un film d`amour titres

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un film d`amour titres
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CHARLES DANTZIG
UN FILM D’AMOUR
roman
BERNARD GRASSET
PARIS
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FELLINI ! FELLINI !
Carla Pontecorvo – Federico Balducchi –
Galeazzo Gazzerini – Laudomia Gazzerini –
Jérôme Poincenot – Bruna Fantini
Carla Pontecorvo
Cette Italienne aux cheveux noirs, à la peau pâle,
belle comme la lune, vous l’avez reconnue, c’est
Carla Pontecorvo. Carla Pontecorvo est une de ces
actrices européennes qui, par bonheur, ont raté leur
« carrière américaine » : l’accent qu’elle n’arrivait pas
à perdre la confinait dans des rôles d’étrangères, et
elle est revenue en Europe pour devenir une des plus
grandes tragédiennes de notre temps ; au festival de
Saint-Élias (les Français ont été charmés par cet
accent étranger), on l’a vue dans Phèdre, entrant en
scène en chassant ses voiles comme des mouches,
agacée, sèche, déjà folle, captivante ; elle tourne dans
les films les plus audacieux ; Carla Pontecorvo est
une telle star, avec elle le mot n’est pas abusif, que la
légende s’est emparée de sa vie. Selon une version,
elle est la fille d’un officier général américain et d’une
prostituée de Naples qui serait venue expliquer à cet
officier, en 1943, après la libération de la ville, que
ses consœurs atteintes de la syphilis refusaient d’être
envoyées clandestinement à Rome pour contaminer
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les Allemands, comme il avait été génialement prévu
par l’État-Major allié ; d’autres assurent qu’elle est la
fille d’un prêtre croate ; en tout cas, elle n’a rien à voir
avec Gillo Pontecorvo, le réalisateur de La Bataille
d’Alger. Elle nous reçoit sur son toit-terrasse du
Corso, à Rome, pour l’émission que nous sommes en
train de tourner ; comme la plupart des intervenants,
elle parle français.
— J’ai connu Birbillaz alors qu’il était déjà établi à
Rome depuis quelques années. Il louait un appartement via Laurina, c’est une petite rue proche qui relie
le Corso à la via del Babuino : vous voyez l’obélisque
de la place du Peuple ? À droite. Vous voyez maintenant le toit avec le linge qui sèche, où une grande serviette orange est tombée sur l’assiette du satellite ?
Non, à côté de la mouette qui… c’est ça. Le toit d’à
côté. Il nous arrivait, quand nous nous apercevions,
de nous adresser un salut, parfois même nous conversions par téléphone, moi sur ma chaise longue, lui
accoudé à la balustrade, c’était charmant. J’ai été la
première à l’inviter. Sur cette terrasse, ici même, pour
un dîner où il y avait d’ailleurs mon amie Laudomia
Gazzerini, une femme exquise, très intelligente, que
j’aime beaucoup, et c’est comme cela qu’il a rencontré son producteur, puisque c’est le mari de Laudomia. J’aime jouer dans les premiers films de talent :
mieux que prometteurs, ils tiennent leurs promesses,
et avec beaucoup plus de ruse que de maladresse, car
ils sont faits par des jeunes gens très enthousiastes et
très cultivés. (Je leur reprocherais plutôt de manquer
de naïveté.) Birbillaz m’avait montré le scénario, qu’il
avait écrit lui-même. Je n’avais rien lu d’aussi
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intelligent, d’aussi personnel, d’aussi « poétique »
depuis des années. D’ailleurs, vous connaissez le
résultat : le Lion d’argent au festival de Venise.
Federico Balducchi
Grand, souple, vêtu d’un élégant costume qu’il porte
déboutonné, d’une chemise à rayures sans cravate et
de luxueux souliers en cuir marbré, Federico Balducchi relève une mèche de cheveux blancs. Il se trouve
dans sa galerie d’art, via Giulia, assis derrière une
grande table en verre à pieds d’acier sur laquelle est
posée une sculpture en bois de caisse. Des tableaux
sont retournés contre les murs.
