiciens qui cherchent des équipements modernes pour développer leur son. Il est difficile de trouver
en Afrique du Sud des instruments et des
logiciels modernes, ce qui influence la musique locale et empêche souvent les mu­
siciens de s’aligner sur le niveau international. Ceux qui en ont les moyens vont à
l’étranger améliorer le son de leurs albums.
La rencontre avec des collègues étrangers
est une occasion de connaître l’évolution
ultime de la production musicale.
« J’aime leur son », nous dit Chimurenga. « Il est très expérimental, il a de la
profondeur et de la complexité. Je veux
­apprendre comment l’intégrer à ma musique. » La musique d’Innerchi se base sur
les mêmes principes que ceux du groupe
suisse tout en reflétant l’expérience des
­frères au Zimbabwe et en y intégrant le
mbira, le « piano à pouces », instrument
traditionnel. « Ça serait bien de pouvoir
travailler ensemble », dit Andreas, en passant à Chimurenga les coordonnées de son
groupe. « Mais il nous faut du temps et un
studio, une collaboration instrumentale
est un peu plus compliquée que de jouer
avec un chanteur invité. »
Artiste, publiciste et distributeur à lui seul
Douze heures de voiture, dont trois
au poste frontière de Lebombo, et voici le
groupe au Mozambique. A Maputo, la capi10
tale, le passé communiste et la guerre civile ont laissé des traces dans les noms
des rues et les carcasses de bâtiments in­
cendiés ou bombardés. L’ancienne gare est
un incroyable monument architectural à
l’époque coloniale portugaise, et la fierté de
bien des Mozambicains. Nous sommes invités à déjeuner par le consul de France,
dans un restaurant à la mode installé dans
l’ancienne salle d’attente. Pendant que
nous examinons le menu en portugais, Andreas me donne les dernières nouvelles :
leur single, Number One Kid, a été au top
100 cette semaine à la radio.
Il me raconte plus tard les frustrations
de l’industrie musicale. « J’ai beaucoup
parlé avec Pedro du business, il a les mêmes histoires à raconter que ce que j’ai entendu chez des artistes de partout. L’in­
dustrie musicale et les radios ne prennent
aucun risque avec de nouveaux artistes ou
de nouvelles idées, elles en restent aux mêmes choses ennuyeuses. Ce n’est donc pas
simple de réussir avec de nouvelles idées et
de nouveaux styles, on a les mêmes problèmes en Europe. Arriver à passer à la radio
avec Filewile a été long et difficile, notre
musique n’est pas à la mode. »
Andreas ne se comporte pas différemment des vendeurs de rue africains : il évite
le monde des cravatés, les salles de conférence stériles et les offres stéréotypées des
magasins de musique ; il est agressivement
têtu et ne se cache pas derrière la musique.
Daniel Jakob au
cours du concert
dans le Munk
Concept Store de
Johannesburg.
A la tête d’une maison de disques, artiste,
publiciste et distributeur à lui seul, Andreas a plusieurs casquettes, tout comme
tant de gens dans l’industrie musicale en
Afrique.
Les derniers parfums du printemps
embaument l’air de la ville, la pleine lune
éclaire les visages de la foule timide de
­Maputo, qui semblent se cacher derrière
leurs cocktails et la fumée de leurs ciga­
rettes. A Encontrarte, le Centro Cultural
Franco-Moçambicano, Filewile est la tête
d’affiche de la soirée. Un seul et unique
danseur émerge de la foule dans l’ombre,
dans une transe de joie pure ; au milieu du
morceau, d’autres le rejoignent, semblant
regretter leur prudence initiale puisqu’ils
réclament un bis à la fin du spectacle. Le
danseur saute sur la scène et offre son
­foulard à Joy, qui lui serre gracieusement
la main en s’écriant : « Thank you Mo­
zambique ! »
Cigarette à la main, Andreas avoue,
alors que les autres font leurs bagages :
« J’avais peur de venir en Afrique du Sud.
Les médias en donnent une image si négative. Les voyages, le séjour dans un lieu ont
une influence évidente sur la texture et le
son de notre musique, mais pour être honnêtement en harmonie, il faut comprendre
le contexte dans lequel elle a été créée,
même si on est comme Alice au pays des
Zoulous. »
www.filewile.com
www.prohelvetia.org.za
Gugu Ndlovu est une journaliste indépendante
qui vit à Johannesburg avec son mari et leurs
trois enfants. Elle est née en Zambie d’une
mère canadienne et d’un père zimbabwéen.
Suede vit à Johannesburg où il est découvreur
de talents, réseauteur, photographe.
Traduit de l’anglais par Marianne Enckell
11
L’art de tourner
les phrases
C
omment se lit l’écrivain suisse Robert
Walser en japonais ?
Comment survit
un immigrant dans
un pays quadrilingue divisé
par un rideau de rösti ? Et
quelles sont les forces à l’œuvre
sur le marché de la traduction
littéraire ? Notre dossier
­montre diverses facettes du
transfert culturel linguistique
– et plus encore : voyez à
quels obstacles se heurte la
traduction de livres d’enfants
et de productions théâtrales
et jouez aux devinettes en
­regardant les mises en scènes
photographiques d’Adrian
­Sonderegger et de Jojakim
Cortis dans ces pages !
La solution se trouve page 35.
12
Expression chinoise
p. 35
13
Les tou r n e u rs d e phr a se s
V
raiment, le spectacle serait langues, mais on retraduit aussi des « clasPour les traductrices et les traducfantastique : la ligne des siques » comme Gottfried Keller, Fried­rich teurs, cependant, de tels phénomènes de
montagnes enneigées, une Dürrenmatt et Max Frisch. Et de plus en surface ne sont pas significatifs. Tous, ils se
vue largement ouverte sur plus souvent Robert Walser, justement. confrontent aux défis quotidiens de la trala vallée, et le lac de ­Zurich Après divers allers et retours entre oubli et duction, au travail microscopique sur la
scintillant dans la lumière redécouverte, c’est lui qui, discrètement, structure du texte, au style qui en résulte.
d’automne. Mais les stores sont baissés. est devenu le fleuron de la littérature suisse Les possibilités diffèrent évidemment selon
Ici l’on travaille, on se concentre. Com- du XXe siècle, le premier écrivain de son la grammaire et les conventions de la lanment traduire un texte dont les tournures ­canon. Les textes de Walser appartiennent gue-cible. Mais ce travail d’une après-midi
compliquées et les fioritures ciselées se dis­ à la littérature mondiale, swiss made – sauf sur un court fragment de texte montre claisolvent dans le rien ? Comment transférer que ce label ne joue presque plus de rôle rement à quel point chaque traduction resce rien, qui est en même temps le cœur du pour sa réception littéraire et scientifique. semble à une « danse dans les marges », et
récit, dans une nouvelle structure lin- D’autant que l’on a pris congé, depuis long- à quel point la rencontre est profitable :
guistique tout aussi complexe –
lorsqu’on travaille presque exclusimais dont la cohérence procède
vement en solitaire, les échanges
d’une grammaire entièrement difsont précieux.
férente ?
Toute une après-midi, cinq traIronie dans les idéogrammes
L’activité principale de Fumiductrices et traducteurs ruminent
un court texte de Robert Walser, le
nari Niimoto est l’enseignement
de la littérature et de la langue
microgramme intitulé : Une sorte
­allemandes dans l’unique collège
de Cléopâtre. On discute, on soude jeunes filles de Tokyo. Cela ne
pèse, on soupire ; et sans cesse, les
rires fusent. Celui qui connaît les
lui permet pas seulement d’entretextes de Robert Walser sait que
tenir sa famille, mais aussi de fi­
nancer une édition en cinq vo­
leur lecture procure un sentiment
Si le public japonais va bientôt découvrir
de bonheur singulier. Lorsqu’on les
lumes de Robert Walser, à laquelle
Robert Walser et le public iranien
traduit, on subit immanquableil travaille. Qu’on ne puisse vivre
Peter Stamm, c’est parce qu’il s’est trouvé
de la traduction littéraire, c’est
ment une douche écossaise de
quelqu’un pour les traduire.
­dés­espoir et d’euphorie. C’est pourune réalité universelle. Cependant,
quoi, dans l’académie d’hiver du
comme nous l’explique Niimoto, au
A l’écart des règles du jeu économique
Collège de traducteurs de Looren,
contraire du monde anglophone
et des classifications nationales,
les cinq experts, hommes et femoù les traductions ne représentent
les traductrices et traducteurs assument
mes, apprécient de pouvoir durant
guère que deux à quatre pour
toute une semaine s’entretenir de
une fonction extrêmement importante
cent des publications, le Japon est
leur travail et de ses défis toujours
­vraiment un « pays d’importation
de médiateurs de la littérature.
renouvelés. Tous, ils œuvrent à des
littéraire ». En outre, la littérature
projets de publication concrets :
­allemande – en tout premier lieu
par Sibylle Birrer
Kafka, Benjamin et Sebald – est
prochainement, des traductions des
proses de Robert Walser paraîtront
traditionnellement très appréciée
en catalan, en hébreu, en danois, en améri- temps, des catégories nationales : on se et reçoit un large accueil. Cependant, l’œucain et en japonais. Robert Walser, l’auteur ­réfère bien davantage à des aires linguisti- vre de Walser y est encore presque inconsuisse le plus apprécié des « initiés ».
ques et culturelles. « Pour les lectrices et nue aujourd’hui. Certes, de premiers textes
lecteurs américains, Robert Walser est tout ont été traduits dans les années 1970. La
Redécouverte de Robert Walser
simplement un auteur de langue alle- qualité en était douteuse – mais dans un
La littérature suisse vit aussi à l’étran- mande », affirme Susan Bernof­sky, avec un pays comme le Japon, où le traducteur est
ger. Discrète et minoritaire, certes, mais haussement d’épaules. Elle travaille sur les une autorité très respectée, et où la critique
tout de même traduite en une cinquan- Microgrammes. « Son influence sur Kafka, des traductions est inexistante, on n’osait
taine de langues. Quels sont ses tirages, et le fait que son contemporain Walter pas le dire. Fuminari Niimoto le dit quand
les circonstances de sa publication, les ­Benjamin, et plus tard Susan Sonntag ou même. Il appartient à une jeune génération
­subventions qu’elle reçoit, ses conditions Winfried G. Sebald n’aient cessé de ren- de spécialistes qui souhaitent instituer une
d’existence ? Personne n’en sait rien de pré- voyer à son œuvre, voilà ce qui compte relation plus ouverte et plus réfléchie avec
cis. Une recherche de Pro Helvetia devrait pour la réception de Walser ». Les autres les exigences de la traduction.
cependant nous renseigner bientôt. Une traducteurs font exactement la même exNiimoto espère que l’œuvre de Walser
chose est sûre : bon an mal an, ce ne sont périence dans leurs régions linguistiques. rencontrera un vif intérêt au Japon : « Les
pas seulement de nouvelles parutions qui Que Robert Walser était Suisse, seuls le grandes fictions, ce n’est pas le fort de la
sont traduites dans un grand nombre de sauront ceux qui lisent la postface.
­littérature japonaise. C’est pourquoi, d’une
La littéra­ture
de Suisse
voyage
14
l’a r t d e l a t r a d u c t i o n
part, on traduit nombre de romans. Et
d’autre part, on aime beaucoup la forme
brève ; or une grande partie des proses de
Walser illustre ce type de forme. » En
outre, au Japon, on se fait une image suffisamment réaliste de la vie en Europe, si
bien que les médiations interculturelles ne
sont guère nécessaires. Dans son souci
d’ouvrir aux textes de Robert Walser le
chemin du public japonais, Niimoto est littéralement aux petits soins pour eux. C’est
un « promoteur de Walser à l’étranger », et
pas ­seulement dans son métier d’enseignant, de conférencier et de journaliste : il
a également fait auprès de son éditeur le
travail nécessaire pour le convaincre du
projet.
Cette année, le roman Jakob von Gunten arrive sur le marché : c’est le premier
volume de la collection, dans la traduction
de Fuminari Niimoto. Le tirage initial est
de 1500 exemplaires. Pour le Japon, c’est
un chiffre très modeste. En revanche, elles
sont grandes, les exigences que Niimoto,
en tant que traducteur, fixe à son propre
travail : la langue japonaise et la langue allemande sont diamétralement opposées. A
cela s’ajoute que les caractères japonais et
« Le travail sur les textes
de Robert Walser me lance le
défi à la fois magnifique
et infernal de réinventer la
langue japonaise. »
chinois remplacent l’alphabet latin. Mais ce
sont justement ces différences que Fuminari Niimoto tente de mettre à profit, avec
toutes leurs facettes, afin de transposer en
japonais l’ironie de Walser et ses ambiguïtés. « En japonais, par exemple, il existe
neuf variantes pour traduire l’allemand
‹ ich ›. Cela me permet de transposer sur
toutes sortes de plans le jeu de Walser avec
l’autofiction. De même, je peux essayer de
transcrire visuellement ses jeux de langage
dans le système des idéogrammes – le travail sur les textes de Robert Walser me
lance le défi à la fois magnifique et infernal
de réinventer la langue japonaise. »
Moving Words – Pro Helvetia
et la promotion de la traduction
Avec son encouragement prioritaire Moving Words, la
­Fondation suisse pour la culture entend mettre l’accent
sur la promotion de la traduction de 2009 à 2011. Elle
met en œuvre toute une série de mesures pour renforcer
les échanges littéraires en Suisse et la présence de la littérature suisse sur le marché international du livre. L’objectif
de cet encouragement prioritaire, qui s’est vu octroyer un
soutien financier de 2,4 millions de francs, est de promouvoir les traductions d’œuvres littéraires suisses en quantité
comme en qualité et de faire découvrir le métier de traducteur à un plus large public. Pour ce faire, Pro Helvetia collabore avec d’autres acteurs du domaine de la traduction,
notamment avec le Collège de traducteurs Looren, le Centre de Traduction littéraire Lausanne (CTL) et l’Association
des Autrices et Auteurs de Suisse (AdS), qui est aussi l’association des traducteurs et traductrices suisses.
