DEPRESSIONS HOSTILES

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DEPRESSIONS HOSTILES
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DEPRESSIONS HOSTILES
W. de Carvalho, F. Guedj
INTRODUCTION
L
’irritabilité, l’agressivité ou encore l’hostilité avaient été très tôt décrites par les Anciens dans la
sémiologie des maladies dépressives.
La mélancolie désigne au sens étymologique la bile noire sensée envahir les humeurs du patient. De
l’Antiquité aux balbutiements de l’école française de psychiatrie, le terme persiste et Pinel notait « l’aigreur de
caractère des mélancoliques qui pouvait être portée jusqu’au dernier degré de misanthropie ». Freud dans Deuil
et Mélancolie met en évidence chez le mélancolique la dimension d’agressivité : «… il s’épanche auprès
d’autrui de façon importune, trouvant satisfaction à s’exposer à nu » [12].
Leurs plaintes sont des plaintes portées contre, selon le vieux sens du mot allemand : Anklage (mise en
accusation) ; ils n’ont pas honte et ne se cachent pas car toutes les paroles dépréciatives qu’ils prononcent à
l’encontre d’eux-mêmes sont au fond prononcées à l’encontre d’un autre ; et ils sont bien loin de témoigner, à
l’égard de leur entourage, de l’humilité et de la soumission qui seules conviendraient à des personnes si
indignes ; bien au contraire, ils sont tracassiers au plus haut point, toujours comme s’ils avaient été lésés et
comme s’ils avaient été victimes d’une grande injustice… ».
L’intérêt d’individualiser la dimension hostile au cours des dépressions n’a pas qu’une valeur spéculative.
L’expression de l’hostilité a pu être considérée comme antinomique d’un état dépressif en regard de la
théorie de K. Abraham et S. Freud. Or la clinique, aveugle aux théories, est pourvoyeuse de patients déprimés
dont les comportements ou les propos agressifs, hostiles sembleraient démentir les affirmations des
psychanalystes. L’hostilité peut-elle être une composante de la maladie dépressive, en quelque sorte autonome
aux côtés de l’anxiété et de l’humeur déprimée ? Est-elle une forme d’expression de la dépression et, si oui,
concerne-t-elle une typologie de patients particuliers ?
Quelle incidence peut-elle avoir sur la prise en charge des patients ?
Que pèse l’hostilité dans l’évaluation pronostique de la prévention des conduites à risque et dans le choix
thérapeutique ?
Les premiers obstacles à la réflexion viennent de la fréquente absence de définition de ces différents
concepts.
Une façon d’approcher le concept d’hostilité est de décrire les attitudes verbales et comportementales du
sujet et les réactions de l’entourage : l’irritabilité, les comportements d’exigence, l’intolérance à la frustration
avec son corollaire, l’obligatoire immédiateté des réponses qui obstinément échouent à combler les manques.
L’hostilité se manifeste également par des colères explosives, des complaintes, des comportements
tyranniques à l’égard de l’entourage. Ailleurs, c’est sous un masque plus passif que se manifeste l’hostilité :
1
ASPECTS
SÉMIOLOGIQUES
attitudes régressives, fixations hypocondriaques, auto-apitoiement d’autant plus pénible pour les proches qu’il
ne peut être soulagé car toute forme d’aide est vouée à l’inutilité, voire au renforcement d’un vécu subjectif
d’acharnement malveillant.
HISTORIQUE DU CONCEPT
D’HOSTILITE
E
n 1895, pour Freud, l’ irritabilité est un symptôme majeur de la névrose d’angoisse. En 1916, Bleuler
décrit une composante irritable dans les psychoses organiques, dans certaines formes d’épilepsie et dans la
neurasthénie. En 1960, Mayer-Gross introduit la notion d’irritabilité dans la littérature psychiatrique anglaise :
Special forms of personality and reactions [25]. Mais, jusque-là, le concept est mal défini : dans les
communications scientifiques, on utilise indifféremment les termes d’hostilité, d’irritabilité et d’agressivité. En
1985, « l’humeur irritable » apparaît dans l’Index Medieus. La même année, Snaith et al. étudient et définissent
ce concept : « Il s’agit d’un état caractérisé par la diminution du contrôle de soi et qui habituellement se traduit
par une irritabilité verbale ou agie. Elle peut ne survenir que dans certaines circonstances, au cours de brefs
épisodes, ou être généralisée et prolongée. L’expérience de l’irritabilité est toujours désagréable pour l’individu
qui la vit et n’a pas l’effet cathartique d’une réaction de colère » [38].