— Je l’ai rencontré dans un restaurant du Trastevere. (À l’intérieur. Aux touristes les terrasses.) Il
disait, en français, aux compatriotes de sa table :
« J’ai horreur de la Toscane. C’est plein d’Anglais
vieilles filles qui prennent des notes et d’Américains
prêts à écrire un best-seller “vécu”. » Ça m’a fait rire.
Tout ce qui éraille les vanités régionalistes de l’Italie
m’enchante, et puis je suis romain. Nous sommes
entrés en conversation pour ne plus nous quitter.
Quel dragueur ! Je peux vous dire qu’il revenait rarement seul via Laurina (c’est là qu’il habitait). Jusqu’au jour où, c’est souvent le cas avec ces garçons-là,
il a rencontré une femme qui l’a cadenassé. Giovanna
Leandri était une de ces filles comme nous ne cesserons jamais de les aimer en Italie. Brune à crinière,
poitrine bondissante, majestueusement lente, bellis-
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sime, et ennuyeuse ! Elle était alors célèbre pour avoir
joué l’infirmière dans le feuilleton télévisé Clinica 22,
mais il l’a connue au Colisée. Cette année-là, l’A.C.
Roma a gagné, pour la première fois de son existence, la Coupe Méditerranée de football : Giovanna,
Romaine, a décidé d’offrir un strip-tease à l’équipe et
à ses supporteurs. Le Vatican s’en est mêlé, déclarant
qu’il réprouvait l’affaire, non pour le strip-tease,
mais parce qu’il se déroulerait au Colisée, lieu de
martyre de plusieurs chrétiens. Énorme publicité,
interviews de Giovanna, qui n’a jamais été aussi
populaire, j’y suis allé avec Birbillaz. Le Corso, la via
dei Fori Imperiali, tout cela débordait de foule, avec
feux de Bengale, clairons, cornes de brume, filles hurlant aussi fort que les garçons, il nous a fallu trois
quarts d’heure pour pénétrer dans le Colisée.
40 000 personnes selon l’édition italienne de l’International Herald Tribune, 100 000 selon La Gazzetta
romana. Birbillaz filmait sur sa caméra DV. Après un
discours ridicule du maire de Rome et un discours
ridicule du président du club, des enfants en costume
de page portant les drapeaux de la ville et du club ont
ouvert le défilé, suivis d’un orchestre de jazz Nouvelle-Orléans : sur O When the Saints et autres Saint
Louis Blues, les minimes du club, puis les cadets, puis
les juniors, puis les espoirs, puis les retraités ont marché, le défilé étant clos par un vieillard dans un fauteuil roulant dont le dossier portait des fanions du
club avec les années où il y avait joué, il avait quatrevingt-douze ans, annonça le présentateur au micro.
La toute petite infirmière qui poussait son fauteuil a
levé le bras pour saluer. Le maire et le président, revenus sur l’estrade centrale, se sont penchés ensemble
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sur le micro : « Et maintenant, mesdames et messieurs, l’équipe de Rome ! » Carmina Burana ! Explosion de chœurs ! De bravos, de cris, de trompettes !
Joueurs, remplaçants et entraîneurs sont entrés, en
costume bleu Luigi Puzzi (cela a été annoncé sur les
grands écrans d’angle) : leur tour d’honneur a duré
dix bonnes minutes. Pendant ce temps, le maire et le
président se tenaient la main sur l’estrade. L’équipe
les a rejoints, embrassades, remise de médailles, cela
a sans doute dépassé le temps prévu car, à la fin, il n’y
avait plus de musique. Le présentateur a clamé, de sa
voix à échos : « Et maintenant, l’événement que nous
attendions tous ! » Sifflements, cris, bravos. Quelques
instants ont passé. Rien. Craquement du micro.
« Ah ! » de la foule. Rien. Trente secondes, une minute.
Cela s’est mis à siffler, les plaisanteries à sourdre. Au
moment où le président du club reprenait la parole,
les premières notes des trompettes d’Aïda se sont fait
entendre : et voilà qu’est entré dans le Colisée, porté
par douze culturistes au torse nu, en slip lamé or et
coiffés de masques de loups leur descendant jusqu’aux épaules, un palanquin fermé sur les quatre
côtés par des rideaux de satin parme. Il s’est fait une
espèce de silence, puis les bravos ont commencé à
jaillir, les flashes à crisser. Les loups avançaient d’un
pas lent et, lents, ils ont déposé le palanquin sur l’estrade d’où président, maire et équipe avaient disparu.
