ROY-LICHTENSTEIN-par..

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ROY-LICHTENSTEIN-par..
ROY LICHTENSTEIN par Camille Morineau, commissaire de l’exposition
Cette exposition est la première rétrospective parisienne consacrée à Roy Lichtenstein, qui est avec Andy Warhol, l’un des représentants
essentiels du mouvement pop américain. Lorsqu’on évoque son nom, ce sont ses agrandissements de bandes dessinées qui viennent tout
de suite à l’esprit, des images d’une prégnance si redoutable qu’elles ont fini par faire littéralement « écran » au reste de son travail. Il n’a
pourtant jamais cessé de dialoguer, dans la seconde moitié de sa vie, avec les grands maîtres modernes européens, dont Pablo Picasso,
Henri Matisse, Fernand Léger. Le parcours chronologique et thématique de l’exposition montre que Lichtenstein s’est aventuré bien audelà du pop : sa relecture des mouvements d’avant-garde en fait le premier artiste postmoderne. S’inscrivant également dans l’héritage du
classicisme, il n’hésite pas à aborder à plusieurs reprises les genres traditionnels du paysage, de la nature morte, de l’atelier d’artiste et du nu.
Cette exposition nous invite à aller au-delà du pop mais aussi au-delà de la peinture, puisque le peintre américain développe très tôt une
pratique régulière et prolifique de l’estampe, ainsi qu’un intérêt constant pour la sculpture. Dans ces trois médiums simultanément, l’un
nourrissant sans cesse les autres, Lichtenstein cherche à atteindre « l’archétype le plus dur qui soit ».
• SALLE 1 - Le pop art regarde le monde « Ce qui intéresse le pop art, ce sont à mon avis les caractéristiques les plus cyniques et les plus
menaçantes de notre culture, ces choses que nous détestons, mais qui ont aussi la force de s’imposer à nous. […] Le pop art regarde le monde ; il semble
accepter son environnement, qui n’est ni bon ni mauvais, mais différent.»
En 1961, Roy Lichtenstein réalise Look Mickey, d’après une image de livre pour enfants. L’œuvre met en scène Mickey Mouse et Donald
Duck tout en reprenant le langage stylisé de l’illustration commerciale. Cette nouvelle manière est en rupture avec celle qui caractérise sa
peinture au cours des années 1950, d’abord figurative et naïve, puis expressionniste abstraite. Lichtenstein se tourne vers des sujets tirés
d’encarts publicitaires ou de bandes dessinées. Chaque image sélectionnée est agrandie, recadrée et recomposée sur la toile. L’artiste
s’emploie à donner une unité formelle à la composition, tout en reprenant la texture industrielle plate et sans modulation du visuel
d’origine : les contours noirs, les aplats uniformes de peinture pour les tons purs et en pointillés pour les demi-teintes, ces derniers imitant
la trame de l’impression à grand tirage.
Lichtenstein réalise entre 1961 et 1965 une série de peintures en noir et blanc, représentant des objets manufacturés isolés sur un fond
neutre, qui pousse à l’extrême la simplification de la figuration et emprunte les codes graphiques du dessin technique ou publicitaire.
Touchant à l’essence de la réduction des formes, l’artiste fait basculer l’objet banal vers une forme quasiment abstraite.
• SALLE 2 - L’agressivité de l’art commercial « Ce qui me plaît dans l’art commercial – dans le nouveau monde au-dehors qui est
principalement construit par l’industrialisation ou par la publicité –, c’est son énergie et son impact, sa franchise, la sorte d’agressivité et d’hostilité qu’il
véhicule. »
Le pouvoir des images commerciales, stéréotypes de la culture américaine, ainsi que leur capacité à transformer le cliché en icône fascinent
Roy Lichtenstein. Aussi s’attache-t-il à choisir des motifs génériques, privilégiant des objets sans marque visible et délaissant rapidement les
personnages célèbres (Mickey, Donald ou Popeye) en faveur d’archétypes anonymes. Dans certaines oeuvres, la figure humaine est
fragmentaire. Seuls les pieds et les mains apparaissent pour manipuler des objets manufacturés.
Dans ses tableaux de bandes dessinées, Lichtenstein choisit pour sources des histoires dont l’intrigue est chargée de tension dramatique.
