dossier - Atelier Théâtre Jean Vilar
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DOSSIER DES SOURIS ET DES HOMMES De John Steinbeck adapté par Michel Kacenelenbogen et Danielle De Boeck Distribution : Mise en scène : Michel Kacenelenbogen Avec George : Serge Demoulin Lennie : Olivier Massart Slim : Nicolas Ossowski Crooks : Saïd Bahaïd Curley : Yannick Guéguan La femme de Curley : Delphine Bertrand Carlson : Alexandre Aflalo Whit : Laurent Vernin Candy : André Lenaerts Le patron : Freddy Sicx Une production du Théâtre Le Public Dates : du 23 novembre au 11 décembre 2004 Lieu : Théâtre Jean Vilar Durée du spectacle : 2h10, sans entracte Réservations : 0800/25 325 Contact écoles : Adrienne Gérard : 0473/936.976 – 010/47.07.11 Quelques mots du metteur en scène « Né en 1902, John Steinbeck est un des romanciers américains les plus populaires du XXe siècle. Après T. Williams Un tramway nommé Désir, A. Miller, Mort d’un commis voyageur, E. Albee Qui a peur de Virginia Woolf, il est le quatrième auteur américain que je mets en scène. Ayant vécu son enfance et son adolescence dans le nord de la Californie, aux côtés de gens pour qui la vie n’était pas facile, l’écriture de Steinbeck décrit et exprime l’isolement, la vulnérabilité, l’anxiété d’êtres humains perdus, pris au piège de leur destin, asservis par la pauvreté. C’est justement cette portée sociale de l’œuvre de Steinbeck qui fait de ce récit une œuvre contemporaine. La pièce critique le système de l’exploitation de l’homme par l’homme et nous présente des êtres qui, consciemment ou inconsciemment, sont au service d’un système économique qui les condamne. Aujourd’hui encore, dans une société régie par la rentabilité et les cotations boursières, quel crédit reste-t-il aux rêves et à leur concrétisation? Les petits patrons ont fait place aux multinationales, les migrations économiques de travailleurs aux délocalisations de sociétés en quête de main-d’œuvre bon marché. Des souris et des hommes, à la base un roman, est la remise en question de l’Eldorado, de la propriété individuelle. Cette mise en critique n’est pas caricaturale, elle nous présente des êtres qui nous ressemblent et dont l’adage pourrait être:«Si je ne possède rien, je ne suis rien». Et pourtant, pour continuer à vivre, nous arrivons encore à croire en nos rêves, en un Eldorado. Mais si nous n’agissons pas pour changer le système économique dans lequel nous vivons, comment et pourquoi continuer à croire en ces rêves? Le talent de Steinbeck est de nourrir cette critique du système économique par la vérité des personnages qu’il nous propose, personnages broyés, amalgamés, n’ayant aucun droit à la différence. Ce récit, construit comme un suspense jusqu’au dénouement final est également la tragédie de la condition humaine dans une société où l’argent est roi. » Michel Kacenelenbogen Portrait de l’auteur Souvent présenté comme un colosse aux yeux bleus, bourru et plein de charme, John Steinbeck a fait profession d’anti-intellectualisme en continuant à vivre parmi les humbles qu’il décrit dans Des souris et des hommes ou Les Raisins de la colère. Ainsi le jour de la première de la pièce tirée de Des souris et des hommes à Broadway, il est dans un camp de travailleurs en Californie. Après avoir fait le trajet avec les ouvriers agricoles chassés de l’Oklahoma par la sécheresse et la crise économique, il partage la vie des «Hoovervilles». Toutes les chroniques biographiques accentuent son côté «homme de terrain» qui met à mal le mythe de l’écrivain aux mains blanches. Cela ne suffit sans doute pas à expliquer la force de son œuvre qui emprunte au roman naturaliste et à l’allégorie biblique une magie évocatoire sans égale. Dans sa biographie on relève que sa mère, institutrice, a encouragé John et ses trois sœurs à la lecture et que le jeune Steinbeck a sans doute passé autant de temps à lire qu’à faire du rodéo au pied des monts Galiban. (…) S’il a manifesté peu d’intérêt pour les études, il a quand même étudié la biologie marine à l’université de Stanford, goût qui ne le quittera jamais. De la biologie, il a surtout retiré une méthode caractérisée par l’observation minutieuse des faits de la vie réelle. La part de commentaire philosophique est souvent transmise par la composition remarquable de ses œuvres, comme la structure