Quand le Récit devient procès: le cas de la Grecque moderne

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Quand le Récit devient procès: le cas de la Grecque moderne
Quand le Récit devient
procès: le cas de la
Grecque moderne
Alan J. Singerman
i le dix-huitibme siecle français ne dispose, a ma connaissance,
d'aucune œuvre romanesque qui fouille a la manibre des Splendeurs et mis2res des courtisanes le système judiciaire de son temps! ou
qui se termine par un proces aussi éclatant que celui de Julien Sorel, il
y a des liens indéniables, bien connus, entre le roman des Lumières et
la loi, que ce soit sur un mode satirique, tels les juges dans Candide ou
dans l'Ingénu, ou très sérieux, tels la tequete en justice de Suzanne Simonin dans La Religieuse ou le procès qui contribue au châtiment de la
marquise de Meneuil dans Les Liaisons dangereuses. Bien plus t8t encore, un autre romancier, un peu le (<Balzac»de son époque, s'est lui
aussi vivement iniéressé au systbme de justice: l'abbé Prévost.
Ceux qui connaissent le parcours personnel de Prévost savent que les
rouages de la justice criminelle ne lui étaient pas étrangers, a commencer
par ceux de la justice anglaise qui l'a écroué momentanement pour un
faux billet de change en 1733. Personne n'ignore, d'ailleurs, les frasques
du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut qui les font echouer entre
les mains de la justice et qui nous font connaîîre les prisons parisiennes
les plus dlèbres. Rien de moins fantaisiste que la représentation des
prisons dans ce roman; les historiens confirment la grande «facilité avec
laquelle on s'évade de ces prisons)), comme le font des Grieux et Manon,
souvent avec l'aide d'amis dont les visites sont tolérées-c'était ainsi a
S
1 Balzac y consacre des centaines de pages i'etude de i'instniction du pmces & Vauuin et de
Lucien de Rubernpré, ainsi qu'A l'organisation du Palais & justice de Puis qui lui sen de cadre.
EIGHTEENTH-CENTURY PICTION. Volume 9, Nvrnber 4, July 1997
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cene bpoque((sans aucune mesure de prbcaution».' Prévost connaissait donc ce monde, comme il connaissait tout l'arbitraire d'un systbme,
incamb par le lieutenant gbnbral de police, qui libère le fils de famille noble, des Grieux, tout en condamnant & l'exil sa complice roturière. II n'y
a rien de nouveau ici, et il y a dbj&longtemps qu'on a btudib l'«image
fidèle de la justice criminelle au dbbut du x v i i i e sibcle))donnk par Manon
Lescaut.' Bien moins connue est la transposition romanesque du sysième
judiciaire dans cet autre chef-d'œuvre de I'abbb F'rbvost, l'Histoire d'une
Gmcque moderne (1740).
Moins connue, bvidemment, parce que la Grecque moderne est loin,
malgrb trois nouvelles éditions en moins de dix ans,' de jouir de la
cblbbritb de sa sœur a î n k , M a n o n d e qui justifie une brbve bvocation
du contenu de cene œuvre remarquable. F'rbsentée sous forme de pseudombmoires, comme tous les romans de Prévost, il s'agit du rbcit des
rappotts entre l'ambassadeur français & la Sublime Porte, au dbbut du
dix-huitibme siècle, et une jeune esclave grecque, Thbophb, qui lui doit
sa libération du sérail. Thbophb prend goût & la pratique de la ((vertu))
& l'occidentale et, aidbe par le diplomate, se consacre & son perfectionnement moral tandis que son bienfaiteur, lui, tombe de plus en plus
amoureux d'elle. L'ancienne odalisque rbsiste fermement & ses tentatives de séduction, provoquant chez lui une frustration grandissante et
des soupçons incessants quant & la sincbritb et la pmbitb de sa protégée.
Sa frustration se muera en une jalousie pathologique et violente dont la
jeune femme doit subir toutes les vicissitudes pendant qu'il essaie de
la prendre en faute. d'btablir sa culpabilité pour justifier ses soupçons
& son bgard. Ce sera en vain, et la mott de Thbophb, inexpliquée, laissera en suspens toute la question. Voila pour le fond de cette histoire;
mais nous allons nous intéresser ici, suttout, & la manière dont elle nous
est prbsentbe.
II y a bient6t trente ans, Emita B. Hill a fait un commentaire bclairant
de la Grecque moderne, ((Vittue on Trial: A Defense of F'rbvost's
2 Arleite Lebigre, La lusrice du roi. La Vie judiciaire dam l'ancienne France (Paris: Albin Michel,
1988), pp. 171, 175.
3 Voir Diana Guimgossian, ((himonLescavr et la justice criminelle s o u l'ancien dgim )), Srvdies
on Volfaim~d 1111 Eighlecnrh Cenfury 55-58, TransaEtions of the Second Internalional Congress
on the Enlightenmnt (1967). 689.
4 Les 6ditions sont, dans I'ordre: celle d'Allan Holland, dans Jean Sgard, 6d.. CEvvms de Pdvosr,
1. 4 (Grenoble: Presses Univenilaires de Grenoble. 1982), cornmenraire et noles. t. 8 (1986).
pp. 273-321; Jean Sgard. 6d. (Grenoble: Resses Univenilaires de Grenoble. 1989); Alan J.