Dans les scènes de bataille qu’il réalise à partir de 1962, clins d’œil à la peinture d’histoire, il figure des moments paroxystiques, exagérant
les clichés propres à l’héroïsme et au sens du sacrifice des personnages. Il privilégie une palette de « couleurs de supermarché » artificielles
et criardes limitée à quatre tons associés au noir et au blanc – un jaune citron, un bleu outremer, un rouge standard et plus rarement un vert
–, chacun associé de manière systématique et littérale à un motif : le bleu pour le ciel, les points rouges pour la peau, etc.
• SALLE 3 - Ce que je crée, c’est de la forme « Ce que je crée, c’est de la forme, alors que les bandes dessinées n’ont pas de forme au sens que je
donne à ce mot ; elles ont des contours, mais aucun effort n’est fait pour les unifier fortement. L’objectif est différent : elles cherchent à représenter ; moi, je
cherche à unifier. »
Le caractère d’immédiateté des oeuvres de Roy Lichtenstein cache un long processus de création qui comprend plusieurs étapes. L’artiste
sélectionne la plupart du temps le sujet de ses peintures dans l’un de ses composition books, cahiers d’écolier où il colle les images,
publicités et vignettes de bandes dessinées qui retiennent son regard. À partir d’une ou plusieurs de ces sources imprimées, il réalise
généralement un dessin préparatoire qu’il projette sur la toile à l’échelle du tableau. Il retravaille encore les traits avant d’appliquer la
peinture. Il peint ses tableaux, mis sur un chevalet tournant, de biais ou à l’envers, afin d’évacuer la figuration, affirmant : « ce ne sont pas
les sujets qui retiennent mon attention ». Le plus souvent, il emploie une peinture acrylique, le Magna, soluble dans l’essence de
térébenthine, qui lui permet de faire des modifications sans laisser de traces. Les points sont réalisés à l’aide de pochoirs, une technique
perfectionnée au cours des années 1960. L’inventivité technique ne se borne pas à la surface de la toile. L’artiste expérimente différents
matériaux et techniques, dont l’émail, qui lui rappelle la surface brillante des réfrigérateurs ou des plaques de stations de métro. Il utilise
aussi plusieurs sortes de plastiques, comme le Plexiglas, le Mylar ou encore le Rowlux, aux propriétés optiques et cinétiques.
• SALLE 4 - Des sujets émotionnels dans un style détaché « [J’ai] toujours perçu un rapport entre certaines formes d’art commercial et
l’art classique : le bel homme et la jolie jeune femme forment une espèce de prototype dans le genre classique ; on tisse là l’archétype de quelque chose… »
Parallèlement aux tableaux inspirés d’histoires de guerre en bandes dessinées, Roy Lichtenstein peint à partir de 1963 une série de portraits
de femmes, issue de vignettes de bandes dessinées de récits sentimentaux pour adolescents comme Secret Hearts ou Girls’ Romances.
Apprêtées, coiffées, maquillées, elles incarnent l’idéal masculin de la figure féminine glamour. Ici, l’artiste accuse davantage encore les
stéréotypes liés aux genres que l’on perçoit dans ces histoires. Aux prises avec leurs émotions, les jeunes femmes peintes par Lichtenstein
sont indécises, frustrées ou en larmes. L’exagération des émotions et la dramatisation des situations sont renforcées par les bulles de texte
laconiques et par la manière dont ces figures féminines sont montrées, en gros plan. Lichtenstein se joue du contraste à l’œuvre entre son
sujet et sa manière picturale, expliquant qu’il « s’intéresse aux supports qui suscitent la passion, tels que des bandes dessinées belliqueuses –
Men at War – ou sentimentales (des sujets à forte portée émotionnelle) dans un style tellement détaché et technique que c’en est presque
du dessin industriel. »
• SALLE 5 - Le coup de pinceau, représentation d’un grand geste « Quand les coups de pinceau sont visibles sur une toile, on y voit un
côté grand geste. Mais, entre mes doigts, le coup de pinceau devient la représentation de ce grand geste. Il y a ainsi une contradiction frappante entre ce que
je dépeins et comment je le dépeins. »
Le motif du brushstroke [coup de pinceau] apparaît pour la première fois dans la peinture de Roy Lichtenstein à l’automne 1965. Dans les
toiles réalisées jusqu’en 1966, les coulures et la vigueur d’aplats de couleurs largement agrandis singent le maniérisme et la spontanéité de
l’expressionnisme abstrait, qui s’oppose à l’apparence mécanique et froide de sa propre peinture. D’après Lichtenstein, « les coups de
pinceau sont presque un symbole de l’art » et sa série des Brushstrokes propose ainsi un commentaire sur la spécificité de ce qui compose
l’acte de peindre.