Comme la nuit approchait, les poursuites ont été
allumées, créant quatre entonnoirs de lumière. La
musique s’arrête. Brouhaha. Reprend, dramatique :
Ainsi parlait Zarathoustra. Les culturistes s’agenouillent en cercle. Brandissent des glaives en carton.
C’était la version du concert Aloha From Hawaï
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d’Elvis Presley : au moment où Richard Strauss s’accélère en rock’n’roll, les rideaux du palanquin tombent, et apparaît Giovanna, debout, drapée dans une
soie rose et tendant un flambeau vers le ciel. Quels
cris, madone, quels cris ! Quels bravos ! Un culturiste
s’est approché, a monté l’escabeau frontal du palanquin (en trébuchant, il n’y voyait pas bien sous le
masque), pris le flambeau de la main de Giovanna,
est descendu en marche arrière, a fait une génuflexion, et Giovanna s’est mise à lancer des baisers.
Redoublement des cris, sur une musique house. Et
Giovanna, posant un index sur les lèvres en roulant
des yeux, du genre : « Oups ! j’allais oublier », s’est
mise à tricoter des épaules. Le strip-tease a commencé. Glisse la soie rose, hurlent les mâles, pose
Giovanna un pied sur le tabouret doré jusque-là
caché par sa robe, délace lentissimement ses sandales,
en jette une vers le public après l’avoir fait tourner au
bout du bras, jette l’autre, elle était bien jolie, dans sa
courte tunique transparente ; qu’elle a enlevée, mais
elle a gardé son bikini. Aux couleurs du club : étoile
jaune sur le sein gauche, rayures bleues sur le sein
droit, slip rayé derrière, étoilé devant. « Oups ! »
Birbillaz qui s’était éloigné pour varier ses prises
de vues se rapprochait en s’exclamant : « Fellini !
Fellini ! » Il filmait, filmait, répétant : « Fellini !
Fellini ! » Vatican ou pas Vatican, maire de Rome ou
pas maire de Rome, football ou pas football, la
Rome antique continue, me disais-je comme, tant
bien que mal, nous nous éloignions parmi la foule. Il
se peut que tout pays, sans s’en rendre compte,
conserve le ton de sa grande époque, non pas dans ce
qu’elle avait de plus élevé, mais dans ce qu’elle avait
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de plus vulgaire. De l’élevé nous ne gardons que la
posture, comme en Italie les déclarations martiales
avec le mot « État », pendant que la main derrière
empoche les espèces. J’ai demandé à Birbillaz ce qu’il
en disait pour la France, mais il n’écoutait pas tellement, car il m’a répondu en riant : « Qu’elle est vulgaire, non mais vraiment, qu’elle est vulgaire ! » C’est
cette vulgaire que, la nuit même, sorti de boîte, il
ramenait chez lui.
Galeazzo et Laudomia Gazzerini
Le palais Gazzerini est un des plus anciens de Rome.
Grosse maison aux poings sur les hanches, il montre
aux passants une jupe de moellons en pointes de diamant où de hautes fenêtres sont encagées derrière des
barreaux de fer qui semblent avoir été noués par
Hercule en personne ; au-dessus, les murs, vert pâle,
s’élèvent vers un ciel qu’on aperçoit à peine tant les
rues sont étroites et bordées d’autres hauts bâtiments ; elles y gagnent une ombre humide que parcourent avec méfiance des chats maigres. Il y a eu un
Hercule dans la famille, le fameux Ercole Gazzerini,
qui, enfermé avec cent hommes d’armes dans cette
maison qui avait déjà son apparence de caserne, tint
tête aux soldats du pape Della Rovere en 1511. Tête
qu’il perdit par conséquent, mais, comme le pape
avait besoin d’aide contre les Orsini, pas son fils, qui
réussit à préserver presque tous les biens de la famille
de la rapacité de ce pape qui mourut peu après. On
peut voir les œuvres d’art au premier étage, qui se
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visite (entrée : 9 euros, ouvert tous les jours de
11 heures à 14 heures) : Cimabue, Giotto, Tintoret,
Winterhalter, Cremona, Picabia, De Pisis, Balthus,
ainsi que les statues antiques (sauf le célèbre Hermès
borgne, depuis près de cinq siècles au Vatican). C’est
au dernier étage, dans leur appartement privé, que
Galeazzo et Laudomia Gazzerini nous reçoivent.