Singe-.
6d. (Paris: Flammarion, 1990). Les réf6rences au texte renvoient h I'6dition de
Singerman.
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Thtophtu,' oii elle soutient l'innocence, I'inttgritt, de l'héroïne, malgré
les doutes et soupçons d'un narrateur-htros aveugle par une jalousie
pathologique. Nous avons, nous-meme, abonde dans le meme sens
quelques anntes plus tard, dans une courte ttude intitulée ((The Abbt
Prévost's Grecque moderne: A Witness for the D e f e n ~ e r Ce
. ~ n'est pas
un hasard si nous avons tté tous deux aments h nous exprimer en termes juridiques en parlant de ce roman; c'est une œuvre qui baigne dans
une ambiance d'enquête policibm, de réquisitoire, d'accusation et de
dtfense. Mais n'anticipons pas. Notons d'abord un tpisode dans la vie
de Thtopht, qu'elle raconte h son bienfaiteur dbs sa IiMration. L'homme
qui l'a tlevte, son faux pbre, est iraduit en justice à Constantinople devant un cadi, un juge turc, et subit la peine de mort pour avoir enlevt la
mbre de Thtopht, ainsi que la jeune fille elle-même, petite enfant. Dans
ses efforîs pour dtcouvrir les origines familiales de Thtopht, le diplomate
interroge le magisirat et lui reproche les insuffisances de l'instruction du
procbs du faux père:
Qui vous empêchoit, lui dis-je, de garder quelques jours de plus votre prisonnier,
et de prendre le tems de vous procurer des informations dans les lieux ob il avoit
demeuré depuis son crime? Ne pouviez-vous pas k forcer de vous découvrir oh
la dame grecque etoit morte, et par quel accident il I'avoit perdue? Enfin n'étoitil pas aise de remonter sur ses traces, et de la suivre jusques dans les moindres
circonstances? C'est notre methode en Europe ajoutai-je, et si nous n'avons pas
plus de zèle que vous pour l'équité, nous nous entendons mieux la recherche
du crime (p. 106).
Quoique le narrateur de Prévost exagbre quelque peu l'efficacité de la justice française de l'tpoque,' ses remarques refibtent, vraisemblablement,
les nouvelles lumibres du système judiciaire inscrites dans la récente ordonnance criminelle de Saint-Germain-en-Laye (1670). et notamment en
ce qui concerne l'instruction et le jugement des procbs criminels, dont
la proctdure est codifite de manibre claire et précise.%Tout ceci pour
5 Emita B. Hill, UVirtue on Trial: A Defenv of Revoat's nieophCU, Sudies on Voltoin and t h
Eightranth Cenrvry 67 (1969). 191-209.
6 Alan J. Singe-.
((nie AbM Revost's G n c y v r moderne: A Witness for Uie Defense)), French
Revirw 46 (avril 1973). 93845.
7 Voir L e b i p : ((Absence totale de procedes scientifiques pour detener le crime, de moyens
rapides de communication et de transmission. de renseignements administratifs indispensables i
I'identifieslion des suspsts. Ni documents d'identite ni carier judiciaire. Par de fichier cenval
[avant] 1747 i 1757)) (p. 160).
8 Les pr&s criminels sont divisés en cinq phases clairement definies dam I'ordonnsnce: 1)
I'Uinfomtionn. 2) la Umiw en accusation ei I'intemgwoire)). 3) la Umfmtaiion)) de
i'inculpé avec les i6moins. 4) le ((jugement>) et la t(saOence)).5) I'Uappel )) devant le Parlement.
Voir Benoit Gamot, ((Une Illusion historiogjaphique: justice et criminalité au xvnf siècle )), Re-
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établir l'intérêt que Prévost porte dans ce roman, explicitement, au motif du procés criminel, car le proces du ((pèresde Théophé, tout comme
le procès des conspirateurs contre le Sultan plus loin (pp. 175-76)' semble bien fonctionner comme la mise en abyme d'un procès qui englobe
tous les autres, qui épouse la forme du récit entier: le procés de Théophé
insîruit par le diplomate lui-même en tant, à la fois, que héros et narrateur.
Le premier paragraphe du roman se rkvèle, à cet Bgard, hautement significatif: c'est le dévoilement de tout un programme d'ordre ({judiciaire)),
et il mdrite donc, de ce fait, d'être cité en entier (c'est nous qui
soulignons, ici comme ailleurs, les mots clés):
Ne me rendrai-je point suspect par l'aveu qui va faire mon exorde? Je suis
l'amant de la belle Grecque dont j'entreprens l'histoire. Qui me croira sincère
dans le récit de mes plaisirs ou de mes peines? Qui ne se defiera point de mes
descriptions et de mes éloges? Une passion violente ne fera-t-elle point changer
de nature h tout ce qui va passer par mes yeux ou par mes mains? En un mot,
quelle fidélit6 attendra-t-on d'une plume conduite par l'amour? Voilil les raisons
qui doivent tenir un lecteur en garde. Mais s'il est éclaire, il jugera tout d'un
coup qu'en les dklarant avec cette franchise j'étois stîr d'en effacer bientôt
l'impression par un autre aveu. J'ai longtems aimé, je le confesse encore, et
peut-être ne suis-je pas aussi libre de ce fatal poison que j'ai réussi à me le
persuader. Mais l'amour n'a jamais eu pour moi que des rigueurs. Je n'ai connu
ni ses plaisirs, ni même ses illusions, qui dans l'aveuglement où j'étois auroient
suffi sans doute pour me tenir lieu+un bien réel. Je suis un amant rebuté, trahi
m@me,si je dois m'en fier à des apparences dont j'abandonnerai le jugement B
mes lecteurs (p. 55).