fuguée de Des souris et des hommes et les chapitres intercalaires des Raisins de la colère qui forment un contre-chant essentiel à l’interprétation de l’ensemble. Sur le plan personnel, l’écriture a été très tôt un mode de vie exclusif et un moyen de subsistance. Après avoir essayé divers petits boulots comme manœuvre sur le chantier de construction du Madison Square Garden à New York, il retourne en Californie dès 1926 pour se consacrer entièrement à la rédaction de romans et de nouvelles. Un aspect moins connu de la carrière de Steinbeck est le lien qu’il entretient avec les studios d’Hollywood. Steinbeck a été le scénariste de films très importants auxquels on ignore souvent sa contribution. Les Raisins de la colère de John Ford a fait l’objet de nombreuses exégèses. Mais sait-on que Steinbeck est le scénariste de deux films d’Elia Kazan (À l’est d’Eden et Viva Zapata) et d’un film de guerre signé Hitchcock (Lifeboat)? La célébrité des acteurs principaux d’À l’est d’Eden (James Dean) et de Viva Zapata (Marlon Brandon) et des metteurs en scène explique sans doute pourquoi le nom de l’écrivain passe presque inaperçu au générique. Sur le plan politique, Steinbeck a eu un itinéraire assez controversé: s’il a activement participé à la résistance antinazie avec Nuits noires (1942), traduit par les éditions de Minuit et distribué clandestinement en France, ses articles de chroniqueur envoyés du Viêtnam pendant la guerre lui ont valu de perdre quelques amis. Des souris et des hommes Steinbeck raconte que son jeune setter avait déchiqueté la moitié de son cahier contenant le manuscrit de Des souris et des hommes, qu’il persiste à désigner du nom peu flatteur de «Livre des souris» («The Mice Book»). A ce stade aucun double n’avait été préservé. Steinbeck garde une distance ironique vis-à-vis de cette mini-catastrophe et déclare que le chiot a peut-être fait œuvre de critique littéraire en le détruisant. Devant l’ampleur du succès que les journalistes prédisent à Des souris et des hommes même avant sa parution, Steinbeck s’impatiente et confie: «A propos du Livre des Souris - avant sa publication, on a écrit beaucoup de sornettes. Je ne sais pas si j’aime beaucoup l’adulation. J’ai su me défendre contre les attaques. Je ne suis pas si sûr de pouvoir me protéger de la flatterie.» A la veille de la publication, Steinbeck fait part de ses doutes sur l’engouement dont il est l’objet. Il élève son chien Toby, qui avait réduit le premier manuscrit en charpie, au grade de «lieutenant-colonel chargé des lettres». Quant aux goûts de ses contemporains, il ne leur accorde que peu de crédit. La publication de Des souris et des hommes marque la fin d’une époque dans la carrière de John Steinbeck: l’adieu à l’anonymat et aux vaches maigres. Toujours plein d’humour, Steinbeck a déclaré que les premières critiques intéressantes sont sorties à propos de Tortilla Flat, mais que les chèques n’ont commencé à tomber qu’avec Des souris et des hommes. On mesure l’étendue de sa pauvreté lorsqu’il se réjouit d’avoir pu s’offrir un chauffage au kérosène pour son bureau, ce qui lui permet d’avoir chaud aux mains pour écrire. Déjà rendu célèbre par Tortilla Flat et En un combat douteux, Steinbeck acquiert une certaine aisance matérielle à partir de 1937: Des souris et des hommes, sélectionné pour «The Book of the Month Club», lui assure un public populaire, et le propulse aussitôt dans le monde du spectacle avec l’adaptation théâtrale à Broadway et les droits du film achetés par Hollywood. Le succès des Raisins de la colère achève de le rendre célèbre puisqu’il obtient le prix Pulitzer, en 1940. Des souris et des hommes, commentaires de Marie-Christine Lemardeley-Cunci, Ed. Gallimard (coll. Foliothèque), 1992 Extrait du roman À l’est d’Eden «Puis vinrent les Américains, plus voraces parce que plus nombreux, ils s’emparèrent des terres et, pour rester dans la légalité, refirent les lois. Ils fondèrent des fermes, d’abord dans les vallées, puis sur les pentes douces des contreforts petites maisons de bois avec des toits en copeaux de séquoia, enclos de planches brutes. Partout où un filet d’eau sortait de la terre, une maison s’élevait, abritant une famille qui aussitôt croissait et multipliait. On vit apparaître des géraniums et des rosiers dans les jardinets. Les pistes se