Décoré par un des plus talentueux architectes d’Italie, il sera aperçu pour la première fois par le public,
car la princesse, trouvant cela « non tanto elegante »,
a toujours refusé de le montrer dans des magazines
de décoration.
LAUDOMIA : — Les plus beaux tableaux sont ici, dit
mon mari, qui est bien sévère. Balthus ?… Il a vécu
longtemps à Rome, vous savez, il dirigeait la villa
Médicis. Très courant le monde, rien ne lui paraissait
plus beau que, non pas une œuvre d’art, mais l’empereur du Japon. Birbillaz, qui ne l’a jamais connu car
il est arrivé à Rome vingt ans après lui, le trouvait
trop bien habillé. « Il me rappelle Marcel Dalio dans
La Règle du jeu, disait-il : l’idée qu’un acteur se fait
d’un marquis. » Surtout, ne me donnez pas mon titre
quand vous filmerez, c’est ridicule. Cela signifie tout
au plus que nous devons organiser des dîners d’apparat pour cadres supérieurs de multinationales afin de
payer les restaurations. C’est Princesse des Toitures
qu’on devrait t’appeler, me disait l’autre jour mon
mari. Ah, le voici.
Laudomia Gazzerini, qui peut avoir quarante ans,
coiffe ses cheveux châtains en arrière, porte un
tailleur bleu marine, des talons plats, et nul bijou à
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part une chevalière. Galeazzo, légèrement plus vieux,
semble plus jeune, avec ses longs cheveux ondulés,
son grand corps souple et son habillement, jean, chemise lavande et veste en velours ras.
GALEAZZO GAZZERINI : — Birbillaz ? Un des
meilleurs cinéastes de sa génération ! Je viens de
dire au directeur de la Cinémathèque italienne que, au
lieu de nous emmerder avec la cent soixante-douzième rétrospective Pastrone, il pourrait organiser
quelque chose autour de lui. Dans ce pays, en cinéma
comme en tout, c’est tous les jours depuis quinze
cents ans spaghettis au fromage.
LAUDOMIA : — Nous avons fait sa connaissance à
un dîner chez une amie actrice, et…
GALEAZZO : — Carla Pontecorvo.
LAUDOMIA : — Oui, Carla, qui…
GALEAZZO : — Elle a bien failli faire avorter l’affaire, à force d’insister à sa façon discrète. Finalement… Quoi ?… Si tu me laissais finir, j’allais précisément dire qu’elle était géniale dans Un film
d’amour.
LAUDOMIA : — Quand je pense que, lorsqu’il a
fait la connaissance de Giovanna Leandri au cours
du tournage, Birbillaz a voulu ajouter un rôle pour
elle !
GALEAZZO : — Tu veux raconter à ma place ?…
Bon. Il a fait semblant de vouloir, pour avoir la paix,
y a peut-être cru un instant, mais il savait très bien
que ça n’irait pas pour le film.
LAUDOMIA : — Il l’aimait beaucoup, cette enfant.
GALEAZZO : — Ça ne l’empêchait pas de la tromper. Elle n’a jamais tourné au cinéma, finalement. Le
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feuilleton où elle jouait s’est arrêté très vite, et elle
n’est plus restée que dans les gros magazines à un
euro cinquante où, sur un vilain papier grisant les
couleurs, on montre des photos demi-floues, à quoi
on reconnaît le faux « reportage volé » de la prétendue vedette prétendument surprise les seins réellement nus sur une plage des Caraïbes. Moyennant
quoi, elle a réussi à pénétrer dans le fonds des noms
propres de l’Italie. Ces noms où chaque pays se
reconnaît profondément, non pas les noms de premier plan, les Arioste, les Léonard de Vinci, qui sont
en réalité des noms internationaux, ni même les
noms du second et du troisième plan, qui ont trop
bien réussi pour ne pas être entrés dans les manuels
scolaires et devenus ennuyeux pour la grosse majorité qui ne veut que des distractions, mais les noms
des quatrième, cinquième, sixième plans, avec qui on
a une complicité affectueuse, quasi familiale, de
médiocrité partagée. Des acteurs de navets, des chanteurs d’un seul tube, des présentateurs d’émissions de
variétés, des…
LAUDOMIA [à voix basse] : — Comme disait Birbillaz.
