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rencontres & reportages Khaled al-Aboodi PDG de la Société Islamique pour le Développement du secteur privé (SID) « Nous faisons des affaires, pas du prosélytisme » Il est à la tête de l’entité de la Banque islamique de développement dédiée au secteur privé, la SID. Cette dernière entend faire des petites et moyennes entreprises la clé de l’essor africain en les finançant. Une activité réalisée selon les principes du droit musulman : partage des bénéfices et des pertes mais aussi interdiction de l’intérêt. é missions de sukuk (obligations), ouvertures de banques, programmes pour les petites et moyennes entreprises. Ces dernières années, la finance islamique se développe sur le continent. Doucement mais sûrement, comme en témoigne l’essor de la Banque islamique de développement (BID). Créée en 1973 par vingt-deux pays, l’institution commence ses activités en 1975 avec un capital de 2 milliards de dollars, apporté en grande partie par quatre États, l’Arabie saoudite, la Libye, le Koweït et les Émirats arabes unis. Quarante ans plus tard, elle est devenue un acteur qui compte et prévoit de consacrer 7 milliards de dollars au financement d’infrastructures africaines sur les cinq prochaines années, soit un tiers de son budget total. Le secteur privé n’est pas oublié. Depuis 1999, une entité lui est consacrée, la Société islamique pour le développement du secteur privé (SID). Cette dernière est dirigée depuis 2007 par 32 ● Afrique Méditerranée Business ● Khaled al-Aboodi, un ancien cadre du ministère des Finances saoudien qui a passé une partie de sa carrière à Washington, à la Banque mondiale. L’action de la SID est multiforme. Elle a signé un accord avec la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) pour mettre en place un dispositif de soutien aux petites et moyennes entreprises (PME) dans la zone. Elle conseille les gouvernements souhaitant se lancer dans l’émission de dette souveraine, comme la Côte d’Ivoire récemment, et encourage le développement des marchés de capitaux. Sur un autre plan, elle vient de nouer un partenariat avec le Centre africain d’études supérieures en gestion (Cesag) et l’université Paris-Dauphine pour créer un programme académique consacré à la finance islamique et former de jeunes professionnels à cette pratique. Une action tous azimuts qui témoigne des ambitions de l’Arabie saoudite, pays moteur de l’organisation et hébergeant son siège à Djeddah. ■ ■ ■ mai-juin 2016 Baptiste de Ville d’Avray pour AMB Propos recueillis par Estelle Maussion, à Casablanca mai-juin 2016 ● Afrique Méditerranée Business ● 33 rencontres & reportages Khaled al-Aboodi AMB : Quelle est la place de l’Afrique dans votre stratégie de développement ? ■■■ parcours 1982 Diplômé de l’université du Roi-Saoud de Riyad, il commence sa carrière au ministère des Finances. 1995 Après un master en économie à la Northeastern University de Boston, il devient conseiller au bureau de représentation de l’Arabie saoudite à la Banque mondiale, à Washington. 2000 De retour en Arabie saoudite, il réintègre le ministère des Finances comme économiste senior, en charge de plusieurs opérations de privatisation. 2001 Il rejoint la Banque islamique de développement (BID) comme directeur général adjoint de la Société islamique pour le développement du secteur privé (SID). 2007 Il est nommé patron de la SID. 34 ● À l’heure actuelle, notre organisation compte cinquante-six pays membres mais nous ne sommes actifs que dans trente-trois d’entre eux. Notre objectif est de nous implanter dans la vingtaine d’États restants, et notamment en Afrique. Ce continent est encore un nouveau marché pour nous. Il ne représente que 12 % de notre portefeuille, un chiffre que nous voudrions faire passer à 30 % à court terme. Nous avons déjà ouvert des banques dans quatre pays, au Sénégal, au Niger, en Guinée et en Mauritanie. Leurs activités sont regroupées dans le holding Tamweel Africa, dont nous souhaitons étendre le réseau. Nous nous sommes aussi engagés à hauteur de 100 millions de dollars auprès de la BCEAO pour encourager le développement des petites