La sexualité des personnes en fin de vie
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La sexualité des personnes en fin de vie
Sexologies (2010) 19, 175—180 ARTICLE ORIGINAL La sexualité des personnes en fin de vie夽 M.-I. Rothenberg (PhD) a,1,∗, A. Dupras (PhD) b,2 a b The Center for Counseling and Sexual Health, 1950 Lee Road Suite 101 Winter Park, Orlando Florida 32789, États-Unis Département de sexologie, université du Québec, case postale 8888, succursale centre-ville, Montréal Québec H3C 3P8, Canada Disponible sur Internet le 7 avril 2010 MOTS CLÉS Kubler-Ross ; Stades de deuil ; Sexualité humaine ; Études de cas ; Soins palliatifs Résumé Cet article aborde le cheminement de fin de vie et les raisons d’inclure une réflexion sur la sexualité humaine en tant que partie intégrante d’une intervention psycho-éducative auprès des patients et des familles. La maladie et l’annonce de mort éminente peuvent perturber la vie sexuelle des malades qui demeurent intéressés à profiter des bienfaits de l’exercice de la sexualité. La présente étude utilise la théorie des cinq étapes de deuil, popularisée par Elisabeth Kubler-Ross, et explore ces étapes à partir d’une perspective sexologique unique. Une approche méthodologique qualitative a été utilisée pour explorer les difficultés rencontrées par les malades à s’approprier leur vie sexuelle aux différentes étapes de la fin de la vie. Les données sont présentées sous la forme d’histoires de cas recueillies dans le cadre de consultations sexologiques. Les entretiens cliniques ont contribué à la résolution des problèmes sexuels vécus par les malades. Cette étude aborde le niveau de responsabilité des professionnels en ce qui concerne le thème de la sexualité d’une personne rendue au stade de fin de vie. Les données recueillies peuvent les aider à réfléchir et à initier une conversation sur la sexualité. © 2010 Publié par Elsevier Masson SAS. Introduction Pour plusieurs patients en phase terminale ainsi que les aidants-naturels, la sexualité était, et reste encore, un aspect vital important de leur vie. Une étude qui examine la sexualité et les patients en phase terminale rapporte qu’un tiers des couples vont continuer à avoir des relations sexuelles jusqu’à quelques semaines avant la mort du DOI de l’article original : 10.1016/j.sexol.2010.03.006. This issue also includes an English abridged version: Rothenberg MI, Dupras A. Sexuality of individuals in the end-of-life stage. ∗ Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (M.-I. Rothenberg). 1 Psychothérapeute et sexologue clinicien. 2 Professeur. 夽 1158-1360/$ – see front matter © 2010 Publié par Elsevier Masson SAS. doi:10.1016/j.sexol.2010.03.005 patient (Sankar, 1999). L’auteur de cette étude reconnaît l’importance de la sexualité pour l’estime du patient en fin de vie : « respecter les besoins sexuels contribue au maintien de l’autonomie et de la dignité de la personne en fin de vie » (p. 208). Il est important d’inclure systématiquement la sexualité humaine dans la base de données psychosociales et dans le traitement des patients en fin de vie. Un modèle théorique de la sexualité des patients en fin de vie est nécessaire pour planifier les interventions. Le développement et l’expression de la sexualité sont influencés par des facteurs biologiques, psychologiques et sociologiques. Chez les personnes en phase terminale de la maladie, la sexualité est déterminée par leurs conditions physiques, psychiques et sociales qui changent au cours du processus de fin de vie (Lemieux et al., 2004). La proximité de la mort provoque des réactions émotionnelles intenses qui se répercutent dans les différentes sphères 176 du quotidien. Gianotten (2007) souligne que les activités sexuelles des personnes en fin de vie se déroulent souvent dans un contexte émotionnel fort. Il importe alors d’explorer le rôle des différentes réactions émotives sur le vécu sexuel des personnes qui bénéficient de soins palliatifs. La théorie du deuil de Kubler-Ross (1926—2004) peut servir de grille d’analyse pour évaluer l’impact des émotions sur la vie sexuelle des personnes en fin de vie. La psychiatre Elisabeth Kubler-Ross a élaboré les cinq stades de deuil pour la première fois dans son livre innovateur intitulé Les derniers instants de la vie (1969). Après avoir interrogé des centaines de patients mourants, Kubler-Ross a réalisé qu’il y avait certaines expériences distinctes communes à tous les patients en phase terminale. Les cinq stades de deuil, d’abord appliquées aux seuls patients, ont ensuite été utilisés pour décrire les réactions vécues par les patients, leurs familles et les aidants-naturels. Selon Kubler-Ross, les cinq stades de deuil sont le refus et l’isolement, l’irritation, le marchandage, la dépression et enfin l’acceptation. Mentionnons que ces stades ne se retrouvent pas toujours dans un ordre établi et peuvent alterner. Cette théorie des cinq phases du mourir fournit aux soignants un cadre d’interprétation et d’intervention pour accompagner les malades en fin de