GALEAZZO : — Comment ?
LAUDOMIA : — Il y a eu cette fête merveilleuse.
Carla Pontecorvo
Sous la tente blanche de sa terrasse à jardin tropical,
doublement protégée par son chapeau à larges bords,
une main sur l’épaule, Carla Pontecorvo regarde au
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loin le toit vide de la via Laurina. S’approche de la
balustrade. Baisse le regard. Dans le Corso, circulation des voitures. L’une, étincelante, bleue, chromée,
petite, une Fiat Millenio remplie de garçons au coude
sur la portière, s’arrête au feu rouge à côté d’une
décapotable où deux jeunes filles regardent droit
devant. Les garçons se tournent vers les filles (le
conducteur s’écrasant sur les cuisses du passager en
tendant le cou), leurs bouches s’ouvrent, les filles
rient. Avec un mouvement lent, Carla Pontecorvo
recule et retourne s’asseoir dans son fauteuil de teck.
— Un jour, Birbillaz nous a ramené cette jeune
actrice de télévision qui avait fait un strip-tease au
Colisée, très jolie, des yeux verts avec des paillettes
d’or, à qui il avait promis un rôle dans son film. Je
crois même qu’il le lui avait proposé, car il était très
amoureux d’elle. Quelle erreur ! Le producteur,
Galeazzo Gazzerini, lui a fait une scène, et pour finir
elle aussi, de n’avoir pas été retenue. Il s’est vengé en
insérant au dernier moment la parodie de série télévisée, où il m’a demandé de jouer comme une marionnette. De fait, je ne dirais pas que l’on joue « mal »
dans les séries, mais d’une façon burlesque qu’on
prend au sérieux : on roule les yeux, on fronce les
sourcils, on hoche la tête. Le style en a été fixé par
Elizabeth Montgomery dans Vita da strega, je ne sais
pas le titre en français. Cela a marqué le retour du
style du cinéma muet, qui avait lui-même été un
retour du style du théâtre mélodramatique du
e
XIX siècle. On pourrait qualifier ce jeu de naïf, il est
au contraire une stylisation. Et le grand public
l’adore, lui qui se croit « naturel ». Le grand public
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préfère toujours le stylisé, l’outré, l’aberrant : à
l’opéra, les voix de soprano léger, par exemple. Birbillaz s’en est voulu deux jours après, mais il a quand
même décidé de garder ce bref moment de fantaisie
qui, à côté du drame, prendrait une nuance mélancolique, et je préfère mon film à Giovanna, m’a-t-il dit
en souriant. J’ai tenté d’expliquer à la jeune fille
qu’elle devrait venir moins souvent sur le plateau,
mais elle m’a répondu qu’elle le faisait pour moi,
pour tout apprendre de moi, elle se ferait toute petite,
elle me suppliait… Je lui ai demandé si elle avait vu
All About Eve, mais non. Elle n’avait rien vu, la chère
enfant, elle était sincère. Je l’aimais bien. Nous
n’avons pas de préjugé contre les jolies filles, en Italie.
Federico Balducchi
Suite de l’interview au Campo de’ Fiori. Pendant que
le caméraman déplie les grands déflecteurs blancs à la
terrasse d’un café (« Vos chauves-souris vont à un
mariage ? » a demandé Federico Balducchi, mais il
n’a pas souri), le galeriste désigne la statue au milieu
de la place.
— C’est très curieux, Giordano Bruno. Sans qu’il
soit inconnu, on a très peu parlé de lui jusqu’à la fin
du XIXe siècle, époque où l’on a inventé beaucoup
d’idoles en Europe, comme, chez vous, Vercingétorix. Rome étant tombée des mains des papes, la nouvelle municipalité radicale a fait ériger cette statue,
puis on a publié le premier volume de ses œuvres, en
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disant : c’est Voltaire. C’était un fou. De l’espèce qui
croit avoir l’explication du monde, et qui s’intéresse
encore plus à sa notoriété. Il va en Angleterre, où il
dédie un livre à Philip Sidney, très bon poète, mais
qui est à la tête des puritains contre les universités.
