Les nouveau-nés humains perçoivent

Transcription

Les nouveau-nés humains perçoivent
Les nouveau-nés humains perçoivent-ils les mouvements biologiques ?
Résumé
Mots clefs
Nous savons que le système visuel est particulièrement sensible aux mouvements produits par un organisme vivant. Nous allons présenter les deux
principaux paradigmes expérimentaux qui sont utilisés par les chercheurs
pour mettre en évidence cette sensibilité aux mouvements biologiques
aussi bien chez les adultes et les enfants que chez les nourrissons. Le premier
paradigme développé par Johansson utilise des mouvements de locomotion
présentés par des mouvements bidimensionnels de plusieurs points lumineux. Le second paradigme développé par Viviani propose des mouvements
simples (circulaire ou elliptique) produits par le mouvement bidimensionnel d’un seul point lumineux. Des résultats récents montrent que
les nouveau-nés humais sont attirés par les mouvements qui violent la
loi de puissance de Deux-Tiers (liant la cinématique et la géométrie
d’un seul point en mouvement). Ces résultats suggèrent que cette loi
pourrait être l’une des premières régularités perçue par le système visuel
des nouveau-nés.
Biologique,
mouvement,
nouveau-né,
perception,
vision.
FONDATION FYSSEN - ANNALES N° 22
Les nouveau-nés humains
perçoivent-ils les mouvements
biologiques ?
EDOUARD GENTAZ,
Chargé de Recherche (CR1) au
CNRS depuis novembre 1999
Affecté depuis 2005 au Laboratoire « Psychologie et Neurocognition » (UMR CNRS 5105),
Grenoble.
Principaux Thèmes de recherche
Perception visuelle et tactile des
propriétés spatiales du nouveau-né
à l’adulte.
Effet du toucher dans l’apprentissage de la lecture, de l’écriture et
de la géométrie chez les jeunes
enfants.
Titres, prix académiques et
responsabilités récents
Prix de l’innovation (2006) de
la fondation Rhône-Alpes Futur
Un grand nombre de recherches
menées depuis 30 ans révèle une
dichotomie entre la perception
visuelle des mouvements biologiques et celle des mouvements
non biologiques. Il est bien établi
maintenant que le système visuel
est particulièrement sensible aux
mouvements produits par un
organisme vivant (comme les
humains et les autres types de
21
Psychologie
« Télémaque, une nouvelle interface
visuo-haptique pour mieux apprendre
à écrire ».
Habilitation (2005) à diriger les
recherches intitulée « La perception
haptique de l’espace : fonctionnement,
développement et application à l’apprentissage de la lecture » soutenue le
19 décembre 2005, Université
Pierre Mendès France de Grenoble.
Responsable (2007-2011) de l’équipe « Psychologie et Neurocognition des systèmes perceptivo-moteurs » du Laboratoire de
Psychologie et Neurocognition
(UMR CNRS).
Membre (2004-2008) du Comité
National du CNRS, section 27
« Cerveau, Cognition & Comportements » et de la commission
CID 45 Cognition, Langage, Traitement de l’information, système
naturel et artificiel du CNRS.
Publications (articles et ouvrages)
en 2006 et 2007
Baud-Bovy G. & Gentaz E.
(2006). The haptic reproduction
of orientations in three-dimensional space. Experimental Brain
Research, 172, 283-300.
Bara F., Gentaz E., & Colé P.
(2007). The visuo-haptic and
haptic exploration increases
the decoding level of children
coming from low-socioeconomic
status families. British Journal
of Developmental Psychology, 25,
643-663.
22
vertébrés). Nous allons présenter successivement les
deux principaux paradigmes expérimentaux qui sont
utilisés par les chercheurs pour mettre en évidence cette
sensibilité aux mouvements biologiques aussi bien chez
les adultes et les enfants que chez les nourrissons.
LE PARADIGME DE JOHANSSON :
ÉTUDE DE LA PERCEPTION
VISUELLE DES MOUVEMENTS
DE LOCOMOTION
Chez les adultes et les enfants
Une grande partie des études sur le mouvement biologique réalisées ces dernières années s’inspirent des
travaux pionniers de Johansson (1973) sur l’information visuelle des configurations de mouvements du
corps humain. Ainsi, Johansson a filmé dans le noir une
personne se déplaçant sur laquelle il a placé des diodes
lumineuses au niveau des articulations (Figure 1).