creusèrent d’ornières tracées par les chariots. Un damier de blé, d’avoine et d’orge chassa la moutarde jaune. Tous les dix milles, sur les routes fréquentées, un magasin général et un maréchal-ferrant s’installèrent. Autour de ces points naquirent de petites villes: Bradley, King City, Greenfield. Plus encore que les Espagnols, les Américains baptisèrent les lieux de noms descriptifs. Ces noms exercent une grande fascination sur moi, car chacun d’eux suggère une histoire oubliée. Je pense à Bolsa Nueva - la bourse neuve; Morocojo - le Maure Boiteux (qui était-il et comment arriva-t-il jusque-là?); le Canyon du Cheval Sauvage et celui du Pan de Chemise. Les lieux sont marqués à jamais par ceux qui les baptisèrent, respectueux ou irrespectueux, poétiques ou moqueurs. On peut appeler n’importe quoi San Lorenzo, mais Canyon du Pan de Chemise ou Maure Boiteux a une autre saveur. Pour briser la violence du vent qui menaçait d’entraîner la terre labourée, les fermiers plantèrent en chicane des rangées d’eucalyptus d’un mille de long. Voilà quel était l’aspect de la vallée de la Salinas quand mon grand-père, en compagnie de sa femme, s’installa dans les collines, à l’est de King City. John Steinbeck, À l’est d’Eden, Le Livre de Poche, 2000 Est-il utile de vivre si l’on est pas profitable au profit? Ici perce peut-être l’ombre, l’annonce ou la trace d’un crime. Ce n’est pas rien, toute une «population» conduite en douce et par une société lucide, aux extrémités du vertige, de la fragilité: aux frontières de la mort, et au-delà parfois. Ce n’est pas rien non plus d’amener à quêter, à mendier du travail, et n’importe lequel et à tout prix, ceux-là mêmes que, le plus souvent il asservirait. Et si tous ne s’adonnent pas corps et âme à le solliciter en vain, l’opinion générale est qu’ils le devraient. Et ce n’est pas rien non plus de tenir à merci les autres, qui, pourvus de salaires, de situations, ne broncheront guère, trop inquiets de perdre des acquis si rares, si précieux et précaires, et d’avoir à rejoindre la cohorte porteuse des «misérés». A voir comment on prend, comment on jette des hommes et des femmes en fonction d’un marché du travail erratique, de plus en plus imaginaire, comparable à la «peau de chagrin», un marché dont ils dépendent mais qui ne dépend pas d’eux; à voir comment déjà, si souvent, on ne les prend plus, on ne les prendra pas, et comment ils végètent alors, jeunes en particulier, dans une vacuité sans bornes, donnée pour dégradante, et comme on leur en veut de cela; à voir comment, à partir de là, la vie les maltraite et comme on l’aide à les maltraiter; à voir qu’au-delà de l’exploitation des hommes, il y avait pire: l’absence de toute exploitation, comment ne pas se dire que, non exploitables, pas même exploitables, plus du tout nécessaires à l’exploitation, elle-même inutile, les foules peuvent trembler, et chacun dans la foule? Alors, en écho à la question: «Est-il «utile» de vivre si l’on n’est pas profitable au profit?», elle-même écho d’une autre: «Faut-il «mériter» de vivre pour en avoir le droit?», sourd la crainte insidieuse, l’effroi diffus, mais justifié, de voir des êtres humains en grand nombre, ou même de voir le plus grand nombre tenu pour superflus. Non pas subalternes ni même réprouvés: superflus. Et par là nocifs. Et par là… Viviane Forester, L’horreur économique, Le Livre de Poche, 1996 Repères historiques A la fin de la Première Guerre mondiale, bien que les Etats-Unis aient rejeté le pacte de la Société des Nations et qu’ils aient signé un traité séparé avec l’Allemagne, ils ne se désintéressent pas pour autant de l’Europe. Jamais auparavant, ils n’ont été plus étroitement associés à son avenir économique. La guerre a eu pour effet de transformer la position financière internationale des Etats-Unis qui, de pays débiteur, sont devenus créanciers et financent le relèvement européen. Cette prospérité qui semblait durable prend fin brusquement les 4 et 29 octobre 1929, par une chute spectaculaire des cours en bourse à Wall Street. Quelques craquements s’étaient déjà produits auparavant, mais personne n’en avait tenu compte. Des dizaines de millions de titres sont brusquement jetés sur le marché par des actionnaires affolés, la baisse nourrit la baisse, les banques se trouvent à court d’argent et sont obligées