À partir de 1980, Lichtenstein recourt à nouveau au motif du coup de pinceau dans plusieurs tableaux qui reprennent des thèmes classiques
– natures mortes, paysages, portraits. L’utilisation conjointe des coups de pinceau stylisés de 1965-1966 et de « véritables » coups de
pinceau forme des compositions de plus en plus complexes oscillant entre figuration et abstraction. Durant la même période, Lichtenstein
s’engage aussi dans une recherche sculpturale à partir du brushstroke. Les pans colorés, représentant les touches de peinture,
s’enchevêtrent dans des compositions tridimensionnelles qui se jouent du paradoxe de représenter en sculpture un pur geste pictural.
• SALLE 6 - L’art comme sujet « Au lieu d’utiliser des sujets qu’on pouvait considérer comme vernaculaires, ou quelconques, j’utilisais des sujets
élevés au rang d’art. »
Dès 1962, Roy Lichtenstein peint d’après des reproductions d’oeuvres de Pablo Picasso, de Piet Mondrian ou de Paul Cézanne, avec
lesquels il considère partager une certaine synthèse formelle. À partir de 1966, l’artiste travaille sur de vastes séries thématiques, qui se
rapportent à un mouvement ou à un genre artistique. Il réalise d’abord des peintures et des sculptures modernes, proches de l’abstraction.
Comme en musique où, selon ses mots, « on reprend une mélodie populaire pour l’intégrer à sa propre composition », il poursuit sa
relecture de l’histoire de l’art sans programme préétabli et crée successivement, entre 1973 et 1980 des natures mortes cubistes ou puristes,
des tableaux inspirés du futurisme, du surréalisme ou encore de l’expressionnisme allemand. Lichtenstein cite parfois de manière évidente
un artiste, notamment Picasso, une référence constante, mais également Henri Matisse, Fernand Léger ou Constantin Brancusi, dont les
oeuvres largement diffusées sont devenues si familières. Il simplifie les formes et les couleurs, poursuivant le processus d’aplanissement
entamé par la reproduction imprimée. Souvent, ses peintures condensent des emprunts à plusieurs artistes et donnent une vision
superficielle et unifiée d’une période de l’histoire de l’art, réduite à ses clichés.
• SALLE 7 - Le tableau pensé comme un objet « Ce qui m’intéressait était l’idée de créer des oeuvres dans lesquelles le tableau lui-même était
pensé comme un objet, la dimension et la forme du sujet et la dimension et la forme du tableau étant les mêmes. »
En 1969, Roy Lichtenstein débute une vaste série de tableaux ovales, circulaires ou rectangulaires figurant des miroirs, l’un des objets
métaphoriques de sa réflexion sur les enjeux de la vision et de la représentation. Faisant remarquer qu’il « n’existe pas vraiment de moyen
convaincant de représenter un miroir, puisqu’un miroir ne fait que refléter ce qui se trouve devant lui », l’artiste s’inspire de ses propres
photographies et de représentations schématiques de miroirs trouvées dans des réclames. Il s’intéresse aux motifs conventionnels abstraits
utilisés pour imiter la surface réfléchissante, comme les lignes diagonales parallèles et les points de trame en dégradés. À la même période,
Lichtenstein réalise les Entablatures [Entablements], reproductions de fragments d’architecture, et travaille à plusieurs séries de peinturesobjets qui évoquent, dans le style des comics, la réalité matérielle de la peinture, tels les Stretcher Frames [Châssis], les Trompe l’œils et les
Studio Walls [Murs d’atelier]. Le motif du reflet réapparaît à la fin des années 1980 dans la série des Reflections [Reflets], qui représentent
des tableaux encadrés sous verre dans lesquels la figuration des reflets masque en grande partie le sujet des toiles. Lichtenstein poursuit son
travail de sape de la notion d’originalité artistique en nous mettant face à l’image d’une image d’une image…
• SALLE 8 - Un certain sentiment à propos de Matisse « Les tableaux d’atelier que je crée, qui n’ont strictement rien à voir avec mon
véritable atelier […] sont un moyen de faire des collages à partir de quelques unes de mes propres oeuvres et d’autres de Matisse, animé par un certain
sentiment que j’essaie de développer à propos de Matisse – il ne s’agit pas de son sentiment à lui mais de mon propre sentiment vis-à-vis de son oeuvre. »
Entre 1973 et 1974, Roy Lichtenstein peint la série des Artist’s Studios [Ateliers d’artistes], quatre toiles monumentales montrant des
ateliers de peintre où s’entassent peintures et pinceaux. Ces tableaux s’inspirent de vues d’ateliers peintes par Matisse, les Intérieurs
symphoniques de 1911. Ils reprennent en outre quelques-uns des motifs chers à ce peintre : la plante verte, les fruits, la carafe et sa fameuse
Danse (1909). À la suite de Matisse, Lichtenstein cite également ses propres oeuvres. Elles apparaissent reproduites aux murs, tandis que
certains des objets qui meublent les intérieurs reprennent des sujets traités auparavant de manière isolée, comme un canapé ou un
téléphone. La mise en abîme est particulièrement ambiguë dans certaines représentations : les miroirs et les tableaux retournés face au mur
peuvent évoquer ses propres toiles – respectivement les Mirrors [Miroirs] et les Stretcher Frames [Châssis] – ou figurer véritablement ces
objets dans l’espace représenté. Plus étonnant encore, apparaissent dans ces oeuvres des tableaux qu’il réalisera quelques années plus tard,
comme les toiles abstraites de la série des Imperfect Paintings [Peintures imparfaites].
