ALLOCUTION LUCIEN BOUCHARD CÉRÉMONIE DU BARREAU

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ALLOCUTION LUCIEN BOUCHARD CÉRÉMONIE DU BARREAU
ALLOCUTION
LUCIEN BOUCHARD
CÉRÉMONIE DU BARREAU
LE JEUDI 4 SEPTEMBRE 2014 (Le Windsor)
Nous étions quelques centaines de candidats, venus de toutes les facultés de Droit du Québec, à prendre
place devant des pupitres disposés dans le gymnase Currie de McGill. Pendant deux jours, précisément
les 22 et 23 juin 1964, nous avons planché sur les questions des cinq examens statutaires alors imposés
par le Barreau du Québec. Certains s’en souviendront ici pour les avoir eux-mêmes subis : le premier
matin, examen deDroit civil, suivi, en après-midi,du Code de procédure civile. On désignait ces deux
épreuves sous la rubrique théorique, puisqu’elle portait sur notre maîtrise des deux Codes dont, bien sûr,
l’utilisation nous était interdite. L’avant-midi et l’après-midi du deuxième jour étaient consacrés à la
résolution de problèmes de Droit civil, ensuite de Procédure civile, avec permission de consulter les Codes.
Mais en soirée, nous étions soumis à un dernier examen, de type omnibus si je peux dire, car il portait à la
fois sur les Droits criminel, municipal, corporatif et commercial.
Durant les semaines précédentes, trois de mes amis et moi avions convenu de nous joindre pour la phase
ultime de préparation de ces examens. Je nous revois encore, Yvon Marcoux, Paul-Arthur Gendreau et
Raynold Langlois, passant plus d’un mois, aux quatre coins d’une salle de cours vide de la Faculté de Droit
de Laval, à repasser toute la matière et résoudre tous les problèmes pratiques imaginés depuis trente ans
par les examinateurs du Barreau. Bien entendu, nous étions d’abord motivés par un ardent amour du Droit
et un profond respect du Barreau du Québec. J’avouerai toutefois que l’élévation de ces sentiments
s’accompagnait de la crainte salutaire que nous inspiraient des examinateurs féroces qui, durant ces
années-là, recalaient jusqu’aux deux tiers des candidats.
Nous avions quand même, pensions-nous, beaucoup de mérite à mener une vie aussi monacale, durant
ces beaux jours de mai et juin, au cœur du vieux Québec animé par une fièvre printanière. Notre
concentration dut cependant subir des éclipses, les jours où une strip-teaseuse qui logeait dans l’édifice
voisin, montait sur le toit se faire bronzer en bikini extrême. Comme elle se trouvait en contrebas des
fenêtres de la classe où nous étudiions, nous étions aux premières loges pour la voir déambuler et
consciemment multiplier les pauses provocantes. Vous comprendrez qu’il était difficile aux jeunes hommes
que nous étions d’échapper à la concupiscence et de retourner au lyrisme de la subrogation, des clauses
résolutoires et de l’emphytéose. Seul parmi nous, Paul-Arthur Gendreau, qui se destinait aux rigueurs et à
l’abstinence de la magistrature, persistait à tourner le dos aux fenêtres.
J’ai également souvenir que, pour varier notre préparation et échapper de temps en temps à nos
studieuses sessions, nous allions arpenter la terrasse du Château Frontenac, en nous récitant
mutuellement les dispositions du Code civil ou du Code de procédure. Certains d’entre vous se
rappelleront que nous devions alors apprendre ces deux codes par cœur.
Rassurez-vous, ce cinquantenaire de pratique que vous avez voulu souligner aujourd’hui éveille aussi chez
moi des souvenirs plus nobles. Il me revient en effet que nous entrions dans l’exercice du Droit un peu
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-2comme en religion. Beaucoup de gens nous avaient déconseillé la profession, en nous avertissant du tropplein d’avocats, de leur maigre rémunération et du manque de considération publique.
Il fallait voir, à cet égard, la réaction des parents, amis et notables invités par nos maîtres, les pères oblats
du Collège classique de Jonquière, à assister à la cérémonie de prise de rubans. C’était le moment
solennel où les finissants dévoilaient leurs orientations professionnelles devant tous les parents et amis
réunis. Ceux qui choisissaient les rubans de couleur blanche, annonciateurs du sacerdoce, se méritaient
des « standing ovations » Nos confrères qui exhibaient le ruban rouge – celui de la médecine – s’attiraient,
eux aussi, des applaudissements approbateurs. Par contre, on pouvait discerner une rumeur de déception
lorsqu’un camarade optait pour le ruban vert – celui du Droit. Je ne vous parle pas des pauvres diables qui
se contentaient du ruban de couleur argent qui les destinait à une Faculté de Commerce. Ils devaient
regagner leur siège dans un silence de réprobation et de pitié. C’était là les priorités de l’époque. Comme
on le sait, la cote publique des gens d’affaires a depuis rebondi. Ce n’est hélas pas le cas de notre
profession, que les sondages placent, aujourd’hui encore, aux derniers niveaux d’appréciation, tout à côté
de la défaveur où stagnent les politiciens. Vous pensez bien que les choses ne s’arrangent pas pour ceux
qui cumulent les deux professions.
