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dossier
Singapour et la géopolitique d’un
autoritarisme aigre-doux ?
Q
Par Eric Frécon1
Enseignant-chercheur à l’Ecole Navale,
coordinateur de l’Observatoire Asie du Sudest à Asia Centre
Les Singapouriens,
jusqu’ici calfeutrés dans
leur îlot de prospérité,
vivent différemment
la mondialisation. Ils
découvrent que celle-ci
ne draine pas uniquement
des bateaux mais aussi
la crise – avec un net
ralentissement de la
croissance et une légère
inflation – ainsi que des
« turbulences » idéologiques,
environnementales, voire
sécuritaire avec la piraterie.
u’il s’agisse de hard ou soft power,
le mal-surnommé « little red dot »2
singapourien illustre la non-corrélation
entre micro-État et faible puissance3. En
témoignent d’une part son Pib évalué
par Singapore Statistics à 390 milliards
de dollars en 2014 et son budget de la
défense fixé à 9,5 milliards de dollars
pour 2015 ; sans oublier d’autre part les
projets culturels, la construction d’un vaste
complexe sportif par une filiale de Bouygues
ainsi que le recrutement de chercheurs
renommés et la construction de campus,
comme celui de l’Essec début 2015.
Les Français ont compris l’attrait de cette
porte d’entrée sur l’Asie. La cité-entrepôt
identifiée dès le XIVe siècle, et alors baptisée
Temasek (la ville de la mer) puis Singapura
(la cité du lion), perpétue sa tradition de
port franc. Entre autres sociétés, Thalès y
compte presque autant d’employés qu’en
Arabie Saoudite et la communauté française
est passée de 3 934 personnes en 2004
à plus de 11 000 « inscrits » en 20154.
Micro-État qui joue les puissances
régionales, cité maritime au carrefour des
influences jadis aussi bien indiennes que
chinoises, ville multi-religieuse, Singapour
collectionne en sus les oxymores sur le
plan constitutionnel : « soft authoritarianism 5» ou « démocratie illibérale6»
voire « démocratisation graduelle7» , certains
préfèrent parler d’« État administratif8 » .
Derrière cet autoritarisme made in Singapore
se cache l’explication de la rigueur, de la
fiabilité et de l’attractivité singapouriennes.
Dans cette lignée, la géopolitique peut-elle
contribuer à l’analyse ? À la façon du théâtre
d’ombres en vogue dans la région, il convient
d’aller voir derrière le voile médiatique en
intégrant la géographie à l’étude de cette
success story. Existe-t-il un lien entre la
géographie au sens large et la gouvernance
nationale, ce qui permettrait d’identifier
une géopolitique de l’autoritarisme, en
l’occurrence singapourien ? Or, si « un
État fait la politique de sa géographie »,
selon la formule attribuée à Napoléon, il
semblerait que la démarche ait été inverse
dans un premier temps, sous l’ère du père
fondateur Lee Kuan Yew. Mais aujourd’hui,
la géographie prendrait sa revanche, posant
la question du nationalisme – ou plus
exactement du nation-building.
Lee Kuan Yew a fait la
géographie (régionale) de ses
politiques (publiques)
À l’opposé de la démarche habituelle, qui
consiste à voir se dégager des politiques
publiques en fonction de la géographie,
Lee Kuan Yew (1923-2015) a modelé
l’argument géographique pour asseoir
son autoritarisme. Au pouvoir de 1959 à
1990, avant de devenir Senior Minister
puis Minister Mentor jusqu’en 2011, il
était le père de Lee Hsien Loong, Premier
ministre depuis 2004, et beau-père de Ho
Ching, CEO de l’incontournable Temasek
Holdings. Son pouvoir a longtemps reposé
sur deux axes, quitte à réinterpréter la donne
régionale.
En premier lieu, un culte de la personnalité
s’est bâti à partir des caractéristiques
géographiques de l’île, à savoir celles d’un
micro-État sans ressources. Surlignant
les prédictions pessimistes sur la viabilité
de l’État singapourien au lendemain de
sa séparation de la Malaisie en 1965,
1 - Ces propos n’engagent que leur auteur et en aucun cas les institutions
auxquelles il est rattaché.
2 - Selon la formule de l’ancien président indonésien Habibie.
3 - Delphine Alles, L’identité de petit État sans la condition de faible puissance ?
