Les nouveau-nés humains perçoivent
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Les nouveau-nés humains perçoivent
Les nouveau-nés humains perçoivent-ils les mouvements biologiques ? Résumé Mots clefs Nous savons que le système visuel est particulièrement sensible aux mouvements produits par un organisme vivant. Nous allons présenter les deux principaux paradigmes expérimentaux qui sont utilisés par les chercheurs pour mettre en évidence cette sensibilité aux mouvements biologiques aussi bien chez les adultes et les enfants que chez les nourrissons. Le premier paradigme développé par Johansson utilise des mouvements de locomotion présentés par des mouvements bidimensionnels de plusieurs points lumineux. Le second paradigme développé par Viviani propose des mouvements simples (circulaire ou elliptique) produits par le mouvement bidimensionnel d’un seul point lumineux. Des résultats récents montrent que les nouveau-nés humais sont attirés par les mouvements qui violent la loi de puissance de Deux-Tiers (liant la cinématique et la géométrie d’un seul point en mouvement). Ces résultats suggèrent que cette loi pourrait être l’une des premières régularités perçue par le système visuel des nouveau-nés. Biologique, mouvement, nouveau-né, perception, vision. FONDATION FYSSEN - ANNALES N° 22 Les nouveau-nés humains perçoivent-ils les mouvements biologiques ? EDOUARD GENTAZ, Chargé de Recherche (CR1) au CNRS depuis novembre 1999 Affecté depuis 2005 au Laboratoire « Psychologie et Neurocognition » (UMR CNRS 5105), Grenoble. Principaux Thèmes de recherche Perception visuelle et tactile des propriétés spatiales du nouveau-né à l’adulte. Effet du toucher dans l’apprentissage de la lecture, de l’écriture et de la géométrie chez les jeunes enfants. Titres, prix académiques et responsabilités récents Prix de l’innovation (2006) de la fondation Rhône-Alpes Futur Un grand nombre de recherches menées depuis 30 ans révèle une dichotomie entre la perception visuelle des mouvements biologiques et celle des mouvements non biologiques. Il est bien établi maintenant que le système visuel est particulièrement sensible aux mouvements produits par un organisme vivant (comme les humains et les autres types de 21 Psychologie « Télémaque, une nouvelle interface visuo-haptique pour mieux apprendre à écrire ». Habilitation (2005) à diriger les recherches intitulée « La perception haptique de l’espace : fonctionnement, développement et application à l’apprentissage de la lecture » soutenue le 19 décembre 2005, Université Pierre Mendès France de Grenoble. Responsable (2007-2011) de l’équipe « Psychologie et Neurocognition des systèmes perceptivo-moteurs » du Laboratoire de Psychologie et Neurocognition (UMR CNRS). Membre (2004-2008) du Comité National du CNRS, section 27 « Cerveau, Cognition & Comportements » et de la commission CID 45 Cognition, Langage, Traitement de l’information, système naturel et artificiel du CNRS. Publications (articles et ouvrages) en 2006 et 2007 Baud-Bovy G. & Gentaz E. (2006). 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Ainsi, Johansson a filmé dans le noir une personne se déplaçant sur laquelle il a placé des diodes lumineuses au niveau des articulations (Figure 1). De cette manière, un mouvement bidimensionnel de points lumineux est donc obtenu. Plusieurs mouvements biologiques tels que la marche, la course, la danse ont été filmés. Puis, Johansson a présenté ces films (composés de points lumineux en mouvement) à un grand nombre de participants qui n’avaient jamais vu auparavant ces configurations. Lorsque la configuration était statique, aucun des sujets n’a pu reconnaître ce qu’elle représentait. Dès que les points s’animaient, tous les sujets reconnaissaient immédiatement le mouvement d’un corps humain et son type. Par la suite, Johansson (1976) et Johansson, von Hofsten, & Jansson, (1980) ont montré que le temps de présentation de 100 msec est suffisant pour que des adultes reconnaissent une silhouette humaine en mouvement alors qu’un temps de 200 msec est nécessaire à des enfants d’âge scolaire. Sans apporter de preuves expérimentales directes, Johansson et ses collègues suggère que cette capacité serait inhérente au système visuel. Il faudra attendre les études chez les nourrissons pour tenter de répondre à cette question de l’origine de cette habileté. Edouard Gentaz : Les nouveau-nés humains perçoivent-ils les mouvements biologiques ? Congedo M., Lecuyer A. & Gentaz E. (2006). The influence of spatial delocation on perceptual integration of vision and touch. Presence: Teleoperators & Virtual Environments, 15, 353-357. Dessus P. & Gentaz E. (Eds) (2006). Apprentissages et enseignement. Sciences cognitives et Education. Paris : Dunod. Faineteau H., Palluel-Germain R. & Gentaz E. 