vie. Si les professionnels de la santé reconnaissent l’importance de parler de la sexualité aux personnes atteintes du cancer, plusieurs d’entre eux hésitent à le faire (Hautamäki et al., 2007). Ils préfèrent une approche plus médicalisée et moins réflexive pour aborder les sujets d’intimité et de sexualité après un cancer (Horden et Street, 2007). Étant donné qu’ils sont responsables des soins physiques, spirituels et émotionnels des patients et de leurs familles, il est pertinent d’argumenter qu’en ignorant les préoccupations sexuelles, qui ont un impact sur les besoins mentionnés plus haut, ils causent un tort aux patients et à leurs familles. Afin de mieux répondre aux besoins de leurs patients, les intervenants en soins palliatifs doivent développer une conscience des conséquences du processus de fin de vie et du deuil sur la sexualité. À cet effet, les cinq stades de deuil formulés par Kubler-Ross peuvent être examinés selon une perspective sexologique afin d’inclure la sexualité en tant qu’élément important dans le processus de fin de vie. Les interventions sexologiques doivent tenir compte de chacune de ces réactions émotives si l’on veut aider la personne en fin de vie à améliorer sa qualité de vie sexuelle. Le présent texte explore les cinq stades de deuil de Kubler-Ross selon un point de vue sexologique. Pour ce faire, il examine chacun des stades de deuil mentionnés ci-haut dans son rapport avec la sexualité. Nous avons ainsi : refus/isolement et sexualité, irritation et sexualité, marchandage et sexualité, dépression et sexualité ainsi qu’acceptation et sexualité. Les histoires de cas proviennent de rencontres cliniques qui visaient à offrir une aide sexologique à des personnes en fin de vie résidant dans un hôpital. Première étape : le refus, l’isolement et la sexualité Kubler-Ross, 1975 signale que « parmi les quelques deux cents malades proches de la mort que nous avons interro- M.-I. Rothenberg, A. Dupras gés, la plupart ont eu comme première réaction, en prenant conscience de l’issue fatale de leur maladie, de dire ‘‘Non pas moi, ce ne peut pas être vrai’’ » (p. 47) Kubler-Ross, 1975. Étant donné que Kubler-Ross pensait que le refus et l’isolement vont de pair, elle a regroupé les deux expériences en un seul stade. Il est courant d’observer que le patient, au même titre que l’aidant, fait l’expérience du refus et de l’isolement par rapport à la sexualité ainsi qu’au processus de deuil. Certains patients en phase terminale vont nier qu’ils rencontrent des problèmes reliés au désir ou à l’excitation ou encore qu’ils ont des difficultés en matière de performance sexuelle. Ils vont, au contraire, tendre à s’éloigner sexuellement de leur partenaire. À leur tour, leurs partenaires vont rapporter vivre une diminution, voire un arrêt des activités sexuelles. Selon l’ampleur et la sévérité de la maladie terminale, les partenaires mentionnent quelques fois ne pas souhaiter s’engager dans des relations sexuelles, mais ils déplorent vivre un manque d’intimité et de rapprochement qui s’exprimaient avant la maladie par des touchers aussi bien sexuels que non sexuels. Considérant que le patient est en phase de refus et qu’il y a eu peu ou pas, de communication au sujet de l’impact de la maladie terminale sur la sexualité, le patient et l’aidant deviennent de plus en plus isolés à mesure que la maladie progresse. À l’occasion, un patient rapporte croire ne plus être sexuellement attirant pour son partenaire. Cela est observé quelques fois chez le patient dont l’apparence est modifiée à cause de la perte de poids et de cheveux, ou d’une chirurgie, comme par exemple une mastectomie. Cette transformation peut affecter la perception que les patients en phase terminale ont d’eux-mêmes en tant que partenaires sexuels. Ces patients peuvent encore avoir de l’intérêt pour l’activité sexuelle, mais ils s’isolent sexuellement de leur partenaire à cause d’une détérioration de leur image corporelle. Quelques aidants nient l’ampleur de la maladie terminale de leur partenaire ; ils ont des attentes irréalistes à l’égard des capacités sexuelles du patient malade alors que cellesci sont atténuées à cause de la progression de la maladie ou des effets causés par les médicaments. La baisse de désir et d’excitation sexuels du patient en phase terminale peut être perçue comme du rejet de la part du partenaire aidant, ce qui peut entraîner plus d’isolement. Tel que démontré dans l’étude de cas qui suit, le refus et l’isolement peuvent aussi entraîner des difficultés sexuelles pour les patients diagnostiqués d’une maladie terminale. John était un jeune homme hispanique, au beau physique, six pieds de taille, de vingt-sept ans, diagnostiqué d’un cancer de poumon de phase terminale. John minimisait le sérieux de sa maladie ; il refusait le récent pronostic de son médecin de six mois ou moins de vie qui avait précipité son admission à l’hôpital. John niait avoir quelque problème relié à sa maladie ; il rapportait profiter d’une vie sociale active incluant la fréquentation de