1 SLOW (E)MOTION Auteur : Lune 5h30 du matin, le réveil sonne

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1 SLOW (E)MOTION Auteur : Lune 5h30 du matin, le réveil sonne
SLOW (E)MOTION
Auteur : Lune
5h30 du matin, le réveil sonne dans un petit appartement de la banlieue parisienne. Une main
agacée l'écrase pour le faire taire. Cette main c'est celle de Robert, 44 ans, conducteur de RER
à la RATP. Tous les matins il est arraché à son sommeil afin d'accomplir sa "mission d'intérêt
général" comme les politiques se plaisent à la nommer. Au début il ne s'en plaignait pas, ça lui
rappelait la belle locomotive qu'il avait reçue pour son cinquième anniversaire. Pourtant, très
vite il s'est rendu compte que les points communs entre son jouet fétiche et le RER B étaient
plus rares qu'il n'y paraissait : on a remplacé son élégant tchou-tchou, et les petits bonhommes
en plastique, par une alarme assourdissante et une vilaine foule qui n'est bonne qu'à se
bousculer ou se plaindre. Le gosse qui sommeillait encore en lui n'a vite plus eu aucune
affection pour sa locomotive.
6h30 du matin, les pieds pressés du conducteur se dirigent vers la gare d'Orsay. Il s'installe
aux commandes de son train, baptisé « Slow », comme s'il n'était pas déjà assez lent. Son
arrivée à l'aéroport Charles de Gaulle est prévue pour 7h51. Il atteint Châtelet dans les temps,
ce qui relève presque du miracle en vingt ans de carrière. L'étonnement de Robert ne s'éternise
pas. Dès le tunnel qui relie Châtelet à Gare du Nord, le signal d'arrêt clignote rouge. Dans un
crissement le conducteur parvient à arrêter l'engin. Il soupire et attrape le microphone pour
prévenir les passagers de la situation : « Nous sommes arrêtés momentanément sur la voie.
Veuillez ne pas tenter d'ouvrir les portes du wagon ». Robert le dit mécaniquement, comme s'il
le disait tous les jours ; peut-être parce qu'en ce moment il le dit tous les jours. Il appelle le
service de régulation pour obtenir des renseignements, mais la responsable est incapable de lui
en fournir. Pourtant ce n'est pas bien compliqué à trouver : il y a sûrement un colis suspect, un
suicide ou des manifestants sur la voie. Il n'a plus qu'à attendre. Ce n'est pas si grave, il est
déjà arrivé au boulot, lui, bien installé dans sa cabine.
De l'autre côté de la porte les gens râlent car ils vont être en retard : M. Trucmuche va avoir la
prime à leur place parce que lui habite à 2 min à pied du boulot, Mme Machinchouette ne les
acceptera pas en cours. Il n'y a pas que le retard qui exaspère : Nadine va abîmer son brushing
à être collé à tous ses inconnus ou pire André va suer dans son nouveau costume. Tout
prétexte est bon pour se plaindre, mais attention toujours en silence, il ne faudrait pas se
rendre compte que tout le monde est aussi agacé que nous. Jamais on ne se parle dans le RER.
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On garde nos écouteurs, on garde nos distances, on subit personnellement l'incident comme si
on était seul au monde alors que l'on n’a jamais été aussi entouré. La seule entorse au silence
que l'on peut se permettre consiste à passer un coup de fil à notre employeur pour le prévenir
de notre retard ou à notre amoureux car ça reste une bonne occasion de légèrement l'inquiéter.
Très vite il n'y a plus de réseau dans le tunnel. Les plus chanceux sont assis et peuvent encore
lire Métro ou un roman de Marc Lévy. Les moins chanceux sont compressés entre la porte, les
strapontins et la fameuse barre du milieu qui, théoriquement, sert à s'agripper mais que
personne ne veut toucher tellement elle est infestée de microbes.