On est frappé d'embIée par les termes qui évoquent la procédure
judiciaire-ctsuspect ,r, uaveu , uexode % , {(jugementa - e t par l'appel,
plus précisément, au jugement des lecteurs, qui doivent constituer une
sorte de ((jury» qui dklibérera à la fin du récit pour décider de l'innocence
ou d e la culpabilité de ... de qui justement? S'il s'agit de 17instniction
d'un «procés», qui est I'accusb ici? Ce qui fait la richesse et la complexité de ce roman-réquisitoire, c'est qu'il y en a deux: Thdophé, bien
sQr, mais aussi le narrateur-hdros lui-même. Après tout, qui est-ce qui
«passe aux aveux)) dans cet ((exorde))?C'est le narrateur, qui reconnaît
d'entrée de jeu son amour pour l'héroïne, mettant en question sa propre objectivité, la fiabilité d e son récit; c'est encore le narrateur qui avoue
plus loin que son amour a été malheureux, repoussé, et qu'il lui en reste
une amertume qui pourrait, elle aussi, déformer le récit qu'il va nous
faut noter également la grade -ion
d'effy:ecitC du
Lieulenant générai de police, D'Argenson, dans 1 5 vingt premikres années du xvuf siècle. ce
qui peut expliquer aussi les louanges de Io justice îmnpk.
vue historique 570 (1989), 369. 11
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livrer. Il y a donc un premier appel au jugement du lecteur dont le narrateur fait l'objet en tant qu'énonciateur du texte.' Le deuxikme aveu
se transforme rapidement, pourtant, en un chef d'accusation à l'encontre
de l'hbroïne: elle serait coupable de ((irahison)),c'est-à-dire de perfidie, de tromperie, et le narrateur livre au (jugement))de ses lecteurs les
apparences qui lui tiennent lieu de preuves.lu
Ce double procks sera ~(instmitatout au long du roman, dont le
texte est parsemC de termes juridiques: (itbmoignage)), ((jugement)),
((aveux)),«prison», «crime)),((sentence)),((condamnation)),((droit)),cdoin,
ucoupablei, ((innocenta, ((accusations)),((preuves)),ujusticen, uplaintesn,
((procès)),((avocat)),et j'en passe. Dans un premier temps le diplomate
s'efforce surtout d'btablir sa propre ((innocence)),la pureîé de ses intentions en libbrant Thbophé du sérail; il n'a agi que par «générositCr:
Je me dois ce tdnwignage, que malgr6 les charmes de sa figure, et ce desordre
mes
i pieds et dans mes bras, il ne s'étoit encore
touchant où je I'avois vue ?
élevé dans mon cœur aucun sentiment qui fût différent de la compassion. Ma
délicatesse naturelle m'avoit empêché de sentir rien de plus tendre pour une
jeune personne qui sortoit des bras d'un Turc [...]. Ainsi non seulement j'avois
encore tout le mérite de ma générosité, mais il m'étoit tombé plus d'une fois
dans l'esprit que si elle eût été connue de nos Chrétiens, je n'aurois pas 6vité la
censure des gens sévères, qui m'auroient fait un crime de n'avoir p z employé
pour le bien de la religion. ou pour la libertk de quelques misérables captifs,
mes
i plaisirs. On jugera si la suite
une somme qu'ils auroient crue prodiguée ?
de cette avanture me rend plus excusable; mais si j'avois quelque reproche ?i
craindre dans son origine, ce ne seroit pas ce qu'on va lire qui paoîtroit capable
de me jusrifier. (pp. 72-73)
On sait que des dCsirs imNneux, inavoués initialement, auront bientôt
raison des scmpules d'honneur allégués ici, ce qui mettra en doute
l'innocence de l'origine de ses rapports avec ThéophC. Mais le sens du
récit sera vite orienté, de toute maniere, sur la question du caractere et des
mobiles de la jeune Grecque, le narrateur-héros s'assimilant en quelque
sorte aux officiers de justice qui auraient été chargés de l'instruction du
procbs de celle-ci. Si cette metaphore peut paraître osée, ce n'est pas
Rousset. qui approfondit le probl&me du récit autobiographique Upassionn6)) dans la
Grecque moderne, signalanl l(l'imposibilit6 de voir avec un au- regard que le sien propre
et de ramener 2 la verite objective la vision subjective h laquelle le récitant est condamne)).
