p57-59 Copy
Transcription
p57-59 Copy
dossier Singapour et la géopolitique d’un autoritarisme aigre-doux ? Q Par Eric Frécon1 Enseignant-chercheur à l’Ecole Navale, coordinateur de l’Observatoire Asie du Sudest à Asia Centre Les Singapouriens, jusqu’ici calfeutrés dans leur îlot de prospérité, vivent différemment la mondialisation. Ils découvrent que celle-ci ne draine pas uniquement des bateaux mais aussi la crise – avec un net ralentissement de la croissance et une légère inflation – ainsi que des « turbulences » idéologiques, environnementales, voire sécuritaire avec la piraterie. u’il s’agisse de hard ou soft power, le mal-surnommé « little red dot »2 singapourien illustre la non-corrélation entre micro-État et faible puissance3. En témoignent d’une part son Pib évalué par Singapore Statistics à 390 milliards de dollars en 2014 et son budget de la défense fixé à 9,5 milliards de dollars pour 2015 ; sans oublier d’autre part les projets culturels, la construction d’un vaste complexe sportif par une filiale de Bouygues ainsi que le recrutement de chercheurs renommés et la construction de campus, comme celui de l’Essec début 2015. Les Français ont compris l’attrait de cette porte d’entrée sur l’Asie. La cité-entrepôt identifiée dès le XIVe siècle, et alors baptisée Temasek (la ville de la mer) puis Singapura (la cité du lion), perpétue sa tradition de port franc. Entre autres sociétés, Thalès y compte presque autant d’employés qu’en Arabie Saoudite et la communauté française est passée de 3 934 personnes en 2004 à plus de 11 000 « inscrits » en 20154. Micro-État qui joue les puissances régionales, cité maritime au carrefour des influences jadis aussi bien indiennes que chinoises, ville multi-religieuse, Singapour collectionne en sus les oxymores sur le plan constitutionnel : « soft authoritarianism 5» ou « démocratie illibérale6» voire « démocratisation graduelle7» , certains préfèrent parler d’« État administratif8 » . Derrière cet autoritarisme made in Singapore se cache l’explication de la rigueur, de la fiabilité et de l’attractivité singapouriennes. Dans cette lignée, la géopolitique peut-elle contribuer à l’analyse ? À la façon du théâtre d’ombres en vogue dans la région, il convient d’aller voir derrière le voile médiatique en intégrant la géographie à l’étude de cette success story. Existe-t-il un lien entre la géographie au sens large et la gouvernance nationale, ce qui permettrait d’identifier une géopolitique de l’autoritarisme, en l’occurrence singapourien ? Or, si « un État fait la politique de sa géographie », selon la formule attribuée à Napoléon, il semblerait que la démarche ait été inverse dans un premier temps, sous l’ère du père fondateur Lee Kuan Yew. Mais aujourd’hui, la géographie prendrait sa revanche, posant la question du nationalisme – ou plus exactement du nation-building. Lee Kuan Yew a fait la géographie (régionale) de ses politiques (publiques) À l’opposé de la démarche habituelle, qui consiste à voir se dégager des politiques publiques en fonction de la géographie, Lee Kuan Yew (1923-2015) a modelé l’argument géographique pour asseoir son autoritarisme. Au pouvoir de 1959 à 1990, avant de devenir Senior Minister puis Minister Mentor jusqu’en 2011, il était le père de Lee Hsien Loong, Premier ministre depuis 2004, et beau-père de Ho Ching, CEO de l’incontournable Temasek Holdings. Son pouvoir a longtemps reposé sur deux axes, quitte à réinterpréter la donne régionale. En premier lieu, un culte de la personnalité s’est bâti à partir des caractéristiques géographiques de l’île, à savoir celles d’un micro-État sans ressources. Surlignant les prédictions pessimistes sur la viabilité de l’État singapourien au lendemain de sa séparation de la Malaisie en 1965, 1 - Ces propos n’engagent que leur auteur et en aucun cas les institutions auxquelles il est rattaché. 2 - Selon la formule de l’ancien président indonésien Habibie. 