Où sont les Lumières ? On le chasse d’Oxford, tant il
casse les pieds de tout le monde avec son égocentrisme publicitaire. En France, où Henri III l’a nommé
lecteur au Collège de France, il décide de s’en prendre
à Aristote pour faire parler de lui. Comme vous le
savez, toute l’université est aristotélicienne. « Tel
jour, à telle heure, grande controverse sur Aristote. »
Il trouve un admirateur parmi les étudiants, qui
prend la parole : Aristote est une ordure, Aristote est
un salaud, Aristote est un con. La salle hurle, Bruno
essaie de prendre sa défense, ils sont obligés de s’enfuir. Après quoi il se dit persécuté. Il n’avait pas du
tout la tête de Dante ni la mâle posture que vous lui
voyez là : c’était un petit noiraud du Sud qui voulait
arriver à tout prix, tout en étant persuadé d’être un
génie contre Dieu. Ce qui n’était pas une raison pour
le brûler, une fessée aurait suffi. Cela lui donne même
un côté Don Juan sans les femmes qui le distingue du
condamné habituel du Saint-Office italien, qui était,
les archives le montrent, un blasphémateur érotomane écrivant « Jésus se branlait tous les matins ».
Tiens, Poincenot.
Un long jeune homme en costume sombre passe
devant la statue, penché en avant, des feuilles sous le
bras. Balducchi l’interpelle. « Oh ! » fait muettement
le jeune homme ; il s’approche.
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— Ciao, Federico… Bonjour, bonjour… Jérôme
Poincenot, conseiller culturel à l’ambassade de
France… C’est-à-dire à vingt mètres au bout de cette
rue, n’est-ce pas ?
Il rit, d’un rire où ses yeux se mouillent, son dos se
cambre, ses épaules tressautent.
JÉRÔME POINCENOT : — Je viens de déposer un
exemplaire de mes poèmes chez Farenheit 451… [À
l’intention du caméraman :] La librairie de la place, là.
FEDERICO BALDUCCHI : — Nous parlions de Birbillaz. Tu l’as connu ?
JÉRÔME POINCENOT : — Non, non… Je ne suis en
poste que depuis deux ans… Mais j’en ai beaucoup
entendu parler… Son talent flamboyant, son étrange
retrait… Sa célèbre fête… Il a marqué Rome comme
Lyautey le Maroc, en quelque sorte !…
Il rit à nouveau, reprend, et il ressort de son élocution saccadée qu’il « n’ignore pas que, pour des centaines de milliers de jeunes gens à travers le monde »,
Un film d’amour est un « film-culte », notamment sa
célèbre scène d’ouverture.
Noir. Soudain, vue de la mer, une maison de verre qui surplombe une baie rocheuse sur des pilotis. La caméra zoome
en avant au ras de l’eau, s’élève, regarde la maison par le
toit, plonge, nous voici dans un grand hall, face à un escalier de bois et d’acier. Un bruit. Comme un œil curieux, la
caméra regarde vers le haut, à droite, à gauche : c’est à
droite. Le bruit, un bruit de pas, se rapproche. Deux
jambes lourdes, un vaste buste. Voici l’« Ogre », ample,
paisible, débonnaire. Il continue à descendre l’escalier, en
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plein milieu, pesamment, sans tenir la rampe. Sur le palier,
il s’arrête, regarde en bas. Avec un bref sourire, il marmonne. Une voix : « Que dis-tu ? » La caméra recule vivement, et l’on voit, au pied de l’escalier, un groupe de personnes qui le regarde, dans une posture légèrement
artificielle laissant penser qu’elle est la reproduction d’un
tableau connu. « Bonnes vacances, dit-il d’une voix caverneuse. Bonnes vacances. »
JÉRÔME POINCENOT : — On comprendra plus tard
la cruauté de ces mots.
Le conseiller culturel s’éloigne en agitant la main
au bout d’un bras tendu.