En offrant une participation financière aux frais de
traduction et de promotion, Pro Helvetia souhaite inciter
des éditeurs étrangers à lancer des collections d’auteurs
suisses. L’accent est mis sur les régions linguistiques anglophone, espagnole et arabe. Les œuvres de belles-lettres,
les ouvrages spécialisés et la littérature pour l’enfance et
la jeunesse bénéficieront d’un encouragement égal. En
Suisse, Pro Helvetia combine désormais l’encouragement
à l’édition et à la traduction : dans le cadre de conventions
de prestation de deux ans, des maisons d’édition suisses
s’engagent à publier au moins deux livres d’une autre langue nationale.
Une promotion de la traduction ne saurait porter ses
fruits sans l’encouragement des traductrices et traducteurs : ces derniers peuvent désormais postuler en tout
temps pour des bourses de projet. Des workshops et symposiums thématiques consacrés à des sujets comme Übertitelung im Theater, Traduire le paysage et November­
werkstatt zu Lukas Bärfuss und Robert Walser offrent
aux traductrices et traducteurs la possibilité d’échanger
leurs expériences. Afin de favoriser la relève, Pro Helvetia a
lancé le projet de mentorat pour les nouveaux venus dans
la profession. Le dernier exemple en date, un succès, est
l’édition trilingue de Sez Ner d’Arno Camenisch (Editions
d’en bas), traduit par Camille Luscher sous la houlette de
Marion Graf, traductrice renommée de Robert Walser.
www.prohelvetia.ch
Traduit de l’allemand par Anne Schmidt-Peiry
Non sans autorité de contrôle
Les textes littéraires voyagent avec
leurs traducteurs. Mais il est rare que ces
derniers prennent la route avec un contrat
15
Les tou r n e u rs d e phr a se s
« Gdyby babcia
miała wa˛sy
to by była
dziadkiem. »
Expression polonaise
p. 35
16
l’a r t d e l a t r a d u c t i o n
d’édition en bonne et due forme. Le plus
souvent, ce sont des spécialistes (formés
aux études littéraires, animés par une volonté de recherche) ou des amateurs érudits, qui se consacrent à la littérature d’un
autre domaine linguistique. C’est le cas de
Mahmoud Hosseini Zad. Il doit cheminer
entre discipline et créativité, et peut témoigner que c’est un vrai numéro d’équilibriste. Depuis plus de trente ans, il traduit
avec passion, en persan, la littérature de
langue allemande. Ses lecteurs, en Iran,
sont aussi curieux et ouverts aux traductions que ceux du Japon. En Iran aussi,
l’« art de la traduction » – même s’il ne
nourrit pas son homme – jouit d’un grand
respect : « Ici, beaucoup de lecteurs choisissent les livres non pas en fonction de leurs
auteurs mais de leurs traducteurs », ex­
plique Mahmoud Hosseini Zad. Sa con­
« Ce ne sont jamais des
passages politiques qui sont
censurés. Ce qui est régu­
lièrement interdit, ce sont
bien plutôt les descriptions
de corps, l’érotisme… »
naissance parfaite de l’allemand, qu’il a acquise dans une université allemande, lui
permet de gagner sa vie dans l’enseignement et la traduction. Hosseini Zad est un
médiateur entre la langue persane et la
langue allemande, aussi accompli que reconnu. Il n’accepte aucun travail de commande, mais il choisit, dans la masse des
nouvelles parutions, uniquement selon ses
préférences. Le voici qui rentre de sa journée de travail (il est traducteur auprès de
l’ambassade allemande à Téhéran). Notre
conversation téléphonique transcontinentale est accompagnée de clics et de bruissements. « Mon travail sur Agnès de Peter
Stamm est terminé depuis longtemps »,
­raconte Hosseini Zad dans un allemand
fluide, presque sans accent. « Mais l’autorité de contrôle iranienne, qui examine
avant parution toute publication littéraire,
a ordonné de biffer un bref passage. Heureusement, ce qu’il faut réécrire est très
peu de chose », dit-il avec pragmatisme. Il
ajoute : « Ce ne sont jamais des passages
politiques qui sont censurés. Ce qui est régulièrement interdit, ce sont bien plutôt les
descriptions de corps, l’érotisme, la porno-
graphie… ». Après ce mot, la communi­
cation téléphonique est coupée.
Il faut un certain temps pour que le
contact soit rétabli. Oui, dit Hosseini Zad,
connaître le fonctionnement de l’autorité
de contrôle, cela relève parfois du défi intellectuel. Dans notre tête, il ne faut en
aucun cas que s’installe une pré-censure.
Puis, le traducteur dit son enthousiasme
pour la langue de Peter Stamm, la cohérence entre la matière et la manière, dans
Agnès. Il souligne à quel point la langue
persane, « très profondément poétique »,
convient à l’atmosphère de ce roman.
L’échange, aussi bien avec l’auteur
­lui-même qu’avec la culture germanique
en général, est également très important
à ses yeux. Cela dit, le fait que l’écrivain
soit d’origine suisse, allemande ou autrichienne ne joue pour lui aucun rôle – ce
qui l’intéresse, c’est uniquement le ton, le
style, le thème. Par bonheur, ses traductions trouvent toujours preneur, d’autant
plus que deux maisons d’édition, en Iran,
se sont spécialisées dans la littérature de
langue allemande. Que cette « garantie
d’achat » soit due à l’autorité qu’il possède
déjà en tant que traducteur, Hosseini Zad
le passe sous silence, avec une modestie
toute persane.
Au printemps 2010, la traduction
d’Agnès par Mahmoud Hosseini Zad doit
arriver sur le marché du livre iranien, en
même temps qu’un volume de nouvelles
choisies de Peter Stamm. Ces textes, des
collègues spécialistes les ont traduits depuis longtemps, précise Hosseini Zad. Cependant, le volume a été bloqué deux ans
par les autorités de contrôle. Mais maintenant, la maison d’édition lance les deux
­livres en même temps – une petite « of­
fensive Peter Stamm », donc, loin du pays
natal. Et qui s’occupe du lancement publi­
citaire ? Pour Hosseini Zad, la réponse va
de soi : « Avec des interviews traduites et
d’autres supports promotionnels, mes collègues et moi-même, sur place, nous faisons bien sûr tout notre possible ».
Retour en Suisse, au Collège de traducteurs de Looren. Comment traduire la
création verbale de Robert Walser, Echt­
heitskuss (« baiser d’authenticité ») ? Et
celle-ci, encore plus biscornue : Ungekränkelheitsausdruck (« expression de nonmaladivité ») ? Nul doute que la tâche, avec
n’importe quel autre auteur suisse, serait
plus simple. Mais les traductrices et les tra-
ducteurs travaillent à l’écart de toute règle
du jeu économique, comme à l’écart des
classifications nationales. Ils s’intéressent
à la langue allemande et à la littérature de
haute qualité, susceptibles de trouver dans
leur patrie linguistique un nouveau public.
Ainsi réalisent-ils un travail de transfert
réussi. A ce titre, et dans un marché global,
où la littérature allemande occupe une
place relativement modeste, ils sont à la
fois les gonds et la porte. Quelle meilleure
manière de remplir le rôle de médiateur ?
Sibylle Birrer est germaniste et historienne.
Elle travaille comme critique et médiatrice
littéraire indépendante à Berne.
Traduit de l’allemand par Etienne Barilier
17
Les tou r n e u rs d e phr a se s
A
cause d’un bonhomme tème de valeurs d’une société donnée. Peu goûts des grands-mères si nous voulons
de 7,5 millimètres affublé importe qu’il s’agisse de textes ou d’illustra- vendre des livres illustrés. » Les enfants,
d’un pénis, un livre pour tions. L’un et l’autre véhiculent avec plus ou eux, acceptent aussi des images insolites. A
enfants allemand n’a pas moins de liberté artistique les normes so- la foire du livre 2009 à Bâle, par exemple, ils
été publié aux Etats-Unis. ciales qui doivent être transmises aux en- ont eu l’occasion de rencontrer l’artiste et
L’illustratrice munichoise fants – ou une façon de se situer par rapport illustrateur John Kilaka, de Tanzanie, et ils
n’a pas voulu que l’on retouche son dessin », à celles-ci. Pour ce qui est des textes, les dif- étaient manifestement fascinés par le dyannonçait l’agence de presse allemande dpa férences culturelles sont surmontées, apla- namisme, les couleurs lumineuses et l’esle 12 juillet 2007. Cette Munichoise est nies, par la traduction et le lectorat, et en pièglerie de ses figures animales africaines.
l’une des illustratrices les plus connues de partie gommées. Pour les illustrations en Quand on a assisté à cela, on serait tenté de
la sphère germanophone, puisqu’il
croire à l’universalité des images.
s’agit de Rotraut Susanne Berner.
Ses livres cartonnés de grand forLes fables animalières oui, le
quotidien non
mat sur les saisons, sans textes et
aux illustrations grouillantes de
Existe-t-il vraiment un lanpersonnages, ont connu un succès
gage universel des images ? Hans
international. Le pénis en question
ten Doornkaat, directeur de prose trouve dans Le livre de l’hiver,
gramme pour les livres illustrés
des éditions Atlantis à Zurich
c’est celui d’une minuscule statue
et « pape du livre d’images » de
figurant dans une exposition d’objets d’art. Il y a tant de choses à voir
­l’espace germanophone, ne parlesur la page qu’il passe pratiquerait pas d’universalité, « mais la
ment inaperçu – dans une perspecmise en scène de fables a quel­tive européenne s’entend, comme
que chose d’international. » Les
grands succès internationaux
l’ont prouvé les négociations entre
Rotraut Berner et la maison d’édidans le domaine du livre d’images
tion de livres pour enfants Boyd
– Devine combien je t’aime de
Sam McBrat­ney et Anita Jeram
Mills Press. Aux Etats-Unis, les bibliothèques boycottent systéma­
(Ecole des Loisirs), les histoires
tiquement tous les livres pour enComment transposer des livres pour
de Plume, le petit ours blanc, de
fants où apparaissent des mots
Hans de Beer, et celles du poisson
enfants illustrés dans un autre
comme fuck ou des personnages
Arc-en-ciel, de Marcus Pfister
contexte culturel ? Une recherche montre
un peu dénudés. Les tabous ne sont
(toutes parues aux éditions Nordque les fables racontant des histoires
pas les mêmes qu’en Europe, ce qui
Sud) ou encore La chenille qui
pousse les éditeurs états-uniens à
fait des trous d’Eric Carle (Mijade)
d’animaux se comprennent partout, mais
faire du zèle en prenant les devants.
– sont neutres sur le plan culturel,
que les histoires sur la vie de tous les
Katja Alves, lectrice au NordSüd
ce qui est déterminant pour leur
jours résistent au transfert culturel. Et les
Verlag à Zurich, connaît le procarrière, dit Hans ten Doornkaat.
blème, puisque la maison produit
Selon lui, deux conditions doivent
tabous ne sont pas forcément les mêmes.
en même temps pour le marché
être ­remplies : que les protagonisfrançais (Editions NordSud) et
tes soient des animaux, et que le
par Christine Lötscher
états-unien (NorthSouth Books). Il
décor reste vague ou peu défini.
n’est pas question de montrer des
Depuis Esope, les histoires d’anienfants nus dans des livres pour enfants revanche, seules de toutes petites retouches maux se lisent comme des modèles que l’on
américains. A moins qu’il ne s’agisse d’un sont possibles. Les images se présentent peut transposer et interpréter de diverses
livre d’images sur le corps.
aux lecteurs à l’état nu pour ainsi dire. Aux façons pour venir à bout des tâches et des
Pour finir, Le livre de l’hiver a tout de enfants, dont le regard n’est pas encore trop conflits inhérents au développement de la
même trouvé un éditeur américain qui s’est influencé par des catégories et des stéréo- personne. Mais raconter les mêmes histoirisqué à le publier, sans doute à cause du types, les illustrations offrent un terrain de res avec des figures humaines exige une
succès rencontré en Europe par les livres jeu où exercer leur fantaisie.
mise en situation plus concrète, connotée,
des saisons de Rotraut Berner.