De cette manière, un mouvement bidimensionnel de
points lumineux est donc obtenu. Plusieurs mouvements biologiques tels que la marche, la course, la
danse ont été filmés. Puis, Johansson a présenté ces
films (composés de points lumineux en mouvement) à
un grand nombre de participants qui n’avaient jamais
vu auparavant ces configurations. Lorsque la configuration était statique, aucun des sujets n’a pu reconnaître
ce qu’elle représentait. Dès que les points s’animaient,
tous les sujets reconnaissaient immédiatement le mouvement d’un corps humain et son type. Par la suite,
Johansson (1976) et Johansson, von Hofsten, & Jansson, (1980) ont montré que le temps de présentation de
100 msec est suffisant pour que des adultes reconnaissent une silhouette humaine en mouvement alors qu’un
temps de 200 msec est nécessaire à des enfants d’âge
scolaire. Sans apporter de preuves expérimentales
directes, Johansson et ses collègues suggère que
cette capacité serait inhérente au système visuel.
Il faudra attendre les études chez les nourrissons pour
tenter de répondre à cette question de l’origine de
cette habileté.
Edouard Gentaz : Les nouveau-nés humains perçoivent-ils les mouvements biologiques ?
Congedo M., Lecuyer A. & Gentaz E. (2006). The influence of
spatial delocation on perceptual
integration of vision and touch.
Presence: Teleoperators & Virtual
Environments, 15, 353-357.
Dessus P. & Gentaz E. (Eds)
(2006). Apprentissages et enseignement. Sciences cognitives et Education.
Paris : Dunod.
Faineteau H., Palluel-Germain R.
& Gentaz E. (sous presse). Effets des
points d’inflexion sur les estimations des distances euclidiennes
dans une tâche manuelle d’intégration de trajet. L’Année Psychologique.
Féron J., Gentaz E. & Streri A.
(2006). Evidence of amodal representation of small numbers across
visuo-tactile modalities in 5month-old infants. Cognitive Development, 21, 81-92.
Gentaz E. & Gaunet F. (2006).
L’inférence haptique d’une localisation spatiale chez les adultes et
les enfants : étude de l’effet du trajet et de l’effet du délai dans une
tâche de complétion de triangle.
L’Année Psychologique, 2, 167-190.
Gentaz E., Hatwell Y. & Hennion B. (2006). Percevoir les objets.
In P. Fuchs (Ed), Traité de la Réalité
Virtuelle 3. Volume 1, (pp. 265-289).
Paris : École des Mines de Paris.
Gentaz E. & Mazens K. (2006).
Que savent les nouveau-nés en 20 questions ? Paris : Éditions Médecine et
Enfance.
Figure 1 : La figure A montre le dessin d’un homme se déplaçant sur lequel
le chercheur a placé des diodes lumineuses au niveau des articulations.
La figure B représente un mouvement bidimensionnel de points lumineux
qui est reconnu immédiatement par des adultes comme un mouvement
(biologique) de marche.
Chez les nourrissons
Les études sur la perception des mouvements biologiques chez le bébé sont anciennes et peu nombreuses.
Toutes ont utilisé comme stimulus les « points lumineux dynamiques » de Johansson décrit précédemment
et comme méthode celle « du temps de regard préférentiel », largement utilisé chez les nourrissons depuis
Fantz (1964). Ainsi, Fox et McDaniel (1982) ont présenté à des bébés de 2, 4 et 6 mois deux scènes visuelles : une avec un mouvement de locomotion (biologique) et une autre avec un mouvement non biologique
(de différents types, voir ci-dessous). Chacune des scènes était présentée sur un écran, côte à côte. Un essai
durait 15 secondes et pendant cette durée, les chercheurs ont mesuré le temps de regard de chaque scène.
Le nombre d’essai était variable selon les bébés (dix
essais minimum et 30 au maximum). Si le bébé est sensible aux mouvements biologiques, les temps de regard
pour chaque scène doivent être différents et différents
23
Psychologie
Hillairet de Boifesron A., Bara F.,
Gentaz E. & Colé P. (2007). Préparation à la lecture des jeunes
enfants: Effets de l'exploration
visuo-haptique des lettres et de la
perception visuelle des mouvements d'écriture». L'Année Psychologique, 107, 537-564.