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Figure 1 : La figure A montre le dessin d’un homme se déplaçant sur lequel le chercheur a placé des diodes lumineuses au niveau des articulations. La figure B représente un mouvement bidimensionnel de points lumineux qui est reconnu immédiatement par des adultes comme un mouvement (biologique) de marche. Chez les nourrissons Les études sur la perception des mouvements biologiques chez le bébé sont anciennes et peu nombreuses. Toutes ont utilisé comme stimulus les « points lumineux dynamiques » de Johansson décrit précédemment et comme méthode celle « du temps de regard préférentiel », largement utilisé chez les nourrissons depuis Fantz (1964). Ainsi, Fox et McDaniel (1982) ont présenté à des bébés de 2, 4 et 6 mois deux scènes visuelles : une avec un mouvement de locomotion (biologique) et une autre avec un mouvement non biologique (de différents types, voir ci-dessous). Chacune des scènes était présentée sur un écran, côte à côte. Un essai durait 15 secondes et pendant cette durée, les chercheurs ont mesuré le temps de regard de chaque scène. Le nombre d’essai était variable selon les bébés (dix essais minimum et 30 au maximum). Si le bébé est sensible aux mouvements biologiques, les temps de regard pour chaque scène doivent être différents et différents 23 Psychologie Hillairet de Boifesron A., Bara F., Gentaz E. & Colé P. (2007). Préparation à la lecture des jeunes enfants: Effets de l'exploration visuo-haptique des lettres et de la perception visuelle des mouvements d'écriture». L'Année Psychologique, 107, 537-564. Meary D., Kitromilides E., Mazens K., Christian Graff & Edouard Gentaz (2007). FourDay-Old Human Neonates Look Longer at Non-Biological Motions of a Single Point-of-Light. Plos ONE 2(1): e186. doi:10.1371/journal.pone.0000186. Palluel-Germain R., Bara F., Hillairet de Boisferon A., Hennion B., Gouagout P. & Gentaz E. (2007). 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Dans l’expérience 3, les bébés de 6 mois seulement préféraient le mouvement d’une main représentée par quinze points placés sur les articulations des doigts à un mouvement où les points ne sont pas placés sur les articulations. Aucune préférence n’est observée chez les bébés de 2 et 4 mois. Pourtant, Fox et McDaniel (1982) concluent à la nature innée de la sensibilité aux mouvements biologiques. L’étude de Fox et McDaniel soulève deux questions. La première concerne la nature de l’information présente dans le stimulus visuel sur laquelle se fondent les bébés de 4-5 mois pour reconnaître un mouvement biologique de locomotion. Ce sont les travaux de Bertenthal (Bertenthal, Proffitt, & Cutting, 1984 ; Bertenthal, Proffitt, Spetner, & Thomas, 1985 ; Bertenthal, Proffitt, & Kramer, 1987) qui ont exploré cette question. Ils ont, tout d’abord, confirmé les résultats de Fox et McDaniel (1982) et mis en évidence un fait nouveau. En supposant que les contraintes de rigidité entre les points lumineux soient l’information nécessaire à la reconnaissance du mouvement biologique, ils montrent que, dès 5 mois, les bébés discriminent un mouvement de points rigides d’un mouvement de points non rigides. Cependant, aucune discrimination n’est observée lorsque les stimuli sont mis à l’envers, ce qui suggère que la rigidité des connexions ne semble pas être suffisante. Ces études montrent donc que l’expérience proprioceptive et visuelle jouerait un rôle limité dans la capacité à décoder visuellement les mouvements de locomotion. La deuxième question concerne l’absence de discrimination des mouvements biologiques chez les bébés de 2-3 mois. Ce résultat pourrait s’expliquer par une Edouard Gentaz : Les nouveau-nés humains perçoivent-ils les mouvements