LE MYTHE D`ULYSSE, UNE MÉTAPHORE DE L`UNIVERS
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LE MYTHE D`ULYSSE, UNE MÉTAPHORE DE L`UNIVERS
LE MYTHE D’ULYSSE, UNE MÉTAPHORE DE L’UNIVERS POÉTIQUE DE MARGUERITE YOURCENAR par Maria CAVAZZUTI (Università di Modena et Reggio Emilia, Italie) Le personnage d’Ulysse ne fait que de courtes apparitions dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar1, mais il occupe une partie assez vaste par rapport aux autres textes que l’écrivain a rassemblés dans La Voix des choses2. Il s’agit d’un « petit livre », comme elle le définit dans l’introduction, paru peu de temps avant sa mort, « qui [lui] a servi de livre de chevet et de livre de voyage pendant tant d’années et parfois de provision de courage » (VC, p. 7). Les textes qui composent le volume sont donc de fidèles compagnons pour l’écrivain, un testament spirituel pour ses lecteurs. Dans l’introduction elle affirme : « [R]ien à peu près n’est de moi, sauf quelques traductions ». L’une de celles-ci concerne le chant XXVI de L’Enfer, où Dante raconte l’extrême aventure d’Ulysse, son hasardeux voyage au-delà des Colonnes d’Hercule et son naufrage face à la montagne du purgatoire3. 1 Ulysse est mentionné dans Feux, OR, p.1061 et encore dans la Préface de CL, p. 39-40, où l’écrivain affirme que Dante donne « à la vie du héros une conclusion prestigieuse ». 2 La Voix des choses, textes recueillis par Marguerite YOURCENAR, Paris, Gallimard, 1987 ; les pages 76 et 77 concernent la traduction de Yourcenar d’une partie du chant XXVI de L’Enfer de Dante Alighieri. C’est à ces pages que nous ferons référence dans cette étude. 3 La question concernant la fidélité ou l’infidélité des traductions de Marguerite Yourcenar n’est pas l’objet de notre étude et nous renvoyons pour ce problème à la remarquable contribution de Camillo FAVERZANI, « Ulysse a-t-il vraiment pu franchir les Colonnes d’Hercule ? », Marguerite Yourcenar et la Méditerranée, Clermont-Ferrand, Association des Publications de la Faculté des Lettres et Sciences humaines, 1995. Nous remarquons simplement que l’écrivain « se préoccupait uniquement de ce qu’elle considérait comme 123 Maria Cavazzuti Depuis l’Antiquité, le mythe d’Ulysse symbolise la « curiositas » de l’esprit humain qui se consacre à la recherche, poussé par toutes les énergies qui lui sont propres vers la connaissance. Le voyage, réel ou imaginaire, est strictement lié à la connaissance ; chez Ulysse il devient l’un des instruments de connaissance, souvent le principal. Le voyage est également le lieu où le héros met à l’épreuve les énergies de son corps et de son esprit, sa ruse comme sa prudence, sa capacité de tenir bon pour surmonter les obstacles qui s’opposent à son attraction vers l’inconnu, à son désir de savoir. Ce mythe appartient à l’humanité tout entière, comme le montrent bien les innombrables réécritures que les artistes appartenant aux cultures les plus variées en ont faites depuis toujours4. Mais le sujet de ma communication a des limites bien plus marquées : il se borne à une réflexion sur l’importance de la traduction du chant bien en français », comme elle l’a confié à J. Savigneau (Cf. FAVERZANI, ibid., p.119). Pourtant, cette affirmation ne justifie pas certaines libertés qui altèrent le sens du texte ou en enlaidissent la beauté. Le recueil est cependant un bel exemple de l’écriture aphoristique de Marguerite Yourcenar : des fragments tirés des sages de toutes les époques et de toutes les cultures forment un ensemble harmonieux où se reflète le visage pensif et tendre de l’écrivain. 