FEDERICO BALDUCCHI : — À cette heure-ci de la soirée, toute une partie de la jeunesse romaine commence à se rassembler au Campo de’ Fiori. Vous
allez bientôt voir, s’abreuvant à ces cinq cafés grands
comme des auges, deux mille personnes, mille
garçons en pantalon gris, chemise bleu électrique aux
manches retroussées et souliers noirs à bouts carrés,
et mille filles elles aussi vêtues de la même façon. Birbillaz disait : « C’est l’uniforme romain, mais sans
l’affectation, le quant-à-soi, quant-aux-autres, surtout, avec lequel le porteraient les Français. » Il dénigrait souvent les Français, je ne sais pas pourquoi. Ce
garçon, là, qui boit à même sa bouteille de bière tout
en lorgnant l’écran de son téléphone portable, lui ressemble assez : il était petit, avec une grosse tête où de
courts cheveux roux clair s’élançaient en flammèches ; je l’ai connu à une époque où ses pattes
descendaient en barbe fine autour de sa mâchoire
inférieure presque prognathe, ce qui lui donnait une
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ressemblance avec l’empereur Caracalla. Giovanna
lui a fait raser ça, qu’il avait laissé pousser à la
demande d’une précédente fiancée. Il disait qu’il ressemblait à Elmer, Elmer, vous savez, le chasseur de
Bugs Bunny. Ce qui ne l’empêchait pas de porter des
vestes cintrées qui soulignaient sa taille fine, dont il
était très fier. Ses yeux… ces yeux-ci sont bien beaux,
dit Federico Balducchi en suivant du regard une
jeune fille qui passe.
Le preneur de son proteste qu’on n’entendra rien.
FEDERICO BALDUCCHI : — Il avait des proverbes à
lui. Je me souviens de : « Ennuyeux comme une
fête. » C’est peut-être pour se contredire qu’il en a
organisé une. Ou pour se faire pardonner d’avoir été
à Cannes sans elle. Il l’a payé, d’être allé à Cannes
sans elle !
Bruna Fantini
Après avoir passé entre les colonnes doriques de
papier essuie-tout, on entre dans l’épicerie de la via
Laurina, où Bruna Fantini se tient derrière la caisse.
— Assez vite après qu’il s’est mis avec elle, je l’ai
trouvé triste. Il se plantait là, mélancolique, en suçant
ses bonbons à la réglisse (tous les jours il m’achetait
sa boîte de Tabù), comme s’il se demandait s’il valait
la peine de se nourrir. La Leandri restait en haut :
faire les courses, elle, une reine ? (Comme si elle
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n’était pas née à Ostie !) Il prenait souvent deux
choses semblables : jambon et mortadelle, coppa
et bresaola. Quelle capricieuse ! Et quelle honte, un
conjoint qui ne s’occupe pas d’un artiste ! Un jour,
je me suis décidée à lui en parler. Il n’a rien répondu,
mais il est redevenu aimable, et gentil !… À mon avis,
il n’était pas complètement français.
Bruna Fantini, qui dans sa jeunesse a enregistré
un disque punk, a les cheveux en brosse, porte un
T-shirt noir, des pantalons kaki. Elle tient à nous
faire savoir qu’elle vend de la nourriture biologique,
et que c’est très rare à Rome.
Galeazzo et Laudomia Gazzerini
La caméra recule et montre un plan plus large des
Gazzerini : chacun est assis à un bout d’une banquette rectangulaire en tissu gris, elle droite et regardant la caméra de ses yeux bleus, lui de travers, légèrement allongé, une main dans la poche de sa veste,
pied sur le genou, souriant. Au-dessus de la banquette, le mur est nu, mais on aperçoit, sur les côtés,
les angles intérieurs de deux grands tableaux, un Soulages à bandes noires du côté de Laudomia, un baron
Gros représentant Bonaparte à cheval du côté de
Galeazzo. Sous le pied du cheval cabré, celui-ci dit :
— C’est moi qui l’ai amené à Cannes. Il n’avait
pas fini de monter le film, mais j’en avais obtenu la
sélection au festival de Venise trois mois plus tard, et
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Un film d’amour
je voulais montrer ma découverte. Avant de présenter
son numéro, promener l’ours dans les rues. Hé ?…
Tu ne vois pas que je plaisante ?… Je l’ai présenté à
tout le monde, et il a beaucoup plu. Il pouvait avoir
beaucoup de charme, comme vous savez.