de fermer leurs guichets, les particuliers et les entreprises sont atteints par la dépréciation de leur capital. En dix jours, les cours moyens ont baissé de 50% environ, et ne cessent de tomber. Sans doute ce n’est pas le premier krach boursier, car les Américains sont des spéculateurs et ont déjà connu d’autres paniques financières mais, fait nouveau, les indices économiques sont alarmants: les fermiers ont depuis plusieurs années des stocks invendables et souffrent de la chute des prix; les entreprises, dont la trésorerie est gênée, licencient leurs ouvriers. Il y a 4 millions de chômeurs en 1930, 7 millions en 1931, 11 millions en 1932, soit plus du quart de la population active. La machine industrielle se grippe au point que la production tombe, en 1932, à moins de la moitié de son niveau de 1929. A l’optimisme a succédé la torpeur, et bientôt c’est le désespoir des millions de sanstravail, parmi lesquels de nombreux «cols blancs». L’administration républicaine alors au pouvoir, dirigée par le bon technicien qu’est Herbert C. Hoover, prend des mesures d’urgence, tout en demeurant persuadée que «la prospérité est au coin de la rue», c’est-à-dire que les affaires reprendront d’ellesmêmes comme dans les crises précédentes. Mais, loin d’apporter une solution, les années passent sans que la situation s’améliore, bien au contraire, car les prix ne cessent de baisser. Dans ce contexte dramatique, les élections de 1932 ont une signification symbolique: le candidat démocrate, Franklin D. Roosevelt, l’emporte par 22,8 millions de voix contre Hoover qui en obtient seulement 15,8. Il a la majorité dans 42 Etats sur 48, c’est un véritable raz-de-marée. Le nouveau président a été élu, non sur un programme, mais sur un style, car il a compris que la crise était au moins autant psychologique qu’économique. Il faut redonner confiance aux Américains et, pour cela, agir. En cent jours, du 9 mars au 16 juin 1933, est prise une série de mesures destinées à redresser l’économie. L’Etat se charge d’amorcer la reprise en ouvrant des crédits aux entreprises, en lançant une politique de travaux publics, en pratiquant un déficit budgétaire systématique. Pour lutter contre le marasme, il faut élever le niveau de vie des consommateurs en augmentant les salaires, ce qui postule, au départ, l’abandon de l’étalon-or et une dévaluation du dollar. Pour réamorcer le crédit, sans lequel l’économie ne peut se relever, des mesures de sauvetage viennent aider les banques. Pour soutenir les régions défavorisées, de vastes programmes sont financés par l’Etat fédéral. Les fermiers sont invités à réduire les surfaces cultivées et sont assurés, en contrepartie, d’un prix minimum pour leurs productions (A.A.A.: Agricultural Adjustment Act). De même, les industriels doivent s’entendrent entre eux, au moyen de codes de loyale concurrence, pour fixer leurs prix et éviter une concurrence inutile (N.I.R.A.: National Industrial Recovery Act). En quelques semaines, l’économie libérale est balayée par une intervention sans précédent de l’Etat. Les mesures prises redonnent confiance aux Américains. La production repart lentement, le niveau de vie se relève peu à peu, le chômage diminue insensiblement; ce n’est pas le vigoureux coup de fouet que l’on pouvait espérer. Surtout, des oppositions se développent, parmi les patrons. Elles trouvent leur expression dans la Cour suprême qui déclare inconstitutionnelles deux des mesures fondamentales, l’A.A.A. et le N.I.R.A. Est-ce la fin du New Deal? Non, car les élections présidentielles de 1936 constituent un véritable plébiscite en faveur de Roosevelt. Le verdict populaire consolide sa position et lui permet de continuer la lutte pour le relèvement de l’économie et la réhabilitation des victimes de la crise. Il entreprend un second New Deal caractérisé par des mesures sociales, dans l’esprit réformateur qui, depuis le début du siècle, ne cessaient de dénoncer les injustices du capitalisme américain: reconnaissance légale des syndicats, création de pensions, signatures de contrats collectifs dans les entreprises ou professions. Les résultats ne furent pas probants: après une reprise en 1936 et au début de 1937, une violente récession toucha l’ensemble de l’économie américaine à la fin de cette année. Le revenu national tomba de 13%, l’emploi de 