Féline ajoute à cette définition la notion d’un « abaissement du seuil de tolérance à des stimuli (bruits, objets,
échecs mineurs) perçus systématiquement sur un mode négatif et suscitant mouvements d’humeur ou
comportements agressifs. L’attitude hostile peut être latente (monologues intérieurs, masque passif du refus de
l’échange) ou patente et exprimée (mots d’esprits, comportements ouvertement régressifs). L’hostilité peut être
dirigée vers le facteur irritant, ou déplacée, retournée vers le sujet lui-même » [9].
HYPOTHESES ETIOPATHOGENIQUES
DU CONCEPT D’HOSTILITE
ET D’AGRESSIVITE
Pour certains auteurs [1], l’hostilité est un comportement acquis. Pour Freud et Lorenz [23], elle fait partie
intégrante de la « nature humaine ». L’âge s’accompagne d’une décroissance du potentiel hostilité. L’irritabilité
dirigée vers l’extérieur se retrouve avec une prévalence notable chez les personnalités borderline, antisociales
et histrioniques, alors que l’irritabilité dirigée contre soi est plus fréquente chez les personnalités narcissiques et
évitantes.
Des facteurs neurologiques (processus expansifs frontaux ou temporaux, épilepsies temporales…) peuvent
modifier l’expression des conduites hostiles.
Des agents pharmacologiques peuvent moduler l’hostilité : l’alcool, les barbituriques, les benzodiazépines,
les amphétamines, les stupéfiants (crack, cocaïne…). Il est toutefois difficile de distinguer l’action propre « des
drogues », des troubles justifiant leur utilisation (inducteurs ou facilitateurs ?).
L’irritabilité du syndrome prémenstruel, parfois retrouvée dans le post-partum, fait évoquer la participation
de facteurs hormonaux [38]. Il y aurait une corrélation positive entre les taux sériques de cortisol, de
testostérone, les taux intracérébraux de dopamine, noradrénaline, d’acétylcholine et l’irritabilité. Une
corrélation négative existerait entre le taux intracérébral de GABA, le taux de 5-HIAA céphalorachidien et
l’impulsivité [21].
Freud a abordé avec prudence la question de l’agressivité dans la mélancolie, non sans avoir rappelé en
préambule que la mélancolie ne se laissait pas enfermer dans une présentation univoque. Il évoquait avec
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DEPRESSIONS
HOSTILES
clairvoyance que certaines mélancolies « font penser plutôt à des affections somatiques qu’à des affections
psychogènes » [12].
En partant de l’analogie avec le deuil, Freud rapporte les symptômes observés dans la mélancolie à une perte
d’objet qui serait soustraite à la conscience. Cette perte concerne le moi identifié avec l’objet abandonné. Ainsi,
apparaît la nature ambivalente des relations d’amour à l’objet perdu. Si l’objet est perdu, l’amour pour l’objet
ne l’est pas et il acquiert un « double destin ». Un processus de régression narcissique est opéré ; l’amour pour
l’objet se réfugie dans une identification narcissique, le libre cours donné à la haine faisant poindre une
jouissance sadique qui permet sous l’influence du conflit ambivalentiel de retourner au stade de sadisme.
INSTRUMENTS D’EVALUATION
DE L’HOSTILITE
L
es outils de mesure quantitative et qualitative de l’hostilité les plus fréquemment utilisés dans la littérature
sont des échelles d’auto-évaluation.
• BDI (Buss and Durkee Inventory, 1957), constitué de 75 items « vrai-faux », divisés en 7 sous-groupes pour
la mesure de l’hétérohostilité (de l’agressivité ou violence physique à l’hostilité verbale dans la forme ou le
contenu) et un sous-groupe évaluant l’autohostilité [5].
• HDHQ (Hostility and Direction of Hostility Questionnaire) de Foulds (1965) [11]. Caine et al. [6] en ont
isolé 3 sous-échelles évaluant la dimension de punitivité tournée vers l’extérieur et une sous-échelle : la
dimension intrapunitive.
• IDA (Irritability, Depression and Anxiety scale) de Snaith et al. (1978), mesurant l’hostilité dirigée vers
l’extérieur et contre le sujet lui-même [37].