4 Sans prétendre citer les infinies variations du mythe d’Ulysse qui ont été réalisées au cours des siècles, j’aime ici rappeler la musique sublime inspirée par ce thème à Monteverdi et à Dalla Piccola. Il est curieux aussi de remarquer que dans La Couronne et la Lyre, Marguerite Yourcenar cite Joyce tout de suite après Dante : « un certain Léopold Bloom naviguant dans les rues de Dublin nous ramène par contraste, avec satisfaction, à l’authentique homme d’Ithaque » ( op. cit., p. 40). Ce rapprochement ne nous surprend pas : les deux personnages (et les deux auteurs) sont en effet à la recherche d’un sens à donner à leur vie ou à la vie tout court, même si le tragicomique « jedermann » qu’est Mr. Bloom, ne pourra parvenir à la «conclusion prestigieuse » que Marguerite Yourcenar – et non Dante – assigne au héros grec ; pourtant, l’humble voyageur dans le quotidien banal d’une journée du XXe siècle parvient à un enrichissement existentiel, dont les monologues au ton lyrique de ce modeste héros moderne sont la preuve. Récemment, Giorgio Giorello a publié une étude sur les figures du mythe ; l’un des trois essais qui le composent, concerne une savante réflexion sur Ulysse de Joyce. Il nous semble intéressant qu’il attire notre attention sur le fait que le mot mythique « n’a jamais cessé de transformer les lieux qu’il traverse, de modeler les masques qu’il rencontre, de dicter les moyens de sa propre expression» et encore que « l’écriture du mythe apparaît dès lors comme un exercice de transfiguration de cette même matière qui, à première vue, ne semble en rien mythique ». Cf. Giulio GIORELLO, Prometeo, Ulissse, Gilgameš. Figures del mito, Milano, Raffaello Cortina Editore, 2004, p. XI. (C’est nous qui traduisons). 124 Le mythe d’Ulysse dantesque dans l’écriture yourcenarienne, sans oublier que Marguerite Yourcenar a confié ce texte aux lecteurs à la veille de sa mort. Une question préliminaire se pose : pourquoi Marguerite Yourcenar at-elle choisi l’interprétation que Dante fait du mythe d’Ulysse ? La valeur symbolique du mythe pouvait l’amener à traiter librement le sujet, comme elle l’a souvent fait depuis le début de son activité d’écrivain pour tant de mythes de l’Antiquité. Ou bien elle pouvait revenir à des passages de l’épopée d’Homère ou aux nombreux récits du Moyen Âge, qui ont célébré les aventures du héros grec, pour les élaborer de nouveau ou pour les traduire. Mais son choix est tombé sur Dante, dont l’épaisseur philosophique et théologique lui était bien connue, une épaisseur qui structure toute La Divine Comédie, où les personnages sont toujours porteurs d’une histoire exemplaire à très forte valeur symbolique. L’inoubliable beauté du texte du poète italien ne peut être la seule raison du choix de l’écrivain. Une sorte d’affinité élective, de sympathie symbiotique, voire même un copartage de la « Weltanschauung » du poète doit l’avoir poussée. Cette hypothèse, qui ne me semble pas hasardée, reste sous-tendue à mon analyse. Certes, elle partage avec Dante et avec Ulysse « l’innatus cognitionis amor », qui est le trait distinctif du personnage et du poète italien luimême. Il se peut également que le thème de la connaissance, dont elle s’est occupée pendant toute sa vie, l’ait nouvellement tentée, au moment où, comme Hadrien, elle « commence à apercevoir le profil de sa mort » (OR, p. 289). Voyage, connaissance, mémoire, « logos » qui est à même de rendre vivante l’action et, pour un temps, de l’éterniser : autant de mots qui résument l’aventure d’Ulysse et ont rythmé la vie de Marguerite Yourcenar et le parcours de son écriture. L’Adam de Pic de la Mirandole qui ouvre par « L’Oratio de hominis dignitate » « La Vie errante » dans L’Œuvre au Noir n’est que l’un des portraits possibles d’Ulysse, frère et compagnon de Zénon, d’Hadrien et de Marguerite Yourcenar elle-même. Je ne t’ai donné ni visage, ni place qui te soit propre, ni aucun don qui te soit particulier, ô Adam, afin que ton visage, ta place, tes dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même. [...] Je ne t’ai fait ni céleste, ni terrestre, mortel ou immortel, afin que de toi-même, librement, [...] tu achèves ta propre forme. (OR, p. 559) 125 Maria Cavazzuti Le visage humain, que le savant de la Renaissance dessine en creux et dont les contours devraient ressortir grâce à la connaissance acquise par l’étude et par le voyage, convient bien au jeune Zénon partant à la recherche d’un ailleurs, où un homme – « Hic Zeno » – l’attend. Comme Ulysse, le voyage pour accroître la connaissance l’attire, comme lui, l’amour