biologiques ? exposition pas assez suffisante à des mouvements biologiques et/ou par celui de la maturation intrinsèque du système visuel. Il est aussi possible que le type de stimulus utilisé (plusieurs points lumineux) ne soit pas assez attractif ou adapté aux très jeunes bébés (Gentaz & Mazens, 2006). Quoi qu’il en soit, des études récentes révèlent que cette sensibilité aux mouvements biologiques est présente à la naissance chez les poussins (Vallortigara et al., 2005), les chats (Blake, 1993), et les singes macaques (Ferrari et al., 2006), suggérant que cette capacité pourrait être une caractéristique intrinsèque à tous les cerveaux des vertébrés. C’est pour toutes ces raisons que nous avons choisi de proposer à des nouveau-nés un autre type de mouvement biologique, celui tracé par un seul point lumineux. LE PARADIGME DE VIVIANI ET SES COLLÈGUES : ÉTUDE DE LA PERCEPTION DE LA CINÉMATIQUE D’UN POINT LUMINEUX Chez les adultes Viviani et Stucchi (1989, 1992) ont examiné la perception de mouvements biologiques simples, comme ceux tracés par un seul point lumineux et le rôle des compétences motrices implicites. Avant d’expliquer ces expériences, il nous semble plus pertinent de décrire la propriété princeps du mouvement biologique utilisé. La base de ces expériences est fournie par des études des mouvements distaux des membres supérieurs chez l’homme (Viviani & Terzuolo, 1982 ; Lacquaniti, Terzuolo, & Viviani, 1983 ; Viviani & Schneider, 1991). Ces recherches ont permis de découvrir une particularité motrice spécifique concernant la cinématique du mouvement. Lacquaniti et al. (1983) on analysé les mouvements des tracés de figures géométriques telles que des cercles et des ellipses et ont observé que la vitesse du geste était fonction du rayon de courbure de la trace écrite. En d’autres termes, lorsque nous dessinons une ellipse, nous accélérons dans les parties plates et nous décélérons dans les courbures. Il y aurait donc une relation systématique entre la géométrie et la cinématique du mouvement. Cette relation formerait une règle procédurale qui définirait la spécificité des mouvements du système main-bras, caractérisant les mouvements biologiques. Plus précisément, Viviani et Schneider (1991) ont montré que la vitesse instantanée V (t) et le rayon de courbure R (t) de la trajectoire sont reliés par l’expression : V (t) = K [R (t) / (1 + ␣ r(t))]1-ß‚ Dans cette équation, les paramètres ␣ et ß sont constants tout au long du mouvement. Le paramètre ␣ dépend de la vitesse moyenne et varie entre 0 et 0,1. Le second, ß, prend des valeurs proches de 2/3 chez l’adulte et des valeurs légèrement plus hautes chez l’enfant. Le paramètre K correspond au gain de vitesse et il est relativement constant sur les segments longs de la trajectoire. Du fait de la valeur du coefficient ß, cette équation est appelée plus communément loi « Puissance Deux-Tiers ». De nombreuses recherches ont tenté de générer des mouvements libres de la main violant cette loi mais sans succès. Les mouvements mécaniques (par exemple ceux des bras d’un robot), quant à eux, n’obéissent généralement pas à la relation vitesse-courbure de la loi « Puissance Deux-Tiers ». Cette loi serait donc un moyen très sûr pour dire si un mouvement est biologique ou non. Viviani et Stucchi (1989, 1992) se sont penchés sur la covariation entre la géométrie et la cinématique exprimée par cette loi. Ces études ont montré que des informations sur cette covariation seraient utilisées par le système visuel. La perception visuelle des actions serait influencée par des connaissances implicites motrices, à tel point que dans certains cas, ces dernières peuvent produire des illusions perceptives. Dans une première expérience, Viviani et Stucchi (1989) ont étudié la perception de stimuli géométriques simples pour lesquels la loi du mouvement est en conflit avec la contrainte satisfaite par les mouvements distaux du bras et de la main. Les auteurs ont utilisé le mouvement elliptique d’un point lumineux dont la cinématique ne respectait pas les contraintes biologiques, produisant 25 Psychologie ainsi un conflit entre la forme et la loi du mouvement. L’expérience a consisté à présenter sur un écran un point lumineux se déplaçant selon une trajectoire