20 sort

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20 sort
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COUP DU SORT
Marjolaine s'offre à la scène de la vie avec une hâte gloutonne. Elle se délecte de sa propre
voix dans le micro, roule des hanches, tambourine le plancher à petits pas feutrés comme une
chatte ferait ses griffes dans la suédine des rideaux. « Elle finira sur les planches », avait dit la
directrice de l'école primaire.
L'école est finie. Elle est à la salle des fêtes prêtée par la paroisse St Bruno pour le petit
groupe en formation. Un guitariste étudiant, un pianiste lycéen, un batteur nouvellement
bachelier. Elle s'est rajoutée par le fait du hasard. Elle a entendu de la musique, elle est entrée,
ils ont dit : « Tu veux chanter avec nous ? » Elle se fait la gorge dans le micro, toussote,
compte 1,2,1,2 laisse défiler en elle un frémissement de plaisir en soupirant. Être ici, sur une
vraie scène et se glorifier d'avance de la réussite, avec ces jeunes musiciens qu'elle connait si
peu. Son père serait-il fier d'elle ? Ses parents viendraient-ils la voir, l'applaudir ? Derrière
elle, Jacques remue les papiers de la partition, lance tout à coup une volée de notes qui se
dispersent comme un vol de bourdons. Elle revient au présent, à l'éblouissement des lumières
qui projette son ombre sur le rideau du fond. Elle a mis des couleurs à ses joues, s'est entouré
les yeux pour se faire un regard papillon, bleu et noir. Ses petits talons claquent d'impatience
sur le plancher. Anxieuse, elle tournicote dangereusement son collier de fausses perles. Elle a
l'impression de s'empâter dans un nectar sucré mais gluant. Qu'est-ce qu'elle fait là, au fond ?
Elle se tortille un peu trop a dit Jean-Paul avec son accent pied-noir, tandis que Laurent aime
bien quand elle termine en tournant sur elle-même au dernier accord de jazz. Jacques semble
s'être imposé comme un intermédiaire entre elle et les autres. C'est un chef qui prodigue ses
ordres sous forme de suppliques langoureuses. Elle ne sait pas si elle osera quand il y aura du
monde plein la salle. Marjolaine est inquiète. Rester en scène pendant trois heures, ce ne sera
pas simple. Elle hésite encore. Est-elle capable ? La supporteront-ils, elle qui n'est ni
étudiante, ni riche, ni musicienne ? Une fois sur deux elle rate sa sortie sur la chanson du
sous-marin vert et une fois sur deux, elle communique un fou rire à l'orchestre. Quand sourd
en elle la rumeur des bravos, un claquement de fouet lui rappelle son devoir d'obéissance et de
normalité. Ce n'est pas avec ça que tu vas gagner ta vie, lui serine sa mère. Trouver un boulot
pour donner toute sa paie, aider sa famille. Pourquoi pas se marier et avoir des enfants
pendant qu'on y est ? Encore ce matin, Marjolaine a fait a fait des recherches d’emploi. Elle
offre aux patrons un regard lointain, une pâleur maladive et peu d'empressement. Toujours
prise par ses pensées d'écriture de chansons, elle retient mal les mots qui se bousculent à ses
lèvres et ce tremblement perpétuel de sa bouche lui donne un air idiot.
Ils se sont mis à répéter la chanson que Marjolaine a écrit quelques jours plus tôt sur une
mélodie de Jacques : « Génaro ». Le thème est inspiré par le terrible tremblement de terre en
Italie qui vient d'avoir lieu. Elle chante avec un trémolo peu habituel. Elle se sent ridicule. «
Ça viendra, ça viendra dit Jacques. C'est très beau, répètent les autres, oui vraiment, c'est très
beau ». Loin de la rassurer, ces mots pèsent par l'obligation de réussite qu'ils implorent. Elle
caresse machinalement le rideau de suédine empoussiéré qui frôle le micro. Devant elle, la
fosse de l'orchestre est un abîme béant au fond duquel un grouillement d'insectes se prépare à
l'ingérer. Elle doit résister jusqu'au bout à la tentation d'abandon qui l'assaille. Une voix lui
souffle de parfaire, de persévérer. Une autre voix se moque, la dénigre, la submerge : ils sont
trop bien pour toi ces enfants gâtés. C'est Jean-Paul qui lance le rythme en frappant ses
baguettes et Marjolaine commence encore trop tôt. Il faut reprendre. C'est agaçant de toujours
recommencer et c'est difficile. Elle fait le clown comme elle le faisait sur l'estrade de la classe
pour noyer dans l'ambiance son mal être et son ignorance. Les garçons aiment bien son côté
rigolo. Ils sont persuadés que ça fera rire. Mais elle doit saisir le rythme à tout prix, déverser
avec rage cette voix capricieuse à sortir, insoumise et tremblotante. Quand elle y arrive enfin,
c'est son corps tout entier qui se coule dans une rivière tiède et lumineuse. Elle oublie tout : sa
peur du ratage, son angoisse face aux regards accrochés à ses lèvres, face à son corps si
malhabile, à ses pieds qui peuvent trébucher d'un instant à l'autre sur un mauvais geste, sur un
faux pas, sur une erreur, la rendre ridicule. Il faut travailler. Le gala des cheminots à lieu dans
deux mois. Leur premier cachet. Oui, vraiment, il le faut. Elle sent dans son dos l'attention
qu'on lui porte. Surtout Jacques qui la caresse d'un regard amusé et coquin. La douceur de ses
conseils et le claquement de ses doigts sur le piano la mettent en émoi. C'est du sérieux,
répète-t-il avec son sourire rose, large et suppliant. Et Marjolaine se demande si, justement, ce
n'est pas trop sérieux pour elle.