30%, les profits de 78%. Une reprise s’amorça en 1938, mais encore bien précaire. Claude Fohlen, Marie-France Toinet, «Histoire des Etats-Unis» in France (sur CD Rom), 1997 Encyclopaedia Universalis Le roman américain L’Amérique est une découverte du XVe siècle, le roman américain une invention toute récente. Faulkner, Hemingway, Steinbeck, Dos Passos, Autant en emporte le vent, les romans policiers de la série noire ont fait de l’entre-deux-guerres «l’âge du roman américain». Pourtant, il y a moins d’un siècle, le 6 janvier 1868, la revue américaine Nation déplorait que les Américains fussent «des colonisés et des provinciaux, faute d’un roman national». A la fin du XVIIIe siècle, quand La Fayette vole au secours de Washington, l’Europe ne compte déjà plus ses romans. L’Amérique, elle, n’a pas encore écrit un seul roman bon ou mauvais. (…) Deux siècles après, il n’y avait toujours pas de littérature américaine. Quelques chroniques, de gros volumes de droit et de théologie, des manuels techniques, des traités d’édification exaltant le dieu de Calvin, les bienfaits de la démocratie, c’étaient là toutes les lettres américaines, vers 1820, alors que la bannière aux treize étoiles proclamait depuis près de quarante ans l’indépendance des Etats-Unis. (…) L’histoire du roman américain, c’est d’abord l’histoire de l’impossibilité du roman américain. Faute d’une tradition et d’une langue communes, faute d’une structure sociale établie, la conscience nationale américaine naît très lentement. Rassemblées pour la guerre contre l’Angleterre, résignées au fédéralisme comme à un mal nécessaire, les treize colonies n’ont rien en commun. Ces gens qui parlent anglais, irlandais, français, hollandais se comprennent mal. La dispersion de la population, l’immensité du pays, plus encore que l’analphabétisme, contribuent au retard culturel. (…) Le roman classique étant essentiellement un roman social et réaliste, et les EtatsUnis étant un pays sans «société», il fallait que la nature même du roman changeât pour que naquît le roman américain. C’est ce que fit le romantisme. (…) La Grèce avait l’Illiade, Rome son Enéide, l’Angleterre ses légendes arthuréennes, la France sa Chanson de Roland. Pendant trois siècles, les Etats-Unis attendirent leur grande épopée en vers. Cette épopée, c’est le roman qui la composa. Le premier, Cooper, dans ses romances, donna à l’Amérique sa légende et sa mythologie. En un mot, il lui donna un passé, dont les trois grands thèmes étaient: the settlement (le peuplement par les pionniers), the Revolution (la guerre d’Indépendance) et the frontier (les terres libres à l’Ouest). La frontier, ce sont les terres vierges de l’innocence et du paradis perdu, l’image de la civilisation pastorale idyllique par opposition à l’univers urbain. C’est la Terre promise, où l’absence de clôtures et l’immensité même proclament la bonté, la générosité et la liberté des grands hommes blancs. C’est l’image rêvée que se fait de lui-même ce pays né de l’âge de raison, né de l’idéal d’une société parfaite, de toutes les utopies dont est fait l’optimisme américain. (…) Le roman réaliste américain n’apparaît pas avant les dix dernières années du XIXe siècle. Vers 1890, la frontier se ferme; les terres libres sont toutes occupées. La source même de la démocratie et de l’optimisme américain est tarie. Et cela au moment même où les circonstances économiques et politiques en Europe font affluer une seconde vague d’émigrants européens, bien différents des premiers. Enfin, comme en Europe, les revendications ouvrières et les théories socialistes ne sont pas étrangères au roman réaliste américain. (…) Le roman réaliste américain, ce n’est pas une simple peinture de la réalité. C’est une véritable révolution, pas encore achevée, de la sensibilité américaine. Des romans sombres se succèdent, où l’homme est un loup pour l’homme, où la nature est absurde et indifférente, où le monde est un non-sens. (…) Le réalisme militant atteint son apogée pendant la crise économique de 1929. Celleci déclenche chez les romanciers un mouvement sérieux, de réalisme gauchisant et d’engagement politique. Mêlant socialisme, anarchisme et christianisme d’une façon très américaine, Steinbeck livre Les Raisins de la colère. Le «cas Steinbeck» illustre bien les confusions du «réalisme», au