Mais cela ne joue pratiquement aucun qui n’est pas forcément adaptable dans une
rôle pour le marché, parce que les lectrices autre culture. Le transfert culturel n’est
« Nous devons satisfaire les goûts des
et les lecteurs en âge de lire les livres pour possible que si l’on peut ramener l’image à
grands-mères »
enfants ne les achètent pas eux-mêmes. l’essentiel et créer du vide autour. Plus le
Les livres pour enfants à mi-chemin C’est un œil adulte qui choisit le livre. La lecteur arrive à projeter de choses qui lui
entre la littérature et la pédagogie véhicu- traductrice bulgare Lilja Ratcheva dit très appartiennent sur les images, plus elles
lent toujours l’image de l’enfance et le sys- justement : « Nous devons satisfaire les sont adaptables.
La vaisselle
en famille,
une image
typiquement
allemande 18
l’a r t d e l a t r a d u c t i o n
Urs Gysling, éditeur au NordSüd
Verlag de Zurich, constate aussi que
certains livres d’images trouvent un
public sous toutes les latitudes, alors
que d’autres sont d’emblée considérés
comme inadaptés au transfert : « Plus
il y a de thèmes ‹ prosaïques › à transposer, plus il y a de figures humaines,
plus cela devient difficile. » Katja Alves donne pour exemple les pères barbus portant lunettes, immédiatement
identifiés comme étant allemands par
un lecteur français. Cette différence
d’exigence, selon que les illustrations
s’adressent à des lecteurs franco­
phones ou germanophones, Francine
Bouchet, éditrice de La Joie de Lire à
Genève, la connaît fort bien : « Il y a
des illustrations qui sont trop proches
du quotidien pour la sphère culturelle
francophone et qui apparaissent donc
comme trop ‹ allemandes ›. Par exemple, une famille occupée à faire la vaisselle, dessinée dans des tons sombres,
en plus. » En France et en Suisse romande, on attend des livres d’images qu’ils
aient un graphisme élaboré, contemporain
– ce qui n’est pas sans lien avec les courants
de la mode, dit Francine Bouchet.
Le livre de John Kilaka, Der wunderbare Baum (L’arbre merveilleux), est l’un
des rares livres à avoir trouvé le chemin de l’Europe.
dition de l’illustration, est tout aussi dif­
ficile. Un atelier consacré à la traduction de
la littérature enfantine du ­sud-est de l’Europe et des pays germanophones, organisé
récemment à Split par le réseau Traduki
Europe orientale : les textes passent
auquel participe Pro Helvetia, nous a donné
mieux que les images
un aperçu de la manière dont on aborde les
Transposer le langage visuel des pays illustrations provenant d’une autre sphère
d’Europe orientale, qui ont une solide tra- culturelle. Dans un sens comme dans
l’autre, il est plus facile de reprendre des textes que des images : « Il y a trop de soleil dans
nos images bulgares pour la
grisaille du Nord, que voulezvous », dit Lilia Ratcheva. Et les
livres d’images provenant de
pays germanophones passent
pour être « trop européens »,
tant par leur manière de représenter les personnages, trop
proches du quotidien, que par
leur esthétique. L’éditrice suisse
Francine Bouchet, présente à
Split, constate aussi des différences dans le dessin entre l’Est
et l’Ouest, qui rendent le transfert difficile. La tradition esteuropéenne tire son énergie du
pinceau. La plupart des illustrateurs sont des artistes qui
peignent aussi. Dans les pays
Rencontre avec l’inconnu dans un décor surréaliste.
Shaun Tan : The Lost Thing.
germanophones, en revanche,
l’illustration n’est qu’un aspect du livre, son
inscription dans la composition d’ensemble, dont la typographie est partie intégrante, est tout aussi importante.
Mais l’aspect esthétique n’est pas seul
à décider du succès d’un livre. Le pouvoir
de marché, les canaux de distribution,
l’image d’une maison d’édition, tous ces
facteurs jouent aussi un rôle. De La Joie de
lire, on attend des illustrations exigeantes,
alors que les éditions NordSud ont la réputation de flatter les habitudes visuelles.
C’est particulièrement flagrant avec les livres de Noël, constate Katja Alves. « On n’a
pas le droit de réinventer Noël, il faut res-
Katja Alves donne pour
exemple les pères
barbus portant lunettes,
immédiatement identifiés
comme allemands
par le lecteur français.
pecter les conventions. » Aussi bien en
France, aux Etats-Unis que dans les pays
germanophones. Les lecteurs du NordSüd
Verlag, des éditions NordSud, et des NorthSouth Books se retrouvent régulièrement
pour discuter de livres compatibles avec
tous les marchés. « Nous tombons rapide19
Les tou r n e u rs d e phr a se s
ment d’accord quand il s’agit de belles il­
lustrations classiques comme par exemple
celles que Maja Dusiková a signées pour
Heidi », dit Urs Gysling. « La nostalgie aussi
fonctionne, quand c’est vraiment bien fait,
comme dans le dernier livre de Bernadette,
L’étonnant voyage d’un flocon de neige. »
« Il y a trop de soleil dans
nos images bulgares
pour la grisaille du Nord,
que voulez-vous. »
Chez Marcus Pfister, qui a un succès fou
avec son poisson Arc-en-Ciel, c’est surtout
sa technique de l’aquarelle traditionnelle
qui fonctionne bien, ajoute Urs Gysling.
Ses créations récentes n’ont pas été très
bien accueillies sur le plan international,
les illustrations réalisées à l’aide d’un ordinateur ont été perçues comme trop techniques.
« Nous aimons revoir ce que nous
connaissons déjà »
Introduire sur le marché européen des
livres d’images d’auteurs et d’illustrateurs
des pays du Sud est une entreprise difficile.
C’est pourtant exactement ce que cherche
à faire la collection Baobab, aux éditions
NordSud. Helene Schär, la fondatrice du
fonds Baobab en faveur du livre pour enfants, aujourd’hui à la retraite, considère
que le problème réside dans les habitudes
visuelles : « Nous aimons revoir ce que nous
connaissons déjà. » C’est un principe qui
joue un rôle déterminant pour le marché
du livre illustré. C’est pour cela que les illustrations venant d’autres horizons sont
rares dans les programmes des éditeurs de
la sphère germanophone. Grâce à un travail
acharné, le livre équitable Baobab est un
produit de niche qui s’est attiré un public
prêt à accueillir autre chose. Désormais, les
critiques attendent avec impatience et curiosité les albums de John Kilaka, avec leurs
figures animales africaines, stylisées et espiègles – à force de taper sur le clou…
Depuis la mondialisation, dit Helene
Schär, il n’est pas facile de trouver des artistes qui ne prennent pas les devants en
s’adaptant à l’esthétique en vogue dans les
pays occidentaux. Le fonds Baobab s’est
donné pour mission de faire connaître
d’autres formes de communication visuelle,
plus originales.
20
Francine Bouchet estime aussi que
c’est aux éditeurs de modifier les habitudes
du public et de veiller à ce que le langage
visuel ne cesse d’évoluer. Derrière les habitudes, il y a des images de l’enfance qui varient selon la culture ; la société française
par exemple est plus exigeante que l’allemande, elle propose aux enfants des illustrations plus audacieuses, plus artistiques.
Francine Bouchet estime que la prévenance pédagogique des Allemands n’est
pas nécessaire : « Les enfants ont l’habitude
de ne pas tout comprendre, ils ont leurs
propres stratégies, ils savent faire avec.
Nous ne devrions donc pas avoir peur de
leur en demander trop, avec nos illustrations. »
Pour Lucien Leitess, fondateur de
l’Unionsverlag à Zurich, qui réfléchit depuis des années au transfert culturel dans
le domaine littéraire, le métissage est stimulant, il fait toujours partie de la créativité : « Les livres qui m’impressionnent le
plus sont ceux qui sont bien enracinés
­localement et qui savent jouer en virtuoses
de tout ce que la littérature mondiale propose. » Ce qui est déterminant, à ses yeux,
c’est le traitement réservé aux stéréotypes,
selon qu’ils sont repris sans recul ou au
contraire intégrés avec intelligence dans
de nouvelles constellations. « Nous ne devrions pas toujours prendre position tout
de suite », dit Lucien Leitess, « nous avons
besoin d’ouverture. »
Les richesses de la différence culturelle
Shaun Tan, auteur, dessinateur de
bandes dessinées et illustrateur australien, a fait de la rencontre insolite entre
des images culturellement connotées le
sujet de son travail. Dans son nouveau livre d’images The Lost Thing, il crée un
­espace surréel et évoque, en mêlant la
bande dessinée au collage, la rencontre
avec l’altérité dans un monde aliéné devenu absurde à force de technicité : en se
promenant, un garçon trouve une chose
à mi-chemin entre une créature fantastique et une cafetière (mais la décrire ainsi
relève déjà d’une classification culturelle).
Le garçon ne comprend pas cette créature, mais se lie tout de même d’amitié
avec elle. Shaun Tan illustre ainsi ce que
le théoricien du post-colonialisme Homi
Bhabha appelle le « troisième espace », le
lieu de rencontre hybride entre les cultures. Chez Shaun Tan, la différence qui ne
se laisse jamais surmonter complètement,
Christine Lötscher est femme de lettres et
critique littéraire à Zurich. Elle collabore à
l’Institut suisse Jeunesse et Médias (ISJM).
« Les enfants ont l’habitude
de ne pas comprendre, ils
ont leurs propres stratégies,
ils savent faire avec. »
loin de faire problème, devient au contraire
fertile. De tels livres proposent une alternative mondialement accessible aux bébés
animaux édulcorés par le marché international. Rien d’étonnant si les spécialistes
du monde entier s’intéressent à cet auteur
et si ses livres suscitent l’enthousiasme
des critiques du livre pour enfant aux quatre coins de la planète.
Traduit de l’allemand par Ursula Gaillard
« To be left
holding the
baby. »
Expression anglaise
p. 35
21
Les tou r n e u rs d e phr a se s
« Avec des ‹si›
on mettrait Paris en
bouteille. »
Expression française p. 35
22
l’a r t d e l a t r a d u c t i o n
23
Les tou r n e u rs d e phr a se s
T
out Suisse mène deux carrières : sa carrière professionnelle et sa carrière de bilinguiste.
Ma carrière de Suisse
bilingue a démaré à six ans,
en 1975, quand je suis arrivé à Lausanne,
où mes parents avaient obtenu le statut de
réfugiés politiques. A l’époque, je parlais
roumain et français. Enfin, très peu le
français. Je ne connaissais qu’un mot : oui.
En Suisse romande, j’étais un Diseur de
oui. Ce qui est assez ironique, quand on
sait qu’en 1992, toute la Suisse alémanique
serait traitée de Neinsager (diseurs
de non) par la Suisse romande,
suite à la votation sur l’Espace Economique Européen.
A l’école, en tant qu’étranger,
la seule chose importante était
de ne pas avoir l’air d’un étranger.
J’ai appris à dire « panosse »,
« pive », « encoubler » et « huitante ». J’étais normal. Mais sans
le savoir, je me transformais en
bête étrange pour un Parisien qui
utilise « serpillière », « pomme de
pin », « trébucher » et « quatrevingts ». Vingt-cinq ans plus tard,
quand un ou deux de mes livres
seraient publiés à Paris, je me surprendrais à gommer les helvétismes de mes textes pour leur donner un air normal.
*
A dix ans, mon frère et moi,
décidons de tuer le bilinguisme.
On se met à parler en français entre nous ! Désormais, on joue en
français, on s’engueule en français
et on se confie des secrets en français. Pour avoir l’air encore plus normal,
on interdit à nos parents de s’adresser à
nous en roumain, quand ils viennent nous
chercher à l’école. Nos parents se laissent
tyraniser en public, mais à la maison, ils
continuent à nous parler roumain. La famille met en place un bilinguisme particulier. Les parents posent des questions dans
la langue de Ionesco et les enfants leur répondent dans la langue de Molière.
*
Au fil des ans, tout le monde trouve
cette situation normale. Seuls les copains
qui nous rendent visitent s’étonnent d’entendre deux langues cohabiter dans une
même conversation.
24
A treize ans, j’ai une révélation. A la télévision, une chaîne française diffuse La
Folie des Grandeurs, une comédie délirante avec Louis de Funès et Yves Montand. L’action se passe à Madrid, à la cour
d’Espagne. Yves Montand, un simple valet,
est amoureux de la reine, une belle Bavaroise aux cheveux blonds comme le miel
d’acacias. Elle ne parle pas un mot de français. Sur les conseils de Louis de Funès qui
manigance un plan infernal, Yves Montand
se fait passer pour Don Cesar, comte de Garofa, afin d’approcher la reine. Le stratagème fonctionne, mais Yves Montand est
Yves Montand : Voilà. Je ne m’appelle
pas César. Je m’appelle Blaze. Je suis un
valet.
La reine : Aaaaah ! Valais ! Valais !
Suisse, vous êtes.
Yves Montand : Mais pourquoi Suisse ?
Mais quel Suisse ? !
