Moeri-"Pap`s"-XP9 - copie_Moeri

Transcription

Moeri-"Pap`s"-XP9 - copie_Moeri
Antonin Moeri
Pap’s
roman
BERNARD CAMPICHE EDITEUR
« PAP’S »,
TROIS CENT CINQUANTE-SIXIÈME OUVRAGE
PUBLIÉ PAR BERNARD CAMPICHE ÉDITEUR,
A ÉTÉ RÉALISÉ AVEC LA COLLABORATION
DE JANINE GOUMAZ, DE BETTY SERMAN ET DE DANIELA SPRING
COUVERTURE ET MISE EN PAGES : BERNARD CAMPICHE
PEINTURE DE COUVERTURE : LÉLO FIAUX, S. T., 1962,
32 X 42 CM, GOUACHE ET ENCRE DE CHINE, DÉTAIL
COLLECTION PARTICULIÈRE
AVEC L’AIMABLE AUTORISATION DE LA FONDATION LÉLO FIAUX,
LAUSANNE
PHOTOGRAVURE : CÉDRIC LAUBER, L-X-IR IMAGES, PRILLY
IMPRESSION ET RELIURE : IMPRIMERIE LA SOURCE D’OR,
À CLERMONT-FERRAND
(OUVRAGE IMPRIMÉ EN FRANCE)
ISBN 978-2-88241-394-9
TOUS DROITS RÉSERVÉS
© 2015 BERNARD CAMPICHE ÉDITEUR
GRAND-RUE 26 – CH-1350 ORBE
WWW.CAMPICHE.CH
1
U
N E A N N É E avant sa mort, mon père subit
une opération… Dans un grand hôpital qui, grâce à
sa collaboration avec les facultés de biologie et de
médecine, joue un rôle de pointe dans le domaine
des soins médicaux, dans cet établissement de réputation européenne, un chirurgien ouvre le ventre de
mon père et y découvre deux tumeurs : une dans
l’intestin, l’autre dans une voie biliaire située près
de la veine cave inférieure… Après une opération qui
dure plusieurs heures, je téléphone à ce chirurgien
pour obtenir des informations. Le chirurgien se
lance dans une longue explication et, quand il
évoque les canaux biliaires, j’ai la maladresse de
demander de quoi il s’agit.
— Quoi ? Vous n’êtes pas médecin ?
— Euh… non.
— Alors excusez-moi, je vous laisse.
Je retiens de sa longue explication que mon
père est condamné. Cette nouvelle me bouleverse et
quand, poussant la porte de la chambre où le
patient est hospitalisé, je vois cet homme avec des
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PA P ’ S
tuyaux dans les bras, la face pâle, le regard vitreux
et les cheveux en bataille, j’éclate en sanglots. Je
sais qu’il lui reste une année à vivre… Je nourris
l’espoir que cette année se prolongera et que je
retrouverai celui qui appréciait, chez son fiston, la
nervosité, l’impertinence, la difficulté à tenir en
place…
Sur une photo que je garde à portée de bras,
mon père doit avoir sept ou huit ans : joli garçon en
culottes courtes, un chandail sans doute tricoté par
sa mère, d’étranges chaussures qui montent jusqu’à
la base du mollet, laissant dépasser d’épaisses
chaussettes qui vont jusqu’aux genoux… Il se tient
droit, souriant, les bras le long du corps… Derrière
lui, on distingue un poulailler, car son père avait
acquis, dans l’entre-deux-guerres, une parcelle dans
le haut d’un village. Il y avait fait construire une
maison où le gamin semble avoir été heureux.
Le gamin souriant, chaussé de ces étranges
souliers et fixant l’objectif avec une joie qu’on lui
demande de contenir pour l’occasion, ce gamin
fréquente l’école primaire dans le village où son
papa distribue le courrier, où son papa joue de la
trompette dans la fanfare municipale… Puis le
gamin devenu adolescent doit monter tous les jours
dans le train pour se rendre à la ville où il fréquente
l’école secondaire.
Adolescent émotif et sensible à la féerie du
monde – dans un cahier qu’il me remettra avant de
mourir, il écrivait des phrases du genre bruissement des
oiseaux dans les arbres, je respire la vie, et ma main tremble (…) toute la beauté de ce lac, quand le soir tombe –,
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PA P ’ S
sensible à la splendeur des choses et capable de se
laisser émouvoir, il fréquente des gens qui parlent
des romans qu’ils lisent, de peinture et, peut-être,
de politique… Il commence alors à peindre des
paysages, des sous-bois, des visages, les montagnes
aux contours mauves, les vignes juste avant les
forêts, des filles aux yeux bleus… Il m’avouera un
jour que, pendant un certain temps, il envisagea de
devenir peintre.
— Mais la guerre a éclaté, me dit-il, j’ai eu
peur de me perdre dans un univers dont j’ignorais
les lois… J’ai donc promis à ma mère que
j’étudierais la médecine. Elle m’a soutenu dans
cette entreprise alors que mon père se méfiait de
moi… tu sais, je commençais à lui tenir tête.