d’une femme ne suffit pas à l’arrêter : « Quoi de commun entre moi et cette petite fille [...] ? » (OR, p. 565) s’exclame le jeune clerc. Ulysse gagne Troie par l’intelligence et par la ruse, qui l’emportent sur la violence des armes ; ses tromperies ramènent Achille à son destin de guerre et de mort, en lui arrachant ses vêtements féminins ; le vol de la statue de Minerve et l’invention du cheval rendent possible la prise de la ville assiégée. Ce sont des parcours comparables à ceux qui sont nécessaires, pour un temps, à quelques personnages de Marguerite Yourcenar. Fonctionnelles à l’exercice du pouvoir, l’intelligence et la ruse et, pourquoi pas, si nécessaire, la froide violence, occupent une large partie de la vie du sage prince qu’est Hadrien ; les mêmes « vertus » sont également indispensables aux dangereuses errances de Zénon chez qui la passion pour le savoir se marie à la nécessité du voyage, l’intelligence permet de sonder le mystère de la nature ainsi que la profondeur des vérités ultimes et la prudence et la ruse sont nécessaires pour affronter et surmonter les risques dus à l’errance et à la violence du siècle. Mille détours, mille tentations entravent le voyage de retour d’Ulysse : la brutalité des Cyclopes, une métaphore bien concrète de la violence aveugle et stupide, vaincue, encore une fois, par l’intelligence et par la ruse du héros ; le faux bonheur des Lotophages, symbole de l’éclipse de l’esprit et du refus de la responsabilité envers soi-même et envers les autres ; l’enchantement des Sirènes, image de la passion non ordonnée par la raison et par la prise en charge de l’autre : des récits qui racontent les risques auxquels tout homme est exposé et que les personnages yourcenariens, depuis Icare jusqu’au petit Lazare, affrontent en gagnants ou en perdants. Ce qui sauve l’Ulysse de l’épopée antique c’est l’exercice de l’intelligence à même d’organiser toutes ces expériences, d’en prendre conscience, d’en saisir l’essence, de l’exprimer et de l’immortaliser par la narration. Une opération alchimique, où la pesanteur et l’opacité de l’expérience personnelle se transforment dans la légèreté polie et 126 Le mythe d’Ulysse lumineuse de la narration, dont le précipité pur devient, avec le temps, le diamant dur et transparent de la mémoire. Marguerite Yourcenar connaît bien ce parcours, elle en a fait personnellement l’expérience et en a raconté les étapes dans la vie de ses personnages. Dans l’épopée antique, la parole qui sauve anime le récit des aventures d’Ulysse à la cour du roi des Phéaciens, quand la voix du chantre transforme la vie du héros pleine de péripéties en mémoire collective, qui dépasse l’histoire vécue et l’époque où les événements se sont vérifiés pour devenir le patrimoine de la petite communauté qui a prêté l’oreille à la narration et, plus tard, de l’humanité entière. Marguerite Yourcenar qui écrit Feux est bien consciente de ce processus. La parole qui sauve Ulysse, désabusé par de si nombreuses et fatigantes aventures, est celle-là même qui sauve la jeune Marguerite du désarroi né d’une expérience décevante, d’une passion repoussée, d’un amour refusé et qui la fortifie dans son destin de narratrice. De la même façon, la longue lettre d’Hadrien n’est pas seulement le compte rendu de certaines expériences, le bilan de la vie d’un empereur, mais encore la transformation d’expériences fragmentaires et en soi périssables, même s’il s’agit des « res gestae » d’un prince, dans un ensemble où se reflète l’homme de tout temps. Il nous semble que le récit du mythe d’Ulysse, transmis au cours des siècles sous la forme d’une narration polysémique des risques, des merveilles, des parcours et des détours, souvent labyrinthiques, de l’esprit humain a profondément influencé le tissu de l’écriture de Marguerite Yourcenar. Le chant de Dante propose, lui aussi, le thème de la connaissance. Des éléments nouveaux émergent pourtant du portrait d’Ulysse que le poète nous confie ; sa lecture du mythe nous oblige à réfléchir sur la véritable nature du savoir. D’après le chant dantesque, Ulysse