Meary D., Kitromilides E.,
Mazens K., Christian Graff &
Edouard Gentaz (2007). FourDay-Old Human Neonates Look
Longer at Non-Biological Motions
of a Single Point-of-Light. Plos
ONE 2(1): e186. doi:10.1371/journal.pone.0000186.
Palluel-Germain R., Bara F.,
Hillairet de Boisferon A., Hennion B., Gouagout P. & Gentaz E.
(2007). A visuo-haptic device Telemaque - increases the kindergarten children's handwriting
acquisition. IEEE WorldHaptic,
72-77.
Wydoodt P., Gentaz E. & Streri A.
(2006). Role of force cues in
the haptic estimations of a
virtual length. Experimental Brain
Research, 171, 481-489.
Pinet L. & Gentaz E. (2007). La
reconnaissance des figures géométriques planes par les enfants de
5 ans. Grand N, 80, 17-24.
24
du hasard (50 %). Dans l’expérience 1, les bébés de 4 et
6 mois préféraient le mouvement d’une configuration
de treize points représentant une forme humaine (environ 70 % du temps de regard) à un mouvement aléatoire du même nombre de points. Aucune préférence
n’a été observée chez les bébés de 2 mois. Dans l’expérience 2, les bébés de 4 et 6 mois préféraient le mouvement représentant une forme humaine en position normale à celui d’une forme humaine inversée (tête en bas).
Dans l’expérience 3, les bébés de 6 mois seulement préféraient le mouvement d’une main représentée par
quinze points placés sur les articulations des doigts à un
mouvement où les points ne sont pas placés sur les articulations. Aucune préférence n’est observée chez les
bébés de 2 et 4 mois. Pourtant, Fox et McDaniel (1982)
concluent à la nature innée de la sensibilité aux mouvements biologiques.
L’étude de Fox et McDaniel soulève deux questions.
La première concerne la nature de l’information présente dans le stimulus visuel sur laquelle se fondent les
bébés de 4-5 mois pour reconnaître un mouvement biologique de locomotion. Ce sont les travaux de Bertenthal (Bertenthal, Proffitt, & Cutting, 1984 ; Bertenthal, Proffitt, Spetner, & Thomas, 1985 ; Bertenthal,
Proffitt, & Kramer, 1987) qui ont exploré cette question. Ils ont, tout d’abord, confirmé les résultats de Fox
et McDaniel (1982) et mis en évidence un fait nouveau.
En supposant que les contraintes de rigidité entre les
points lumineux soient l’information nécessaire à la
reconnaissance du mouvement biologique, ils montrent que, dès 5 mois, les bébés discriminent un mouvement de points rigides d’un mouvement de points non
rigides. Cependant, aucune discrimination n’est observée lorsque les stimuli sont mis à l’envers, ce qui suggère que la rigidité des connexions ne semble pas être
suffisante. Ces études montrent donc que l’expérience
proprioceptive et visuelle jouerait un rôle limité dans la
capacité à décoder visuellement les mouvements de
locomotion.
La deuxième question concerne l’absence de discrimination des mouvements biologiques chez les bébés
de 2-3 mois. Ce résultat pourrait s’expliquer par une
Edouard Gentaz : Les nouveau-nés humains perçoivent-ils les mouvements biologiques ?
exposition pas assez suffisante à des mouvements biologiques et/ou par celui de la maturation intrinsèque du
système visuel. Il est aussi possible que le type de stimulus utilisé (plusieurs points lumineux) ne soit pas
assez attractif ou adapté aux très jeunes bébés (Gentaz
& Mazens, 2006).
Quoi qu’il en soit, des études récentes révèlent que
cette sensibilité aux mouvements biologiques est présente à la naissance chez les poussins (Vallortigara et al.,
2005), les chats (Blake, 1993), et les singes macaques
(Ferrari et al., 2006), suggérant que cette capacité
pourrait être une caractéristique intrinsèque à tous les
cerveaux des vertébrés. C’est pour toutes ces raisons que
nous avons choisi de proposer à des nouveau-nés un
autre type de mouvement biologique, celui tracé par un
seul point lumineux.