Mio padre se trouve en Palestine quand on lui
annonce la mort prématurée de cette femme…
Il comprend qu’il ne pourra pas assister à son enterrement… De cette femme qui occupa une grande
place dans son esprit, il gardera un portrait photographique encadré au-dessus de son lit conjugal.
Je me souviens avoir regardé ce visage surmonté de
belles boucles et dont les yeux expriment une joie
mêlée de tristesse… C’est d’ailleurs sous ce portrait
en noir et blanc que mon père, après une agonie qui
dura plusieurs jours, rendit son âme à Dieu, comme
on dit au Brésil.
Peu avant sa mort, mon père me confia ses
cahiers… Je te les donne, tu en feras ce que tu voudras…
J’ai longtemps hésité avant de les sortir de la valise
en cuir où il les avait glissés… Quinze ans après sa
mort, j’ouvre la valise en cuir et, sans réfléchir à ce
que je fais, feuillette le deuxième… Je veux savoir
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PA P ’ S
ce qui se passe dans la tête de ce jeune homme qui,
à vingt-cinq ans, vient de terminer ses études de
médecine… Je tombe sur cette phrase écrite à TelAviv le 25 août 1948.
Le hasard peut nous mêler à des faits héroïques.
Mais où est le vrai héros ?
Je me prends à rêver en fixant les immeubles
par la fenêtre de mon bureau… Qui est donc ce fils
de facteur des postes qui se donne la peine d’écrire
un journal intime qu’il transporte avec lui dans ses
déplacements autour de la Méditerranée, qu’il
laisse dans sa chambre d’hôtel où, le soir venu,
il écrit quelques phrases qui lui permettent de donner libre cours à ses émotions, à tout ce qu’il ne
peut communiquer aux autres, aux collègues de
la Croix-Rouge, aux généraux israéliens, aux
employés des restaurants et des hôtels ?… Qui est
cet homme qui s’autorise ce type de description, de
réflexion, de questionnement ?…
Il ressemble à Toscanini et me coupe les cheveux, la
barbe, sur un air de musique. J’allais chez ce coiffeur
appelé Vincent, il était de petite taille avec une grande
moustache noire, il ne parlait jamais. Au mur pendait un
tableau où l’on pouvait voir deux bateaux entrer en collision, l’un coupé comme un pain par le milieu. À la fin
(j’attendais ce moment avec impatience), Monsieur Vincent versait un liquide parfumé sur ma tête, et je sentais
cette eau couler entre mes cheveux, j’étais fou de joie…
Insouciance de cette époque, grèves sans fin de mon enfance
où je m’étendais chaque jour ; jeune fille aux yeux rieurs,
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PA P ’ S
petites vagues que j’écoutais, larges pierres où je m’étendais
pour raconter à cette amie une histoire que je croyais vraie.
Il n’y avait aucune entrave à ma folie, à mon bonheur. Les
hommes ne comptaient pas (un jour j’appris qu’ils ne
m’oubliaient pas, eux, mes juges). Où sont allés tous ces
jours ? Où suis-je allé moi-même ? Je sais que je ne dois
pas mourir aujourd’hui. L’autre jour à Tibériade : ce vol
immense d’oiseaux blancs à long bec, qui passa avec un
bruit de remous.
Cette façon de cadrer l’espace du salon de coiffure pour placer le possible lecteur dans une position particulière me surprend sous la plume de
quelqu’un qui prend des notes, sans doute pour
s’épancher, certainement pas pour développer des
stratégies d’écriture (il ne se soucie pas de mise en
forme littéraire du quotidien). Le tableau pendu au
mur, la grande moustache noire, le liquide parfumé coulant entre les cheveux du jeune employé
de la Croix-Rouge, transportent le lecteur dans
une échoppe où le jeune diplômé en médecine
revoit les plages de son enfance, la jeune fille aux
yeux rieurs à qui il racontait une histoire qu’il
croyait vraie…
Il dit que je croyais vraie et non qui était vraie…
Cette histoire qu’il croyait vraie, qui pourrait être
vraie, fut certainement inventée, du moins partiellement inventée… Ou bien pensait-il, en écoutant
les propos d’un ami, que l’événement avait réellement eu lieu ? En tous les cas, mon désir aujourd’hui est de raconter une histoire, celle d’un
dénommé Émile, homme réservé dont on n’a jamais
su exactement ce qu’il pensait.