et moyennes entreprises dans la zone. Et nous croyons beaucoup au potentiel du crédit-bail (leasing) dont le taux de pénétration est encore très faible, autour de 2 à 3 % de l’ensemble des actifs, alors que c’est le moyen le plus simple de toucher les PME. Fin février, nous avons organisé un forum à Casablanca pour présenter nos services. Le Maroc bénéficie d’un secteur privé dynamique et diversifié, avec de grands groupes comme de nombreuses petites sociétés. Il tient une place particulière dans notre stratégie et nous voudrions nous y développer largement. Nous pouvons être un partenaire de l’expansion de groupes marocains sur le continent comme plus largement dans les pays arabes. Nous sommes prêts à les soutenir financièrement dans cette action. Les États, banques et institutions internationales mettent eux aussi l’accent sur le soutien au secteur privé comme moteur de l’essor africain. Quel est votre apport ? Nous sommes une institution qui fonctionne avec de l’argent public, à savoir les contributions de nos membres, et nous avons un mandat très clair, financer le développement. Nous partons du constat que le secteur privé, et notamment les TPE et PME, joue un rôle déterminant dans ce processus. C’est lui qui permet de créer des emplois, de générer de la valeur ajoutée, d’augmenter les exportations. Sur le continent, le secteur privé est synonyme d’espoir. Or, la finance islamique, par ses caractéristiques, est un allié de poids pour répondre aux besoins des entreprises. Sa pratique, conforme aux principes de la charia, exclut l’usure, le prêt d’argent. Cela signifie que la banque finance directement le bien, la Afrique Méditerranée Business ● mai-juin 2016 machine ou les équipements que la société souhaite acquérir. Elle est en connexion avec l’économie réelle, ce qui la rapproche de la réalité vécue par les PME. Lorsqu’un entrepreneur se présente à un guichet, le banquier va lui demander les bilans passés, des documents comptables et administratifs, autant de cautions qu’il n’a pas toujours. Nous utilisons les biens de la société comme garantie, ce qui simplifie les relations entre banque et entreprise. Et nous travaillons en étroite collaboration avec notre client pour qu’il garde son bien mais aussi qu’il fasse fructifier son investissement. Même si, bien entendu, cela ne nous exonère pas des procédures de vérification classiques qui s’imposent. On a l’impression d’une concurrence croissante entre vous et les autres institutions financières, dont la Banque mondiale et la Banque africaine de développement (BAD) ? Je ne vois pas une telle compétition en Afrique. D’une part, le marché représente des milliards et des milliards de dollars. D’autre part, chaque acteur vise une cible particulière. Il est possible que les grandes banques africaines et internationales se battent pour financer les quelques compagnies d’envergure présentes sur le continent. Mais pour le reste du secteur, c’est-àdire la majorité des entreprises de taille moyenne ou petite, il y a un réel problème d’accès au financement. Les États ont aussi de plus en plus besoin d’emprunter pour réaliser leurs projets. Mais ils sont souvent limités dans les montants accordés, notamment auprès du Fonds monétaire international (FMI) et des autres institutions multilatérales. Nous offrons une autre solution. « Nous faisons des affaires, pas du prosélytisme » infrastructures, routes, aéroports, ponts, équipements électriques, qui constituent la base de tout développement. Je pense qu’il faut y recourir au maximum tout en régulant bien le système pour encourager le secteur privé à s’y engager davantage. Vous avez aussi soutenu le lancement d’un sukuk souverain en Côte d’Ivoire, fin 2015, pour un montant de 150 milliards CFA (244 millions de dollars), le plus important d’Afrique de l’Ouest… Il y a un consensus pour dire que le continent pâtit de son manque d’infrastructures. La Banque mondiale estime qu’il faudrait mobiliser chaque année 93 milliards de dollars pour mettre en œuvre les projets nécessaires. Dans ce contexte, les sukuk peuvent être un complément utile au financement par l’endettement classique. Ils