ne revient pas à Ithaque. Après avoir quitté la sorcière Circé5, il fait « route vers le large », oubliant complètement les siens ; cette négligence, Dante la décrit d’un ton 5 Ce récit part de très loin : cf. OVIDE, Métam., XIV,154 sq. 127 Maria Cavazzuti écœuré et poignant6. Ce ne serait pas l’interdiction divine à dépasser les Colonnes d’Hercule qui l’amène au naufrage, mais, d’après la critique dantesque la plus récente7, la priorité qu’Ulysse8 donne au rationnel au détriment du sensible, qui préside les relations humaines. Son désir de connaissance serait donc malsain et contiendrait en lui-même le germe de son échec. Dante apporte une modification remarquable au contenu traditionnel du mythe. De ce changement prend forme un double visage d’Ulysse : d’une part, il reste le héros de la connaissance qui sacrifie tout à l’accomplissement de son projet ; de l’autre, il incarne l’homme qui provoque la divinité par le refus de mettre des limites à son désir de connaissance, à sa volonté d’expérimenter, à travers les sens aussi bien que par la force de l’esprit. L’interprétation de Dante introduit, en outre, une nuance encore plus subtile quant au problème de la connaissance : l’échec d’Ulysse n’est pas dû à l’interdiction des dieux et, par conséquent, à la vengeance divine, mais il est intime à la connaissance elle-même, telle que le poète l’a conçue dans son personnage9. 6 La traduction de Marguerite Yourcenar coupe quelques vers du récit d’Ulysse. Elle ne commence qu’au vers 94, là où Ulysse annonce l’abandon des siens. Malheureusement, la traduction ne rend pas l’intensité des liens d’amour que Dante sait exprimer en peu de mots : « dolcezza di figlio », ni la dévotion filiale mariée au sens de responsabilité : « la pièta del vecchio padre », des sentiments qui auraient dû pousser Ulysse au retour. 7 Cf. entre autres, Massimo CACCIARI, « La Conoscenza in Dante Alighieri », Uomini e profeti, Radio 3, 28-9-2003. 8 Il est indispensable de remarquer que la traduction du vers se référant à l’interdiction d’Hercule fausse complètement le sens dantesque du passage entier et risque de bouleverser la signification profonde du cantique. « dov’Ercole posò li suoi riguardi » n’admet pas la libre traduction de Yourcenar : « qu’Hercule explora du regard ». En effet, le mot « riguardi » n’a rien à voir avec l’action de regarder, mais il indique les signaux, les « pietre di confine » ; en Romagne (Italie du nord) l’usage de ce mot est encore vivant et il indique, justement, les bornes qui délimitent et précisent un espace, d’habitude une exploitation agricole. On ne peut pas « explorer » des « riguardi », on ne peut que les fixer dans le sol et en tenir compte. Nous regrettons que la traduction s’éloigne, parfois arbitrairement, du texte italien. D’ailleurs, nous partageons l’opinion de Faverzani : « Plus qu’une traduction, elle nous a laissé une nouvelle création, les divergences par rapport à La Divine Comédie étant souvent très frappantes » (FAVERZANI, op. cit., p. 123), malgré le titre donné à sa traduction : « Sagesse de Dante ». 9 Virgile, le guide de Dante dans l’outre-tombe, est convaincu qu’Ulysse se trouve en enfer, dans le cercle où les fraudeurs expient leurs fautes, à cause des duperies qu’il a perpétrées avec Diomède au cours de la guerre de Troie. Dante pense lui aussi qu’Ulysse 128 Le mythe d’Ulysse Disciple d’Aristote, Dante Alighieri peut être comparé à une passerelle solide jetée entre l’Antiquité grecque et latine et le Moyen Âge. Il ne refuse pas l’amour pour le savoir, qui nourrit la sagesse antique. Mais par le personnage d’Ulysse, il s’applique à sonder très attentivement ce qui se cache dans les méandres de l’esprit humain relativement au goût pour la connaissance. Les sources, dont Dante disposait, nous aident à découvrir le nouveau visage du héros grec que le poète a dessiné. D’après la critique dantesque10, le poète italien ignorait probablement les poèmes épiques et les récits que les écoles du Moyen Âge en avaient fait, dans lesquels les auteurs s’attardaient sur les errances du héros sur la