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PA P ’ S
Certes il aimait parler, recevoir des amis, entreprendre des excursions, offrir aux siens des vacances
d’été à la montagne, mais… comment dire ?…
C’est comme s’il avait eu le projet d’entretenir un
certain flou, un mystère autour de lui, de préserver
un espace de liberté hors duquel il se serait étiolé…
C’est précisément cet espace de liberté qui m’attire,
autour de quoi je voudrais graviter ces prochaines
années, que j’aimerais interroger, comme on interroge sa destinée, l’horizon ou le silence…
Mais qui est ce jeune homme, diplômé de
médecine, qui se permet ce genre de lyrisme, cette
emphase qui fait sourire et, à la fois, bouleverse ? Je
passe de longues heures à me demander ce que
je pourrais faire de ces notes qu’il m’a remises peu
de temps avant de tirer sa révérence… Impossible
de me rappeler avec exactitude comment il m’a
donné cette valise en cuir contenant ces cahiers,
dans quelle pièce de la maison où j’ai grandi… Je
reste assis devant mon ordinateur, jambes croisées,
le regard perdu entre les pavillons au bord de l’eau
d’une estampe d’Hokusai… Qui pourrait m’aider
dans cette entreprise de remémoration ?
Il y a quelque temps, j’aurais pu interroger ma
mère mais, désormais, ses souvenirs ne sont plus
que des lambeaux… Elle perd rapidement le fil de
sa pensée ou, même, de ce qu’elle veut dire. Il lui
est difficile, après son accident vasculaire, de
recomposer le puzzle. Elle ne marche plus qu’en
tâtonnant son chemin le long des murs. Elle ne distingue plus les trottoirs. Faut lui prendre le bras
quand il y en a un… Elle a perdu l’usage d’un œil.
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PA P ’ S
Rougeur et inflammation, une paupière qui pendouille. Pas joli à voir… Les aides familiales qui lui
apportent les repas sains et équilibrés détournent
pudiquement le regard… À peine arrivent-elles
qu’elles voudraient déjà être parties… Overbookées…
Elles sont si nombreuses les vieilles dames qui
attendent leur pitance… C’est organisé tip top de
nos jours…
Maman me l’a dit : Je te vois à moitié et encore…
Le visage est flou… heureusement j’entends ta voix… Son
cœur, très costaud encore, l’a toujours été… Elle a
beaucoup bossé dans sa vie… Elle aimait ça… Je
l’ai fait souffrir quand j’étais môme, petite frappe,
véritable teigne… Si elle avait du dévouement, elle
savait défendre ses propres intérêts. Elle perdait
parfois les pédales… Elle a compris beaucoup de
choses… Que sans le travail on allait à vau-l’eau…
Il me reste quelques photos, celle d’une superbe
jeune fille entre autres, aux pommettes saillantes,
dont l’étudiant en médecine fut amoureux, celle
d’un petit Palestinien aux yeux éblouis… ou encore
celle de Charles-Albert Cingria avec qui il sillonna
les alentours d’Aix-en-Provence à bicyclette et qui
lui écrivait des mots du genre : Mais que c’était gentil et prometteur de vous voir au plus sublime moment de
la journée.
En vérité, ce qui me touche dans ces cahiers,
c’est l’enthousiasme, l’inquiétude, le besoin de
grandeur… Une ferveur non feinte, non jouée, teintée de mélancolie… Il m’arrive parfois, lisant ces
lignes avec un mélange de curiosité et d’impudence,
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PA P ’ S
de vouloir les corriger, modifier une expression,
changer un adjectif… Je m’interdis ce geste. Le
projet n’est pas de dresser un portrait idéalisé ni
d’évoquer un papa sympa ou un papa funeste.
Je voudrais cheminer au plus près d’un individu qui m’intrigue, qui m’apprit à parler, à raconter des histoires, à évoquer mes vacances dans les
montagnes : les marches de plusieurs jours que je
faisais avec lui, dormant sur la paille des granges ou
sous le délicieux édredon parfaitement entretenu
des pensions… Il m’avait acheté un bloc pour
dessiner ainsi qu’un carnet où il me proposait
d’évoquer les paysans que nous avions croisés, les
couleurs du ciel et celles des prairies.
Tu n’as pas besoin d’écrire un roman, me disait-il,
tu peux décrire un coucher de soleil, un clocher au milieu
du village que tu ne connais pas encore, dans lequel nous
arrivons, où nous passerons la nuit. Tu peux parler d’une
salamandre croisée sur la piste caillouteuse, juste avant
que la pluie ne se mette à tomber. Je ne sais pas, disait-il
encore, je ne t’oblige pas à le faire, mais tu apprendras
ainsi à mettre de l’ordre dans ta tête… Essaie, tu verras !
Je crois comprendre maintenant pourquoi il
m’encourageait à fixer sur le papier une pensée
fugitive, le bleu-gris d’un ciel, le vol d’un rapace,
une image passagère qui mérite d’être fixée… Je
crois comprendre pourquoi il attirait volontiers
mon attention sur les trésors inaperçus au bord des
chemins…
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PA P ’ S
Une vingtaine d’années avant ces excursions
dans les Alpes, il écrit dans son propre cahier à couverture noire : Cette Juive unijambiste chez qui je prends
des leçons d’anglais. Elle aime les arts et me parle avec
fougue de la Renaissance italienne. Michel-Ange est
l’homme qu’elle admire le plus. Elle chante la beauté des
corps robustes. À la fin de l’entretien, elle prend ses
béquilles et m’accompagne à la porte. Dans ce pays de solitude, j’ai trouvé un grand réconfort chez cette dame
invalide et riant de bonheur. Elle a trouvé sa terre, d’où
personne ne pourra la chasser.