LE PARADIGME DE VIVIANI
ET SES COLLÈGUES : ÉTUDE DE LA
PERCEPTION DE LA CINÉMATIQUE
D’UN POINT LUMINEUX
Chez les adultes
Viviani et Stucchi (1989, 1992) ont examiné la perception de mouvements biologiques simples, comme
ceux tracés par un seul point lumineux et le rôle des
compétences motrices implicites. Avant d’expliquer ces
expériences, il nous semble plus pertinent de décrire la
propriété princeps du mouvement biologique utilisé.
La base de ces expériences est fournie par des études des
mouvements distaux des membres supérieurs chez
l’homme (Viviani & Terzuolo, 1982 ; Lacquaniti, Terzuolo, & Viviani, 1983 ; Viviani & Schneider, 1991).
Ces recherches ont permis de découvrir une particularité motrice spécifique concernant la cinématique du
mouvement. Lacquaniti et al. (1983) on analysé les
mouvements des tracés de figures géométriques telles
que des cercles et des ellipses et ont observé que la
vitesse du geste était fonction du rayon de courbure de
la trace écrite. En d’autres termes, lorsque nous dessinons une ellipse, nous accélérons dans les parties plates
et nous décélérons dans les courbures. Il y aurait donc
une relation systématique entre la géométrie et la cinématique du mouvement. Cette relation formerait une
règle procédurale qui définirait la spécificité des mouvements du système main-bras, caractérisant les mouvements biologiques. Plus précisément, Viviani et
Schneider (1991) ont montré que la vitesse instantanée
V (t) et le rayon de courbure R (t) de la trajectoire sont
reliés par l’expression :
V (t) = K [R (t) / (1 + ␣ r(t))]1-ß‚
Dans cette équation, les paramètres ␣ et ß sont
constants tout au long du mouvement. Le paramètre ␣
dépend de la vitesse moyenne et varie entre 0 et 0,1. Le
second, ß, prend des valeurs proches de 2/3 chez l’adulte
et des valeurs légèrement plus hautes chez l’enfant.
Le paramètre K correspond au gain de vitesse et il est
relativement constant sur les segments longs de la trajectoire. Du fait de la valeur du coefficient ß, cette
équation est appelée plus communément loi « Puissance Deux-Tiers ». De nombreuses recherches ont
tenté de générer des mouvements libres de la main
violant cette loi mais sans succès. Les mouvements
mécaniques (par exemple ceux des bras d’un robot),
quant à eux, n’obéissent généralement pas à la relation
vitesse-courbure de la loi « Puissance Deux-Tiers ».
Cette loi serait donc un moyen très sûr pour dire si un
mouvement est biologique ou non.
Viviani et Stucchi (1989, 1992) se sont penchés sur
la covariation entre la géométrie et la cinématique
exprimée par cette loi. Ces études ont montré que des
informations sur cette covariation seraient utilisées par
le système visuel. La perception visuelle des actions
serait influencée par des connaissances implicites
motrices, à tel point que dans certains cas, ces dernières
peuvent produire des illusions perceptives. Dans une
première expérience, Viviani et Stucchi (1989) ont étudié la perception de stimuli géométriques simples pour
lesquels la loi du mouvement est en conflit avec la
contrainte satisfaite par les mouvements distaux du
bras et de la main. Les auteurs ont utilisé le mouvement
elliptique d’un point lumineux dont la cinématique ne
respectait pas les contraintes biologiques, produisant
25
Psychologie
ainsi un conflit entre la forme et la loi du mouvement.
L’expérience a consisté à présenter sur un écran un point
lumineux se déplaçant selon une trajectoire elliptique
avec une cinématique correspondant à la loi « puissance
Deux-Tiers ». D’un essai à l’autre, l’excentricité de l’ellipse était modifiée tout en conservant la même cinématique. Lorsque le spot lumineux décrit à un moment
donné une trajectoire circulaire, mais avec un profil de
vitesse correspondant à la production d’une ellipse, les
résultats montrent que les sujets ont tendance à percevoir un tracé d’ellipse plutôt que celui d’un cercle alors
que la présentation statique de la même forme géométrique donne lieu à une reconnaissance systématique du
cercle. On observe donc des phénomènes d’illusions
perceptives lorsque la vitesse du mouvement et la
trajectoire ne respectent plus la loi de covariation
vitesse-courbure. Les auteurs expliquent ce phénomène
par la notion de compromis entre la forme perçue
et les lois cinématiques connues. Ce phénomène de
compromis est particulièrement visible lorsque l’on
propose aux sujets une trajectoire d’ellipse orientée
verticalement associée à une cinématique d’ellipse
orientée horizontalement. Dans ce cas, les sujets
présentent une tendance à percevoir un cercle, signe
manifeste d’un compromis entre les deux types d’informations disponibles. Cette expérience souligne donc
l’influence de la cinématique sur l’identification de la
forme des trajectoires.