voie du retour. Les sources de Dante sont pour la plupart latines. De Virgile et de Stace, il tire le portrait d’un Ulysse conseiller de tromperies (« scelerum inventor »), ce qui autorise le poète à le placer en enfer parmi les fraudeurs. D’Ovide, il puise la nouvelle du dernier voyage du héros suivi d’une petite troupe de compagnons déjà âgés et lents11. D’Horace, le désir de connaître des pays encore inexplorés12. De Cicéron et de Sénèque lui vient le trait le plus marquant du portrait d’Ulysse : « l’innatus cognitionis amor », un amour si ardent pour la connaissance qu’il glisse vers une « sapientiae cupido », une convoitise risquée13. Comme de nombreux auteurs avant et après lui, l’attention de Dante se focalise sur l’acquisition de la « vertu et de la connaissance » qui pousse le héros à la folle entreprise. La passion pour la connaissance est le point de contact entre l’auteur du chant et son personnage ; l’implication personnelle dans la tragédie de son héros est bien évidente dans le ton ému de la démarche du chant. est coupable de fraude, mais le récit du personnage explique qu’elle est intime à sa « sapientiae cupido » qui a préparé un piège dans lequel le trompeur lui-même est tombé. 10 Entre autres, Natalino SAPEGNO. Cf. Dante Alighieri, La Divina Commedia, Inferno, a cura di Natalino Sapegno, Firenze, La Nuova Italia Ed., 1977, vol. I, p- 295-302. C’est à ces pages que nous ferons référence dans cette étude. 11 Cf. note n.9 12 « [...] quid virtus et quid sapientia possit, / utile proposuit nobis exemplar Ulixen, / qui [...] / et mores hominum inspexit, latumque per aequor, / [...] aspera multa / pertulit ». Cf. HORACE, Epist. I, II, v. 17-26 13 Cf. Natalino SAPEGNO, op.cit., p. 300, note n. 94. 129 Maria Cavazzuti Le voyage d’Ulysse est pour Dante le miroir où se reflète son propre visage. En effet, le poète s’est égaré dans « la forêt obscure » et, sous le guide de Virgile, la personnification de toute la culture antique, il voyage à la recherche de son identité et d’un salut qu’il désespère pouvoir acquérir par ses propres forces. Les personnages qu’il rencontre, dans L’Enfer en particulier, sont des images de lui-même, des métaphores de ses défaillances, de ses désarrois, des risques qu’il a courus et à cause desquels il a failli se perdre. Un réseau métaphysique est sous-tendu au chant. Marguerite Yourcenar en a certainement eu connaissance quand elle préparait la traduction. En précisant que ce texte fait partie d’un ensemble qui lui a servi « de provision de courage », elle avoue, d’une manière implicite, qu’elle en partage le contenu, ou, au moins, qu’elle est mêlée au contenu, avec toutes les implications culturelles et existentielles qu’il contient. Le six premiers vers de la traduction posent le problème autour duquel le chant s’organise. Ni le tendre amour du fils, Ni le respect et la piété pour le père, Ni la dette de bonheur due à Pénélope, Ne triomphèrent en moi de l’ardeur Qui me poussait à m’instruire du monde Et des vices et des vertus des hommes14. Ce qui émerge de ces vers c’est l’opposition entre la « pietas » 15, qui devrait être intime à l’amour envers le fils, envers le père, envers l’épouse et la connaissance. 14 « Sagesse de Dante », VC, p. 76, v. 94-99. Malheureusement la sublime beauté des vers du poète italien ne revient pas dans la traduction. Comment rendre l’idée de la tendresse envers nos enfants si bien exprimée dans le mot italien « dolcezza » que Dante emploie ? Ou la joie des êtres qui fondent leurs vies dans l’échange d’amour chanté dans le petit vers « lo qual dovea Penelope far lieta » ? 