Le désir de connaître le monde est plus fort que
tout. L’homme ne reste pas cloîtré dans un hôtel ou
chez un confrère, il est happé par la vie, le mystère… Il songe parfois au village où il est né, aux
vignes qu’il aime tant, au chasselas qu’il buvait
avec ses amis… Et voilà que le désert s’impose
encore.
Cet homme avait un air moqueur et sa bouche animée
d’un rictus suave me remplissait de trouble. Sa taille frêle
donnait encore davantage de vie à son regard perçant, il
avait de beaux yeux très noirs. Un jour, je le revis. Il était
couché au fond de sa tente, sous un amoncellement de couvertures éparpillées, d’où montait une odeur de chaleur
rance. Ses yeux nageaient dans le vide, il bégaya quelques
paroles. De cet homme que j’avais connu, je ne retrouvais
que l’ombre tandis que, dans un coin de la tente, un bandit de Jérusalem confié à ce fils de cheikh grimaçait
d’orgueil. Mais qui avait fourni la drogue ?
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D
A N S un des cahiers à couverture noire,
intitulé Notes, des listes de mots français, allemands, espagnols. Hold, favorable, propice. Kluft,
crevasse, fente. Scherz, badinage, plaisanterie…
Émile lisait les auteurs de langue allemande dans
le texte. Il traduira plus tard avec un ami le roman
d’un auteur bernois… Cet ami vient chaque
semaine. Il est invité pour le repas du soir. Comme
ma mère ne l’aime pas, elle se contente de cuire
des pommes de terre ou une saucisse de veau. Ce
détail m’a frappé parce qu’elle était excellente
cuisinière. Nous avions l’habitude de manger des
plats raffinés, à la fois légers et divinement
assaisonnés… L’ami qui vient traduire avec mon
père le roman d’un auteur bernois a de grosses pattes qu’il plonge dans le plat pour saisir une
pomme de terre. Il la coupe dans son assiette en
racontant je ne sais quelle histoire. La mère de cet
ami fut blanchisseuse dans un palace. C’est là
qu’elle fit la connaissance de la mère d’Émile,
femme effacée, pleine d’égards pour les autres.
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PA P ’ S
Elle aussi blanchisseuse avant de rencontrer le facteur des postes.
Après le repas, les deux compères se rendent
dans une pièce où, assis l’un à côté de l’autre, ils
corrigent leur traduction, choisissent telle préposition au détriment de telle autre, discutent longuement la valeur d’un temps verbal, opposant tel
argument à telle allégation… Ils travaillent jusqu’à
minuit et, quand l’ami prend congé, on entend un
rugissement dans le corridor, un éclat de rire, puis
le bruit du moteur de sa Peugeot… Mais que faisais-je dans ma chambre, à cette heure-là de la
nuit ? Avais-je résolu un problème de maths, ou
révisé une liste de vocabulaire, contemplé des corps
satinés de pin-up à poil ou mémorisé les noms des
capitales ?
Schwül, suffocant, accablant. Klirren, cliqueter.
Vermuten, supposer… Quand a-t-il transcrit ces
mots ? D’où viennent-ils ? Du roman qu’il traduisait
dans les années soixante ? Ermahnung, exhortation.
Sont-ce des mots qu’il aurait pu lire dans un journal,
la Neue Zurcher Zeitung par exemple ? Einst, autrefois.
Genuss, jouissance… Plus loin dans le cahier, ce sont
des mots espagnols. Je pense qu’il les a copiés pour
apprendre cette langue avant de se rendre au Mexique… Ou bien aurait-il voulu, de retour au pays,
approfondir ses connaissances ? Clavar, enfoncer.
Arado, charrue. Angustia, angoisse.
Quand on me demande si je maîtrise la langue
espagnole, je réponds par la négative, car j’avais
trois ans lorsque nous avons rejoint le jeune
médecin à Mexico, dans une villa qu’un homme
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PA P ’ S
d’affaires bâlois lui louait… Splendide demeure
coloniale, entourée de palmiers plantés dans un
grand jardin verdoyant… J’y ai construit des centaines de châteaux avec les pièces en bois de différentes couleurs que les enfants utilisaient alors,
avant l’apparition des Lego sur le marché.
Dans un film huit millimètres conservé dans le
tiroir d’une commode, un gamin trône au milieu
des palmiers… Dès qu’un chat s’approche de lui, il
réagit violemment, les traits convulsés, la bouche
entrouverte, frappant cruellement le pauvre animal
qui n’y comprend rien. On voit également, dans ce
film, une grosse voiture américaine de couleur bleu
foncé, conduite par un moustachu aux yeux bridés.