elliptique avec une cinématique correspondant à la loi « puissance Deux-Tiers ». D’un essai à l’autre, l’excentricité de l’ellipse était modifiée tout en conservant la même cinématique. Lorsque le spot lumineux décrit à un moment donné une trajectoire circulaire, mais avec un profil de vitesse correspondant à la production d’une ellipse, les résultats montrent que les sujets ont tendance à percevoir un tracé d’ellipse plutôt que celui d’un cercle alors que la présentation statique de la même forme géométrique donne lieu à une reconnaissance systématique du cercle. On observe donc des phénomènes d’illusions perceptives lorsque la vitesse du mouvement et la trajectoire ne respectent plus la loi de covariation vitesse-courbure. Les auteurs expliquent ce phénomène par la notion de compromis entre la forme perçue et les lois cinématiques connues. Ce phénomène de compromis est particulièrement visible lorsque l’on propose aux sujets une trajectoire d’ellipse orientée verticalement associée à une cinématique d’ellipse orientée horizontalement. Dans ce cas, les sujets présentent une tendance à percevoir un cercle, signe manifeste d’un compromis entre les deux types d’informations disponibles. Cette expérience souligne donc l’influence de la cinématique sur l’identification de la forme des trajectoires. La deuxième expérience (Viviani & Stucchi 1992), quant à elle, a consisté à demander à des sujets adultes de régler la vitesse de déplacement d’un point décrivant une trajectoire elliptique ou pseudo-aléatoire pour qu’elle leur paraisse uniforme c’est-à-dire à vitesse constante. Pour cela, les sujets actionnaient une manette qui avait pour effet de modifier la valeur de l’exposant‚ dans la relation de puissance V (t) = [K * R (t) / (1 + ␣ R (t))] 1-ß‚ décrite précédemment. Les auteurs observent que les sujets choisissent systématiquement une valeur ß‚ correspondant à celle observée lors de la production de ce type de mouvement (ß = 2/3) et jamais une valeur de 1 correspondant 26 mathématiquement à une vitesse uniforme. Ceci est d’autant plus surprenant que ce choix correspond à des variations de vitesse de près de 200 % le long de la trajectoire. Par ailleurs, on constate que la présentation d’une vitesse mathématiquement constante le long d’une trajectoire elliptique provoque, quant à elle, une sensation de brusque accélération et décélération. Les auteurs en déduisent que pour une raison qui reste à préciser la perception d’une vitesse uniforme ne correspondrait pas à une réalité physique objective mais bien au respect des lois de production des mouvements. De la même façon, une expérience récente a permis de mettre en évidence que les sujets adultes considèrent comme « naturel » uniquement des mouvements où la relation entre la courbure de la trajectoire et la vitesse instantanée respecte les lois de production des mouvements (Bidet-Ildei, Orliaguet, Sokolov, & Pavlova, 2006). En conclusion, Viviani et ses collègues suggèrent que des connaissances motrices implicites interviennent dans les processus perceptifs. La perception consisterait en une mise en relation entre l’information visuelle et une représentation motrice des règles de production des mouvements (cf. aussi la théorie motrice de la parole de Liberman, Cooper, Shankweiler, & Studdert-Kennedy, 1967). Si des compétences motrices interagissent avec des compétences perceptives, un mécanisme de mise en relation entre ces deux types de compétences doit exister. Plusieurs approches ont été suggérées. L’approche traditionnelle postule une interface perception-action basée sur des codes indépendants. Un mécanisme de traduction permettrait la liaison entre le système perceptif et le système moteur (Proctor & Reeve, 1985). Or, cette approche est remise en cause par l’utilisation des connaissances motrices implicites dans la perception et plus particulièrement dans le codage perceptif (Liberman & Mattingly, 1985 ; Viviani & Stucchi, 1992), ce qui suggère une similitude de codage entre les deux systèmes. Une traduction ne serait donc pas nécessaire puisque le même code de représentation serait utilisé. Cette approche, appelée Edouard Gentaz : Les nouveau-nés humains perçoivent-ils les mouvements biologiques ? théorie motrice de la