J’en déduis la règle universelle du
­ ilinguisme international : « Toutes les
b
­personnes qui ne se comprennent pas à
cause de la langue finissent forcément en
Suisse. »
*
Heureusement, à quatorze
ans, Nena débarque dans ma vie.
Elle chante 99 Luftballons. Son
clip avec des fumigènes bleus,
rouges et verts qui flottent sur un
terrain vague fait un peu minable
en comparaison des méga-productions de Michael Jackson. Mais
bon : il y a quand même de grosses
explosions vers la fin de la vidéo.
Et surtout, Nena est super-belle.
Tous les garçons de la classe en
sont amoureux. Un copain dont le
Un enfant de six ans, réfugié politique
père est Suisse alémanique nous
en Suisse, a de fortes chances
traduit les paroles. « Hast du etwas
de développer très tôt sa conscience
Zeit für mich ? Dann singe ich ein
des langues. Eugène, écrivain
Lied für dich. » Waah, c’est cool :
des rimes en « ich » ! J’apprends les
d’origine roumaine, nous parle de ses
mots Kriegsminister et Benzinexpériences de part et d’autre
kanister. Je suis fier comme un
du rideau de rösti et nous raconte son
pape. Mais ça va être super diffi­parcours.
cile de les placer dans une conversation avec une hypothétique Bernoise…
par Eugène
*
A vingt-deux ans, je découvre
enfin l’autre côté du monde. Autre­
trop honnête et décide de tout avouer à la ment dit, la Suisse alémanique. Ma copine
reine. Ils se donnent rendez-vous dans le valaisanne fait un stage d’un an chez un arjardin, assis de part et d’autre d’une haie de chitecte bâlois. Je réalise qu’après neuf ans
thuyas. Et voici le dialogue :
d’apprentissage de la langue allemande (à
l’école obligatoire et au gymnase), je ne sais
Yves Montand : Il fallait que je parle à toujours pas dire des choses aussi élémentaires que « je préfère le thé plutôt que le
Votre Majesté.
La reine : Aber, es ist strengstens ver- café ». En revanche, j’ai dans la tête des forboten.
mules aussi désuètes que « Herr Ober, bitte
Yves Montand : Ce qui est verboten, zahlen ». La méthode s’appelait Wir sprec’est ce que je fais. Vous tromper. Vous faire chen deutsch. Rien que le titre est une escroire que je suis quelqu’un d’autre. Accep- croquerie.
ter les faveurs du roi, alors que je ne suis
*
que…
A vingt-huit ans, en 1997, j’entre dans
La reine : Was sagen Sie ? Ich verstehe l’équipe de Pipilotti Rist, pour imaginer ce
nicht.
qui s’appelait encore l’Exposition nationale
Ma
carrière de
bilinguiste
l’a r t d e l a t r a d u c t i o n
2001. Très vite, Pipilotti décide de rebaptiser la manifestation, en s’inspirant du langage informatique, fait de uns et de zéros.
Bienvenue à Expo.01 ! Son équipe réunit
designers, graphistes, plasticiens, curateurs, anthropologues, informaticiens et
écrivains des quatre coins de la Suisse. Hélas, je parle allemand comme une casserole
malaisienne. Mes collègues sont vraiment
étonnés que je puisse à peine m’exprimer
dans la langue de Goethe. L’un d’entre eux
pense que c’est parce que je suis arrivé de
Roumanie très tard, vers seize ans. Je ne
rectifie pas son erreur, trop heureux d’avoir
une excuse honorable.
« Toutes les personnes qui
ne se comprennent pas à
cause de la langue finissent
forcément en Suisse. »
Je me souviens d’une rencontre à
l’Ecole Polytechnique Fédérale de Zurich ,
entre un curateur, un professeur de physique et moi. Pour me permettre de participer à la conversation, on a dû choisir l’anglais. Cendres sur ma tête : j’oblige les gens
à préparer l’exposition nationale suisse en
anglais !
*
Dans ces moments de déprime linguistique, je pense à mon héros. Un Suisse
hors du commun. Oui, je connais un citoyen helvétique qui maîtrise les quatre
langues de notre belle et minuscule Confédération. Il est né à Zurich en 1968. Il a fait
sa formation de peintre à l’Ecole Cantonale
d’Art de Lausanne. Tous les étés, il rend visite à sa grand-mère dans les Grisons, avec
qui il parle romanche. Et il a épousé une
Vénitienne. Entre eux, ils ont décidé de ne
parler qu’italien. Cet homme s’appelle Daniel Frank. Il existe pour de vrai. Si l’Office
Fédéral de la Culture avait un peu d’imagination, il inventerait la MEQ (Médaille de
l’Excellence Quadrilingue) pour l’épingler
au veston de Daniel Frank.
*
Vers trente ans, je publie à Paris. A ma
grande stupéfaction, mon éditeur trouve
que j’ai « un accent belge rentré ». Pardon ?
Il m’explique que ma manière de parler
français ressemble à celle d’un Belge essayant de cacher son origine bruxelloise. Je
réponds à mon éditeur qu’il se trompe de
« B ». Je suis né à Bucarest, pas à Bruxelles.
Il n’en démord pas. D’ailleurs, pendant que
je lui parle, il remarque que mon accent
belge rentré ressort.
Bon, il faut avouer que les Suisses romands et les Belges partagent une même
bizarrerie aux yeux des Français : nous disons « huitante » à la place de « quatrevingts ».
*
En 2001, je pousse ma carrière de
non-bilingue jusqu’à m’installer à Basel.
Les débuts sont difficiles : avant de téléphoner à des connaissances, je dois ouvrir le
dictionnaire pour préparer ma conversation. Heureusement, au fil des mois, la langue trouve un chemin jusqu’à moi. Et en
2004, à l’occasion de la sortie d’un de mes
livres (en français), j’ai droit à une interview dans la Basler Zeitung. Installés à la
terrasse du Kunstmuseum, je résume à
une journaliste mes choix littéraires et
mon parcours. Durant quarante-cinq minutes, je raconte ma vie en allemand. Le
lendemain, j’achète la BAZ pour lire mes
déclarations auf deutsch. Presque de la
science-fiction.
Mais comme je vis de ce que j’écris, en
2004, je suis bien obligé de rentrer en
Suisse romande pour trouver du boulot.
*
Combien de langues françaises existent en français ? D’abord, j’ai appris le
suisse romand. Ensuite, à force de prendre
le TGV pour Paris, j’ai appris le parisien. On
ne dit pas « il y avait beaucoup de monde »,
mais « c’était blindé » ; on ne dit pas « riche », mais « pété de thunes ». A l’uni­
versité, j’ai fait des études de philosophie.
Si bien que je parle un peu cette langue
étrange farcie de « eu égard à », « l’étant en
tant qu’étant », « thématique connexe ».
J’ai aussi étudié l’histoire de l’art. Dans
cette langue-là, on ne dit jamais « femme
couchée », mais « odalisque » ; on ne dit pas
non plus « damier sur le sol », mais « système perspectif accompli ». Mon frère est
médecin. Il m’a appris qu’il ne dit jamais
« je me souviens », mais « je procède à
l’anamnèse ». Dans la langue des médecins, personne ne dira « j’ai oublié », mais
« j’ai scotomisé ». En somme, si je traduis
A la recherche du temps perdu en français
médical, ça donne Anamnèse d’une scotomisation.
Tout compte fait, je parle sept ou huit
français. Et une langue allemande pleine
de trous et de fissures, mais qui me per-
met de causer avec des connaissances à
Berlin ou d’accueillir des amis de Vienne
à la maison.
A vrai dire, je soupçonne l’existence
de centaines d’autres français. Celui des
biologistes, des linguistes, des mathématiciens, des adolescents. Nous sommes riches : des centaines de langues françaises
et autant de langues allemandes cohabitent dans notre belle et minuscule Confédération.
Ecrivain, chroniqueur et auteur de théâtre,
Eugène se consacre à l’écriture depuis 1996.
Sa pièce Rame à été jouée au Théâtre de
Vidy-Lausanne en 2008. Il anime un atelier
d’écriture à l’Institut littéraire suisse, à Bienne.
25
Les tou r n e u rs d e phr a se s
26
l’a r t d e l a t r a d u c t i o n
« Perlen
vor die Säue
werfen. »
Expression allemande
p. 35
27
Les tou r n e u rs d e phr a se s
L
orsqu’il y a des années, Um- que dans les années cinquante, s’est chargé sus de concentration. Et en librairie, ce
berto Eco postulait que la d’un rétrécissement supplémentaire du sont les best-sellers qui dominent, au délangue de l’Europe est la marché international : la plupart des licen- triment de la diversité – le constat vaut
traduction, il donnait à en- ces ne sont plus achetées directement par aussi pour les programmes des maisons
tendre que le pidgin english les maisons d’édition, mais transmises par d’éditions. S’y ajoute le phénomène de
comme lingua franca de la des agents littéraires agissant le plus sou- l’« event », dont est victime aujourd’hui
génération « globish » (globish pour global vent depuis New-York, Londres et Zurich. tout ce qui est culture : les médias, y comenglish) servait à la communication, mais Ceux-ci sont fortement imprégnés de pris les pages culturelles renommées de
non à la compréhension. Car comprendre culture anglophone et s’intéressent plus au la presse écrite, dirigent l’attention du
demande une pénétration culturelle plus profit qu’à la médiation culturelle – les ti- ­public vers quelques titres éminents sur
profonde. Cette fonction, ce sont depuis tres qui ne promettent pas ou peu de suc- les listes des nominations aux grands
toujours les traductions littéraires qui l’as- cès n’ont aucune chance d’accéder à leurs prix litté­raires. Ainsi les éditeurs sont-ils,
sument : elles créent un accès aux cultures programmes.
d’un point de vue économique, toujours
étrangères et contribuent ainsi de manière
La littérature anglophone ne provient plus fortement contraints de financer un
significative aux échanges cul­turels. Il n’y toutefois que pour une petite part de programme au moyen de quelques seuls
a toutefois guère en Europe de
ouvrages ; on préfère par conséquent renoncer aux traductions,
domaine culturel aussi peu en­relativement chères, puisque les
couragé que la traduction litté­encouragements étatiques ou les
raire. Et pourtant : le marché de
la littérature européen, et avec
systèmes de subventions sont pratilui, le nombre des traductions,
quement inexistants en Grandene cesse de croître depuis les anBretagne et aux Etats-Unis.
nées cinquante.
Selon des enquêtes de
Travailler à la limite du minimum
l’UNESCO, le nombre des traducL’édition et la librairie sont dominées
d’existence
tions en Europe a environ doublé
Dans le monde anglo-saxon
par les best-sellers, aux dépens
comme dans de nombreux autres
entre la fin des années soixante
de la diversité littéraire. Le marché du
et aujourd’hui. Si l’on considère
pays, on manque par ailleurs de tralivre européen subit les lois de
néanmoins le développement
ducteurs littéraires professionnels,
des langues prises individuelleet plus particulièrement, de traducla culture populaire et des médias.
ment, on découvre des inégaliteurs d’ouvrages parus dans les­
Un encouragement ciblé à la
tés. Sur le marché, c’est l’anglais
« petites » langues. Un regard sur les
traduction, qui pourrait contrebalancer
qui domine : tandis que la part
­honoraires explique pourquoi : dans
des ­traductions de l’anglais a réaucun pays européen, on ne peut
ces tendances, manque toutefois dans
­vivre des revenus de la traduction
gulièrement augmenté dans prala plupart des pays.
tiquement tous les pays depuis
littéraire. Dans la plupart des pays,
le milieu des années soixante,
les traducteurs littéraires traduisent
par Holger Fock
les autres grandes langues (alleen moyenne 1000 à 1200 pages de
mand, français, russe) ont connu
manuscrits par année. A cet égard,
deux extrêmes se dégagent, l’Espaun énorme recul, tout comme les
« petites » langues. Seules les traductions Grande-Bretagne. A la quantité de littéra- gne et les Pays-Bas. En Espagne, les tradu néerlandais et des langues scandinaves ture nord-américaine s’ajoute celle de tout ducteurs, suite aux maigres rétributions et
ont réussi à maintenir ou élargir leur part. le Commonwealth – de nombreux auteurs au coût comparativement élevé de la vie,
qui en sont issus, de Salman Rushdie à travaillent le double, tandis que leurs colAravind Adiga en passant par Arundhati lègues néerlandais ne traduisent « que »
L’anglais domine comme langue Roy, écrivent en anglais, que ce soit leur 600 à 800 pages par année, grâce à un
et culture
Les marchés où dominent les traduc- langue maternelle ou non.
fonds financé par l’Etat qui souvent double
tions de l’anglais ne font que suivre l’évoAinsi donc, on traduit énormément leurs honoraires. Cela a une forte influence
lution générale de la culture pop depuis la de l’anglais vers d’autres langues, mais sur la qualité, surtout lorsque l’ouvrage est
Seconde Guerre mondiale ; commençant ­l’espace anglophone n’importe lui-même exigeant. Et tandis que le niveau aux Payspar le Coca Cola et le chewing-gum, le jazz que peu de littérature étrangère. Une des Bas et dans les pays scandinaves passe pour
et le rock’n roll, elle s’est poursuivie dans causes en est le fort rétrécissement des très élevé, on se plaint en Espagne (mais
l’industrie du cinéma et du divertissement marchés aussi bien anglais qu’américain. aussi dans nombre de pays de l’Europe de
pour s’emparer, après la musique, de la lit- ­L’absence d’un prix unique du livre y a l’Est) d’une qualité déficiente.
térature.
conduit à une chute des prix : libraires et
Les marchés européens du livre ne géLe commerce des licences via les éditeurs souffrent des petites marges de nèrent pas assez d’argent, c’est l’une des
agents littéraires, qui a traversé l’Atlanti- profit, de sorte qu’on assiste à des proces- raisons pour lesquelles les traducteurs lit-
Harry Potter
donne le ton
28
l’a r t d e l a t r a d u c t i o n
téraires sont généralement mal rétribués.