3 - Delphine Alles, L’identité de petit État sans la condition de faible puissance ? Le répertoire d’action de Singapour dans les négociations multilatérales, février 2015, Working paper, cité avec la permission de l’auteur. 4 - Maxime Pilon, Danièle Weiler (dir.), The French in Singapore, Singapore, EDM, 2011, p. 224; ils étaient 51 en 1871 et Ambassade de France à Singapour. 5 - Gordon Means, “Soft Authoritarianism in Malaysia and Singapore”, Journal of Democracy, 7: 4, octobre 1996, p. 103-117. 6 - Hussin Mutalib, “Illiberal democracy and the future of opposition in Singapore”, Third World Quarterly, 2000, 20: 2, p. 313-342 7 - Bilveer Singh, « Singapour – Maintenir l’équilibre entre la prospérité, la croissance sociale et la démocratisation graduelle », Revue internationale de politique comparée, 18 : 1, 2011, p. 105-122. 8 - Chan Heng Chee, Politics in an administration state: Where has the politics gone?, Singapore, Department of Political Science, University of Singapore, 1975, 27 p. / avril 2015 / n°450 57 dossier Nationalismes, autoritarismes, crises et conflits : retour de la géopolitique ? Lee Kuan Yew a insisté sur sa capacité moins transparente selon le 2013 Financial à faire de ce petit village de pêcheur une Secrecy Index. De fait, Singapour s’est cité-globale. Certes, le pays s’est équipé longtemps construite comme un pays en d’usines de désalinisation pour ne plus état d’urgence permanent. La population dépendre de l’eau malaisienne9. De même, a docilement accepté cet état de fait en la taille des quelque 63 îles est passé de raison de la fiabilité des infrastructures 581 km² en 1959 à 718,3 km² en 2015, et d’un PNB par habitant encore évalué à grâce à du sable pas toujours légalement 54 040 dollars d’après la Banque mondiale importé du Cambodge et d’Indonésie10. en 2014. Toutefois, il hasardeux d’associer l’histoire En parallèle, toujours dans le domaine de Singapour et de son développement de la géographie humaine, Lee Kuan au seul destin de Lee Kuan Yew, comme Yew a redécouvert sur le tard ses origines y pousse à tort le titre de ses mémoires : chinoises. Il s’est mis à apprendre le The Singapore Story (volume 1) puis From mandarin, à jouer les conseiller à Pékin Third World to First (volume 2). En réponse puis à s’habiller à la mode chinoise. Bien au mythe du kampung, rappelons que, bien appuyé dans sa démarche par la population avant la Seconde Guerre mondiale, l’île chinoise13, il aurait peu à peu fait glisser hébergeait la plus importante base navale Singapour d’un modèle multiculturel à un britannique en-dehors de Grande-Bretagne schéma proche de l’« ethno-nationalisme et que des familles chinois »14, tout en prônant hadramies animaient la « racial harmony ». À 2015 marque le déjà le commerce local. nouveau, la construction cinquantenaire de Le cadre géographique géographique, centrée à l’indépendance ; elle a donc été revisité à outrance sur l’Asie15 , n’a d e s s e i n. A u s s i d e s été qu’un outil au service doit aussi être une historiens s’interrogentdes visions de Lee Kuan année pré-électorale. ils ; un manuel scolaire a Yew. Un thème se dessine : Lee Kuan Yew a donc même osé faire remonter celui du vouloir-vivre l’histoire de Singapour longtemps donné non plus à Lee Kuan Yew l’impression d’adapter ensemble mais à Temasek. sa lecture géographique En second lieu, Hatchet man11 a ancré son paranoïaque à sa politique autoritaire, et pouvoir autoritaire sur un pacte hobbesien non l’inverse, afin d’insister sur son rôle de très plastique. Au gré des décennies, il développeur et de maintenir la pression sur a su trouver des ennemis aux alentours son peuple selon un modèle de plus en plus pour justifier des pratiques que même confucéen. Mais la géopolitique tiendrait sa les fameuses « valeurs asiatiques », en revanche : depuis le choc16 des élections de vogue dans les années 1990, ont du 2011 – avec un écart final de 7 382 voix et mal à légitimer. Est-ce pour parer aux 37 849 bulletins jugés non-valables pour hypothétiques « menaces » communistes, le scrutin présidentiel17 – la géographie