moment où l’apparente splendeur de «l’âge du roman américain» cache la crise du roman américain. Steinbeck, c’est l’éternelle histoire du paysan perverti, du cow-boy perdu par la ville. Steinbeck le frustré, le romancier de l’élémentaire, n’aurait jamais dû quitter son pays, la vallée de Salinas. Là, il avait ses racines, son «poney-rouge», sa cabane sans feu. Là, il avait été maçon, garde-chasse, manœuvre, ouvrier agricole parmi les paisanos de Tortilla Flat et les fermiers des Pâturages du ciel. Le génie de Steinbeck c’est d’entendre, de sentir, de raconter la terre et les hommes de Salinas, sans oublier un détail. C’est du roman-vérité, du roman de terroir. A ce trait, on le crut réaliste mais, comme il parlait de la misère et du désarroi ouvriers, on l’étiqueta écrivain social. Or Steinbeck n’a rien en commun avec les Dahlberg, les O’Hara, les Richard Wright, les Paul Taylor, qui font du réalisme prolétarien pour démythifier le rêve américain. Steinbeck, au contraire, reprend en pleine crise le mythe optimiste de la frontier: avoir un petit ranch à soi, là-bas, vers l’Ouest. Dans Des souris et des hommes, Lennie et George sont assis sur le talus, pathétiques et grotesques comme des silhouettes de Beckett, «en attendant leur ranch»: «On aura une petite ferme. On aura une vache, et peut-être bien un cochon et des poulets et dans le champ un carré de luzerne. Pour les lapins.» C’est le vieux rêve jeffersonien de la petite propriété foncière. Steinbeck n’est pas un socialiste, mais un moraliste anarchisant. Romancier de la tribu, Steinbeck a élaboré une théorie du groupe, qui compare le microcosme humain à ces flaques d’eau où, après la marée, mollusques et crustacés se battent. «Les plans les mieux conçus des souris et des hommes ne se réalisent pas» - le titre emprunté à Burns, expose le fatalisme biologique de Steinbeck: les hommes sont gobés par le destin à la dernière page du roman, comme le serpent d’eau par le héron. Le meilleur de Steinbeck, ce sont ces moments de poésie où l’action humaine, un instant suspendue, trouve son reflet symbolique dans la nature. Univers barbare d’êtres à peine humains que Steinbeck regarde vivre et mourir avec une curiosité sereine de paysan ou d’entomologiste. Univers sans amour, où la seule lueur n’est pas l’amitié, mais la solidarité de Lennie et de George, mâchant leurs haricots côte à côte. Jacques Cabau, La prairie perdue, Ed. du Seuil (coll. Points), 1981 Quelques citations “Parce que c’était lui; parce que c’était moi.” Montaigne, De l’amitié “L’amitié est une religion sans Dieu ni jugement dernier. Sans diable non plus. Une religion qui n’est pas étrangère à l’amour. Mais un amour où la guerre et la haine sont proscrites, où le silence est possible. Ce pourrait être l’idéal de l’existence. Un état appaisant. Un lien nécessaire et rare. Il ne souffre aucune impureté. L’autre, en face, l’être qu’on aime, est non seulement un miroir qui réfléchit, c’est aussi l’autre soi-même rêvé. L’amitié parfaite devrait être une sorte de solitude heureuse, expurgée de sentiment d’angoisse, de rejet et d’isolement. Ce n’est pas une simple histoire de double où l’image de soi serait passée par un filtre, un examen qui en grossirait les défauts, les manques et en réduirait les qualités. Le regard de l’ami devrait nous livrer notre propre image avec exigence. L’amitié se tiendrait alors dans cette réciprocité sans faille, guidée par le même principe d’amour: le respect qu’on se doit à soi-même pour que les autres nous le rendent, naturellement.” Tahar Ben Jelloun, Eloge de l’amitié. (La soudure fraternelle), Arléa, 1996. “La plupart des hommes ont le tort - pour ne pas dire l’imprudence - de vouloir des amis meilleurs qu’ils ne le sont eux-mêmes et de réclamer d’eux des services qu’ils seraient incapables de donner. Avant de chercher quelqu’un qui vous ressemble, il vous faut d’abord être un homme de bien.” Cicéron “Entre parents, cependant, le lien qui existe, créé par la nature, est fragile. L’amitié, elle, est beaucoup plus solide: si un parent peut toujours se dérober, ce n’est pas le cas d’un ami. Sans dévouement, le mot amitié lui-même perdrait tout son sens, pas le mot parenté.” Cicéron En toute occasion il est important de réfléchir à ce qu’on attend d’un ami ainsi qu’à ce qu’on consent à lui donner. Cicéron