Et quand les formes numérisées du livre
se répandront (archives en ligne, e-book,
book-on-demand), la pression sur le prix
du livre classique augmentera encore. Si,
à ce moment-là, il n’y a pas d’encouragement supplémentaire à la traduction et
aux traducteurs, c’est tout un domaine qui
s’écroulera.
D’autre part, comme les maisons
d’édition n’occupent plus de lecteurs pour
les langues et littératures mineures et que
Le dialogue interculturel
et la sauvegarde de
la diversité culturelle en
Europe passe par une
meilleure promotion des
traductions et des
traducteurs.
les agences se concentrent presque exclusivement sur la vente de licences pour les
littératures majeures, les traducteurs littéraires, du moins ceux des petites langues,
ont un rôle de passeurs toujours plus important à jouer. Comment, sinon, un éditeur portugais entendrait-il parler de l’exceptionnel roman d’un auteur letton ? Un
motif supplémentaire, quand on veut promouvoir la littérature, de se montrer particulièrement attentif aux traducteurs.
Dépendre des modes
La traduction littéraire est toutefois
elle aussi sujette aux modes et tendances
du jour, comme l’illustrent la littérature de
divertissement et quelques-uns de ses genres. On en vient de plus en plus souvent à
un véritable battage médiatique autour de
certains auteurs, et des phénomènes tels
que la série des Harry Potter, les romans
de Dan Brown avec leur cortège d’adaptations cinématographiques et d’articles de
merchandising, ou encore la trilogie Millenium de Stieg Larsson, focalisent toute
l’attention de la critique, du commerce et
du public, au détriment de toute autre littérature. Aujourd’hui règnent ainsi dans la
littérature les mêmes mécanismes de marché que dans le domaine des médias ou de
la musique. Aucun marché littéraire ne
peut aller à contre-courant des tendances
internationales, les prix littéraires célèbres
comme le Goncourt français ou le Buch-
preis allemand obéissent depuis longtemps
aux mêmes lois. Les genres tels que le roman policier, fantastique ou historique ne
sont pas les seuls à connaître des modes,
les pays et les langues les vivent pareillement. Dans l’espace germanophone, ce furent la littérature hispano-américaine et
les auteurs du réalisme magique qu’on acclama dans les années soixante-dix, leur
succédèrent la littérature italienne et sa
gauche caviar au début des années quatrevingt, à la fin de cette même décennie la
littérature française à l’occasion du bicentenaire de la révolution, et dans les années
quatre-vingt-dix tout d’abord la littérature
néerlandaise, puis scandinave, en particulier norvégienne et suédoise.
Des programmes ciblés pour la
promotion de la littérature
On ne peut anticiper ou prévoir ces
mouvements du marché, mais on peut les
influencer, les renforcer ou les utiliser. Par
exemple, en poussant la promotion de
­traductions dans les langues d’autres pays,
comme le font les Pays-Bas, la Suède et la
Norvège, ainsi que dans une moindre
­mesure la France, l’Espagne et les pays
germanophones (l’Allemagne par l’inter­
médiaire du Goethe-Institut et de son programme Inter Nationes, la Suisse par celui
de Pro Helvetia).
Une autre méthode consiste à ouvrir
des espaces où se confronter intensivement
à une littérature particulière. La Foire du
livre de Francfort est à cet égard exemplaire, qui depuis de nombreuses années
invite un pays à venir présenter sa littérature – un concept repris par d’autres,
comme le Salon du livre à Paris. On a ainsi
landais, avec cet instrument de l’Etat qu’est
la Foundation for the Production and
Translation of Dutch Literature. La littérature hollandaise a pris un réel essor dans
les années quatre-vingt déjà, d’une part
grâce à des auteurs à succès tels que Harry
Mulisch et Cees Noteboom, de l’autre grâce
à un encouragement étendu à la traduction : ainsi, dans les années quatre-vingtdix, on a soutenu trois fois plus de traductions en français que dans les années
soixante. Il en va de même pour les traductions en allemand. L’accueil des Pays-Bas
à la Foire de Francfort en 1993 et l’invitation en France, la même année, de onze
auteurs néerlandais à la série de lectures
Belles étrangères, ont ensuite assuré la
percée de la littérature hollandaise et sa reconnaissance internationale.
Il est donc essentiel pour le dialogue
interculturel et la sauvegarde de la diversité culturelle en Europe de mieux promouvoir aussi bien les traductions que les
traducteurs, par des systèmes de subventions qui compensent ce que le marché ne
peut fournir. Ce faisant, l’attention devrait
avant tout porter sur l’encouragement à la
traduction de et vers les petites langues.
Hoger Fock traduit depuis 25 ans de la
littérature française en allemand et a entres
autres été distingué en 2009 par le prix
de reconnaissance du Zuger Übersetzerstipendium. Il est vice-président du CEATL, Conseil
européen des associations de traducteurs
littéraires.
Traduit de l’allemand par Anne Maurer
Dans aucun pays européen,
on ne peut vivre des
revenus de la traduction
littéraire.
vu le nombre de traductions du polonais et
du hongrois grimper d’un seul coup quand
la Pologne et la Hongrie étaient invitées de
la foire, mais chuter au même niveau que
précédemment dans les années suivantes.
Si le pays invité n’accompagne pas ces occasions de mesures ultérieures et durables,
l’effet s’évapore donc vite.
Exemplaires aussi en ce qui concerne
la promotion de leur littérature, les Néer29
Les tou r n e u rs d e phr a se s
« Dar vinavant il
Peder nair. »
Expression romanche
p. 35
30
l’a r t d e l a t r a d u c t i o n
31
Les tou r n e u rs d e phr a se s
D
ans l’univers polyglotte traitant de la chute d’Allende. Lors de la pre- surtitrer la représentation. Et pour cela, il
des festivals de théâtre mière représentation, le public s’est senti a fallu investir, car le surtitrage réalisé pour
globalisés, on assiste à délaissé et s’est mis à protester. On impro- un festival à Toulouse a dû être adapté et il
une course aux décou­ visa donc à la hâte une traduction simulta- a fallu payer l’avion à une traductrice pour
vertes : les organisateurs née. Dans les années qui ont suivi, les sur- qu’elle vienne assurer la régie des surtitres.
ambitieux se voient aussi titres sont devenus un sujet de discussion Ces dépenses, Alya Stürenburg les justifie
comme des artistes et cherchent à mar- et, au fil de débats contradictoires, un credo. en arguant qu’à Genève, on est moins disquer leurs programmes d’une empreinte Aujourd’hui encore, l’équipe de direction posé qu’à Zurich à voir des spectacles en anreconnaissable entre toutes. Or il ne suffit examine avec soin pour chaque production glais sans traduction.
pas pour cela de présenter des productions si le surtitrage se justifie ; pas question de le
qui ont déjà fait leurs preuves. C’est pour- faire automatiquement. D’ailleurs, Werner L’intelligibilité aux dépens de la qualité
quoi ils parcourent le monde et se rendent Hegglin insiste : « Les surtitres sont et res- littéraire
aux festivals les plus importants pour aller tent un corps étranger. »
Si entre-temps, les surtitres sont de
acheter, sur tous les continents, des proOu alors, ils paraissent inadéquats. plus en plus répandus, c’est dû en grande
ductions prometteuses. De nos jours, les Sandro Lunin, le directeur artistique du partie au fait qu’ils coûtent moins cher que
grands festivals ancrés dans la
la traduction simultanée. La tech­tradition, comme Avignon, Edimnologie a évolué à la vitesse grand V
et les monstrueux beamers de jadis
bourg et Vienne, ne sont plus les
seuls à posséder une solide section
sont devenus plus maniables et
internationale ; les festivals régioabordables – mais il existe aussi des
naux comme la biennale Neue
systèmes LED plus performants et
Stücke aus Europa à Wiesbaden
chers –, et pour la « composition »
et à Mainz se positionnent aussi
des surtitres, le programme Powercomme des plaques tournantes inPoint fait l’affaire. C’est pourquoi de
ternationales.
nos jours, bien des troupes indépendantes voyagent avec leur in­
Savoir comment rendre accesstal­lation de surtitrage. Pourtant,
sibles au public local des pièces en
langues étrangères devient donc
les coûts de surtitrage continuent à
une question importante. Dans un
grever les budgets. La traduction
entretien avec la revue spécialisée
doit être payée et à chaque représenTheater heute, Manfred Beilharz,
tation, il faut une personne pour inLes surtitres sont au théâtre ce que
le fondateur et directeur de la Biensérer les surtitres en direct.
les sous-titres sont au cinéma.
nale, insiste sur ce point : « Nous
Les barrières techniques n’ont
Sans cette forme d’aide écrite à la
proposons des surtitres ou une tradonc plus autant d’importance, les
compréhension, plus d’une production
duction simultanée pour toutes les
réticences d’ordre esthétique en
­revanche, si. On peut supposer
pièces. » Pour un festival aussi ceninternationale en tournée peinerait à
tré sur les textes de théâtre que ce­toutefois que l’accoutumance aura
trouver son public. Pourtant, l’attention
lui-ci, cela peut paraître évident,
une influence décisive sur l’ac­
et la poésie en pâtissent.
ceptation des surtitres. Les spec­
mais jusque vers la fin des années
tateurs en Suisse ont grandi avec
1990, le spectateur de festival acceptait – du moins dans les pays
les films sous-titrés, contrairement
par Tobias Hoffmann
germanophones –, de suivre par
aux ­spectateurs allemands par
exemple, et ils ont développé des
exemple une représentation en langue arabe avec juste un papillon, un bref Theater Spektakel, cite l’exemple d’un mo- techniques pour suivre la voix originale
résumé de la trame, en guise d’aide.
nologue de l’auteur russe Iwan Wyrypajew, tout en lisant les éléments nécessaires à la
qu’il a rencontré lors d’un de ses voyages de compréhension du con­tenu. Cela n’expliprospection. Là, il dit préférer la traduction que toutefois pas pourquoi, en France, les
Papillon, traduction simultanée ou
simultanée, car elle est plus à même selon surtitres occupent une place importante et
surtitres ?
Ce genre de papillons, les habitués du lui de simuler les remous qui agitent la répondent à des standards de qualité éleZürcher Theater Spektakel les connaissent langue de l’original. Alya Stürenburg, di- vés, comme l’a constaté la surtitreuse et
bien ; jusqu’à il n’y a pas si longtemps, ils rectrice du Festival de la Bâtie, le pendant spécialiste de la traduction Yvonne Griesel.
constituaient la norme. Mais jadis déjà, ils romand du Theater Spektakel, mise réso- C’est plutôt la préférence pour le mot et la
n’étaient pas toujours suffisants. Werner lument sur le surtitrage. Durant l’été 2009, littérature à l’intérieur du système sémanHegglin, responsable technique au sein de les deux festivals ont accueilli la production tique si complexe qu’est le théâtre qui y
l’équipe de direction du théâtre, évoque un Spectacular des performeurs de Forced joue un rôle ­décisif. Les surtitres exigent
incident en 1990 : une troupe chilienne pré- ­Entertainment (Grande-Bretagne) ; mais pourtant une traduction très pragmatique,
sentait une pièce très centrée sur le texte et contrairement à Zurich, Genève a choisi de ce qui se fait nécessairement au détriment
Faire de
la nécessité
une vertu
esthétique
32
l’a r t d e l a t r a d u c t i o n
La question des surtitres élégamment résolue : une scène de la pièce Le Dernier Caravansérail, partiellement jouée en persan.
de la qualité littéraire. Pour conditionner
un texte en portions lisibles de deux lignes
(dans l’idéal) tout en gardant un rythme
sensé, on ne peut éviter la compression. La
surtitreuse zurichoise Dora Kapusta juge
que l’on perd près d’un tiers du texte intégral. Les spectateurs qui maîtrisent à peu
près la langue parlée sur scène et qui lisent
les surtitres pourraient y voir un signe d’in-
Photo : Michèle Laurent
Si entre-temps, les surtitres
sont de plus en plus répan­
dus, c’est dû en grande
partie au fait qu’ils coûtent
moins cher que la traduc­
tion simultanée.
capacité de la traductrice. D’ailleurs, rares
sont les spectateurs conscients des exigences particulières que pose le surtitrage.