perception, suggère que la structure du mouvement serait conçue comme une copie de la structure perceptive. S’il existe encore un débat dans la littérature internationale sur la nature de la relation entre perception et action (cf. Prinz, 1992 ; Hommel, Müsseler, Aschersleben, & Prinz, 2001), la plupart des chercheurs suggèrent que cette sensibilité aux mouvements biologiques est intrinsèque au système visuel (e.g. Johansson, 1975 ; Viviani, 2002). Une façon de répondre à cette question consiste à étudier si les nouveau-nés sont capables de percevoir les cinématiques biologique et non biologique d’un point lumineux. Chez les nouveau-nés humains âgés de quelques jours suggère que les nouveau-nés humains ont tous les pré-requis pour percevoir les mouvements biologiques d’un point lumineux. Nous avons donc testé l’hypothèse selon laquelle la loi de puissance de Deux- Tiers (liant la cinématique et la géométrie d’un point en mouvement) pourrait être l’une des premières régularités perçue par le système visuel des nouveau-nés humains (Meary et al. 2007, soumis). Pour cela, nous avons donc présenté aux nouveau-nés deux paires de scènes issues des travaux de Viviani et ses collègues (Figure 2). La première paire est composée de deux scènes : une scène – biologique – présentant un point lumineux traçant un cercle avec une vitesse constante (cette condition satisfait les contraintes de la loi Puissance Deux-Tiers) et une seconde scène – non biologique – présentant un point lumineux blanc traçant un cercle avec la cinématique d’une ellipse. Ces deux scènes sont présentées simultanément à 24 nouveau-nés pendant 60 secondes (au bout Nous savons aujourd’hui que, si le nouveau-né arrive au monde visuellement naïf, il possède déjà un certain nombre de capacités lui permettant de donner sens à son monde (cf. Atkinson, 2000 ; Kellman & Arterberry, 1998 ; Slater, 2003). Par exemple, il est capable de discriminer des schémas de visage (e.g. Turati & Simion, 2002), des orientations spatiales (e.g. Slater, Morison, & Somers, 1988), des objets réels (e.g. Streri & Gentaz, 2003), ou encore des objets en mouvement (Volkmann & Dobson, 1976). De plus, une étude montre que des singes macaques âgés de Figure 2 : Partie gauche, vue de face du dispositif mis au point pour tester les nouveau-nés. Partie droite, schéma des scènes quelques jours répon- visuelles présentées au nouveau-né. Dans la condition 1 (en haut), la scène biologique (à gauche) présente un point lumineux traçant un cercle avec une vitesse constante (cette condition satisfait les contraintes de la loi Puissance Deux-Tiers). La dent à des stimuli en blanc scène non biologique (droite) présente un point lumineux traçant un cercle avec la cinématique d’une ellipse (i.e. accélération mouvements (Mikami pour les trajectoires de haut en bas ou de bas en haut et ralentissement pour les trajectoires plates). Dans la condition 2 (en la scène biologique (à droite) présente un point lumineux blanc traçant une ellipse avec une cinématique « naturelle » & Fujlita, 1992). L’en- bas), et la scène non biologique (à gauche) présentera un point lumineux traçant une ellipse avec une vitesse constante. Nb. le fond semble de ces résultats gris foncé de ces schémas sera en réalité un fond noir équivalent à celui des écrans de PC. 27 Psychologie et une baisse de vigilance des nouveau-nés pourraient 45 expliquer l’apparition de ce comportement. 40 L’analyse des comporte35 ments individuels suggère 30 Scène biologique que l’augmentation du 25 Scène non biologique pourcentage du temps de Ailleurs 20 regard pour les mouve15 ments biologiques pour10 raient s’expliquer soit par 5 une augmentation du temps 0 regard moyen, soit par une Première période Seconde période augmentation de la fréquence des regards, soient Périodes par les deux. L’examen de Figure 2 : Pourcentage des temps moyens de regard des 51 nouveau-nés durant la première (de 0 à 30 secondes) et la seconde (de 31 à 60 secondes) périodes de présentation des scènes biologique et non biologique. La différence entre ces paramètres durant la les pourcentages de temps de regard entre les scènes biologique et non biologique est significative dans la première première période révèle une période puis elle devient non