La deuxième expérience (Viviani & Stucchi 1992),
quant à elle, a consisté à demander à des sujets adultes
de régler la vitesse de déplacement d’un point décrivant une trajectoire elliptique ou pseudo-aléatoire
pour qu’elle leur paraisse uniforme c’est-à-dire à
vitesse constante. Pour cela, les sujets actionnaient une
manette qui avait pour effet de modifier la valeur de
l’exposant‚ dans la relation de puissance V (t) = [K *
R (t) / (1 + ␣ R (t))] 1-ß‚ décrite précédemment. Les
auteurs observent que les sujets choisissent systématiquement une valeur ß‚ correspondant à celle observée
lors de la production de ce type de mouvement
(ß = 2/3) et jamais une valeur de 1 correspondant
26
mathématiquement à une vitesse uniforme. Ceci est
d’autant plus surprenant que ce choix correspond à des
variations de vitesse de près de 200 % le long de la trajectoire. Par ailleurs, on constate que la présentation
d’une vitesse mathématiquement constante le long
d’une trajectoire elliptique provoque, quant à elle, une
sensation de brusque accélération et décélération. Les
auteurs en déduisent que pour une raison qui reste à
préciser la perception d’une vitesse uniforme ne correspondrait pas à une réalité physique objective mais
bien au respect des lois de production des mouvements. De la même façon, une expérience récente a
permis de mettre en évidence que les sujets adultes
considèrent comme « naturel » uniquement des mouvements où la relation entre la courbure de la trajectoire et la vitesse instantanée respecte les lois de production des mouvements (Bidet-Ildei, Orliaguet,
Sokolov, & Pavlova, 2006).
En conclusion, Viviani et ses collègues suggèrent
que des connaissances motrices implicites interviennent dans les processus perceptifs. La perception consisterait en une mise en relation entre l’information
visuelle et une représentation motrice des règles de production des mouvements (cf. aussi la théorie motrice de
la parole de Liberman, Cooper, Shankweiler, & Studdert-Kennedy, 1967). Si des compétences motrices
interagissent avec des compétences perceptives, un
mécanisme de mise en relation entre ces deux types de
compétences doit exister. Plusieurs approches ont été
suggérées. L’approche traditionnelle postule une interface perception-action basée sur des codes indépendants. Un mécanisme de traduction permettrait la liaison entre le système perceptif et le système moteur
(Proctor & Reeve, 1985). Or, cette approche est remise
en cause par l’utilisation des connaissances motrices
implicites dans la perception et plus particulièrement
dans le codage perceptif (Liberman & Mattingly, 1985 ;
Viviani & Stucchi, 1992), ce qui suggère une similitude de codage entre les deux systèmes. Une traduction
ne serait donc pas nécessaire puisque le même code de
représentation serait utilisé. Cette approche, appelée
Edouard Gentaz : Les nouveau-nés humains perçoivent-ils les mouvements biologiques ?
théorie motrice de la perception, suggère que la structure du mouvement serait conçue comme une copie de
la structure perceptive. S’il existe encore un débat dans
la littérature internationale sur la nature de la relation
entre perception et action (cf. Prinz, 1992 ; Hommel,
Müsseler, Aschersleben, & Prinz, 2001), la plupart des
chercheurs suggèrent que cette sensibilité aux mouvements biologiques est intrinsèque au système visuel
(e.g. Johansson, 1975 ; Viviani, 2002). Une façon de
répondre à cette question consiste à étudier si les nouveau-nés sont capables de percevoir les cinématiques
biologique et non biologique d’un point lumineux.
Chez les nouveau-nés humains
âgés de quelques jours
suggère que les nouveau-nés humains ont tous les
pré-requis pour percevoir les mouvements biologiques
d’un point lumineux.