Nomisse mmnnciar. Essai sur 10 premiirepersonw dam le m m (Paris: Corri, 1973). p. 128.
IO Comme le remarque Emita B. Hill. le nmawur, lui, a dej2 rendu son jugement des le debut
de son récit: ((The narrator professes to p l u Théophé kfore the Uibunal of his readers
and yet he himself has a l d y judged her and found her guilty on the basis of the a p p e m f e s ) )
(p. 194).
9 C t Jean
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nous qui l'inventons par rapport au roman de Prévost, comme on verra
par la suite.
11 serait utile à cet endroit de rappeler un caractère particulier A tout
récit (pseudo-)autobiographique: le double registre du narrateur et du
héros, A la fois deux instances du même personnage, dissociées par le
temps, et deux actants différents du recit. Cette distinction rev& une
importance primordiale dans l'optique de cette étude, car le diplomate
en tant que héros agit sur le plan diégétique, jouant un rdle de ((juge
d'instruction)) par rapport à sa protégée, tandis que le narrateur (instance
N, s' adressant directement au
extra-diégétique) fait figure de <{procureur
lecteur-juré, lui aussi en dehors de l'univers fictif. Ainsi, dès la libération
de Théophé, le diplomate-héros lui demande le récit de sa vie, qui ressemble étrangement à une déposition tant il figurera dans les réflexions (celles
du diplomate et celles du lecteur) sur le caractère de l'héroïne. Vers
Ia fin de son récit, d'ailleurs, Théophe fixe notre attention sur la justice criminelle en Turquie en évoquant de manière précise le procès,
la condamnation, et la cisentence)) de celui qui lui avait servi de père,
ainsi que sur une pratique particulikre de la ville de Constantinople: @n
m'informa que l'usage de la ville étant de saisir les biens d'un criminel au moment que sa sentence est prononcée, cette rigoureuse coutume
s'exécutoit déja sur ceux de mon père))(p. 79)" C'est à la suite du récit
de Théophé que le diplomate sermonne le cadi quant aux insuffisances
de ses méthodes d'instruction comparées aux méthodes européennes, et
qu'il entreprend lui-même une enquête sur les origines familiales de
l'héroïne. Dans cette premiére enquête, il ne s'agit pas d'établir la culpabilité de Théophé mais de déculpabiliser le diplomate, soucieux de
légitimer son désir en réhabilitant l'ancienne esclave, objet par trop indigne de son amour. Il réussit, en effet, à découvrir l'identité du vrai
père de Théophé, qui appartient à la petite noblesse grecque, mais celuici refuse de la reconnaître-ce qui n'empêchera pas le héros de donner
libre cours à sa passion en se livrant à une série de tentatives de séduction,
tout aussi infructueuses les unes que les autres.
La résistance de Théophé s'exprime elle-même en des termes curieusement juridiques, évoquant ainsi le caractère général du récit. Lors des
premières ouvertures du diplomate, à sa maison de campagne d'Oru,
Théophé lui demande, par exemple, si elle doit rkpondre à ses désirs
dorsque je trouve dans les lumières que vous m'avez inspirées autant de
1 I Prévost n'invente pas; il a rechercht Ics coutumes de ln justice turque dans les n5cits de voyage
dc ion 6poque. A W , Thévsnat m m t a qui le Sultan c'appropriait Ntaut le bien dra criminels N.
kyages de Mr.de Thivcnut..., t. 1 (1664; Amsterdam: Michel Charles Le C h . 1727). p. 204.
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juges qui les condamnent)) (p. 142). Elle lui explique, d'ailleurs, qu'elle
était restée auprès de lui «quoique chacun de vos regards me parût une
sentence qui portoit ma condamnation)) (p. 143). Théophé, elle, ne se
leurre pas quant aux véritables rapports entre elle et son «bienfaiteur».
Quoi qu'il en soit, la fmstration des désirs du diplomate s'accompagne,
dans un premier temps, d'une méfiance croissante qui se traduit par des
interrogatoires où le héros, se comportant de plus en plus en juge instructeur, essaie de prendre la jeune Grecque en faute, de lui faire faire
des aveux incriminants. Un premier exemple s'offre dans l'épisode où le
diplomate apprend que Synèse, le frère de Théophé, est tombé amoureux
d'elle et veut se débarrasser de sa qualité de «frère». Soupçonnant la
jeune fille d'être complice, il lui fait subir un interrogatoire où elle raconte
naïvement les caresses équivoques que Synèse avait obtenues en la persuadant que c'était l'usage entre frères et sœurs: «Je tirai successivement
tous ces aveux de Théophé, et je ne me rassurai sur d'autres craintes
que par la sincérité même avec laquelle je lui entendois avouer tout ce
qu'elle regrettoit d'avoir accordé)) (p. 159). Fortement embarrassée par
les souEons du diplomate, la jeune fille plaide son innocence: ((Vous
ne me rendrez point coupable [...] d'une faute qui ne peut être attribuée
qu'à mon ignorance)). Cette scène est suivie de près par l'arrestation et
le procès d'un groupe de comploteurs contre la vie du Sultan, ce qui
remet en relief encore une fois le motif de la pr&dure judiciaire, et notamment, le r81e de la torture en obtenant des aveux de culpabilité. Cette
pratique évoque également la justice française, où l'emploi de la question est toujours courant, y compris, dans le cas de crimes capitaux, la
«question préalable)) avant l'exécution destinée à obtenir les noms de
tous les complices: «La crainte d'une cmelle torture I...] les avoit forcés
d'avouer qu'ils etoient entrés dans la conspiration [...]. Cet aveu n'avoit
point empêché qu'on ne leur eOt fait souffrir divers tourmens, pour tirer
d'eux le nom de tous leurs complices)) (pp. 175-76). La juxtaposition
de ces péripéties de la justice turque et de la vie privée du diplomate
(ses rapports avec Théophé) n'est sOrement pas fortuite, bien qu'on ne
puisse pas parler-pas encore-de «torture))dans les procédés du héros.