Il est tard quand elle quitte la salle. A cause des grèves fréquentes et aussi par souci
d'économie, elle rentrera à pied. Ses petits talons picorent le bitume. La tête enfoncée dans les
épaules, elle serre sous son bras son sac à main démodé. Elle devra bien en changer un jour si
elle veut pouvoir se lover dans les paillettes du succès. Elle laisse ses trois comparses devant
la salle qui discutent en sautillant sur place. Elle traverse le boulevard de la Croix Rousse
entre deux camions de CRS. Elle baisse la tête. Elle a peur. Elle ne les aime pas. Son père s'est
fait matraqué la veille. Son sang coulait d'une narine, une vilaine bosse bleue poussait sur son
crâne dégarni. Il se plaignait, gémissait, sursautait sur sa chaise, jurait contre les CRS, contre
le gouvernement, injuriait les patrons, les pédés, les flics, les Italiens, les fainéants, les piedsnoirs et tout le tralala habituel. Sacré Phil. Il devait avoir fêté ses coups de matraque au
bistrot. Elle donne du pied dans les déchets qui jonchent le sol. Elle écrira une chanson sur le
sujet, tient, ça devrait plaire une chanson révolutionnaire.
- Attends-moi ! Marjolaine se retourne.
- Où tu vas si vite ? dit Jacques essoufflé. Je rentre chez moi, voyons. Où veux-tu que j'aille ?
- On va boire un coup à la Soierie ? Marjolaine fait demi-tour et ils repassent tous les deux au
milieu des CRS. Elle frissonne. Jacques lui prend la main. Ils courent. Elle est très heureuse.
- Pourquoi tu es partie si vite ? Le beau regard de Jacques caresse les perles de pacotille
qu'elle s'est flanquée autour du cou.
- Je suis un peu inquiète parce que mon père est allé manifester encore aujourd'hui, dit-elle en
soupirant, l'esprit perdu dans le pétillement de sa menthe limonade. Elle perçoit chez Jacques
une brusque raideur, un léger recul contre le dossier de sa chaise. Il se met à rire.
- Mon père aussi est allé manifester, dit-il après un silence. Marjolaine le regarde, presque
heureuse qu'ils se comprennent.
- Il est CRS ! Il rit de nouveau, pose ses mains sur celles qui viennent de se crisper sur le verre
de menthe limonade.
- Fils de CRS ? dit-elle avec un rictus de dégoût et de défiance.
- Et ben oui, tu sais, répond Jacques en lui caressant la joue, ces gens-là ont aussi des familles
avec des enfants.
Marjolaine porte son verre à la bouche, trop brusquement, s'asperge un peu. Elle tente de rire,
déconcertée. Elle regarde un instant ce beau brun aux yeux bleus qui la fait rêver depuis un
mois. Son avenir à l'orchestre la laisse subitement perplexe. Elle a l'impression de plonger
entre deux mondes, entre deux âges, entre deux abîmes ! Son corps n'est plus qu'une
lamentable éponge imbibée de tristesse. Elle entend déjà son père lui cracher à la figure : «
Dehors ! On ne veut pas de ça chez nous ! »
Tout défile dans sa tête à la vitesse d'un éclair : son frère délinquant, sa famille dans le
tourbillon de la grande révolution communiste, jusqu'à cette misère qu'ils affichent presque
avec fierté.
Reviendra-t-elle jamais chanter pour le gala des cheminots ?

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