15 En effet le mot « piété » (dans le texte dantesque « pièta ») renvoie un mot latin « pietas » qui dérive de « pius ». La déesse romaine du même nom était la personnification de l’ensemble des devoirs que l’homme a envers les autres hommes et envers les dieux. Le mot comprenait aussi les rapports d’harmonie et de respect réciproques des citoyens qui garantissaient la stabilité de l’État. Énée, qui dans le cantique 130 Le mythe d’Ulysse Il nous semble qu’Ulysse choisit la connaissance et se passe de la « pietas ». Les trois « ni » qui rythment les vers sont autant de coups d’épée qui tranchent les liens entre le héros et les siens. Ulysse ne manifeste aucune incertitude, aucun regret, aucune souffrance pour l’abandon qu’il a décidé. L’ardeur le possède, une passion déréglée que la raison ne réussit pas à maîtriser. Devant lui le large et la solitude : « ma misi me per l’alto mar aperto ». Ulysse est seul. La « compagna picciola », « la petite troupe » qui l’accompagne est nécessaire à son projet, mais ces gens ne sont que des comparses. Malgré l’appellation de « frères », indispensable pour enflammer leurs esprits et les entraîner dans son aventure, aucune véritable amitié, aucun sens de responsabilité ne lie Ulysse à ces compagnons qu’il mène à la ruine, après une très longue traversée, qui les a rendus « vieux et lents ». L’ardeur qui les pousse, après le discours d’Ulysse, c’est l’ardeur d’Ulysse lui-même qui les entraîne dans une folle aventure dont l’issue sera le naufrage. D’un côté un manque de « pietas », de l’autre une « sapientiae cupido » hypertrophiée : l’ardeur pousse le héros « à [s]’instruire du monde / Et des vices et des vertus des hommes ». Le récit d’Ulysse ne concerne pas les duperies qui, d’après Virgile, ont causé sa damnation, mais le rôle que joue la connaissance ; il y revient encore dans sa harangue à ses compagnons pour les convaincre de le suivre « pour acquérir la vertu et la connaissance » 16. L’impulsion vers la connaissance s’accompagne toujours dans le texte de l’idée de convoitise, d’avidité, d’ardeur17. Par contre le héros ne revient plus dans sa narration est l’antitype d’Ulysse, est « pius » : il sauve de l’incendie de Troie son vieux père, son fils et les Pénates en accomplissant son devoir envers sa famille et sa patrie. Sa descendance, symbolisée dans les Pénates, sera à l’origine de la ville de Rome et de la civilisation latine. Il est également « pius », car il reste fidèle à cette mission que les dieux lui ont confiée. Dans le cadre du christianisme le mot contient aussi l’idée de « caritas ». 16 Le mot « vertu », chez Dante « virtude », dans l’acception de l’ancien italien garde encore le sens sémantique du latin « virtus », qui renvoie à « vir ». « La vertu » serait donc une force toute masculine ; le héros guerrier peut-il alors se passer de « pietas », de la « piété » ? 17 « Li miei compagni feci si aguti... al cammino » est rendu par « Je donnais tant d’assurance à mes compagnons [...] en route ». Yourcenar traduit ce vers avec une liberté qui en fausse le contenu. « Aguti ....al cammino » signifie ardents de désir, avides de 131 Maria Cavazzuti sur l’idée de « pietas » associée d’emblée au refus, à l’indifférence, voire au mépris si évidents dans les négations réitérées : « ni [...], ni [...], ni [...] ». On peut déduire du texte une dialectique tragique qui se manifeste, d’un côté, sous la forme d’une absence d’amour envers les autres : pas d’amour conjugal, ni paternel, ni filial ; pas d’amitié, car Ulysse expose ses compagnons au danger ; pas de responsabilité, car le roi qu’est Ulysse oublie ses sujets qui l’attendent à Ithaque ; de l’autre, par une connaissance refermée sur elle-même, dont le but suprême n’est qu’une augmentation de connaissance sans limites, une connaissance autoréférentielle qui se passe d’autrui et finit par tromper soi-même et les autres. Dans la doctrine d’Averroès qui l’a tenté, Dante a connu ce type de connaissance déréglée et, par conséquent, aride, inféconde, mais, en même temps, séduisante. En décrivant la fin tragique d’Ulysse, le poète s’en détache, tout déchiré qu’il est. Par le naufrage d’Ulysse, Dante accomplit sur lui-même une opération douloureuse, mais nécessaire pour son salut. Il nous semble que Marguerite Yourcenar indique, par le choix de ce texte, le chemin qu’elle aussi a parcouru et dont nombre de ses personnages témoignent. Comme Homère, Dante a confié à Ulysse la tâche de décider de son sort. Dans l’Odyssée, un récit merveilleux éblouit les auditeurs, les mobilise et rend