Gian Gianotti, qui dirige le plus grand
théâtre d’accueil de Suisse, le Theater Winterthur, et qui programme régulièrement
une série de spectacles en anglais et en
français, dit son scepticisme à l’égard du
surtitrage purement « informatif » qui se
fait aux dépens de l’art et de la poésie. « S’il
faut des surtitres », précise-t-il, « que l’on
fasse au moins du mot à mot. » Selon lui,
cela peut entraîner toutefois une inon­
dation visuelle, détourner le public de ce
qui se passe sur scène et devenir très vite
contre-productif.
Yvonne Griesel ajoute par ailleurs que
lors d’une représentation surtitrée, le public n’est souvent pas homogène. Il peut
donc arriver que ceux qui lisent comprennent plus vite une chute que les autres, ce
qui irrite parfois ; de l’autre côté, ceux qui
lisent les surtitres ratent sans doute quelquefois un gag gestuel ou mimique, de
sorte que ceux qui sont à l’aise dans la langue parlée se retrouvent seuls à rire.
dotés, les surtitres restent rares, comme au
Tessin par exemple. Manuela Camponovo,
l’une des critiques de théâtre les plus renommées du canton, a le sentiment qu’on
invite en priorité les troupes d’une autre
langue qui misent sur un théâtre centré
sur le mouvement et le corps et présentant
peu de texte ou un texte simple à saisir.
Dans les grandes villes en revanche,
on commence à tenter de faire un pas de
plus et de traduire cette fois-ci les spectacles locaux pour les étrangers. A Berlin, la
Schaubühne présente une à deux fois par
mois dans sa maison-mère une des mises
en scène du répertoire surtitrée en anglais,
une offre faite pour les nombreux hôtes et
habitants anglophones de la capitale allemande. Une telle démarche ne siérait pas
mal non plus à Zurich, avec toutes ses entreprises multinationales.
Tobias Hoffmann a étudié les sciences du
spectacle vivant comme matière principale et
publie depuis bientôt vingt ans des critiques
de théâtre et des articles spécialisés dans divers
journaux et revues, et en particulier dans la
Neue Zürcher Zeitung.
Traduit de l’allemand par Patricia Zurcher
En périphérie, on mise sur le théâtre de
mouvement
Seules des solutions bien réfléchies
peuvent lutter contre cette division du public et faire de la nécessité une vertu esthétique. Comme exemple de réussite, Yvonne
Griesel cite les productions du Théâtre du
Soleil d’Ariane Mnouchkine, et particulièrement Le Dernier Caravansérail. Les surtitres y étaient toujours projetés à proximité de l’endroit où se trouvait le comédien
qui parlait à cet instant, ou alors on jouait
sur les polices et la taille des caractères.
Dora Kapusta, elle, renvoie à la trilogie Sad
Face/Happy Face de la compagnie belge
Needcompany qui jouait, elle aussi, avec la
taille des caractères, comme dans les bulles de B. D. Mais ce type de solutions intégratives, seules les compagnies qui ont une
place assurée au sein du circuit international des festivals peuvent et veulent se les
offrir.
Dans la périphérie culturelle, hors des
grandes villes et des budgets culturels bien
33
Les tou r n e u rs d e phr a se s
E
n 1996, Dora Kapusta
s’est jetée à l’eau en
surtitrant pour la
première fois une
production théâtrale, la
fameuse œuvre d’une
durée de sept heures de Robert Lepage,
The Seven Streams of the River Ota.
Quelques années plus tard, la traductrice
diplômée a fondé sa propre boîte et s’est
spécialisée dans le surtitrage de théâtre et
le sous-titrage de films. Dans son travail
de diplôme pour la Haute école des arts
de Zurich, elle s’est demandée aussi
si les surtitres pouvaient être utilisés,
au-delà de la simple aide à la
compréhension, comme un élément
théâtral et esthétique autonome.
Madame Kapusta, votre dernier
mandat vous a conduite, fin
novembre 2009, au Spielart-Festival de Munich. Là-bas, vous avez
assuré le surtitrage de la pièce de
Beatriz Catanis, Finales. Comment
était-ce, avec une pièce aussi riche
en texte ?
C’est une étudiante de l’Instituto Cervantes qui a traduit toute la
pièce de l’espagnol en allemand. Un
membre de l’équipe de programmation du festival s’est toutefois aperçu
qu’elle ne savait pas faire de surtitres,
car disons-le, le surtitrage est une
forme de traduction spécifique. On
m’a donc prié de le faire. J’ai reçu un
DVD de la production et je me suis
mise à « découper » le texte.
L’essentiel du travail consiste à régler
le texte sur le rythme de la représentation et cela prend plusieurs jours.
Qu’est-ce qui suit sur le plan technique,
une fois que les surtitres sont prêts ?
Je commence par rédiger une fiche
technique. J’y consigne par écrit où je
dois être assise et de quel équipement
technique j’ai besoin. Je propose, ce qui
est plutôt rare, le package complet : je
traduis, je me charge de la conversion sur
Power Point et je sais aussi me servir d’un
beamer. Au moment de l’installation
technique, il faut bien sûr que quelqu’un
soit là pour monter ou baisser l’écran par
exemple.
Puis on fait un filage. Le DVD que je
visionne a souvent été enregistré lors de
34
la générale. Si la première remonte déjà à
quelque temps, des modifications ont été
opérées dans le texte et dans le rythme.
Certes, le filage, les troupes doivent de
toute façon le faire pour travailler leurs
déplacements dans un nouveau théâtre.
Mais souvent, elles ne disent pas le texte
au rythme fixé, elles l’esquissent juste.
Alors que moi, je dois m’en tenir au
rythme normal. D’un autre côté, je ne
peux pas exiger d’un Michel Piccoli
octogénaire qu’il donne tout pour deux
heures de filage et qu’il rejoue deux
Il arrive aussi que les comédiens
sautent des répliques ou qu’ils se
trompent. Si je n’ai pas d’obturateur pour
couvrir les répliques sautées, je suis
obligée de les faire passer à toute vitesse.
Il est amusant de voir que les spectateurs
croient toujours que c’est la surtitreuse
qui a commis l’erreur. Beaucoup ne
réalisent pas que les surtitres sont
envoyés en direct.
Dans votre travail de diplôme, vous
insistez à plusieurs reprises sur le fait
que le manque de coordination en
amont de la représentation d’une
production en tournée conduit
souvent à des surtitrages
insatisfaisants. Comment cela
s’est-il passé à Munich ?
Il n’y a pas eu de mises au
point préalables, mais par bonheur,
on a pu projeter les surtitres sur le
fond clair de la salle. La situation
standard, qui consiste à projeter les
surtitres sur un écran fixé
au-dessus de la scène, pose
Le surtitrage de productions
toujours problème. Les reproches
théâtrales est une forme de traduc­
que j’entends sont souvent les
tion très particulière. Il recourt
mêmes : l’écran est fixé trop haut et
à l’écriture, mais s’opère en direct et
l’on se tord le cou. Ou alors,
l’éclairage sur scène est si fort que
relève, en fin de compte, de la
l’on ne peut plus lire les surtitres.
traduction simultanée. Dora Kapusta,
Au fond, il faudrait pouvoir
experte en la matière, nous livre
collaborer avec la régie lumière
quand on sait que la production va
ses réflexions sur les possibilités et les
partir en tournée.
contraintes du surtitrage.
Prier que
rien n’ait
changé !
Traduit de l’allemand par Patricia Zurcher
Propos recueillis par Tobias Hoffmann
heures le soir. Je n’ai donc plus qu’à me
fier au DVD et à prier que rien n’ait
changé !
En tant que surtitreuse et opératrice de
surtitres, qu’avez-vous eu à faire lors des
trois représentations à Munich ?
Durant les représentations, je devais
être pleinement concentrée pendant deux
heures et demie. Dans cette pièce, on
parle, on parle, je n’ai pas eu une seconde
de répit. C’est épuisant. De plus, on est
souvent mal assis. A cela s’ajoute que je
note toujours les possibilités d’amélioration. Parfois, il y a un mot que je
préférerais traduire autrement. Ou alors,
j’insère encore une pause ici ou là.
l’a r t d e l a t r a d u c t i o n
Expressions familières en sept
langues et cultures
Ces expressions, souvent imagées, confèrent à chaque langue son coloris spécifique.
Elles témoignent de la richesse de la langue et, dès qu’on tente de les traduire, des disparités culturelles.
Car, la plupart du temps, elles ne se laissent pas traduire mot à mot, il faut recourir à des
expressions équivalentes dans la langue-cible. Voici quelques indications sur l’origine des expressions
photographiées, leur signification et leurs correspondances.
A lavare la testa dell’asino si
spreca tempo e sapone.
Expression italienne, de la
région de Naples.
Littéralement : « Quand on lave la
tête d’un âne, on perd son temps
et son savon. » Une autre façon
d’affirmer que c’est gaspiller son
temps et ses moyens pour une
activité aberrante.
Gdyby babcia miała wa˛sy to by
była dziadkiem.
Expression polonaise.
Littéralement : « Si grand-mère
avait une moustache, elle serait
grand-père » – Cette expression
fait référence à une éventualité
irréaliste, inadmissible. Les
Français disent : « Avec des ‹ si ›,
on mettrait Paris en bouteille ».
Avec des «si» on mettrait Paris
en bouteille.
Expression française.
Une expression qui fait référence à un événement qui tient
de l’impossible. Elle correspond
à l’expression polonaise « Si
grand-mère avait une moustache, elle serait grand-père ».
Expression chinoise.
Littéralement : « Jouer du luth à
une vache » – Quiconque donne
l’aubade à une vache, n’a aucune chance d’éveiller son intérêt
ou sa compréhension et gaspille
ainsi son art, de la même façon
que celui « qui jette des perles
aux pourceaux ».
To be left holding the baby ou
encore to leave someone holding the baby.
Expression anglaise.
Littéralement : « Abandonner
quelqu’un avec le bébé sur les
bras », c’est-à-dire se défausser
d’une responsabilité ou d’un
devoir désagréable sur quelqu’un
d’autre ou, comme le dit le
romanche : « Refiler le Pierre
noir à quelqu’un ».
Perlen vor die Säue werfen.
Expression fréquente dans
l’espace germanophone,
mais connue dans tous les pays
européens, car elle a pour
source une phrase biblique.
Quiconque jette des perles aux
pourceaux, dilapide quelque
chose de précieux et en fait don
à un être incapable de l’apprécier, de la même façon que celui
qui « joue du luth à une vache ».
Dar vinavant il Peder nair.
Expression rhéto-romane,
également assez répandue dans
l’espace germanophone.
Littéralement : « Refiler le Pierre
noir à quelqu’un », ce qui signifie faire porter le chapeau d’une
action à quelqu’un. Cette expression a pour origine le jeu de
carte du Pierre noir (pouilleux
ou Mistigri), dans lequel le
perdant est celui qui reste avec
cette carte en main à la fin
du jeu. Elle fait donc la paire
avec l’anglais « Abandonner
quelqu’un avec le bébé sur les
bras ».
Passages remercie les participants et participantes pour leur aide dans la réalisation des photos :
Anita Dubs de Birmensdorf, Dominique Gorbach d’Embrach, Andrea Steiner et la ferme Juchhof de Zurich, pour avoir prêté leurs animaux.
Merci aussi aux modèles Christian, Maya, Victor, Thomas, Lars, Luise, Elisabeth et Rafaël ainsi qu’au joaillier Kurz, à l’Hôtel St. Gotthard et au Studio
Dietrich Noser de Zurich.
35
h e u r e loca le
La Fondation suisse pour la
culture Pro Helvetia entretient
plusieurs permanences dans
le monde entier. Celles-ci ont
pour tâches de stimuler les
échanges culturels et de développer des réseaux culturels.
sa n f r a n c is c o
new york
pa r is
rome
Va r sov i e
le caire
L e c ap
n e w d elhi
Sh a n gh a i
Je veux que l’art
soit poésie !
Une exposition sur le thème
de l’intimité et de l’érotisme
ouvre ses portes en mai au
Centre Culturel Suisse de Paris.
Le commissaire de l’exposition,
le très célèbre Jean-Christophe
Ammann, entend prendre le
contre-pied des pratiques cura­toriales usuelles. Un entretien
sur la signification de l’érotisme
dans l’art et sur le rôle de l’art
dans la société.
Propos recueillis par Samuel Herzog Le curateur Jean-Christophe Ammann devant The Same, une œuvre d’Elly Striks.
36
Pourquoi cela ?
Parce que ces concepts sont déclinés
pour fonctionner dans tous les contextes
culturels. Or il nous est impossible de
montrer une part importante de notre
culture européenne hors des frontières de
l’Europe. Les concepts artistiques
mondialisés ont en outre toujours partie
liée avec certaines thématiques – l’artiste
Photo : Elly Strik
A rebours, le roman-culte de Joris-Karl
Huysmans paru en 1884, est un bel
hommage à la décadence. C’est aussi le
titre que vous donnez à votre exposition
au Centre Culturel Suisse de Paris.