peuvent également convaincre de nouveaux investisseurs de s’intéresser à l’Afrique et aider les pays à renforcer leurs réserves financières. Nous espérons donc voir d’autres pays imiter la Côte d’Ivoire. Le Niger en fait partie puisqu’il s’est lancé, avec notre aide, dans un programme devant se solder par l’émission de sukuk à hauteur de 150 milliards de francs CFA. Vous accordez aussi une grande importance à la régulation, qui est indispensable au développement de vos activités. Comment la mettre en place en Afrique, où l’opacité reste encore souvent la règle ? L’Arabie saoudite est régulièrement accusée de financer l’État islamique, ce qu’elle dément d’ailleurs fermement. Cela vous pose-t-il des problèmes ? Jusqu’à présent, nous n’avons eu aucun souci de confiance avec nos partenaires grâce à notre bonne image et à notre sérieux. Le Marché africain est encore nouveau pour nous. Il ne représente que 12 % de notre portefeuille, un chiffre que nous voudrions faire passer à 30 % à court terme. Nous ne faisons pas de prosélytisme mais bien des affaires. La finance islamique existait bien avant qu’on la baptise comme ça, c’était la façon dont on réalisait des échanges et du commerce dans le passé. Nous avons d’ailleurs plusieurs clients qui ne sont pas musulmans, en Syrie par exemple mais aussi en Asie et notamment en Chine. Nous finançons tous les acteurs à partir du moment où ils présentent un bon dossier. C’est une finance dont les principes viennent de l’islam, ce qui veut dire qu’elle est responsable et accorde la même importance aux deux parties prenantes. La corruption existe partout dans le monde à des degrés différents. Le continent n’est donc pas une exception et, sur les dix dernières années, des progrès considérables ont été réalisés. Plus les pays se développeront, moins la corruption sera nécessaire. C’est un processus. Au-delà de la transparence, nous devons aussi travailler à établir un cadre réglementaire unifié et cohérent. La banque centrale marocaine, Al-Maghrib, doit mettre en place cette année la licence permettant d’instaurer une finance alternative. En Ouganda, une loi allant dans ce sens a été adoptée l’an dernier. Le Kenya est en train d’étudier la possibilité de lancer des marchés de capitaux alternatifs. On voit de plus en plus de partenariats public-privé (PPP) se nouer. Est-ce un bon mécanisme ? L’actualité internationale, à savoir la prégnance de la lutte contre le terrorisme, nuit-elle à votre action ? Je pense que c’est une solution d’avenir. C’est le seul moyen de mener à bien de grandes Dans certains pays, le terme « islamique » subit une connotation négative car il est asso- La composante religieuse est-elle déterminante ? cié à l’extrémisme, au radicalisme, en raison d’une méconnaissance du sujet principalement. Un des moyens de contourner ce problème est d’éviter d’employer le mot, comme cela se fait en Turquie par exemple. Cela dit, nous ne subissons pas de préjudice. Tout le monde reconnaît l’importance de notre travail et le sérieux d’une institution comme la nôtre. Notre management est responsable et notre gestion transparente. Nous avons d’excellentes relations avec les États dans lesquels nous officions. Nous avons même commencé à travailler avec des pays qui ne sont pas membres de notre organisation, comme la Russie. Une étude de l’Organisation des Nations unies a affirmé que la finance islamique pourrait être une solution aux difficultés à mobiliser des fonds pour des actions humanitaires. Êtes-vous d’accord ? Face à la multiplication des catastrophes naturelles et au problème des réfugiés, les besoins de financement dans ce domaine sont croissants. Or notre système repose sur l’idée de justice et de contribution au bien-être de la société. Elle pourrait dont jouer un rôle crucial, en particulier grâce à ses mécanismes de redistribution comme les zakat, sadaqa, qard alhasan et waqf. Le zakah impose, par exemple, à tout musulman de consacrer 2,5 % de ses revenus annuels à des œuvres de bienfaisance. Collectés et bien administrés, ces flux constituent une manne non négligeable. ❐ mai-juin 2016 ● Afrique Méditerranée Business ● 35