Nous ne sommes pas surpris, pourtant, que cet épisode soit clairement
relié à l'intrigue principale par la présence à Om du Sélictar, le principal ami et rival du héros, qui s'y cache de crainte d'être arrêté. il s'ensuit
une rixe entre le Sélictar et Synèse, dans la chambre même de Théophé,
qui fait renaître des soupçons chez le diplomate et qui vaut un nouvel interrogatoire à sa protégée. Celle-ci se trouve obligée de se disculper
encore une fois, ce qu'elle fait aisément: ((Son innocence &oit si claire
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dans ce récit, que regrettant de l'avoir soupçonnée, je m'efforçai au contraire de la délivrer d'un reste de frayeur qui paroissoit encore dans ses
yeux)) (p. 180).
Jusqu'ici, et tant que le diplomate garde quelque espoir de réussir la
séduction de Théophé, sa jalousie se borne aux craintes et aux soupçons
vite balayés chaque fois par les justifications de la jeune fille. Il finit,
aux trois quarts de son récit, par renoncer à ses tentatives de séduction
en concluant à la frigidité de sa protégée, qui serait ((à l'épreuve de tous
les efforts des hommes» (p. 235). Par contre, dans le dernier volet du
roman, la partie européenne, le héros va se transformer en un véritable
inquisiteur, déchaîné contre Théophé, résolu d'éîablir, cotite que coûte,
sa ((culpabilité)).Le narrateur, de son côté, reprend la parole et son rôle
de ((procureur)),tout en rappelant au lecteur le double procès qui est en
cours et qui le met, lui-même, en cause. En évoquant la suite du récit de
ses rapports avec la ((belle Grecque)), il nous confie:
Si l'idée que j'ai
donner d'elle dans la suite de ces mémoires ne répond pas
à celle qu'on en a dû prendre jusqu'ici sur des épreuves si glorieuses pour sa
vertu, n'ai-je point craindre que ce ne soit de mon témoignage qu'on se défie,
et qu'on n'aime mieux me soupçonner de quelque noir sentiment de jalousie qui
auroit été capable d'altérer mes propres dispositions, que de s'imaginer qu'une
fille si confirmée dans la vertu ait pu perdre quelque chose de cette sagesse que
j'ai pris plaisir jusqu'à présent faire admirer? Quelque opinion qu'on en puisse
prendre, je ne fais cette question que pour avoir occasion de répondre qu'on me
trouvera aussi sincère dans mes doutes et dans mes soupçons que je l'ai été dans
mes éloges, et qu'après avoir rapporté ingénument des faits qui m'ont jetté moimême dans les dernieres incertitudes, c'est au lecteur que j'en veux laisser le
jugement. (pp. 235-36)
Cette déclaration a pour effet d'allécher le lecteur, bien sûr, mais aussi
de lui rappeler son rôle de ((juré))dans ce procès qui se déroule devant
lui et qui va entrer dans une phase critique. En même temps, comme au
début du roman, le narrateur met le lecteur en garde contre lui-même en
reconnaissant le potentiel tendancieux de son récit, obligeant le lecteur
Zi juger de l'intégrité du texte qu'on lui présente.
Le préambule du narrateur prépare l'épisode où le héros bascule pleinement dans son rôle de juge instructeur. À Livourne, en route pour la
France, le diplomate surprend un jeune comte français aux genoux de
Théophé dans la chambre de celle-ci. Rempli de dépit et d'indignation
à l'idée que la jeune femme, qu'il croyait insensible, soit ((coupable»
d'une liaison amoureuse, il surveille sa porte toute la nuit, puis, quand
elle sort pour sa promenade matinale, examine minutieusement son lit:
LE
CAS D E L A GRECQUE MODERNE 423
l'observai jusqu'aux moindres circonstances, la figure du lit, l'état des draps et
des couvertures. l'allai jusqu'a mesurer la place qui suffisoit h Théophé, et h
chercher si rien ne paroissoit foulé hors des bornes que je donnois i3 sa taille.