significative dans la seconde période. augmentation nette de la des 30 premières secondes, la position spatiale relative moyenne du temps de regard et une augmentation faides deux scènes est inversée). La seconde paire est comble et non significative du nombre moyen de regard. posée de deux scènes : la scène biologique présentait un Ensuite, la différence entre les temps de regard dispapoint lumineux blanc traçant une ellipse avec une cinéraît dans la seconde période alors que le nombre de matique « biologique » (i.e. accélération pour les traregard demeure stable. Cette évolution des temps de jectoires courbes et ralentissement pour les trajectoires regard au cours des 60 secondes d’exposition suggère plates) et la scène non biologique présentait un point que les nouveau-nés pourraient s’habituer aux mouvelumineux traçant une ellipse avec une vitesse constante ments non biologiques. (cette condition ne satisfait pas les contraintes de la loi En conclusion, ces résultats suggèrent que les nouPuissance Deux-Tiers). Ces deux scènes sont présentées veau-nés, comme les adultes sont capables de discrimisimultanément aussi à 27 autres nouveau-nés pendant ner les cinématiques biologiques vs non biologiques 60 secondes (au bout des 30 premières secondes, la d’un point lumineux même si leurs systèmes visuels position spatiale relative des deux scènes est inversée). sont encore très immatures. La préférence pour les Au total, 51 nouveau-nés ont été testés et retenus dans mouvements biologiques pourrait s’expliquer par le les analyses. Le temps de regard de chaque scène a été modèle de violation des attentes (Wang et al., 2004) : mesuré avec l’aide d’une caméra vidéo numérique. les nouveau-nés regarderaient plus longtemps les mouL’analyse globale des temps de regard de 51 nouvements qui ne se conformeraient pas à la loi de la puisveau-nés révèle pour la première fois que ces derniers sance Deux-Tiers. Il reste maintenant à examiner si regardent plus longtemps le mouvement non biologil’interprétation de Viviani et ses collègues, fondée sur le que que le mouvement biologique pendant les 30 prerôle des compétences motrices implicites, pourrait être mières secondes (Figure 3). Durant la seconde période appliquée à des nouveau-nés, compte tenu de leur faide 30 sec, les nouveau-nés regardent de manière égale ble expérience motrice. Certains auteurs proposent des les deux mouvements. Un mécanisme habituation explications de la loi de puissance Deux Tiers fondées % des temps de regard 50 28 Edouard Gentaz : Les nouveau-nés humains perçoivent-ils les mouvements biologiques ? entièrement sur des caractéristiques du système visuel et de ses mécanismes d’encodage (Pollick & Sapiro, 1997). Des recherches complémentaires sont nécessaires pour mieux comprendre comment cette loi est perçue avec un système aussi immature. Quoi qu’il en soit, ces résultats montrent que les nouveau-nés humais sont attirés par les mouvements qui violent la loi de puissance de Deux-Tiers (liant la cinématique et la géométrie d’un point en mouvement) et sont cohérents avec l’hypothèse selon laquelle cette loi, pourrait être l’une des premières régularités perçue par le système visuel des nouveau-nés. REMERCIEMENTS Je souhaite vivement à remercier la Fondation Fyssen pour le soutien qu’elle apporte à ces travaux sur les compétences perceptives des nouveau-nés. 29 Psychologie BIBLIOGRAPHIE ATKINSON J. (2000). The developing visual brain. New York: Oxford University Press. BERTENTHAL B.I., PROFFITT D.R. & CUTTING J.E. (1984). Infant sensitivity to figural coherence in biomechanical motions. Journal of Experimental Child Psychology, 37, 213-230. BERTENTHAL B.I., PROFFITT D.R. & KRAMER S. (1987). Perception of biomechanical motions by infants: implementation of various processing constraints. Journal of Experimental Psychology: Human Perception and Performance, 13, 577-585. BERTENTHAL B.I., PROFFITT D.R., SPETNER N.B. & THOMAS M.A. (1985). The development of infant sensitivity to biomechanical motions. Child Development, 56, 531-543. BIDET-ILDEI C., ORLIAGUET J.-P., SOKOLOV A., & PAVLOVA M. (2006). Perception of biological motion of elliptic form, Perception, 35, 1137-1148. BLAKE R. 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