— C’est le taxi qui venait te chercher tous les
matins pour te conduire à l’école… oui…
naturellement… pas une école… mais une école
pour filles de diplomates…, disait ma mère en
esquissant un sourire, tu avais une petite valise
rouge dans laquelle je mettais une banane et un
sandwich, tu portais une ravissante veste à carreaux,
tu exigeais que la raie séparant tes cheveux soit
irréprochable… Tu étais le seul garçon parmi
toutes ces jolies gamines… Pourquoi étais-tu
méchant avec les chats ? Je me demande quel plaisir
tu éprouvais en les maltraitant… Je me suis dit que
tu étais cruel…, et que tu éprouvais un certain
plaisir à exercer cette cruauté aux dépens du pauvre
gato… C’est un trait de ton caractère…, mais je ne
t’en voulais pas.
La cara, le visage. Demorarse, perdre du
temps… Le verbe tombe au bon moment sous mes
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PA P ’ S
yeux, car c’est exactement ce que j’envisage de
faire : perdre du temps avec ces cahiers à couverture
noire… Ils m’accompagneront pendant quelques
années… J’y reviendrai avec l’impatience du
novice, avec l’enthousiasme tempéré de l’homme
désorienté, perdu dans les rues d’une ville qui lui
semble de plus en plus étrangère, où il vit pour traquer de nouvelles images, fréquenter un ou deux
peintres, assister à des spectacles envoûtants…
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3
A
U C O U R S des années vingt, le monde
industriel vit deux révolutions importantes : le
secteur de l’électricité et celui de l’automobile
entrent dans ce qu’on appelle la production de
masse… La fabrication d’articles manufacturés
connaît un incroyable essor. L’automobile entraîne
de profonds changements dans le rapport des individus à l’espace… Mais c’est, alors, une manière de
se distinguer socialement et, sur les photos familiales que j’ai retrouvées (côté paternel), aucune
automobile n’apparaît.
Le facteur des postes n’appartient pas aux catégories les plus aisées de la population. La vente des
vignes que son père avait achetées en revenant des
colonies, cette vente lui permit de faire construire
une maison dans le haut du village, elle ne lui suffit
pas pour acheter une automobile, moyen de transport réservé aux fabricants de cercueils, aux grands
exportateurs de machines-outils, aux écrivains à
succès et aux ingénieurs constructeurs de locomotives.
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PA P ’ S
Mon grand-père souhaite une vie meilleure pour
les siens, davantage de confort domestique, l’accès
aux moyens de communication. Il fait installer,
contre un mur du corridor, un support en bois muni
d’un coffre destiné aux piles d’alimentation…
Comme cette installation fait penser à un meuble de
cuisine, on la surnomme la boîte à sel. Pour commander de la viande ou appeler une vieille tante, on saisit
le combiné qui repose dans la pénombre.
Une autre nouveauté bouleverse les habitudes
des villageois. Des coffrets rectangulaires en bois ou
en ébonite noire font leur apparition sur les tables,
les étagères ou les commodes de certaines familles.
Une antenne, constituée de quelques mètres de fil,
suffit pour capter les stations les plus puissantes. Un
très beau tissu cache la membrane du haut-parleur.
Après le repas, le pater familias se lève, quitte la cuisine pour aller tourner, d’un geste solennel, le bouton
du poste. La pièce se remplit de voix, celles d’Yvette
Guilbert (Dites-moi que je suis belle, J’suis dans l’bottin ),
de Marie Dubas (Mon légionnaire, Le Doux Caboulot)
ou de Mistinguett (Fleur d’amour, La Java de Doudoune).
D’autres voix peuvent retentir. Dès le début des
années trente, ce sont plutôt des éclats de voix, ceux
d’un homme qui cherche à attirer ainsi l’attention
des auditeurs, une voix enrouée et peu mélodieuse,
gutturale et menaçante, une voix qui tonne et siffle
comme celle d’un acteur aux narines obstruées,
d’un histrion sûr de son fait, qui s’adresse au cœur
de ceux qui l’écoutent et dont le but évident est
d’exercer une emprise sur les gens, un homme qui
s’anime, s’excite, s’exalte, martelant des phrases
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PA P ’ S
haineuses contre les ennemis voulant saboter ses
projets, un homme dont les discours délirants
devraient alerter n’importe quel auditeur sensé et
que le grand-père écoute, assis dans son fauteuil au
tissu élimé, les bras croisés et la petite moustache
carrée (coupée à la largeur du nez) tendue vers un
horizon incertain.
J’ignore quels effets ces discours produisent sur
l’esprit du facteur des postes qui aime avant tout
l’ordre et la propreté, qui voudrait imposer les
mêmes normes à tout le monde, qui est incapable
de se reconnaître dans l’Autre… Raison pour
laquelle la méfiance grandit à l’égard de son fils qui
lui préfère des gens lisant Anna Karénine, parlant
de Goya ou de Kropotkine… Ce fils rebelle ne se
gênera pas pour fréquenter des individus peu
recommandables qui gagnent leur vie on ne sait
comment ou qui ne la gagnent pas du tout.