Alors que tous se disent que la situation ne pourrait pas empirer, les néons se mettent à
grésiller et luttent pour rester allumés. En quelques secondes ils abandonnent le combat et
plongent toute la rame dans le noir complet. Robert, pour qui jusque-là l'incident relevait
presque de la routine, bougonne. Il n'existe pas de phrase toute faite dans ce cas-là et
l'improvisation ça n'a jamais été son fort. En attrapant le microphone, il sent une goutte de
sueur perler sur son front. Il se lance maladroitement en essayant d'imiter ce que ses acteurs
préférés auraient pu dire si cet incident avait été un film : « Ici Robert, je suis le conducteur de
ce train. J'imagine que vous n'avez pas non plus de lumière. Je suis... habitué à conduire ce
train, ne... vous inquiétez pas la situation est sous contrôle. Je ne sais pas concrètement ce
qu'il se passe là-dedans, mais vous n'êtes pas sans savoir que la RATP aime bien les pannes
mystérieuses ». Son discours hésitant suffit à briser le silence de l'autre côté de la cabine. On
commence peu à peu à se parler, à se questionner à voix haute sur la raison de cet incident.
Dans le noir, les gens ne peuvent plus se juger. Dans les galères, ils finissent par se
rapprocher.
C'est dans le wagon de tête qu'on est le plus serrés. Ça n'étonne personne puisque c'est dans ce
wagon que l'on monte quand on est en retard et que l'on a couru pour attraper son train. Il n'y a
pas que les trains qui sont toujours en retard, les gens aussi. On a beau pouvoir aller plus vite
grâce à tous ces moyens de transports, la vie s'est tellement accélérée que tous les RER du
monde ne suffisent pas à tenir la cadence. Les gens se réprimandent mutuellement parce que
quelqu'un leur écrase le bras, leur tient trop chaud ou bien encore a fait exprès de les
bousculer. D'ailleurs on pourrait s'amuser à faire une liste de tous les gens pour qui c'est
particulièrement difficile d'être dans ce train. A commencer par le môme qui se rend à l'école,
les femmes enceintes ou les personnes âgées. Mais on n’est pas là pour faire pleurer dans les
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chaumières. La vérité c'est que la plupart des gens qui sont dans ce train sont ordinaires. Il y a
Marc, 32 ans, par exemple. Son boulot est toute sa vie d'après les reproches de sa petite amie
et à l'instant il réalise qu'elle n'a pas tort Il s'est fait embarquer par les exigences du monde du
travail, les appels téléphoniques, les écrans et la tyrannie de l'instantané. Il en a oublié que la
nature n'a pas réglé ni mesuré le temps. Ce rythme infernal c'est l'Homme qui l'a créé et il se
bousille la vie à essayer de le suivre. Peu à peu les coïncidences de ce matin-là l'oblige à
parler aux gens qui l'entourent, sans les prendre de haut, ni les prendre pour des pions. Il
s'humanise à nouveau.
Dans sa cabine, Robert commence à se sentir seul. Pourtant il a toujours été solitaire, de la
cour d'école de maternelle à cet emploi impersonnel. Dans le noir, coincé avec pour seule
compagnie sa conscience, il sent les larmes lui monter aux yeux. Il n'a pas envie d'appeler à
nouveau le service de régulation car il sait qu'il ne lui apportera aucune solution autre que
celle de s'énerver. Curieusement il ressent le besoin de parler à tous ces inconnus. Alors il se
saisit à nouveau du microphone et se risque à se confier « C'est toujours Robert. Je suis désolé
de vous déranger, si toutefois vous aviez quelque chose de mieux à faire que de m'écouter... Je
ne vous connais pas, vous ne me connaissez pas non plus, et pourtant on est dans le même
train tous les jours. J'imagine qu'en ce moment vous me maudissez d'avoir arrêté cet engin.
Vous pouvez, si cela vous soulage. Mais sachez que ce n'est pas de ma faute. Je n'y peux rien
si le temps passe trop vite et qu'au moment où j'ai arrêté ce train, il s'est brutalement suspendu.