• La Lion Scale est un instrument d’hétéro-évaluation peu utilisé.
Ces échelles paraissent perfectibles pour mieux les adapter à la critériologie sémiologique et diagnostique
d’aujourd’hui.
HOSTILITE ET DEPRESSION
C
hez certains sujets, peu enclins à s’autoriser au plaisir, « grincheux », irascibles, souffrant de cet état et
mal tolérés par leur entourage, l’irritabilité constitue un trait de personnalité, sans dimension véritablement
pathologique.
Selon Laborit [20], l’inhibition sociale des conduites agressives qui caractérise notre civilisation contribuerait
à la pérennisation d’une irritabilité permanente, communément observée dans la vie quotidienne, comme le
soulignent Hardy et Féline [17].
Chaque individu a son propre niveau d’hostilité, dont le seuil d’expression en réponse à divers stimuli, dans
diverses circonstances, est variable. L’hostilité est un symptôme fréquemment retrouvé dans la pathologie
psychiatrique : les troubles anxieux, névrotiques, les conduites addictives, les troubles thymiques et
psychotiques.
L’humeur dysphorique était un des critères de la catégorie diagnostique « Épisode dépressif majeur » du
DSM-III. Dans le DSM-III-R, l’humeur dysphorique disparaît. Seule persiste l’humeur dépressive,
éventuellement irritable, mais uniquement pour les enfants et les adolescents.
Rado (1928) décrivait des déprimés irritables, susceptibles [34]. Dès 1961, Grinker et al. individualisaient
4 groupes de déprimés, l’un étant qualifié de provoquant et hostile [16].
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ASPECTS
SÉMIOLOGIQUES
À partir de l’analyse factorielle de la BPRS (Brief Psychiatric Rating Scale) [27], Overall et al. ont isolé
3 types de dépression [28] : anxieuse, hostile et ralentie. Le sous-type « hostile » manifeste ouvertement de
l’hostilité envers les autres tout en restant actif, voire agité.
Mayo [24] et Friedman [13] montrent que le degré de « punitivité » générale des déprimés et surtout
d’autopunitivité diminue avec la rémission de la dépression. Ils en font donc un marqueur d’état.
Gershon et al. [14] réfutent la relation entre l’hostilité et l’amélioration symptomatique de la dépression.
Néanmoins, ils rapportent une majoration de l’hostilité lors d’une aggravation de la dépression chez des
femmes aux traits de personnalité prémorbides hystériques.
Par contre, pour les femmes présentant des traits obsessionnels, tantôt l’hostilité diminue avec le
développement du processus dépressif puis réapparaît avec l’amélioration, tantôt rien ne change.
Rosenthal et Gudeman [35] identifient à l’aide d’une analyse factorielle chez des femmes déprimées, deux
facteurs déterminants : d’une part un tableau endogène, d’autre part un ensemble regroupant plaintes
hypocondriaques, auto-apitoiement, complaintes et exigences tyranniques, irritabilité, hostilité et anxiété.
Paykel propose d’isoler quatre groupes de dépression : les dépressions psychotiques, les dépressions
anxieuses, les dépressions hostiles, les dépressions du jeune adulte avec troubles de la personnalité [29]. Cet
auteur précise ce qui apparaissait sous-jacent avec Rosenthal et Gudeman : le groupe classé comme déprimé
non endogène manifeste une rancœur et une colère substantiellement (bien que non significativement) plus
élevées que les déprimés endogènes.
Se heurtant aux difficultés d’évaluation de la dimension d’hostilité, Paykel propose d’utiliser le discours du
patient, un questionnaire structuré d’auto-évaluation et de coter le comportement verbal, l’attitude du patient.
Cependant, il apparaît qu’à l’intérieur d’une population de déprimés hostiles, d’autres paramètres doivent être
pris en compte :
— les hommes sont plus assertifs que les femmes ;
— les jeunes sont plus assertifs que les personnes âgées ;
— les groupes socio-économiques faibles sont plus assertifs dans leurs interrelations ;
— chez l’enfant, l’hostilité le rend intolérable donc puni : un cercle vicieux s’installe avec un système de
communications hostiles.