possible au héros le voyage de retour dans son pays. La parole dégage une force positive qui se traduit en une heureuse issue. Le récit de l’Ulysse dantesque est, par contre, l’aveu d’une défaite et, en même temps, la mise en garde contre les risques de stérilité et de mort qu’une connaissance autoréférentielle peut cacher. Encore une fois la parole est efficace, mais sa force salvatrice ne se répand plus sur le protagoniste, mais sur l’auditeur qui, dans ce cas, est l’écrivain lui-même et, après lui, ses lecteurs. connaître, de se mettre en route. Ulysse inspire à ses compagnons sa « sapientiae cupido » pour les pousser à partir. Le mot « Aguti » nous renvoie à l’ardeur qui l’a porté à tout oublier, sauf le voyage vers l’inconnu. (C’est nous qui soulignons). 132 Le mythe d’Ulysse Une catharsis préside à l’exercice de la parole et de l’écriture, Marguerite Yourcenar l’a bien connue et pratiquée. Entre l’amour pour la connaissance et l’empire de la connaissance, le pas est bref. Les personnages de notre écrivain le savent et leur parcours évolue vers un savoir tempéré par le commerce patient et attentif avec les êtres humains. Hadrien accepte la mort par la maladie, plutôt que par le suicide, pour ne pas affliger les quelques amis qui lui sont restés fidèles et qui l’aiment. Après le retour à Bruges, Zénon préfère au vertige d’une connaissance solipsiste les colloques chuchotés à mi-voix dans les rencontres avec le prieur. Le Cordelier échange l’exercice d’un pouvoir, qui ne peut se passer de la violence, contre le froc des franciscains et cultive l’amitié dangereuse d’un fugitif poursuivi pour ses idées en odeur d’hérésie. Les liens entre les deux savants deviennent si profonds que celui qui est secouru se perd dans son secoureur, puisqu’ils ont appris à substituer à l’exercice solitaire de l’intelligence l’écoute de l’autre, en acceptant, même, les barrières infranchissables de l’incompréhension et du silence pour pouvoir vivre une amitié, là où il n’existe plus ni gagnants ni perdants Nathanaël côtoie le savoir dans son travail de correcteur d’imprimerie et comme valet quelque peu instruit de la maison du savant Monsieur van Herzog ; il effleure les goûts culturels et les doctrines théologiques et philosophiques du siècle. Le savoir intrigue cet « homme obscur » d’une Renaissance déjà désabusée. Mais quand il voit sombrer dans les eaux sales d’un canal d’Amsterdam, les pages froissées du deuxième tome des Prolégomènes que le philosophe Léo Belmonte n’a pas eu le temps ou la force de remettre à son prudent protecteur, il est plus chagriné à cause de la vie misérable du philosophe persécuté et de sa mort solitaire que pour la disparition d’un livre qui aurait pu jouer un rôle remarquable dans la philosophie de l’époque. Nathanaël « pensait à cette écriture fine délayée par l’eau et à ces feuillets ramollis et flasques coulant dans la vase » (OR, p. 973). L’homme, si bien évoqué par son écriture qui s’efface, émeut Nathanaël davantage que le savant et la doctrine disparue. La piété l’emporte sur le savoir . Savoir et vie se marient, enfin, chez le petit Lazare, l’émouvant personnage par lequel se termine le défilé des héros yourcenariens. Les livres qu’Herbert lui a laissés en héritage deviennent chair de sa chair 133 Maria Cavazzuti dans les innombrables masques de théâtre que l’enfant rêve de porter. Ce savoir partagé est mis à la disposition de tout le monde. Une aube claire surmonte le noir naufrage d’Ulysse. « [I]l y avait çà et là de grandes éclaircies bleues. Il ferait sûrement beau pour la représentation dans le parc » (OR, p. 1021). Il me semble que certaines « libertés » de la traduction de Marguerite Yourcenar peuvent, parfois, mettre un frein à l’interprétation de Dante du mythe d’Ulysse. Pourtant, on peut hasarder l’affirmation que le chant du poète italien, qui a accompagné l’écrivain, probablement, pendant des décennies, a, vraisemblablement, influencé l’évolution de son écriture. La « pietas » qu’Ulysse n’a pas su pratiquer devient un ornement précieux de ses personnages les plus réussis. 134