Je sais pas à quoi ressemble votre vie, j'espère qu'elle n'est pas qu'une suite de wagons
auxquels vous n'arrivez pas à vous accrocher. J'espère qu'elle vaut la peine d'être vécue en
dehors de ce genre d'incident parce que dans la mienne ce genre de panne est le seul
rebondissement. Je sais pas pourquoi je vous raconte tout ça, peut-être que j'en ai marre d'être
anonyme. Sachez que je suis avec vous dans cette épreuve et qu'on va bientôt s'en sortir.
Prenez le temps de connaître les gens qui sont à côté de vous. Ça sera peut-être la seule
occasion que vous aurez de faire taire ce silence devenu si bruyant ».
Dans le troisième wagon, Sancho, 53 ans, essaie de saisir le sens de ces paroles. Tous les
matins il monte dans SLOW, sans même le savoir car il ne sait pas lire. Il a débarqué en
France dans l'espoir de trouver un emploi et pourtant il a fini dans le RER B comme tous ces
autres employés, sauf que lui travaille dedans. Il y joue du violon en échange de quelques
pièces. Quand le train s'est arrêté, il a arrêté net de jouer. Mais comme ici personne ne parle et
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que le silence est selon lui la seule musique du monde qui ne soit pas belle à entendre, il se
remet à jouer. D'habitude les gens sont agacés par les mendiants mais aujourd'hui ils l'écoutent
et se sentent particulièrement apaisés. Certains se surprennent même à chantonner, à oublier
qu'ils sont dans le noir et accessoirement, dans une sacrée galère. Un couple dans le fond s'est
même mis à danser, serrés l'un contre l'autre, doucement, presque contents de cet arrêt du
temps. June, 21 ans, est aussi dans ce wagon. Rien ne la rapproche de Sancho à part l'étrangeté
de sa présence à Paris. Elle est venue tout droit des États-Unis il y a deux mois pour découvrir
la capitale française. On a beau dire du rêve américain, le sien a toujours été plus parisien.
Mais la réalité n'est pas à la hauteur de ses espérances. Elle ne fait que cumuler un job de
serveuses, des extra pour rembourser son logement, et monter dans un "SLOW" bondé tous
les matins. En entendant le timide air de violon, elle parvient à fermer les yeux et visualiser
les ponts et les lumières parisiennes. Elle se surprend à enfin aimer Paris.
Finalement la panique et les plaintes ont laissé place au partage, à l'envie de faire une pause et
de s'en souvenir. Robert n'a certes pas pu échanger avec les autres, mais il leur est
reconnaissant de l'avoir écouté. Cette sensation éphémère qu'il a été compris et entendu le
libère du poids de sa routine. Il s'aperçoit que parmi les centaines de pannes qu'il a vécues,
celle-ci l'a changé. Maintenant qu'il est plus léger et que les gens ont pris le temps de se parler,
il se doit de les sortir de là. Après un coup de fil rapide au service de régulation, il a enfin une
bonne nouvelle à annoncer à ses protégés : « C'est toujours Robert et pour la dernière fois
aujourd'hui car nous allons pouvoir repartir d'ici cinq petites minutes ! Vous allez rire mais ils
ne savent toujours pas pourquoi ils nous ont demandé de nous arrêter ! Qui sait peut-être
sommes-nous victimes d'attaques fantômes ?! En tout cas cette panne nous aura appris que
quand on va trop vite, on finit toujours par dérailler. Même si mon accent anglais est
monstrueux, j'ai envie de dire take it SLOW ! Bonne journée à tous et à demain ! ». Les mots
de Robert concluent une belle leçon de vie, une panne banale qui a transformé chacune des
petites âmes serrées de ce train. Leur perception du temps a changé car ils ont compris que la
vitesse n'en fait pas gagner. La lenteur permet de profiter et de changer les choses. Est-ce que
pour autant l'atmosphère du train changera dès demain ? Les voyageurs de SLOW seront-ils
les seuls à user de l'art de la conversation? On y aurait volontiers répondu. Mais à la sortie du
tunnel, dans le dernier wagon - le seul sur lequel nous ne nous étions pas penchés - un tic-tac
funeste
Lune
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sonne
la
fin
de
l'utopie.