Weissman alimente le débat en posant la délicate question des relations du déprimé avec son entourage, en
particulier les enfants [39]. Les entretiens avec la famille révèlent que le déprimé le plus ralenti peut s’avérer
extrêmement hostile dans son milieu familial. L’hostilité est empreinte d’ambivalence et de culpabilité et peut
être longtemps masquée ou présentée en termes socialement acceptables (difficultés à tolérer les enfants, leurs
bruits, irritabilité…), minimisant le degré de violence.
Philip [30] constate une diminution du score d’autopunitivité chez les déprimés améliorés, sans modification
du score d’extrapunitivité [31]. Il arrive aux mêmes conclusions que Mayo en raisonnant sur les sous-échelles
de l’HDHQ.
La direction de l’hostilité est appréciée en fonction de l’équation :
(2SC + DG) – (AH + CO + PH).
Les termes de cette équation sont des sous-échelles d’autocritique (SC), de culpabilité délirante (DG), d’
acting out de l’hostilité (AH), de critique de l’entourage (CO) et de projection de l’hostilité (PH) [6]. Un score
positif témoigne d’une hostilité dirigée vers le patient : ce score autopunitif serait le plus sujet à variations. Il
conviendrait donc de séparer les scores extra- et autopunitifs afin de ne pas les combiner dans un artifice que
peut représenter la « direction globale de l’hostilité ».
Blackburn étudiant une population de déprimés unipolaires (UP), de déprimés bipolaires (BP) et de
maniaques constate que UP et BP ont un score autopunitif élevé [3]. Le score extrapunitif des UP est
significativement supérieur à celui des BP. Le score général d’hostilité des UP est supérieur à celui des BP. Les
UP guéris ont des scores auto- et extrapunitifs supérieurs à ceux des BP guéris.
Ces résultats concordent avec ceux de Mayo [24] et de Philip [31].
Schless et al. ont étudié l’orientation de l’hostilité de 37 patients déprimés [36]. Ils retrouvent une corrélation
positive entre degré d’autohostilité et sévérité de la dépression.
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DEPRESSIONS
HOSTILES
Ils notent, en outre, une corrélation positive entre la présence de traits hystériques et le degré de ressentiment
à l’égard des objets concernés par l’hostilité.
Ces résultats sont apparemment en accord avec les hypothèses de Mc Cranie [26] selon lesquelles l’hostilité
serait une défense contre la dépression, mais sont démentis lorsque la dépression s’aggrave alors que l’hostilité
décroît.
Schless et al. isolent 4 groupes à partir d’une analyse factorielle : a) groupe 1 où prédominent anxiété,
culpabilité, introjection de l’hostilité avec ressentiment ; b) groupe 2 manifestant de l’hostilité verbale et du
négativisme ; c) groupe 3 où prédominent anxiété, suspicion (méfiance), ressentiment et contrôle des
sentiments hostiles ; d) groupe 4 caractérisé par des assauts physiques, des écarts de langage.
Schless et al. considèrent leur échantillon comme représentatif des déprimés et affirment que l’hostilité se
répartit de manière équivalente entre auto- et extrapunitivité.
La question d’une évolution parallèle et indépendante de la dépression, de l’anxiété et de l’hostilité est posée
dans la mesure où Schless et al. observent différentes combinaisons de ces paramètres.
À partir d’un autoquestionnaire, Pilowsky ne constate pas de différence objective entre déprimés endogènes,
déprimés non endogènes et non déprimés [32]. Cette étude montre que plus le score subjectif de colère est
élevé plus le syndrome dépressif est probablement non endogène. L’association entre colère et dépression non
endogène pose la question de la possible valeur adaptative de la colère, élément de réponse initiale à toute perte
ou frustration [4]. Bowlby a développé cette hypothèse d’une valeur fonctionnelle de l’hostilité comme réaction
à une séparation mère-enfant, permettant de surmonter l’absence, puis en cas de retrouvailles précoces, de
décourager une nouvelle tentative de séparation [4].
Pilowsky abonde dans le sens de Weissman en accordant à la colère une valeur discriminante entre les
différents types de dépression.
Fava et al. [8], Overall et al. [28] et Paykel [29] partagent le même point de vue : les symptômes d’hostilité
surviennent dans certains groupes de déprimés. Ces auteurs stipulent que chez les sujets n’ayant pas été
confrontés aux expériences de « perte », une corrélation positive et significative apparaît entre hostilité,
dépression et symptômes paranoïdes. L’importance des conflits interpersonnels retrouvés chez ces patients
justifierait cette constellation clinique particulière.