Le répertoire d’action de Singapour dans les négociations multilatérales, février
2015, Working paper, cité avec la permission de l’auteur.
4 - Maxime Pilon, Danièle Weiler (dir.), The French in Singapore, Singapore,
EDM, 2011, p. 224; ils étaient 51 en 1871 et Ambassade de France à Singapour.
5 - Gordon Means, “Soft Authoritarianism in Malaysia and Singapore”, Journal
of Democracy, 7: 4, octobre 1996, p. 103-117.
6 - Hussin Mutalib, “Illiberal democracy and the future of opposition in
Singapore”, Third World Quarterly, 2000, 20: 2, p. 313-342
7 - Bilveer Singh, « Singapour – Maintenir l’équilibre entre la prospérité, la
croissance sociale et la démocratisation graduelle », Revue internationale de
politique comparée, 18 : 1, 2011, p. 105-122.
8 - Chan Heng Chee, Politics in an administration state: Where has the politics
gone?, Singapore, Department of Political Science, University of Singapore,
1975, 27 p.
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dossier
Nationalismes, autoritarismes, crises
et conflits : retour de la géopolitique ?
Lee Kuan Yew a insisté sur sa capacité
moins transparente selon le 2013 Financial
à faire de ce petit village de pêcheur une
Secrecy Index. De fait, Singapour s’est
cité-globale. Certes, le pays s’est équipé
longtemps construite comme un pays en
d’usines de désalinisation pour ne plus
état d’urgence permanent. La population
dépendre de l’eau malaisienne9. De même,
a docilement accepté cet état de fait en
la taille des quelque 63 îles est passé de
raison de la fiabilité des infrastructures
581 km² en 1959 à 718,3 km² en 2015,
et d’un PNB par habitant encore évalué à
grâce à du sable pas toujours légalement
54 040 dollars d’après la Banque mondiale
importé du Cambodge et d’Indonésie10.
en 2014.
Toutefois, il hasardeux d’associer l’histoire
En parallèle, toujours dans le domaine
de Singapour et de son développement
de la géographie humaine, Lee Kuan
au seul destin de Lee Kuan Yew, comme
Yew a redécouvert sur le tard ses origines
y pousse à tort le titre de ses mémoires :
chinoises. Il s’est mis à apprendre le
The Singapore Story (volume 1) puis From
mandarin, à jouer les conseiller à Pékin
Third World to First (volume 2). En réponse
puis à s’habiller à la mode chinoise. Bien
au mythe du kampung, rappelons que, bien
appuyé dans sa démarche par la population
avant la Seconde Guerre mondiale, l’île
chinoise13, il aurait peu à peu fait glisser
hébergeait la plus importante base navale
Singapour d’un modèle multiculturel à un
britannique en-dehors de Grande-Bretagne
schéma proche de l’« ethno-nationalisme
et que des familles
chinois »14, tout en prônant
hadramies animaient
la « racial harmony ». À
2015 marque le
déjà le commerce local.
nouveau, la construction
cinquantenaire de
Le cadre géographique
géographique, centrée à
l’indépendance ; elle
a donc été revisité à
outrance sur l’Asie15 , n’a
d e s s e i n. A u s s i d e s
été qu’un outil au service
doit aussi être une
historiens s’interrogentdes visions de Lee Kuan
année pré-électorale.
ils ; un manuel scolaire a
Yew.
Un thème se dessine : Lee Kuan Yew a donc
même osé faire remonter
celui du vouloir-vivre
l’histoire de Singapour
longtemps donné
non plus à Lee Kuan Yew
l’impression d’adapter
ensemble
mais à Temasek.
sa lecture géographique
En second lieu, Hatchet man11 a ancré son
paranoïaque à sa politique autoritaire, et
pouvoir autoritaire sur un pacte hobbesien
non l’inverse, afin d’insister sur son rôle de
très plastique. Au gré des décennies, il
développeur et de maintenir la pression sur
a su trouver des ennemis aux alentours
son peuple selon un modèle de plus en plus
pour justifier des pratiques que même
confucéen. Mais la géopolitique tiendrait sa
les fameuses « valeurs asiatiques », en
revanche : depuis le choc16 des élections de
vogue dans les années 1990, ont du
2011 – avec un écart final de 7 382 voix et
mal à légitimer. Est-ce pour parer aux
37 849 bulletins jugés non-valables pour
hypothétiques « menaces » communistes,
le scrutin présidentiel17 – la géographie
terroristes, à la dengue, aux virus Sras et
mondiale se rappelle au bon souvenir des
H1N1, ainsi qu’à la crise économique
décideurs politiques.