Nous avons donc testé l’hypothèse selon laquelle la
loi de puissance de Deux- Tiers (liant la cinématique et
la géométrie d’un point en mouvement) pourrait être
l’une des premières régularités perçue par le système
visuel des nouveau-nés humains (Meary et al. 2007,
soumis). Pour cela, nous avons donc présenté aux nouveau-nés deux paires de scènes issues des travaux de
Viviani et ses collègues (Figure 2). La première paire est
composée de deux scènes : une scène – biologique –
présentant un point lumineux traçant un cercle avec
une vitesse constante (cette condition satisfait les
contraintes de la loi Puissance Deux-Tiers) et une
seconde scène – non biologique – présentant un point
lumineux blanc traçant un cercle avec la cinématique
d’une ellipse. Ces deux scènes sont présentées simultanément à 24 nouveau-nés pendant 60 secondes (au bout
Nous savons aujourd’hui que, si le nouveau-né
arrive au monde visuellement naïf, il possède déjà un
certain nombre de capacités lui permettant de donner
sens à son monde (cf. Atkinson, 2000 ; Kellman
& Arterberry, 1998 ;
Slater, 2003). Par
exemple, il est capable
de discriminer des
schémas de visage
(e.g. Turati & Simion,
2002), des orientations spatiales (e.g.
Slater, Morison, &
Somers, 1988), des
objets réels (e.g. Streri
& Gentaz, 2003), ou
encore des objets en
mouvement (Volkmann
& Dobson, 1976). De
plus, une étude montre que des singes
macaques âgés de Figure 2 : Partie gauche, vue de face du dispositif mis au point pour tester les nouveau-nés. Partie droite, schéma des scènes
quelques jours répon- visuelles présentées au nouveau-né. Dans la condition 1 (en haut), la scène biologique (à gauche) présente un point lumineux
traçant un cercle avec une vitesse constante (cette condition satisfait les contraintes de la loi Puissance Deux-Tiers). La
dent à des stimuli en blanc
scène non biologique (droite) présente un point lumineux traçant un cercle avec la cinématique d’une ellipse (i.e. accélération
mouvements (Mikami pour les trajectoires de haut en bas ou de bas en haut et ralentissement pour les trajectoires plates). Dans la condition 2 (en
la scène biologique (à droite) présente un point lumineux blanc traçant une ellipse avec une cinématique « naturelle »
& Fujlita, 1992). L’en- bas),
et la scène non biologique (à gauche) présentera un point lumineux traçant une ellipse avec une vitesse constante. Nb. le fond
semble de ces résultats gris foncé de ces schémas sera en réalité un fond noir équivalent à celui des écrans de PC.
27
Psychologie
et une baisse de vigilance
des nouveau-nés pourraient
45
expliquer l’apparition de ce
comportement.
40
L’analyse des comporte35
ments
individuels suggère
30
Scène biologique
que l’augmentation du
25
Scène non biologique
pourcentage du temps de
Ailleurs
20
regard pour les mouve15
ments biologiques pour10
raient s’expliquer soit par
5
une augmentation du temps
0
regard moyen, soit par une
Première période
Seconde période
augmentation de la fréquence des regards, soient
Périodes
par les deux. L’examen de
Figure 2 : Pourcentage des temps moyens de regard des 51 nouveau-nés durant la première (de 0 à 30 secondes) et
la seconde (de 31 à 60 secondes) périodes de présentation des scènes biologique et non biologique. La différence entre
ces paramètres durant la
les pourcentages de temps de regard entre les scènes biologique et non biologique est significative dans la première
première période révèle une
période puis elle devient non significative dans la seconde période.
augmentation nette de la
des 30 premières secondes, la position spatiale relative
moyenne du temps de regard et une augmentation faides deux scènes est inversée). La seconde paire est comble et non significative du nombre moyen de regard.
posée de deux scènes : la scène biologique présentait un
Ensuite, la différence entre les temps de regard dispapoint lumineux blanc traçant une ellipse avec une cinéraît dans la seconde période alors que le nombre de
matique « biologique » (i.e. accélération pour les traregard demeure stable. Cette évolution des temps de
jectoires courbes et ralentissement pour les trajectoires
regard au cours des 60 secondes d’exposition suggère
plates) et la scène non biologique présentait un point
que les nouveau-nés pourraient s’habituer aux mouvelumineux traçant une ellipse avec une vitesse constante
ments non biologiques.