Nous avons donc été tout de suite confrontés avec les perceptions négatives qui affligent notre profession.
Pourtant, nous savons bien que les avocats sont indispensables à l’administration de la justice, au maintien
de l’ordre public et au respect des droits individuels et collectifs. C’est pourquoi il importe, plus que jamais,
de pas hésiter à nous comporter en gardiens des libertés civiles, fiers d’un rôle de vigilance et de refus de
l’arbitraire. Il faut rappeler à tous que notre métier en est un d’hommes et de femmes libres, d’intelligence
et de rigueur, tout entier orienté vers la justice et l’intégrité de notre société de Droit. En d’autres mots,
aussi paradoxal que cela puisse paraître à certains, notre profession doit, d’abord et avant tout, se nourrir
de valeurs éthiques et morales.
Si je viens de référer à un paradoxe, c’est que les hautes aspirations de notre profession doivent s’incarner
dans une réalité de plus en plus complexe. Il nous faut harmoniser des exigences proprement
professionnelles avec des impératifs plus concrets. Qu’on le veuille ou non, la profession s’exerce dans un
contexte qui s’apparente sous certains aspects à celui des entreprises commerciales. L’alourdissement des
coûts, les contraintes de la concurrence et de la mondialisation des services font inévitablement partie de
notre quotidien. D’où la préoccupation constante de ne jamais perdre de vue, voire de privilégier, les
fondements éthiques de notre profession que sont la primauté de la justice, l’indépendance et le respect
des tribunaux.
Dans cette perspective, les avocats doivent donc, au premier chef, se préoccuper de ce qui entrave l’accès
à la justice.
Les discours prononcés aujourd’hui témoignent éloquemment de l’acuité que les autorités du
gouvernement, de la magistrature et du barreau reconnaissent au problème de l’impossibilité, pour un
grand nombre de nos concitoyens, d’obtenir la protection judiciaire de leurs droits. Des études récentes ne
font-elles pas état de statistiques à l’effet que 80% des citoyens sont privés des moyens de faire valoir
leurs droits au moment où, par ailleurs, 40 000 personnes essuient annuellement des refus d’accès au
programme d’aide juridique et que 40% des gens qui comparaissent devant les tribunaux le font sans les
services d’un avocat?
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-3À ce chapitre, rappelons la réforme annoncée l’année dernière par le ministère de la justice, en espérant
qu’il sera possible au gouvernement actuel d’en maintenir le financement.
Le devoir de toute démocratie étant d’assurer l’égalité des personnes devant la loi, la question ici posée
met en cause les assises mêmes de nos institutions. Personne ne peut s’en remettre à autrui pour mettre
en œuvre les remèdes appropriés. Chacun doit s’investir dans une démarche de solution et d’efforts.
Comme avocats, notre rôle d’auxiliaires de la justice nous oblige à nous interroger sur ce que nous
pouvons faire de plus comme contribution au redressement de cette situation inacceptable. Il est vrai que,
déjà, de nombreux confrères acceptent de dispenser leurs services dans l’exécution de mandats gratuits.
Des organismes comme Pro Bono Québec et Juripop – laquelle je connais bien, pour y participer - jouent
un rôle très utile, mais malgré tout insuffisant, par rapport à des besoins criants. Mais pourrions-nous en
faire davantage, à l’échelle de nos institutions représentatives? Se pourrait-il, par exemple, que d’autres
associations professionnelles, au Canada même, s’activent plus que la nôtre? Songeons à l’exemple de
certaines fondations de barreaux de provinces canadiennes et, plus près de nous, à celui de la Chambre
des Notaires du Québec. La contribution de cette dernière a notamment financé des projets
communautaires autrement dépourvus de soutien. En fait, il faut intensifier la mobilisation des efforts pour
colmater cette brèche dans la protection des droits citoyens.
Une conclusion s’impose donc : nous, du monde juridique, sommes plus que tout autre conviés à ce grand
chantier, en réponse à une obligation à la fois démocratique et professionnelle.
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