qu’il a perpétué la pratique de l’Internal
Security Act (incarcération sans procès)
Le Pao fait la politique (électorale)
et contrôlé les médias au point de placer
de sa géographie (mondiale)
Singapour au 150e rang du classement de
Lee Kuan Yew est décédé le 22 mars
Reporters sans frontières en 2014 ? Cet
dernier, à 91 ans. Même si une jeune garde
état des lieux médiatique relativise aussitôt
veillait sur son héritage, il a longtemps
la 7e place au 2014 Corruption Perception
craint que sa créature ne lui échappe. Il
Index de Transparency International. Pour
n’hésitait pas à prédire le pire18. Après des
preuve, cette même agence classait le
élections générales décevantes, le People’s
pays dans le même groupe que l’Irak et
Action Party (Pap) a alors dû s’adapter au
l’Afghanistan en termes d’opacité dans les
nouveau contexte non seulement régional
marchés d’armements12. Enfin, nul besoin
mais mondial. Plus que son décès, auquel
de revenir sur les pratiques bancaires qui
le pays se préparait, ces élections ont fait
font de Singapour la 5e place financière la
office d’électrochoc et de révélateur.
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Tout d’abord, Singapour vit différemment
sa position de carrefour au cœur des flux
marchands et médiatiques. Ses citoyens
sont connectés sur tous les réseaux sociaux
et la fine fleur de ses étudiants est envoyée
dans les universités anglo-saxonnes.
Conséquemment, les idées circulent et la
nouvelle génération accepte de moins en
moins les sacrifices à consentir. La célèbre
fiabilité singapourienne est rediscutée
à l’aune des transports en commun au
fonctionnement erratique. De même, des
inondations ont alerté les habitants ainsi
que les feux de forêts venus des plantations
de Sumatra. Les Singapouriens, jusqu’ici
calfeutrés dans leur îlot de prospérité,
vivent différemment la mondialisation.
Ils découvrent que celle-ci ne draine pas
uniquement des bateaux mais aussi la
crise – avec un net ralentissement de la
croissance et une légère inflation – ainsi
que des « turbulences » idéologiques,
environnementales, voire sécuritaire
avec la piraterie. Dernier flux objet de
toutes les attentions : celui migratoire ; en
2014, sur une population totale de 5,47
millions d’habitants, environ 1,6 million
étaient étrangers. Ces foreign talents,
de l’université aux équipes sportives
nationales, agacent la population locale
qui dénonce un complexe postcolonial.
De même, la présence de plus en plus
visible des très dociles travailleurs immigrés
alimentent les discours xénophobes. Les
« émeutes » de Little India fin 2013,
qui ont impliqué cette population, ont
fini de renforcer ce sentiment. Depuis
la publication d’un Population White
Paper, début 2013, qui valide le recours
à l’immigration, des manifestations se sont
multipliées.
Fort de cette nouvelle géographie des flux,
le Pap tente de revoir son modèle. Les
ministres ont baissé leurs salaires, même
le Premier d’entre eux, dont les revenus
étaient environ quatre fois supérieurs à
ceux de Barack Obama19 ; des instances
de dialogue ont été créées ; des réformes
territoriales sont initiées ; des travaux
sont lancés dans le port – le second au
monde pour les containers – ainsi que
dans l’aéroport ; enfin, des mesures
spécifiques sont prises à l’attention de
certaines catégories de la population,
dont les seniors par le biais du Pioneer
Generation Package. Sur un autre mode,
dossier
des opérations de relations publiques sont
montées dans les grandes métropoles
comme Sidney et Londres pour convaincre
les étudiants boursiers de ne pas oublier
leur mère patrie et d’y revenir.
Car déjà la question des prochaines
élections se pose. Ce n’est pas un hasard
si l’ancien Premier ministre Goh Chok
Tong avait parlé en août 2013 de « crise
de milieu de vie ». L’équipe de Lee Hsien
Loong doit donc continuer à répondre
aux défis de la géographie mondiale en
canalisant au mieux ces flux intellectuels,
humains et marchands. L’enjeu n’est pas
uniquement économique mais aussi social.