terroristes, à la dengue, aux virus Sras et mondiale se rappelle au bon souvenir des H1N1, ainsi qu’à la crise économique décideurs politiques. qu’il a perpétué la pratique de l’Internal Security Act (incarcération sans procès) Le Pao fait la politique (électorale) et contrôlé les médias au point de placer de sa géographie (mondiale) Singapour au 150e rang du classement de Lee Kuan Yew est décédé le 22 mars Reporters sans frontières en 2014 ? Cet dernier, à 91 ans. Même si une jeune garde état des lieux médiatique relativise aussitôt veillait sur son héritage, il a longtemps la 7e place au 2014 Corruption Perception craint que sa créature ne lui échappe. Il Index de Transparency International. Pour n’hésitait pas à prédire le pire18. Après des preuve, cette même agence classait le élections générales décevantes, le People’s pays dans le même groupe que l’Irak et Action Party (Pap) a alors dû s’adapter au l’Afghanistan en termes d’opacité dans les nouveau contexte non seulement régional marchés d’armements12. Enfin, nul besoin mais mondial. Plus que son décès, auquel de revenir sur les pratiques bancaires qui le pays se préparait, ces élections ont fait font de Singapour la 5e place financière la office d’électrochoc et de révélateur. 58 / avril 2015 / n°450 Tout d’abord, Singapour vit différemment sa position de carrefour au cœur des flux marchands et médiatiques. Ses citoyens sont connectés sur tous les réseaux sociaux et la fine fleur de ses étudiants est envoyée dans les universités anglo-saxonnes. Conséquemment, les idées circulent et la nouvelle génération accepte de moins en moins les sacrifices à consentir. La célèbre fiabilité singapourienne est rediscutée à l’aune des transports en commun au fonctionnement erratique. De même, des inondations ont alerté les habitants ainsi que les feux de forêts venus des plantations de Sumatra. Les Singapouriens, jusqu’ici calfeutrés dans leur îlot de prospérité, vivent différemment la mondialisation. Ils découvrent que celle-ci ne draine pas uniquement des bateaux mais aussi la crise – avec un net ralentissement de la croissance et une légère inflation – ainsi que des « turbulences » idéologiques, environnementales, voire sécuritaire avec la piraterie. Dernier flux objet de toutes les attentions : celui migratoire ; en 2014, sur une population totale de 5,47 millions d’habitants, environ 1,6 million étaient étrangers. Ces foreign talents, de l’université aux équipes sportives nationales, agacent la population locale qui dénonce un complexe postcolonial. De même, la présence de plus en plus visible des très dociles travailleurs immigrés alimentent les discours xénophobes. Les « émeutes » de Little India fin 2013, qui ont impliqué cette population, ont fini de renforcer ce sentiment. Depuis la publication d’un Population White Paper, début 2013, qui valide le recours à l’immigration, des manifestations se sont multipliées. Fort de cette nouvelle géographie des flux, le Pap tente de revoir son modèle. Les ministres ont baissé leurs salaires, même le Premier d’entre eux, dont les revenus étaient environ quatre fois supérieurs à ceux de Barack Obama19 ; des instances de dialogue ont été créées ; des réformes territoriales sont initiées ; des travaux sont lancés dans le port – le second au monde pour les containers – ainsi que dans l’aéroport ; enfin, des mesures spécifiques sont prises à l’attention de certaines catégories de la population, dont les seniors par le biais du Pioneer Generation Package. Sur un autre mode, dossier des opérations de relations publiques sont montées dans les grandes métropoles comme Sidney et Londres pour convaincre les étudiants boursiers de ne pas oublier leur mère patrie et d’y revenir. Car déjà la question des prochaines élections se pose. Ce n’est pas un hasard si l’ancien Premier ministre Goh Chok Tong avait parlé en août 2013 de « crise de milieu de vie ». L’équipe de Lee Hsien Loong doit donc continuer à répondre aux défis de la géographie mondiale en