Ainsi fréquentera-t-il un fils de riches
exploitants viticoles, qui se rend régulièrement à
Paris pour y retrouver des poètes, des danseuses, des
marginaux de toutes sortes avec qui il fait la bamboula, logeant dans les meilleurs hôtels et claquant
son argent dans les restaurants les plus huppés
jusqu’au jour où, réduit à sa plus petite dimension,
il rentrera au pays et perdra peu à peu tout contact
avec ce qu’on nomme la réalité, soutiendra des
points de vue indéfendables, prétendra entendre
des bruits, des murmures, des grincements, des
animaux lui intimant l’ordre de se rendre à une
assemblée secrète…
Pour le grand-père facteur des postes, c’est la
ligne à ne pas franchir.
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PA P ’ S
Quand il apprend que des inconnus viennent
habiter dans le village et que ces inconnus ne
changent pas le nom sur la boîte aux lettres, il
grommelle des mises en garde… Il se demande
comment ces inconnus subviennent à leurs besoins,
où ils peuvent bien se trouver quand on ne les voit
pas, pourquoi ils ne fréquentent pas régulièrement
le Café des amis… Il prête une oreille attentive aux
rumeurs qui circulent. L’inconnu serait-il sorti de
prison ? – L’inconnue boit-elle du schnaps en cachette ? –
S’adonneraient-ils à des trafics suspects ?
Les musiciens de la fanfare, compagnons du
grand-père, en rajoutent volontiers une couche. La
situation des nouveaux venus occupe une grande
partie de leurs discussions après les répétitions,
quand ces messieurs rangent leurs instruments en
ricanant ou en pestant contre tel ou tel homme
politique. Tout le monde, au village, aime le facteur des postes, et plus particulièrement les musiciens de La Lyre qui voient en lui un gai luron,
généreux et serviable, sachant parler aux dames…
C’est que l’homme, avec sa petite moustache carrée,
soigne sa mise. Il a tout d’un dandy. Ses gilets et ses
complets, il les fait tailler sur mesure.
Lorsque ces gilets et ces complets sont confectionnés, il se rend en ville pour les essayer. Après
quoi, le magasin en question propose un service
clients de qualité… Sur simple appel téléphonique,
des employés de ce magasin viennent chercher,
même dans les villages, toute pièce de vêtement
achetée chez eux, la repassent gratuitement de
manière irréprochable et la rapportent au domicile
du client aussi souvent qu’il le souhaite… J’ai
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PA P ’ S
retrouvé un carton, sur lequel on peut lire : Nos complets restent beaux plus longtemps s’ils sont repassés de
temps en temps par un spécialiste, dans les règles de l’art,
et le client est heureux s’il économise de l’argent.
Cette étonnante publicité ne peut concerner
que les vêtements du grand-père car, sous le texte,
apparaît une camionnette de livraison d’un magasin de confection qui n’existe plus depuis
longtemps. Cette camionnette a toutes les
caractéristiques d’un véhicule d’avant-guerre : les
roues à rayons, les phares globuleux devant le capot
(je veux dire laissant un espace entre le capot et
eux), la roue de secours fixée sur la carrosserie, le
logo certes conçu en style dynamique mais peint en
lettres cursives dont les pleins et les déliés sont ceux
des publicités des années trente.
En évoquant cet aspect de la personnalité du
grand-père, je me demande comment il faisait pour
payer tout ça, pourquoi il avait besoin d’une telle
mise en scène et s’il dépensait autant d’argent pour
les vêtements de sa femme.
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4
A
U S E U I L de l’éternité est le titre que donne
Van Gogh à un tableau peint en 1890. On y voit un
vieil homme de bleu vêtu, assis sur une chaise
empaillée devant une cheminée, les coudes sur les
cuisses, le visage enfoui dans ses poings… Cet
homme a l’air d’un ouvrier agricole avec ses grosses
chaussures. On dirait qu’il a perdu le goût de vivre,
qu’il n’a plus aucun intérêt pour les autres et
que rien, mais strictement rien ne pourrait le
soulager… Est-ce une terrible angoisse ou une
culpabilité dévorante qui écrase le malheureux ?
Deux ans avant de peindre ce tableau, Vincent
est pris d’une crise de folie. Il tente d’avaler de
l’essence de térébenthine. Il est interné avec interdiction de retourner à la maison jaune où il a l’habitude de peindre, les voisins ayant orchestré une
pétition pour le déloger. Très productif à l’asile de
Saint-Rémy, il peint les champs de blé qu’il peut
admirer de sa chambre. Lors d’un séjour à Auverssur-Oise, dans un champ où il emporte ses couleurs
et ses pinceaux, il se tire une balle de revolver dans
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PA P ’ S
la poitrine… C’est dans cette période de grande
créativité qu’il peint Au seuil de l’éternité, ce tableau
qui m’intrigue parce qu’il évoque une perturbation
interdisant toute forme de plaisir chez l’individu
étouffé par des sentiments d’inutilité, d’impuissance, de désespoir.