À cinquante ans, Singapour fait
son Œdipe (politique)
2015 marque le cinquantenaire de
l’indépendance ; elle doit aussi être une
année pré-électorale. Un thème se dessine :
celui du vouloir-vivre ensemble.
En creux se pose la question de la
cohabitation non pas seulement avec les
travailleurs immigrés mais aussi entre
les différentes communautés chinoises,
malaises, indiennes et autres. Le défi y est
de vivre non pas côte à côte mais ensemble,
avec un autre ciment que l’obsolète
pacte hobbesien. Progressivement, les
Singapouriens ont tué le père (fondateur)
et cherchent à mettre en avant une
nation singapourienne en tant que telle,
mature et assumée. Au-delà des National
Day Parades, qui sont l’occasion de
propagandes gouvernementales, une
voix commune s’élève de la société
civile. Une demande de nation viendrait
de la population, en dehors de toute
instrumentalisation, et possiblement en
réaction contre le modèle du Pap – dès
lors nouvel « ennemi commun » ? Le
gouvernement doit rapidement renouer
le lien avec ses concitoyens et son élite,
qui se tourne aujourd’hui moins vers le
secteur public et plus volontiers vers la
sphère privée.
Un cas particulier point : celui de la
population malaise, quasi unanimement
musulmane. Population autochtone, elle a
droit à un statut particulier garanti par les
articles 152 et 153 de la constitution. Pour
autant, au-delà des remarques désagréables
de Lee Kuan Yew à leur endroit, aucun
Malais ne s’est jamais vu confier de
postes d’officiers généraux dans l’armée.
Un ministre est en charge des affaires
musulmanes et le prêche du vendredi,
validé par le gouvernement, est le même
dans toutes les mosquées. Cette gestion
de la minorité musulmane, entre respect,
contrôle, interventionnisme et liberté de
culte, questionne l’idée de sécularisme ;
elle invite à la comparaison avec la laïcité
française.
Conclusion : arroseur arrosé ?
Après avoir exagéré des menaces pour
assoir son pouvoir fort, le gouvernement
fait à présent face à de réels défis pour
s’y maintenir. À n’en pas douter, la clef se
situe entre global et local, à l’échelon du
nation-building plus que du suspicieux
nationalisme.
Faut-il s’attendre à des prolongements
diplomatiques ? Balançant prudemment
entre États-Unis et Chine, quitte à
décevoir par son attentisme, Singapour
commence à se manifester, notamment en
mer de Chine méridionale pour jouer les
« honest brokers » ou pour encourager un
interventionnisme indien. ■
9 - Une usine est en projet : “Singapore’s 3rd desalination plant will be built
at Tuas”, Channel News Asia, 12 mars 2015.
10 - Global Witness, Shifting Sands, Londres, Global Witness Limited, mai
2010, 48 p.
11 - Lee Kuan Yew ; voir Joshua B. Jeyaretnam ,The Hatchet Man of Singapore,
Singapore, J.B. Jeyaretnam, 2003, 254 p.
12 - “Parliament 2014: Report on defence spending ’flawed’”, The Straits
Times, 20 février 2014.
13 - 74,3 % de la population, contre 13,3 % de Malais, 9,1 % d’Indiens et 3,2
% d’autres, en 2014 (Singapore Statistics
14 - Michael Barr, Ziatko Skrbis, Constructing Singapore: Elitism, Ethnicity and
the Nation-Building Project, Copenhague, NIAS, 2008, 304 p. ; Michael Barr,
The Ruling elite in Singapore, Londres, I. B. Tauris, 2014, 200 p.
15 - Voir par exemple : Kishore Mahbubani, The New Asian Hemisphere: The
Irresistible Shift of Global Power to the East, New York, Public Affairs, 2009, 334 p.
16 - Catherine Lim, A Watershed election, Singapore, Marshall Cavendish,
2011, 140 p.
17 - En 1999 et 2005, le président (aux pouvoirs honorifiques) S. R. Nathan
avait été élu faute de candidat rival.
18 - Lee Kuan Yew, “On fate of S’pore in 100 years’ time”, Sunday Times, 13
août 2013 ; Kishore Mahbubani, Can Singapore Survive?, Singapore, Straits
Times Press, 2015, 280 p.
19 - “Singapore backlash against political pay rates despite cut”, The Telegraph,
4 janvier 2012.
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