Je n'aurois pu m'y tromper; et quoique je fisse réfléxion que dans une grande
chaleur elle pouvoit s'être agitée pendant le sommeil, il me sembloit que rien
n'étoit capable de me faire méconnoitre ses traces. (p. 254)
Dans cette scène extraordinaire, où le héros, ivre de désir, finit par
s'endormir dans le lit même de Théophé, nous ne pouvons nous empêcher
de constater une coïncidence de vocabulaire frappante: le diplomate avait
vanté devant le cadi, nous nous en souvenons, les méthodes européennes
utilisées dans «la recherche du crime)), lui signalant qu'il aurait pu remonter sur les ((traces))du faux père de Théophé et «les suivre jusques
dans les moindres circonstances)) (p. 106). Dans la recherche du ((crime))
de Théophé, le diplomate, en parfait policier, observe son lit (jusqu'aux
moindres circonstances)), s(ir de pouvoir reconnaître ses ((traces)).Plus
loin, outré par les protestations d'innocence de la jeune fille, il se répand
en accusations:
C'est que j'ai découvert malgré vous votre intrigue. J'ai lu votre passion dans
vos yeux, dans vos discours, dans toutes les circonstances de votre conduite.
J'ai voulu vous surprendre et vous couvrir de honte. Je I'aurois fait cette nuit,
si la force de mon ancienne tendresse ne m'eût encore porté h garder des
mtnagemens. Mais comptez que j'ai tout vu, tout entendu, et qu'il faut &tre
aussi foible que je le suis encore, pour vous marquer si peu de mépris et de
ressentiment. (p. 260)
En habile magistrat, le héros tend un piège à Théophé, essaie de la
pousser aux aveux: «Je voulois me délivrer absolument des doutes qui
me tourmentoient encore, et je feignis d'être bien instruit de tous les
sujets de mes craintes)). Il n'obtient d'elle que des ((désaveux)),mais le
sens du procédé du diplomate devient on ne peut plus clair désormais
lorsque le narrateur intervient de nouveau: «Ce n'est point encore ici que
je m'en remets au jugement de mes lecteurs. Le pmcès de mon ingrate
n'est instruit qu'à demi )i.
Cette déclaration fracassante du narrateur marque un tournant décisif
du récit, qui revêt de plus en plus le caractère d'un procès. L'affectation
d'objectivité chez le narrateur se dissipe clairement et, comme cela se
doit dans l'œuvre judiciaire, le procureur s'allie au juge d'instmction,
le hkros, pour tenter de «convaincre»-convaincre l'accusée, Théophé,
d'un crime (rôle du héros), convaincre le lecteur de la culpabilité de
celle-ci (rôle du narrateur). Le langage même du narrateur, en traitant
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l'héroïne d'((ingrate»,constitue déjà une condamnation, tant l'ingratitude
est considérée comme une tare morale à cette époque."
La dernière partie du roman, le séjour parisien, sera marquée par
des tentatives désespérées d'achever l'instmction du procès de la jeune
Grecque. L'action est dominée par des personnages qui jouent le
r81e d'espions, par des accusations, des recherches de preuves, des
témoignages, des interrogatoires, et finit par une confrontation dramatique avec le principal témoin à charge. C'est d'abord M. de S..., un
soupirant malheureux, éconduit par Th6ophé. qui sert de témoin contre elle dans le procès de son carackre et de son comportement. Celui-ci
espionne la jeune fille constamment, et id'aiant suivie à l'église, aux
promenades, aux spectacles)) (p. 272). se plaint au diplomate d'avoir des
rivaux plus heureux que lui. Le caractère (juridique))du texte s'accentue
au fur et à mesure du récit par le choix des termes employés par le narrateur: «une partie des accusations qu'on formoit contre elle)), «à l'égard
des crimes qu'il nous attribue)),cile témoignage de Mr. de S...)), «toutes
les preuves)) (pp. 273-74). etc. Théophé doit subir encore un interrogatoire qui ne fait qu'affirmer davantage son innocence; le héros est obligé
de reconnaître, devant la jeune fille, que la véritable woupable)) dans
cette affaire est la vieille gouvernante, qui se croyait courtisée par un
des rivaux de M. de S...: «Je parle de ce que j'ai vu. J'en suis témoin. Il
ne me manquoit que de pénétrer mieux vos dispositions pour vous rendre toute la justice que vous méritez)) (p. 279). Ce qui n'empêche pas le
narrateur-procureur de tenter insidieusement de rejeter ces impressions
favorables, ses propres impressions, en laissant tomber: «Mes infirmités
me rendoient crédules)) (p. 279); il faut donc être «crédule» pour croire
à l'innocence de Théophé...
Dans le dernier épisode du roman, traumatisant à la fois pour l'héroïne
et pour son persécuteur, l'ancienne gouvernante, Mme de..., sera transformée en témoin-vedette de l'accusation, après s'être comportée en
espion de la police pour prendre Théophé en faute. Mais d'abord, encore une fois, le narrateur fait irruption dans le récit pour faire appel au
jugement du lecteur, tout en accentuant le caractère tendancieux de son
intervention:
C'est ici que j'abandonne absolument le jugement de mes peines au lecteur, et
que je le rends maitre de l'opinion qu'il doit prendre de tout ce qui lui a pu
paroîhe obscur et incertain dans le caractère et la conduite de Théophé. (p. 283)
12 L'üingraritudei) dont il s'agit ici ne fait allusion. en fait, qu'au (Irefus)) de Théophe d'aimer le
diplomate. comme si c'&ait son devoir de dpondre h sa passion... La connotation p6joWive de
I'accusntion n'en subsiste pas moins.