(cette condition ne satisfait pas les contraintes de la loi
En conclusion, ces résultats suggèrent que les nouPuissance Deux-Tiers). Ces deux scènes sont présentées
veau-nés, comme les adultes sont capables de discrimisimultanément aussi à 27 autres nouveau-nés pendant
ner les cinématiques biologiques vs non biologiques
60 secondes (au bout des 30 premières secondes, la
d’un point lumineux même si leurs systèmes visuels
position spatiale relative des deux scènes est inversée).
sont encore très immatures. La préférence pour les
Au total, 51 nouveau-nés ont été testés et retenus dans
mouvements biologiques pourrait s’expliquer par le
les analyses. Le temps de regard de chaque scène a été
modèle de violation des attentes (Wang et al., 2004) :
mesuré avec l’aide d’une caméra vidéo numérique.
les nouveau-nés regarderaient plus longtemps les mouL’analyse globale des temps de regard de 51 nouvements qui ne se conformeraient pas à la loi de la puisveau-nés révèle pour la première fois que ces derniers
sance Deux-Tiers. Il reste maintenant à examiner si
regardent plus longtemps le mouvement non biologil’interprétation de Viviani et ses collègues, fondée sur le
que que le mouvement biologique pendant les 30 prerôle des compétences motrices implicites, pourrait être
mières secondes (Figure 3). Durant la seconde période
appliquée à des nouveau-nés, compte tenu de leur faide 30 sec, les nouveau-nés regardent de manière égale
ble expérience motrice. Certains auteurs proposent des
les deux mouvements. Un mécanisme habituation
explications de la loi de puissance Deux Tiers fondées
% des temps de regard
50
28
Edouard Gentaz : Les nouveau-nés humains perçoivent-ils les mouvements biologiques ?
entièrement sur des caractéristiques du système visuel
et de ses mécanismes d’encodage (Pollick & Sapiro,
1997). Des recherches complémentaires sont nécessaires pour mieux comprendre comment cette loi est perçue avec un système aussi immature. Quoi qu’il en soit,
ces résultats montrent que les nouveau-nés humais sont
attirés par les mouvements qui violent la loi de puissance de Deux-Tiers (liant la cinématique et la géométrie d’un point en mouvement) et sont cohérents avec
l’hypothèse selon laquelle cette loi, pourrait être l’une
des premières régularités perçue par le système visuel
des nouveau-nés.
REMERCIEMENTS
Je souhaite vivement à remercier la Fondation
Fyssen pour le soutien qu’elle apporte à ces travaux sur
les compétences perceptives des nouveau-nés.
29
Psychologie
BIBLIOGRAPHIE
ATKINSON J. (2000). The developing visual brain. New
York: Oxford University Press.
BERTENTHAL B.I., PROFFITT D.R. & CUTTING J.E. (1984). Infant sensitivity to figural coherence in biomechanical motions. Journal of Experimental
Child Psychology, 37, 213-230.
BERTENTHAL B.I., PROFFITT D.R. & KRAMER
S. (1987). Perception of biomechanical motions by
infants: implementation of various processing constraints. Journal of Experimental Psychology: Human Perception and Performance, 13, 577-585.
BERTENTHAL B.I., PROFFITT D.R., SPETNER
N.B. & THOMAS M.A. (1985). The development of
infant sensitivity to biomechanical motions. Child
Development, 56, 531-543.
BIDET-ILDEI C., ORLIAGUET J.-P., SOKOLOV A.,
& PAVLOVA M. (2006). Perception of biological
motion of elliptic form, Perception, 35, 1137-1148.
BLAKE R. (1193). Cats perceive biological motions.
Psychological Science, 5, 221-225.
FANTZ R. (1964). Visual experience in infants.
Decreased attention to familiar patterns relative to
novel ones. Science, 146, 668.
FERRARI PF., VISALBERGHI E., PAUKNER A.,
FOGASSI L., RUGGIERO A.& SUOMI SJ. (2006).
Neonatal imitation in rhesus macaques. PLOS Biology,
4, 1501-1508.
FOX R. & MCDANIEL C. (1982). The perception of
biological motion by human infants. Science, 218, 486487.
GENTAZ E. & MAZENS K. (2006). Les nouveau-nés
sont-ils capables de voir avec leurs mains ou de toucher
avec leurs yeux ? Devenir, 18, 263-281.