canalisant au mieux ces flux intellectuels, humains et marchands. L’enjeu n’est pas uniquement économique mais aussi social. À cinquante ans, Singapour fait son Œdipe (politique) 2015 marque le cinquantenaire de l’indépendance ; elle doit aussi être une année pré-électorale. Un thème se dessine : celui du vouloir-vivre ensemble. En creux se pose la question de la cohabitation non pas seulement avec les travailleurs immigrés mais aussi entre les différentes communautés chinoises, malaises, indiennes et autres. Le défi y est de vivre non pas côte à côte mais ensemble, avec un autre ciment que l’obsolète pacte hobbesien. Progressivement, les Singapouriens ont tué le père (fondateur) et cherchent à mettre en avant une nation singapourienne en tant que telle, mature et assumée. Au-delà des National Day Parades, qui sont l’occasion de propagandes gouvernementales, une voix commune s’élève de la société civile. Une demande de nation viendrait de la population, en dehors de toute instrumentalisation, et possiblement en réaction contre le modèle du Pap – dès lors nouvel « ennemi commun » ? Le gouvernement doit rapidement renouer le lien avec ses concitoyens et son élite, qui se tourne aujourd’hui moins vers le secteur public et plus volontiers vers la sphère privée. Un cas particulier point : celui de la population malaise, quasi unanimement musulmane. Population autochtone, elle a droit à un statut particulier garanti par les articles 152 et 153 de la constitution. Pour autant, au-delà des remarques désagréables de Lee Kuan Yew à leur endroit, aucun Malais ne s’est jamais vu confier de postes d’officiers généraux dans l’armée. Un ministre est en charge des affaires musulmanes et le prêche du vendredi, validé par le gouvernement, est le même dans toutes les mosquées. Cette gestion de la minorité musulmane, entre respect, contrôle, interventionnisme et liberté de culte, questionne l’idée de sécularisme ; elle invite à la comparaison avec la laïcité française. Conclusion : arroseur arrosé ? Après avoir exagéré des menaces pour assoir son pouvoir fort, le gouvernement fait à présent face à de réels défis pour s’y maintenir. À n’en pas douter, la clef se situe entre global et local, à l’échelon du nation-building plus que du suspicieux nationalisme. Faut-il s’attendre à des prolongements diplomatiques ? Balançant prudemment entre États-Unis et Chine, quitte à décevoir par son attentisme, Singapour commence à se manifester, notamment en mer de Chine méridionale pour jouer les « honest brokers » ou pour encourager un interventionnisme indien. ■ 9 - Une usine est en projet : “Singapore’s 3rd desalination plant will be built at Tuas”, Channel News Asia, 12 mars 2015. 10 - Global Witness, Shifting Sands, Londres, Global Witness Limited, mai 2010, 48 p. 11 - Lee Kuan Yew ; voir Joshua B. Jeyaretnam ,The Hatchet Man of Singapore, Singapore, J.B. Jeyaretnam, 2003, 254 p. 12 - “Parliament 2014: Report on defence spending ’flawed’”, The Straits Times, 20 février 2014. 13 - 74,3 % de la population, contre 13,3 % de Malais, 9,1 % d’Indiens et 3,2 % d’autres, en 2014 (Singapore Statistics 14 - Michael Barr, Ziatko Skrbis, Constructing Singapore: Elitism, Ethnicity and the Nation-Building Project, Copenhague, NIAS, 2008, 304 p. ; Michael Barr, The Ruling elite in Singapore, Londres, I. B. Tauris, 2014, 200 p. 15 - Voir par exemple : Kishore Mahbubani, The New Asian Hemisphere: The Irresistible Shift of Global Power to the East, New York, Public Affairs, 2009, 334 p. 16 - Catherine Lim, A Watershed election, Singapore, Marshall Cavendish, 2011, 140 p. 17 - En 1999 et 2005, le président (aux pouvoirs honorifiques) S. R. Nathan avait été élu faute de candidat rival. 18 - Lee Kuan Yew, “On fate of S’pore in 100 years’ time”, Sunday Times, 13 août 2013 ; Kishore Mahbubani, Can Singapore Survive?, Singapore, Straits Times Press, 2015, 280 p. 19 - “Singapore backlash against political pay rates despite cut”, The Telegraph, 4 janvier 2012. / avril 2015 / n°450 59