LE C A S DE L A G R E C Q U E M O D E R N E 425
Subtilement, le narrateur en tant que procureur essaie de former luim@mel'opinion du lecteur-juré en présentant presque comme une donnée
que le caractère et la conduite de Théophé ont pu avoir quelque chose
d'«obscur» et d'(<incertain»pour celui-ci, ce qui est loin d'être évident.
Ces remarques servent d'introduction à la demibre phase de I'instruction du procès de Théophé où Mme de l'accuse de recevoir nuitamment
un amant, un jeune comte, dans sa chambre. La vieille femme, mue par
le desir de se venger, met tout en œuvre pour découvrir des ((preuves)),
surveillant sa porte, la faisant suivre partout, ouvrant m&me son courrier. Enfin, persuadée d'avoir pris Théophé en flagrant délit, elle alerte
le diplomate, qu'elle accompagne au milieu de la nuit jusqu'à sa chambre où il pénètre pour chercher des ((preuves du dérèglement qu'on lui
reprochaita (p. 286):
La chambre étoit si dégagée que rien ne pouvoit s'y d6rober à mes regards.
J'ouvris un cabinet, où il n'étoit pas plus ais6 de se cacher. Je me baissai pour
observer le dessous du lit. Enfin, n'aiant laissé aucun endroit à visiter, je me
retirai sans avoir prononcé un seul mot, et sans avoir pensé m&me répondre
à diverses questions que l'étonnement de cette scbne faisoit faire à Théophé. Si
c'btoit la honte et l'indignation qui avoient causé mon trouble en venant, je n'en
ressentis pas moins en sortant, par la crainte de m'être rendu coupable d'une
injustice. (pp. 286-87)
...
Malgré ses recherches infmctueuses, le héros reste persuadé de la culpabilité de Théophé, allbguant, sans fondement, des ((raisons presque
invincibles qui sembloient m'bter tout espoir de la trouver innocente)) (p.
287) et décidé à lui faire subir un nouvel interrogatoire «pour tirer d'elle
l'aveu du désordre dont on l'accusait)) (p. 288). Ces (<raisonspresque
invincibles)) sont basées sur les accusations de la gouvernante qui affirme toujours que la jeune fille avait reçu chez elle le comte. Pour sa
défense, lors de l'interrogatoire. l'héroïne révèle au diplomate le depit
de Mme de..., sa ((résolution formée de lui nuire)) (p. 289). et toute
la persécution-espionnage, accusations-dont elle est sans cesse victime de sa part. Cette instmction chaotique et nébuleuse finit par une
confrontation de l'accusée et de son ((accusatrice)) (comme le veut la
procédure judiciaire normale) où la gouvernante fait à la jeune fille
(ides reproches si durs, qu'innocente ou coupable» Théophé finit par
s'évanouir (p. 291). Le face à face débouche sur une impasse absolue où
le diplomate ne voit que ((l'obstination de l'une à prétendre qu'elle avoit
vu le comte de ... s'introduire dans le lieu où nous l'avions cherché, et la
constance de Théophé à soutenir que c'étoit une horrible calomnie». Incapable d'établir une venté quelconque, le diplomate ne prononce pas
moins une ((sentence))à l'égard de l'accusée: au lieu de lui permettre de
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se retirer dans un couvent comme elle l'en a supplié deux fois, il la condamne à continuer de vivre chez lui, ce qui équivaut à une séquestration
à perpétuité, une peine sans jugement. Là se termine l'instruction du
procès de ((labelle Grecque)), mais pas avant que le narrateur-procureur
ne décoche un dernier trait passablement empoisonné destine, de toute
apparence, à influer sur le jugement des lecteurs: «Si elle s'est livrée.
à d'autres foiblesses, c'est de ses amans que le public en doit attendre
l'histoire)). Quant à l'héroïne, nous apprenons tout simplement qu'elle
est morte plusieurs mois avant le commencement du récit, sans plus de
détails.
Les derniers mots du récit rejoignent le ddbut en precisant que le but
du narrateur est de ((mettre le public en état de juger)) s'il avait mal placé
son estime et sa tendresse (p. 292). C'est-à-dire de juger-seul-le
comportement de l'héroïne pour déterminer si le diplomate a été sa dupe, sa
victime. Le lecteur n'oublie pourtant pas la mise en doute de l'objectivité,
de I'impartialite du narrateur, qui se doit de nous convaincre de la culpabilité de sa protégée pour soulager sa propre conscience; si Théophé est
innocente, il est lui-même lourdement coupable d'une persécution insupportable qui n'est peut-être pas étrangère à la mort précoce, étrangement
escamotée dans son récit, de la jeune femme.13Qui est donc la victime ici? Le lecteur se trouve devant le devoir de juger en même temps
le narrateur-héros, le procureur-juge d'instmction, et de décider si nous
avons affaire ici à un procès équitable, ((sincère))et ((ingénus,comme le
prétend le diplomate (p. 236). ou s'il s'agit plutôt d'un procès truqué où
le récit dissimule un réquisitoire insidieux dont le seul but est d'empêcher
le ((jury))d'acquitter l'héroïne, sinon de l'amener à la condamner.