JOHANSSON G. (1973). Visual perception of biological motion and a model for its analysis. Perception &
Psychophysics, 14, 201-211.
30
JOHANSSON G. (1976). Spatio-temporal differenciation and integration in visual motion perception.
Psychological Research, 38, 379-393.
JOHANSSON G., VON HOFSTEN C. &
JANSSON G. (1980). Event perception. Annual
Review of Psychology, 31, 27-63.
KELLMAN P. & ARTERBERRY M. (1998). The cradle
of knowledge. Development of perception in infancy. Cambridge, M.A.: MIT Press.
LACQUANITI F., TERZUOLO C.A., & VIVIANI P.
(1983). The law relating kinematic and figural aspects
of drawing movements. Acta Psychologica, 54, 115-130.
LIBERMAN A.M., COOPER F.S., SHANKWEILER
D.P. & STUDDERT-KENNEDY M. (1967). Perception of speech code. Psychological Review, 74,
431-461.
MEARY D., KITROMILIDES E., MAZENS K.,
GRAFF C. & GENTAZ E. (2007). Four-day-old
human neonates look longer at non-biological motions
of a single point-of-light. Plos ONE 2(1): e186.
doi:10.1371/journal.pone.0000186.
MIKAMI A. & FUJLITA K. (1992). Development of
the ability to detect visual motion in infant macaque
monkeys. Developmental Psychobiology, 25, 345-354.
POLLICK F.E. & SAPIRO G. (1997). Constant affine
velocity predicts the 1/3 power law of planar motion
perception and generation. Vision Research, 37,
347-353.
PRINZ, W. (1992). Why don't we perceive our brain
states? European Journal of Cognitive Psychology, 4, 1-20.
PROCTOR R.W. & REEVE T.G. (1985). Compatibility effects in the assigment of symbolic stimuli
todiscrete finger responses. Journal of Experimental
Psychology: Human Perception and Performance, 11,
623-639.
Edouard Gentaz : Les nouveau-nés humains perçoivent-ils les mouvements biologiques ?
BIBLIOGRAPHIE
SLATER A. (2002). Visual perception in the newborn
infant: Issues and debates. Intellectica, 57-76.
SLATER A., MORISON V. & SOMERS M. (1988).
Orientation discrimination and cortical function in the
human newborn. Perception, 17, 597-602.
STRERI A. & GENTAZ E. (2003) Cross-modal recognition of shape from hand to eyes in human newborns.
Somotosensory and Motor Research, 20, 13-18.
TURATI C. & SIMION F. (2002). Newborns’ recognition of changing and unchanging aspects of schematic
faces. Journal of Experimental Child Psychology, 83,
239-261.
ULLMAN S. (1979). The interpretation of visual motion.
Cambridge, MA.
VALLORTIGARA G., REGOLIN L. & MARCONATO F. (2005). Visually inexperienced chicks exhibit
spontaneous preference for biological motion patterns.
PLOS Biology, 3, 1312- 1316.
VIVIANI, P. (2002). Motor competence in the perception of dynamic events. In W.PRINZ & B. HOMMEL
(Eds.), Common mechanisms in perception and action: attention and performance (pp. 406-442). Oxford: Oxford
University Press.
VIVIANI P. & SCHNEIDER R. (1991). A developmental study of the relationship between geometry and
kinematics in drawing movement. Journal of Experimental Psychology: Human Perception and Performance, 17,
198-218.
VIVIANI P. & STUCCHI N. (1989). The effect of
movement velocity on form perception: Geometric
illusions in dynamic displays. Perception & Psychophysics,
46, 266- 274.
VIVIANI P. & STUCCHI N. (1992). Biological movements look uniform: evidence of motor-perceptual
interactions. Journal of Experimental Psychology: Human
Perception and Performance, 18, 603-623.
VIVIANI P. & TERZUOLO C A. (1982). Trajectory
determines movement dynamics. Neuroscience, 7, 431437.
VOLKMANN F C. & DOBSON M V. (1976). Infant
responses of ocular fixation to moving visual stimuli.
Journal of experimental child psychology, 22, 621-630.
WANG S., BAILLARGEON R. & BRUEKNER L.
(2004). Young infants’ reasoning about hidden objects:
evidence from violation-of-expectation tasks with test
trials only. Cognition, 93, 167-198. 16.
31
Psychologie

Documents pareils