Ce trouble de la personnalité qui nous empêche
de songer à un quelconque projet, je l’ai connu à
l’époque où j’étais étudiant. Les traits tirés, le pas
hésitant, je me rends à la gare pour retourner dans
mon pays. Sans avertir mes parents, je débarque
chez eux. Ayant mis leurs plus beaux habits, ils
rejoignent leur voiture quand ils voient, au loin, un
pauvre type non rasé, l’œil vague et la semelle
triste… Ils ne veulent pas y croire. C’est bien leur
fils… Que fait-il là… ? Il n’a pas téléphoné pour
annoncer son arrivée. Et pourquoi ce jour-là, précisément ? Alors qu’ils le croient à l’étranger… Ils
lui souhaitent la bienvenue, lui ouvrent la porte de
la maison et s’excusent. Ils sont invités chez des
amis. Ils ne peuvent se décommander. Ils partent…
Je rejoins ma chambre où je dors une nuit et un
jour.
Mon père comprend vite de quoi il s’agit. Il ne
m’assaille pas de questions. Il ne prononce pas les
phrases habituelles : Faut te reprendre ! – Est-ce que tu
manges assez ? – On va consulter quelqu’un… Non, ces
phrases, il ne les prononce pas. Il se contente
d’accepter la présence de ce spectre inquiétant. Il
reste des heures, en fin d’après-midi, assis à côté du
fantôme, dans un silence de crypte qui fait plus de
bien au fantôme qu’un empressement d’infirmière
penchée sur son patient… Un jour il dit : T’as un
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costume de bain ? – Oui – Alors prends-le… ! Je ne lui
demande pas où nous allons… On monte dans sa
voiture.
Après avoir étendu sur les galets tièdes un
grand linge de bain puis enlevé nos vêtements,
nous nous asseyons… Les genoux dans les bras,
nous fixons les montagnes en face, les maisons du
village qu’on distingue de l’autre côté du lac, au
pied de ces montagnes dont il n’y a rien à dire. Je
me rappelle ce moment de recueillement dans un
paysage magnifique, où il suffit de regarder le
monde pour se sentir exister, où la moindre parole
serait de trop.
Si un être humain est capable de respecter cette
pause, au milieu du vacarme, c’est que cet être
humain, assis à côté du spectre, a dû connaître l’état
d’effondrement qu’on nommait mélancolie au
XIXe siècle. Notant ceci, me revient à l’esprit ce
que Pap’s écrivait à l’âge de vingt-trois ans dans un
des cahiers à couverture noire :
Accepter chacun dans sa condition, dans sa destinée,
c’est à cela que je dois m’appliquer.
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5
C
E S É TAT S de découragement, l’étudiant
nommé Émile les connaît. Son journal intime en
témoigne : Fardeau de la vie quotidienne – Tout me
pèse – Je me dessèche dans ma solitude – Me maîtriser, au
prix de grandes souffrances… Des doutes sur son
avenir le tourmentent. Il a promis à sa mère
d’étudier la médecine, mais, pour entrer dans
cette faculté, il faut connaître le latin… Émile
l’apprend. On accepte finalement le fils du facteur
des postes à la Faculté. Il y rencontre des enfants de
bonne famille dont certains deviendront ses amis,
mais dont la plupart ricanent en voyant débarquer
cet élégant jeune homme qui, né dans un village
vigneron (un bouseux en quelque sorte), a la
prétention de se mesurer à ceux que légitime leur
rang social.
Un détail au sujet des bonnes familles. Le
cadavre de mon père repose depuis un jour sur son
lit. Je l’ai dénudé, puis lavé avec une serviette et du
savon. Je l’ai vêtu de son plus beau costume, sans
oublier de bander sa tête pour que la mâchoire ne
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pende pas. Alors un enfant de bonne famille devenu
vieux s’approche du lit. Ma mère lui tend une
chaise. Il prend place sans dire merci. Il regarde
longuement le corps. Que se passe-t-il dans sa tête ?
Revoit-il les villes italiennes qu’il a visitées avec
son ami… ? Se souvient-il qu’il a demandé à cet
ami de le défendre devant un tribunal dans une
affaire de divorce ?… Il ouvre tout à coup la bouche
en fixant le visage sans vie : Pour dire la vérité, nous ne
nous sommes jamais compris…
Dans le salon du facteur des postes, on continue
d’écouter les voix qui sortent de la boîte rectangulaire en ébonite noire. Mais le vent commence à
tourner. La presse du monde entier parle d’une
bataille décisive, qui fera un à deux millions de
morts parmi les combattants et les civils… Après
avoir tenu pendant plusieurs mois les neuf dixièmes
d’une grande ville en ruine, la sixième armée du
général von Paulus subit les assauts de l’artillerie
soviétique. Longue bataille où les partisans se battent, même au corps à corps, pour chaque maison,
chaque pièce, chaque recoin. Ils tendent des
embuscades meurtrières et sèment la terreur.