Au fond, le lecteur est sommé de se prononcer sur une question d'ordre
sociologique qui a semblé intéresser vivement l'abbé Prévost, à savoir
si une ((fille perdue)) (dont l'odalisque serait un cas-limite) est susceptible de réhabilitation morale." Si le lecteur conclut à l'innocence de
13 La mon de Théoph6 est peut-être présagée par sa maladie et la perte de I'6clat de sa beautéUaiIée de ((symbolic dûlth)) par Hill (p. 2 0 5 k q u i résultent de I'6pisode de Livourne; nous
savons la lourde responsabilite qui incombe ici nu diplomate, qui d6tmit par son compottement
jaloux tout espoir de bonheur sentimental chez sa pmt6g6.s.
14 Dans ses MPmoins d'un honnête h m ,le narrateur-Mms essaie de rehabiliter une counisane,
Fanchon. mais ne réussit qu'à se f i r e berner. Prévost reconnaît la difficultdde In réhabilitation
morale, 6vcquant dans Le Doyen de Killerinc ((cette es@e de desordre dont il est m qu'une
femme revienne jamais)) (CE~vres.3:298), mais montre sa d6snpprobation de l'attitude cynique
de la soci.416 à cet 6gard en lui donnant pour porte-parole des individus louches ou carrément
dissolus. Ainsi. le frère de Manon diraque ((sa soeur ayant une fois viol6 les lais de son sexe [...],
il ne s'&tait r6concili6 avec elle que dans I'esp6rance de tirer patti de sa mauvaise conduite)).
Histoire du chevolicr des C r i c t u cr de M m o n Lescout (Paris: Bordas, 1990), pp. 55-56. Prévost
rneltn dans la bouche d'un vieux mue, dans les Mémoires d'un honnête homme, le discours
LE C A S DE LA G R E C Q U E M O D E R N E 427
Théophé, l'ancienne esclave, la réponse est affirmative: sa conversion à
la vertu est authentique. Sinon, si elle est coupable, c'est une fieffée msée,
une dévergondée qui abuse de la générosité et de la confiance du diplomate. L'enjeu du procès est donc considérable; il y va du droit de la
femme de devenir «autre»-autre que ce qu'elle était, autre surtout que
ce que l'homme veut qu'elle soit. Le diplomate ne veut voir en Théophé
autre chose que l'objet sexuel qu'elle était en tant qu'odalisque, mais un
objet sexuel consentant dont il se promet l'appropriation tant morale que
physique. Théophé prétend &tre devenue autre: une femme vertueuse et
digne de respect.
Au delà de la question de l'intégrité de l'héroïne et du comportement
inquisiteur du narrateur-héros. finalement, le récit-procès de l'Histoire
d'une Grecque moderne renferme peut-être une constatation quant à la
nature profonde de tout roman autobiographique, quelle que soit son
époque. Le récit du diplomate est avant tout un témoignage où il s'agit
à la fois de se rendre justice et de faire le procès de I'héroïne. Ce qui est
rendu explicite dans le roman de Prévost ne caractérise pas moins, bien
que d'une manière plus implicite, d'autres récits à la première personne,
comme le René de Chateaubriand où le narrateur-héros tente de justifier
son ennui, son dégo0t de tout, en faisant le procès de la vie et des
hommes. Au siècle suivant, Camus fera ressortir cet aspect du roman
autobiographique en prenant le principe du témoignage à contrepied:
Meursault refusera, de manière ostentatoire, de se justifier, tout en faisant
le procès de la condition humaine avant de subir lui-même le procés,
littéral celui-ci, que lui intente la société. Nous nous en tiendrons à ces
deux exemples, mais non sans nous demander si tous les grands romans
ne ressemblent pas Zi I'instmction d'un procès dans la mesure où ils
tendent tous à désigner un «coupabler, à mettre en accusation quelqu'un
ou quelque chose, que ce soit l'Homme, la Société, la Politique, le Temps,
l'Existence-le Cosmos, que sais-je. Prévost, dont les romans principaux
mettent en accusation, avant tout, les passions humaines, a eu l'intuition
de cette fonction première du roman moderne et lui a donné, dans la
Grecque moderne, son expression la plus claire au dix-huitième siècle,
en attendant que prennent le relais Balzac et Dostoïevski au dix-neuvième
et, bien évidemment, Kafka au siècle présent.
Davidson College
suivant: «les filles de cette es@e sont incapables de retour B la venu. Dans ce faible sexe, te
moindre essai de In debauche est un poison funeste. qui corromp1 au Mme instant I'education
et la nature)) (CEuvres. 6:232). L'opinion personnelle de Pr6vast. telle qu'elle se deduit de ses
oeuvres, semble mieux incamée par Théophe et Mlle Anglesey (Le Doyen de Killcrine), toutes
deux rachetées moralement.

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