A rebours est une métaphore pour un
monde qui – je pense à l’exposition – offre
une réponse aux concepts artistiques
mondialisés de notre époque, concepts
dont j’ai dûment soupé.
étant souvent réduit au rang de simple
illustrateur des idées du commissaire
d’exposition.
Est-ce cela qui vous dérange avant tout
dans les expositions ?
Oui, ça et les donneurs de leçons. Les
commissaires d’exposition ont
aujourd’hui tendance à utiliser l’art
comme un instrument d’éducation : des
biennales entières font office de modèles
socio-pédagogiques et proposent des
thérapeutiques collectives. Je veux que
l’art soit poésie. Poésie ! L’art est poésie !
Les hommes ont besoin de poésie. Il en
fut toujours ainsi. L’enseignement relève
de la théologie, de la philosophie ou de
l’éthique. Mais pas de l’art. L’art a toujours
été de la poésie. Et les meilleurs artistes
ont toujours été poètes – le reste, ce sont
des artisans.
Et quel rôle joue cette poésie dans notre
quotidien, dans notre société actuelle ?
L’art comme volonté de créer est inné
chez l’homme. Un nid de guêpes est une
cathédrale. Notre intelligence nous a
permis de perfectionner la cathédrale. A
un certain moment de notre histoire,
nous avons donné un nom à cette volonté
de créer et nous avons commencé à parler
d’art et d’artistes. L’art est une nécessité
absolue, une nécessité au sens de poésie.
Mais l’art revêt-il encore vraiment, de
nos jours, une signification existentielle
pour nous ?
On peut voir les choses différemment
aujourd’hui. La dimension existentielle de
l’art est actuellement invisible, inaccessible, comme enveloppée dans une nappe
de brouillard. Mais l’art est quelque chose
qu’on ne pourra jamais abolir. L’art se
confond avec le devenir humain. On peut
amoindrir sa signification, réduire son
importance. Des fluctuations existent, il
est vrai, mais au fond, l’art est une
nécessité absolue.
Une évidence, même si l’on regarde le
nombre de contemporains qui s’adonnent aujourd’hui à l’art.
Il est vrai que le nombre d’artistes
s’est multiplié ces dix dernières années. Il
incombe aux gens des musées, aux com­missaires d’exposition et aux collectionneurs de distinguer l’ivraie du bon grain.
De nos jours, cette sélection se fait
souvent au niveau international, dans le cadre de biennales par exemple,
qui valident l’art avec un grand A.
C’est vrai, et c’est justement ce qui est
problématique. Car le principe de base de
l’exposition mondialisée ampute notre
culture occidentale. Or il n’existe aucun
art qui ait produit une aussi grande
richesse de formes et de styles sur une
période aussi brève (quelque 1600 ans)
que l’art de l’Occident chrétien.
Ce qui, suivant le contexte d’exposition,
n’a guère sa place, c’est l’érotisme, la décadence, soit ce que vous montrez
précisément avec A rebours.
Il en va de l’intime, c’est vrai. Cela
n’est pas la même chose que la sphère
privée. Douleur, désir, passion, rêves –
voilà autant de choses que nous avons en
commun, qui nous concernent tous.
Qu’est-ce qui vous intéresse dans le
thème de la sexualité et de l’érotisme en
relation avec l’art ?
La sexualité est au centre de chaque
individu. C’est comme une pierre qui
tombe dans l’eau. Des cercles se créent à
la surface. Je peux me concentrer sur les
cercles tout à l’extérieur, mais je ne
pourrai jamais perdre ou oublier le centre.
Les artistes aussi : soit ils se meuvent dans
les zones extérieures de la sexualité, soit
ils gravitent autour du centre. C’est là que
la question de la forme entre en jeu : plus
l’on s’approche du centre, plus la question
de la forme gagne en signification, et plus
les exigences sont élevées. C’est toute une
aventure !
Vous vivez depuis vingt ans à Francfort,
où vous étiez directeur du Musée d’Art
Moderne jusqu’à votre retraite. Qu’est-ce
qui vous rattache encore à la Suisse ?
Je suis à moitié Allemand, ma mère
est Berlinoise. De nombreuses choses me
rattachent à la Suisse. Quand on est
Suisse, on l’est, un point c’est tout. Rien
que le dialecte, on parle en dialecte –
même quand on parle en bon allemand.
Cela soude tout de suite. La Suisse est
mon espace de résonnance d’origine. Cela
ne s’efface pas comme ça.
Jean-Christophe Ammann (*1939) a grandi à
Fribourg, où il a étudié l’histoire de l’art. De
1967 à 1968, il a été le collaborateur d’Harald
Szeemann à la Kunsthalle de Berne. Jusqu’en
1971, il a dirigé le Kunstmuseum de Lucerne,
et en 1972 il a été le collaborateur d’Harald
Szeemann lors de la conception de la légendaire
documenta 5 de Kassel. De 1978 à 1988, il a
dirigé la Kunsthalle de Bâle. En 1989, il a
déménagé à Francfort, où il a ouvert en 1991 le
nouveau Musée d’Art Moderne dont il a été le
directeur, et où il a mis sur pied jusqu’en 2001
nombre de ses désormais célèbres Changements de décor. Depuis 1992, il est chargé de
cours à l’Université de Francfort.
Samuel Herzog est journaliste d’art
indépendant auprès de divers journaux et
depuis 2002 rédacteur de la rubrique beaux-arts
pour le quotidien zurichois Neue Zürcher
Zeitung. Depuis 2001, il est directeur de
l‘entreprise HOIO, qui importe des spécialités
de l’île fictive Santa Lemusa.
Traduit de l’allemand par Anne Schmidt-Peiry
Exposition au Centre Culturel Suisse de Paris
A rebours expose les travaux de quatre artistes : aquarelles de nus de femmes
aux charmes tout singuliers de Caro Suerkemper, photographies de nus de
femmes et aquarelles de Martin Eder, minuscules gravures représentant des
pratiques sadomasochistes homo-érotiques de Christoph Wachter et fantaisies
velues aux crayon et couleurs d’Elly Strik.
L’exposition se tiendra du 11 mai au 18 juillet et sera complétée d’une
interview publique avec Jean-Christophe Ammann. A cette occasion paraîtra
En y regardant mieux, le premier recueil de textes de Jean-Christophe
Ammann (env. 400 pages) à être publié en français. Edition Les Presses du Réel,
Dijon, coproduction Centre Culturel Suisse.
www.ccsparis.com
37
h e u r e loca le
Affinités
transatlantiques
L’artiste new-yorkais
Richard Phillips se réfère
souvent au peintre suisse Adolf
Dietrich dans ses tableaux.
Le Swiss Institute de New York
con­sacre maintenant, au
dialogue entre ces deux peintres, une exposition conceptuelle fort intéressante,
une première aux Etats-Unis
en ce qui concerne l’œuvre
d’Adolf Dietrich.
par Andrea Köhler – Au premier coup
d’œil, le lien unissant l’artiste Richard
Phillips, né dans le Massachusetts en 1962,
au peintre Adolf Diet­rich, mort en 1957
dans le village de Berlingen, n’est pas immédiatement clair. Le premier passe pour
être l’un des plus ­célèbres protagonistes de
l’après-pop art, l’œuvre d’Adolf Dietrich, en
revanche, se situe quelque part entre un
courant ­néoromantique et le néoréalisme.
Richard Phillips peint des portraits d’après
certains modèles publicitaires et porno­
graphiques, l’œuvre d’Adolf Dietrich, elle,
se concentre sur la représentation ap­
pliquée d’une nature intacte. Pourtant, dès
que l’Américain commence à parler – avec
beaucoup d’éloquence et d’érudition – de
ses affinités avec Adolf Dietrich, leurs
points communs se manifestent instantanément. Et voilà qu’une double exposition
est consacrée à l’interprète de la culture de
masse et au poète d’une naïve idylle villageoise.
Il ne saurait y avoir plus de contradictions dans les conditions de leurs vies pourtant : le peintre thurgovien n’a jamais
quitté la maison familiale de Berlingen, sur
le lac de Constance, le globe-trotter newyorkais m’accueille dans un immense loft
de Chelsea qui donne sur les lumières de la
rivière Hudson. Son atelier est presque vide
38
et tellement bien rangé qu’on a davantage
l’impression d’être face à un bricoleur virtuel que face à un ouvrier méticuleux. Or
Richard Phillips peint tous ses tableaux à
la main. « Il n’y a presque plus personne qui
fasse ça, aujourd’hui », fait-il remarquer.
Une reproduction d’une nature morte aux
fleurs d’Adolf Dietrich orne le mur : Richard Phillips est justement en train de la
transposer dans un format géant.
Des peintures avec une profondeur de
champ particulière
La première rencontre de Richard
Phillips avec l’œuvre d’Adolf Dietrich est
due à l’un de ces événements capables de
faire naître des affinités qui durent toute
une vie. Il était invité au restaurant Kronenhalle de Zurich, et l’artiste Peter Fischli
l’a entraîné au premier étage pour lui montrer les tableaux qui y étaient accrochés.
Lorsqu’ils sont arrivés au dessin d’Adolf
Dietrich Zwei Eichhörnchen (deux écureuils), il a immédiatement été fasciné par
l’incroyable présence de cette représen­
tation. « La profondeur émotionnelle et la
subtilité de son talent d’observation m’ont
profondément touché. » Richard Phillips a
alors décidé de s’approprier le langage figuratif et formel d’Adolf Dietrich, de l’in­
térieur pour ainsi dire, en recopiant ses
­tableaux. En 2003, il a présenté un tableau,
d’après Adolf Dietrich, dont le titre est Similar to Squirrels. After A. Dietrich : il
s’agit de la transposition dans un format
géant du tableau des deux écureuils.
La reproduction ou la copie constitue
l’un des procédés caractéristiques de Richard Phillips, dont l’hyperréalisme fait systématiquement basculer la représentation
de la réalité – un peu comme les tableaux
d’Adolf Dietrich. Ce dernier ne peignait
presque jamais « sur le motif », il utilisait –
comme l’artiste new-yorkais – des photographies. En utilisant, pour ses transpositions de modèles de la culture de masse, un
support traditionnel comme la peinture, il
désigne cette dernière comme une technique historique. La transposition d’arrièreplans empruntés aux tableaux d’Adolf Dietrich et leur transformation confèrent à ses
peintures une profondeur exceptionnelle ;
citons la peinture à l’huile intitulée Message Force Multiplier, étrange symbiose du
portrait bizarrement glacé et plus grand
que nature d’un soldat américain et d’un
paysage de lac hivernal par Adolf Dietrich.
Mais les citations d’Adolf Dietrich
dont Richard Phillips parsème ses œuvres
ne sont pas le seul résultat de la repro­
duction mécanique d’une reproduction. Le
New-Yorkais a longuement étudié l’œuvre
d’Adolf Dietrich. Il s’est rendu à la chartreuse d’Ittingen, où est déposée la majeure
partie de l’œuvre du Suisse, et il y a trouvé
des tableaux qui, d’après lui, comptent
parmi les œuvres les plus importantes de
l’époque moderne. Et il a découvert qu’une
bonne part de la légende tissée autour du
peintre thurgovien a pour origines les artifices de son marchand : il voulait styliser
Adolf Dietrich en un « Henri Rousseau du
néo-réalisme » pour en faire une exclusivité
suisse et mieux le commercialiser.
L’exposition, montée de concert par
Richard Phillips et Gianni Jetzer, le directeur du Swiss Institute, met en dialogue les
visions des deux artistes et met en évidence
la valeur de la peinture à l’époque des arts
virtuels.
L’exposition Meistermaler sur Adolf Dietrich et
Richard Phillips dure jusqu’au 26 juin, au Swiss
Institute de New York : www.swissinstitute.net
Andrea Köhler est correspondante à New York
et rédactrice pour les pages culturelles du
quotidien zurichois Neue Zürcher Zeitung.
Traduit de l’allemand par Marielle Larré
Message Force Multiplier de Richard Phillips,
au Swiss Institute de New York.
partenaire: Corodis
Créer, c’est bien,
tourner, c’est mieux !
Illustration : Raffinerie
Fondée en 1993, la Corodis
contribue au financement
des tournées et à la promotion
des spectacles romands.
Portrait d’une organisation en
mutation.
par Marie-Pierre Genecand – Deux petites semaines, parfois trois, et puis s’en va.
Quoi de plus triste qu’un spectacle qui ne
se produit que six à douze soirs, parfois devant un public rare, alors qu’il a été préparé, puis répété pendant plusieurs mois ?
Seule la tournée, en Suisse et à l’étranger,
peut réparer ce dommage. C’est ce que défend, depuis 1993, la Corodis (commission
romande de diffusion des spectacles) financée par les cantons, les villes, la Loterie romande et, jusqu’à fin 2005, par Pro Helvetia qui a contribué à lancer l’aventure. Soit
un soutien à la diffusion de productions de
théâtre et de danse dont la qualité est garantie par une commission de visionnement ou par le pré-achat de directeurs de
théâtre. Mais le modèle est en pleine mutation. Pourquoi ? Parce qu’aujourd’hui, vu
la meilleure collaboration des théâtres romands, de plus en plus de spectacles sont
coproduits par plusieurs lieux avant même
leur réalisation. Autrement dit, le soutien
idéal à la diffusion pourrait désormais intervenir, très prioritairement, en amont de
la création.