Une des plus sanglantes batailles de l’Histoire,
au cours de laquelle les femmes jouent un rôle de
premier plan du côté russe, formant des unités et
des groupes de tireuses d’élite, affrontant l’ennemi
au milieu des gravats, dans les caves et les étages
des immeubles à demi effondrés, posant des mines
et des engins explosifs, supportant mieux le froid
sibérien qui décime les unités allemandes… Combat mythique et victoire finale de Staline qui
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connaîtra un retentissement mondial, puisqu’elle
aura marqué le début du déclin du végétarien au
visage inquiétant qui utilisait la radio pour faire
passer, de sa voix gutturale et sifflante, ses messages
de ressentiment et de haine, ses appels à la
vengeance et à la construction d’une Europe nouvelle… Les Allemands cachent la nouvelle de cet
épisode désastreux, mais le facteur des postes peut
tourner le bouton et écouter d’autres speakers,
d’autres speakerines.
Il y a, chez l’étudiant qui commence ses études
au cours de la Seconde Guerre mondiale, une détermination, une obstination, un courage, une
énergie, qui m’en imposent… Je dois consacrer tout
mon temps à la médecine, m’y donner entièrement – Si le
destin est contre moi, il faut serrer les dents – Je suis
convaincu qu’aucun obstacle ne m’arrêtera, si ce n’est la
mort ou la maladie… Il y a là comme un culte de la
volonté. On a le sentiment que le dénommé Émile
sait exactement ce qu’il veut ; qu’il mettra tout en
œuvre pour conformer sa vie à cette intention…
Mais d’où lui viennent ce cran et cette constance ?
Je le demande parce qu’on m’a toujours considéré comme un être fantasque, pétochard,
capricieux. Les institutrices disaient que j’étais
incapable d’approfondir un problème, d’aller au
bout d’une activité dans laquelle je m’étais engagé,
que je me contentais de peu, bref que j’étais un être
superficiel… J’ai longtemps vécu avec ce grief au
fond de moi, grief que je n’ai cessé de tourner dans
tous les sens comme un nouveau gant dont on
voudrait découvrir jusqu’à la moindre couture.
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J’étais condamné à la futilité, à la frivolité ou,
peut-être, à la légèreté. Ce qui, dans le fond, n’est
pas une condamnation si grave puisque j’ai toujours
préféré la légèreté à la lourdeur des hommes…
Mais selon le verdict des institutrices qui détestaient le ricaneur impertinent, je ne ferais jamais
qu’effleurer les choses du bout des doigts… Quant
au fils du facteur des postes, avait-il cette volonté qui
ne recule jamais, que l’événement peut contrarier, mais
qu’il ne peut jamais soumettre ?
Juste après la guerre, Émile étudie la forme et
la structure des organismes vivants, des organes et
des tissus… Il dissèque des cadavres à l’Institut de
pathologie, examine les inflammations, les troubles
vasculaires, les altérations cellulaires… Il reste,
tant qu’il y a une lueur de jour, assis dans sa petite
chambre qui donne sur un des plus beaux vergers
du village : deux cerisiers, un poirier, des framboisiers, du cassis, des radis, des salades, quelques
vignes et des courges qu’on découpe en tranches
somptueuses l’automne venu.
Il reste volontiers enfermé dans cette petite
chambre que son père lui a joliment arrangée malgré sa méfiance à l’égard du jeune homme en timide
révolte : un lit à ressorts (cadre en bois massif), une
bibliothèque, une armoire et un bureau, devant
lequel Émile passe la plus grande partie de son
temps à étudier le système nerveux, à apprendre par
cœur les noms de tous les os du squelette, à comprendre le fonctionnement de la rate, des reins, du
pancréas… Dès que la nuit tombe, il pose le menton
sur une main et pense à sa mère dont la respiration
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produit un léger sifflement qu’elle ne produisait
pas auparavant…
Quand Émile ne va pas en ville pour suivre certains cours, il passe des journées entières à plancher
sur le système gastro-intestinal, les appareils respiratoire, urinaire, reproducteur… Il ne cesse de
revenir à ce viscère musculaire situé entre les
poumons, dont la forme ressemble à celle d’une
pyramide au sommet dirigé vers le bas, ce viscère
musculaire dont on lui a dit (ou l’a-t-il appris dans
les livres ? ou l’a-t-il appris dans la vie ?) qu’il était
également le siège des émotions, des sentiments,
des passions…, ce qui pourrait expliquer le choix
de la cardiologie pour ce fils de facteur des postes
sensible à la beauté du monde et intrigué par le
comportement des humains.
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