• SALLE 9 - Nus : le fossé entre réalité et conventions artistiques « Mes nus sont mi-ombre mi-lumière, et il en est de même pour
l’arrière-plan, où les points évoquent l’ombre. En plus les points sont gradués, du plus grand au plus petit, ce qui implique pour la plupart des gens un
modelé, mais ce n’est pourtant pas ce que l’on obtient avec ces figures. Je ne sais pas vraiment pourquoi j’ai choisi les nus. Je n’en avais jamais fait
auparavant, ce qui pourrait l’expliquer, mais j’avais aussi le sentiment que le clair-obscur se prêterait bien aux corps. Et mes nus rendent si peu les
notions de chair ou de carnation – ils sont si peu réalistes – que le fait de les utiliser soulignait le fossé entre la réalité et les conventions artistiques»
En 1993, Roy Lichtenstein se confronte pour la première fois au nu féminin. Ses fameuses jeunes femmes de bandes dessinées des années
1960 sont à nouveau mises en scène, mais cette fois en pied et déshabillées. Elles apparaissent le plus souvent dans des pauses alanguies,
seules ou à deux, dans des appartements standardisés. On retrouve aussi ces sylphides en bord de mer, jouant au beach volley, dans des
compositions reprenant les scènes de plage d’inspiration surréaliste que Lichtenstein a réalisées dans les années 1970 d’après les baigneuses
de Picasso. L’érotisme latent des sujets est anesthésié par le traitement unifié de ces corps minces, lisses et glabres, répondant aux canons
d’une beauté clinique, presque kitsch. Cette série inaugure également un nouvel usage du motif des points. Jusque-là traités en aplats liés
aux formes, ils prennent une certaine autonomie et s’affranchissent des contours noirs.
• SALLE 10 - Le zen version imprimée « Je pense [que les Paysages dans le style chinois] impressionnent les gens à cause de cette aura de
mystère propre aux peintures chinoises qui s’en dégage, mais à mon sens, c’est une subtilité plutôt pseudo-contemplative ou mécanique… Je ne suis pas
vraiment en train de rendre une sorte d’hommage zen à la beauté de la nature. Leur apparence est vraiment censée rappeler celle d’une version imprimée.»
En 1995, Roy Lichtenstein se tourne à nouveau vers le motif du paysage lorsqu’il entame une série de tableaux inspirée des peintures
chinoises de la dynastie Song (Xe-XIIIe siècles). Les contours noirs disparaissent au profit d’aplats de couleurs et de points gradués qui
couvrent la surface entière de la toile et délimitent les formes de paysages de montagnes et de rivières noyés dans la brume. De petits
personnages, des barques, des ponts et des arbres, peints au pinceau ou à l’éponge, sont discrètement égrenés dans ces compositions.
Sensible à l’art chinois depuis ses années d’études, Lichtenstein s’inspire de ces paysages peints à l’encre sur papier, reprenant leurs formats
allongés et le traitement quasi monochromatique des éléments terrestres et atmosphériques qui se fondent les uns dans les autres. S’y
mêlent aussi des emprunts à la peinture traditionnelle japonaise ainsi qu’aux monotypes et pastels de paysages d’Edgar Degas. Lichtenstein
livre ainsi, quelques mois avant de disparaître, une dernière « manière » surprenante d’inventivité : toujours mécanique, mais aussi
méditative et empreinte de spiritualité.

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