Pendant onze ans, Thierry Luisier a
été l’âme et la cheville ouvrière de la Corodis, basée à Lausanne, au-dessus de la
Haute Ecole de Théâtre de Suisse romande
(HETSR). Aujourd’hui, c’est l’ex-danseuse
Karine Grasset qui occupe depuis juillet le
poste de secrétaire générale de la structure
de diffusion. Pour l’instant, le fonctionnement de la Corodis est le suivant : d’un côté,
alloué quatre fois par an, le fonds avec visionnement (240 000 francs en 2008) qui
attribue une aide aux spectacles de qualité
dont la tournée répond à des critères précis
(au moins deux lieux en Suisse et/ou à
l’étranger pour un minimum de 20 représentations ou trois lieux, quel que soit le
nombre de représentations). De l’autre, un
fonds sans visionnement (350 000 francs
en 2008), distribué une fois par an, l’été, à
des projets dont la valeur artistique est
­garantie par le pré-achat des directeurs de
théâtre. En tout, ce sont environ 80 spectacles (un tiers de danse, et deux tiers de
théâtre) que la Corodis contribue à faire
tourner chaque année. Mais, pour coller à
cette réalité de plus en plus fréquente d’une
tournée orchestrée avant la création, le
modèle se transforme. « Nous avons déjà
commencé à augmenter le fonds sans visionnement, confirme Karine Grasset, et
nous allons ouvrir un chantier pour affiner
encore notre système de contribution. »
service des affaires culturelles du canton
de Vaud et présidente sortante de la Corodis : « En six ans de présidence, j’ai notamment relevé le gros effort du Valais pour
­stimuler la création et la diffusion de spectacles sur son territoire. La Corodis n’est
pas étrangère à cette émulation. » Cela
dit, une majorité des compagnies soutenues viennent de Genève et Lausanne,
ce qui correspond à la logique puisque, sur
les 300 000 francs versés annuellement,
215 000 francs le sont par les villes et cantons de l’arc lémanique.
Autre terrain d’action : la promotion.
Depuis quatre ans, la Corodis et les associations de théâtres romands publient à
180 000 exemplaires un fascicule qui recense toutes les tournées des spectacles en
création. Il sort en septembre, est encarté
dans les quotidiens Tribune de Genève et
24 heures et envoyé dans tous les théâtres,
romands et francophones. Dans le même
esprit promotionnel, la Corodis participe à
l’organisation d’une journée en janvier, durant laquelle une dizaine de metteurs et de
metteuses en scène peuvent présenter leur
projet de spectacle aux directeurs et directrices de théâtre. « Ce sont les directeurs
eux-mêmes qui sélectionnent les projets en
fonction de leur intérêt et les metteurs en
scène élus ont vingt minutes pour les
convaincre de les produire », explique Karine Grasset. Ou quand la diffusion précède
de plus en plus la création.
www.corodis.ch
Marie-Pierre Genecand est critique de théâtre
et de danse au quotidien Le Temps et sur la
chaîne Espace 2 de la Radio Suisse romande.
Elle a débuté en 1998 au quotidien Le Courrier,
à Genève.
Belle solidarité
La beauté de l’aventure réside dans
cette collaboration exceptionnelle des
struc­tures artistiques et des collectivités
publiques qui, en plus des 350 000 francs de
la Loterie romande, se traduit par un pot
commun d’environ 300 000 francs de tous
les cantons romands, plus Berne, et de 17
villes. Beauté de l’aventure ? Oui, car aucune
collectivité n’exige un retour direct sur investissement. Un principe de mutualisation qui ravit Brigitte Waridel, cheffe du
39
i m pr e ssum
Pass ages e n l i g n e
a SUIVRE
Editrice
Pro Helvetia
Fondation suisse pour la culture
www.prohelvetia.ch
Passages
le magazine culturel de Pro Helvetia en ligne :
www.prohelvetia.ch/passages
L’art rend heureux
L’art est censé embellir la vie, former
l’humanité, l’inciter à la réflexion – de
tous temps, la société a attribué de nombreuses missions à l’art. Lorsqu’il s’agit
de définir quel art financer par les deniers publics, les arguments se ­chargent
d’un poids particulier, car les institutions
culturelles et celles qui encouragent la
culture sont soumises à la pression
constante de justifier de leur action. Gare
à celles qui ne peuvent produire les preuves idoines : elles s’en retournent les
mains vides. Le prochain numéro de Passages tente de déceler de quelle manière
l’art produit ses effets et quels sont les arguments utilisés par les politiciens de la
culture. L’art est-il capable d’augmenter
le produit national brut ? Est-il le ciment
qui soude notre pays ? Vous en saurez
plus sur tous ces arguments et sur la nature de l’art fin août.
Rédaction
Rédaction en chef
et rédaction de la version allemande :
Janine Messerli
Assistance: Isabel Drews et
Elisabeth Hasler
Actualités Pro Helvetia
Projets actuels, concours et programmes de la
Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia :
www.prohelvetia.ch
Permanences Pro Helvetia
Paris/France
www.ccsparis.com
Rédaction et coordination
de la version française :
Marielle Larré
Rome, Milan, Venise/Italie
www.istitutosvizzero.it
Rédaction et coordination
de la version anglaise :
Rafaël Newman
Varsovie/Pologne
www.prohelvetia.pl
Le Caire/Egypte
www.prohelvetia.org.eg
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T +41 44 267 71 71
F +41 44 267 71 06
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passagen
Intro(sé)duction à l’art
No 51
Die Kunst(ver)führer
Neue Aussichten: Kunst geht bergwärts S. 6
Warschau: Alltagsgeschichten für die Bühne S. 36
Kunst in der Krise: Optimismus um jeden Preis S. 41
D A S K U LT U R M A G A Z I N V O N P R O H E LV E T I A , N R . 5 1 , A U S G A B E 3 / 2 0 0 9
passagen
Duel ou duo ?
No 50
Duett oder Duell?
Zum Verhältnis von Kultur und Politik
Kunst im Township: Festival für Brenda Fassie S. 6
Im Schatten der Pyramiden: Schweizer Kunst aus Kairo S. 42
0.02692308 Gramm: Das E-Book macht Lektüre leicht S. 45
D A S K U LT U R M A G A Z I N V O N P R O H E LV E T I A , N R . 5 0 / 2 0 0 9
passagen
Chine : Culture en jeu
No 49
KULTURPLATZ CHINA
Airport Kids: Dokumentar-Theater aus der Schweiz S. 6
Centre Culturel Suisse Paris: Die Visionen der neuen Leiter S. 40
Swiss Institute in New York: Ein heisser Tipp in der Kunstszene S. 42
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passages
Intro(sé)duction à l’art
Nouveaux horizons : l’art prend de la hauteur p. 6
Varsovie : du quotidien pour la scène p. 36
La crise, un révélateur de la réalité p. 41
L E M A G A Z I N E C U LT U R E L D E P R O H E LV E T I A , N O 5 1 , N OV E M B R E 2 0 0 9
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c hronique
Illustration : Aurel Märki
Le mouton à
cinq pattes
par Daniel Baumann – Peu de choses
doivent répondre à autant d’attentes que
l’art dans l’espace public. Tout le monde
veut tout de lui, comme s’il était ce fameux
cochon laineux qui donne du lait et pond
des œufs, que connaît la langue allemande.
Il devrait revaloriser, intégrer, embellir,
choquer, donner à réfléchir, plaire, ne pas
déranger, critiquer à tout prix, ne pas être
forcément reconnaissable en tant qu’art,
mais être en tout cas de l’art de grande
qualité, c’est important pour permettre à
l’endroit de se vendre, et chaque quartier se
prend pour une capitale culturelle en puissance. La situation n’est donc pas simple,
et elle se complique encore du fait que l’art
dans l’espace public est tout aussi controversé chez les artistes.
Un des principaux motifs de critique
est qu’il soit si proche de l’art de représentation, car il est toujours au service de tiers,
qui ont leurs exigences et ne veulent pas
être déçus. A ce premier reproche s’ajoute
l’odeur douteuse du mandat, éveillant le
soupçon que le rêve de l’autonomie, si décisif pour l’évolution de l’art au XXe siècle,
a été trahi : s’affranchir définitivement de
l’autorité, pour agir en toute indépendance
entre institution bourgeoise et marché libre. Marché libre où il a justement été possible de gagner beaucoup d’argent ces dernières années, et sans aucune obligation de
se justifier, car on sait bien que personne
n’a rien contre l’art dans les galeries ou les
musées.
Plein de bonnes raisons, donc, pour
renoncer à l’art dans l’espace public. Et
pourtant, il n’y a sans doute rien de plus
­intéressant que la ville, cette structure incroyablement complexe, contradictoire et
riche, qui marque profondément les gens
tout en leur offrant tant de liberté. La ville
compte au nombre des grandes inventions
de l’humanité, elle est depuis toujours le
foyer de l’évolution sociale et elle reflète
comme peu d’autres réalisations notre histoire, nos souhaits et nos idées. Aujourd’hui,
les villes d’Europe centrale et d’Amérique
du Nord sont en passe d’atteindre la perfection définitive en tant que zones de combat
vouées à la consommation et centres aseptisés de joie organisée. Quel peut bien y être
le rôle de l’art ? Aucun, car il a déjà ses musées et n’a donc pas besoin de venir encore
travestir le centre des villes.
Or l’art dans l’espace public est nécessaire. La question est seulement de savoir
lequel, et il n’y a pas de réponse définitive,
rien qu’un dur travail au cas par cas. Avant
d’entamer un projet, mieux vaut se poser
d’emblée les deux bonnes questions : « Estce nécessaire ? » et « Qu’est-ce que ça rapporte ? » La plupart du temps, la réponse
est claire, c’est « Non » et « Rien ». Ce n’est
bien sûr pas toujours un motif d’abstinence, bien au contraire : c’est le grand
défi jeté aux doués, aux inflexibles et aux
intrépides. Car elles existent, les réalisations convaincantes, par exemple, datant
de 1977, le Fasnachtsbrunnen de Jean
­Tinguely à Bâle, le Lightning Field de Walter de Maria dans le désert du NouveauMexique ou le projet caravane Installation
Münster réalisé par Michel Asher pour
­l’exposition décennale Skulptur Projekte
Münster. Le Fasnachtsbrunnen a une
fonction : il est lieu de rencontre, de jeu et
de halte et offre un spectacle poétique qui
change sans cesse de forme. Walter de
­Maria, avec Lightning Field, a transformé
un bout de no man’s land en un « lieu »,
sans rien lui ôter de sa vastitude et de son
vide, mais en le transformant en expérience. Installation Münster de Michel
Asher se répète tous les dix ans, toujours
identique et pourtant différente : une caravane banale est parquée toutes les trois
­semaines à un endroit différent pendant
la durée de l’exposition, et rien ne la donne
à reconnaître comme de l’art. Ce sont trois
projets ­totalement différents, qui ont pourtant quelque chose en commun : ils ont
une fonction et ils donnent un sens, car
ils ne sont pas seulement de l’art dans l’espace public, mais des projets artistiques
pour l’espace public, renouvelant la notion
même de ­public.
Daniel Baumann est curateur, critique et
directeur de Nordtangente-Kunsttangente, un
projet d’art dans l’espace public des quartiers
nord de Bâle.
Traduit de l’allemand par Christian Viredaz
41
G al e rie
42
Galerie
Une plateforme pour
les artistes
Elvis Color B, 2006 (détail)
Dessin au crayon sur papier, 85 cm × 85 cm, par Elvis
Studio
Sous le nom Elvis Studio, le collectif regroupant
Xavier Robel et Helge Reumann réalise, depuis 1999,
des dessins grand format au crayon. Il s’agit en
quelque sorte d’une improvisation à quatre mains :
chacun des artistes emplit, à son tour, une petite
portion de papier de ses propres figures et fragments,
à la suite et à partir de ce que le précédent a dessiné.
De cette façon, les images se propagent organiquement, gagnent en densité et en imprévisibilité,
donnant naissance à une construction de l’espace à la
fois minutieuse et expérimentale.
Xavier Robel et Helge Reumann vivent et travaillent à
Genève.
43
« Toutes les personnes qui ne se
comprennent pas à cause de la langue
finissent forcément en Suisse. »
Ma carrière de bilinguiste
Eugène, p. 24
« Dans aucun pays européen, on ne peut vivre des
revenus de la traduction littéraire. »
Harry Potter donne le ton
Holger Fock, p. 28
« Le travail sur les textes de Robert Walser
me lance le défi à la fois magnifique et infernal de
réinventer la langue japonaise. »
La littérature de Suisse voyage
Sibylle Birrer, p. 14
« Les enfants ont l’habitude de ne pas comprendre, ils ont leurs
vaisselle en famille, une image typiquement
Christine Lötscher, p. 18
propres stratégies, ils savent faire avec. » Laallemande.
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