Au contraire, chez les sujets ayant eu à se confronter avec la perte d’un objet aimé, aucune corrélation entre
hostilité, dépression et symptômes paranoïdes ne peut être établie.
Sur une échelle évaluant le degré de « capacités amicales » (Friendly Scale), les patients meurtris par une
réelle perte sont plus enclins à entretenir des rapports de bienveillance réciproque avec leur entourage que les
patients n’ayant pas subi de perte.
Une corrélation négative a pu être objectivée entre hostilité et symptômes obsessionnels chez le déprimé.
Utilisant la série verbale de Gottschalk [15] à la recherche de la mesure de l’hostilité latente et patente,
Gershon et al. [14] obtiennent des résultats comparables : l’hostilité dirigée contre l’environnement augmente
chez des femmes aux traits de personnalité hystérique à mesure que la dépression s’aggrave, et inversement
lors de l’amélioration.
Chez des femmes déprimées et obsessionnelles, la relation entre hostilité dirigée vers l’extérieur et
dépression n’est pas modifiée ou, au contraire inversée avec une diminution de l’hostilité quand la dépression
s’aggrave. Le mauvais contrôle de l’agressivité de l’obsessionnel serait corrigé par l’accès à une position
dépressive.
Ces résultats ne sont pas confirmés par Fernando [10] qui utilise la Buss and Durkee Hostility Scale. L’étude
de Fava [8], comme celle de Fernando, suggère que l’hostilité et les symptômes obsessionnels dépendent du
mode de mesure de l’hostilité utilisé, mais aussi du type de patient déprimé, ainsi que de la sévérité de la
dépression. La même étude relève une corrélation négative entre perte d’insight et hostilité.
Malgré les nombreux biais méthodologiques que soulignent Fava et al. (notamment le choix exclusif de
dépressions primaires, ce qui tend à écarter les troubles de la personnalité où l’hostilité peut être un trait, les
dépressions chroniques où le remodelage de la personnalité voire la marginalisation provoquent frustration et
ressentiment), les résultats d’études antérieures à propos du lien entre hostilité et dépression, mais aussi les
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ASPECTS
SÉMIOLOGIQUES
points de vue de Bibring [2], Weissman et Gershon selon lesquels dépression et hostilité sont des affects
indépendants chez une proportion substantielle de patients sont donc confirmés. La mise en évidence de
l’hostilité pourrait permettre de prévenir des conduites à risque ou d’anticiper des passages à l’acte suicidaires
chez des déprimés hostiles plus enclins à des comportements autodestructifs [30]. Yesavage et al. objectivent
ce lien en utilisant des autoquestionnaires relatifs à l’hostilité indirecte corrélée à l’autodestructivité [40].
Féline [9] choisit de parler d’humeur hostile lorsque le comportement du sujet est en rupture par rapport à
l’habitude. Tous les degrés entre l’hostilité latente et l’hostilité agie jusqu’au passage à l’acte agressif peuvent
se rencontrer. Il souligne un aspect trop souvent négligé : l’association entre douleurs somatiques et
dépressions hostiles.
Qualifiés de « nouveaux hypocondriaques », ces patients sont vite dans une impasse par rapport à leur famille
et leur médecin. Ceci concernerait plus souvent des femmes de la cinquantaine [9].
Les douleurs somatiques sont décrites de manière détaillée et s’expriment avec sthénicité. La douleur morale
est souvent intense. L’indicibilité, autrement que dans la douleur, a fait évoquer la parenté avec les troubles
psychosomatiques.
Le pronostic est considéré comme sombre. Ces états se distinguent nettement des dépressions masquées où
l’expression de la douleur est monotone, où les symptômes accessoires appartiennent davantage au registre
dépressif que dysphorique, et surtout où l’impact des antidépresseurs est satisfaisant.
La place de l’hostilité, de l’agressivité dans les dépressions du sujet âgé n’est pas suffisamment soulignée
dans la littérature. Léger [22] rappelle justement le fréquent « recours » du sujet âgé déprimé à des conduites
agressives. Ces manifestations caractérielles ont d’autant plus d’importance que l’âge peut faire banaliser ces
comportements en les attribuant à une détérioration, d’autant que l’hostilité n’est qu’un symptôme dans un
ensemble de conduites à tonalité régressive (syndrome de glissement). Ces états sont labiles, réversibles pour
peu qu’ils soient repérés et traités.
Feline reprend à son compte le terme de « dépression manquée » (Ploton [33]) à propos de ces états dont
l’évolution peut s’avérer moins favorable qu’espéré. L’hostilité ressentie par le sujet âgé déprimé tient en partie
à la fonction persécutoire qu’exerce la dépression. La régression serait ainsi l’expression de règlements de
compte provenant de conflits narcissiques non métabolisés.
Les personnalités pathologiques sont connues pour leur propension à l’agressivité. Ces personnalités souvent
confrontées à l’angoisse, au manque, au vide, à la dépression s’expriment sur le terrain du ressentiment, de la
haine, de l’insatisfaction, du reproche.
De nombreux auteurs ont souligné la valeur parfois conversive de la dépression, forme socialement plus
admise de l’hystérie et de son agressivité.
Enfin, l’hostilité peut signer le caractère transculturel de certaines dépressions. Dans les sociétés judéochrétiennes où la place laissée à l’individu est forte et valorisée, la rupture dépressive introduit plus volontiers
une autodévalorisation. Dans des cultures ou des sociétés où le groupe, le clan, l’idéal communautaire priment
sur l’individu, le sujet déprimé se retourne contre l’environnement lorsqu’il se déprime (cultures africaines,
asiatiques).
Kendell a présenté un abord sociologique de l’agressivité dans ses rapports avec la dépression [18]. Son
hypothèse repose sur l’idée d’une balance dont deux des contrepoids seraient représentés par l’agressivité
d’une part et la dépression d’autre part. Il suggère un antagonisme de principe entre les deux positions, le
passage de l’une à l’autre étant déterminé par la plus ou moins grande permissivité des comportements violents
ou au contraire le degré de répression des velléités agressives naturelles. Ainsi, la dépression pourrait résulter
de l’inhibition de la réponse agressive suscitée par une frustration.
Kendell étudie la prévalence de la dépression au sein de cultures très permissives ou au contraire prohibant
toute forme d’agressivité : chez les Anabaptistes, « groupe pacifiste », la fréquence de la psychose maniacodépressive est anormalement élevée ; les dépressions névrotiques et psychotiques non PMD sont également
plus fréquentes que dans la population américaine et européenne de référence.
Cependant, la démonstration a du mal à se vérifier avec les groupes à haut niveau d’expression de violence
qui ne semblent pas protégés de la dépression (milieux militaires et carcéraux).
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DEPRESSIONS
HOSTILES
Cette vision binaire ne correspond pas à la réalité clinique. L’individualisation de groupes de déprimés
présentant des aspects sémiologiques variés garde sa pertinence même si un modèle intégratif ne peut être
proposé aujourd’hui, sans doute du fait de l’hétérogénéité étiologique et phénoménologique des dépressions.
CONCLUSION
L
’association de l’hostilité, de l’agressivité avec des affects ou des syndromes dépressifs est fréquente mais
ne se laisse pas saisir de façon univoque.
Les traitements antidépresseurs sont d’autant plus efficaces que la personnalité est moins saturée en traits de
personnalité pathologique. Dans ce cas, on peut attendre d’un traitement qu’il dissipe hostilité et dépression
[19].
Ailleurs, l’organisation pathologique de la personnalité, le recours à l’expression psychosomatique, la
fonction régressive de l’accès dépressif chez un sujet âgé péjorent le pronostic. Les passages à l’acte suicidaire,
la chronicisation, la défaillance somatique sont autant d’échecs qui fragilisent l’espoir d’un retour à un niveau
thymique acceptable pour le patient et son entourage.
L’hostilité « peut à elle seule exprimer le malaise du déprimé ».
Or, chez ces sujets pour lesquels existe le risque d’un diagnostic trop hâtif de « trouble du caractère », les
risques de passage à l’acte auto-agressif ou hétéro-agressif ne doivent pas être méconnus [7]. Extériorisée, cette
hostilité peut se retourner contre la famille, en particulier les enfants, qui peuvent alors être soumis à de
mauvais traitements physiques ou psychiques [39]. L’action des antidépresseurs sur la symptomatologie
dépressive peut laisser inchangée la dimension d’hostilité, à laquelle sont liés les passages à l’acte [19].
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