clubs de danse locaux et plusieurs activités sexuelles d’un soir avec des filles qu’il rencontrait dans ces clubs. John espérait emménager avec Gloria, une jeune femme dont il était amoureux et commencer une nouvelle vie avec elle. La préoccupation première de John était la visite attendue de Gloria et le voyage d’une fin de semaine à deux à Miami qu’il avait planifié. Quelques semaines ont passé La sexualité des personnes en fin de vie pendant lesquelles la santé de John a commencé à décliner ; il rapportait avoir moins d’énergie pour sortir dans les clubs. La mère de John rapportait un changement dans l’attitude et le comportement de John : il quittait peu sa chambre et s’isolait de sa famille. Lorsque John fut questionné à propos de ses sentiments ou s’il ressentait de la douleur, John continuait à prétendre qu’il n’avait aucun problème et que les médecins avaient fait une erreur dans leur diagnostic. John n’a jamais posé de questions spécifiques sur la sexualité et n’a pas non plus discuté des modifications de sa pratique avec son médecin ou son infirmière. D’ailleurs, ceux-ci n’ont pas abordé le sujet. En niant qu’il y avait un problème d’ordre sexuel, John s’était temporairement et effectivement isolé émotionnellement et sexuellement. John rapportait que face à son incapacité à maintenir une érection, il a été assailli par la crainte que Gloria ne s’intéresse plus à lui en tant que compagnon sexuel. Lorsque John fut prêt à discuter de sexualité, un support psychoéducatif et psycho-sexuel lui a été offert dans le but de travailler sur sa fatigue, l’effet des médicaments ainsi que les changements de sa libido. D’autres options sexuelles ont été considérées, telles que des touchers érotiques et non érotiques ainsi que des massages. John est décédé environ deux mois après la visite prévue de Gloria, mais ils ont réussi à faire le voyage d’une fin de semaine à Miami lors duquel John et Gloria ont vécu une expérience sexuelle mutuellement satisfaisante. Deuxième étape : l’irritation et la sexualité Kubler-Ross soutient que pour le patient en phase terminale de maladie, « quand la première étape, celle du refus, ne peut plus être entretenue, elle est remplacée par des sentiments d’irritation » (p. 59). Le stade de deuil de l’irritation représente une expérience courante autant pour les patients que pour les aidants lorsque l’on explore la sexualité et les stades de deuil. Souvent, lorsqu’un patient malade peut reconnaître qu’il ou elle ne peut plus s’engager sexuellement comme avant à cause de la maladie mortelle, des sentiments d’irritation peuvent se développer. Cette irritation est souvent dirigée vers le partenaire simplement parce qu’il ou elle apparaît comme une cible facile à atteindre. Le patient fait souvent preuve de plus de retenu de son irritation envers les médecins, les infirmières et les conseillers qui lui prodiguent des soins car les patients en phase terminale ont peur que les professionnels en soins palliatifs puissent les abandonner si l’irritation était dirigée vers eux. Au contraire, les patients sont plus enclins à attaquer leurs proches parce qu’ils comprennent que, dans la plupart des cas, leur partenaire ne les quittera pas à cause de leur irritabilité. Cela entraîne des problèmes significatifs dans la relation de couple, étant donné que le partenaire qui subit l’abus verbal ne comprend pas toujours la source de l’irritation du patient. De plus, le partenaire aura davantage tendance à s’éloigner de celui qui manifeste de l’irritabilité que d’aller vers lui afin de discuter de ses préoccupations sexuelles et espérer, ainsi, pouvoir l’aider. Étant donné que les expressions d’irritation du patient sont dirigées vers l’aidant, ce dernier devient parfois émotionnellement distant et moins intéressé à avoir des activités sexuelles avec le patient. Plus l’aidant se désintéresse des 177 activités sexuelles avec le patient, plus la perception du patient, selon laquelle son partenaire n’est plus intéressé à avoir des relations sexuelles avec lui à cause des modifications relatives à sa maladie, se renforce. Cette situation contribue à aggraver la relation problématique entre le patient et l’aidant. Pour certains patients en phase terminale ainsi que leur partenaire, l’irritation est reliée aux préoccupations sexuelles. Brad et Laura avaient tous les deux 50 ans, sans enfants, et étaient mariés depuis plus de 30 ans. Brad, un psychothérapeute, avait été admis récemment à l’hôpital pour un cancer à l’estomac en phase terminale. Les médecins ne lui donnaient pas plus de six mois. Brad et Laura vivaient le stade d’irritation du deuil. Chacun rapportait avoir un bon et heureux mariage. Ils prenaient soin de leur santé, mangeaient bien, ne fumaient pas et, avant le diagnostic du cancer il y a quelques mois, profitaient d’un style de vie sain et actif. Le couple rapporte avoir vécu un choc en apprenant le diagnostic. Ils pensaient être les dernières personnes sur Terre à qui on annoncerait une nouvelle aussi fatale. Brad et Laura ont tous les deux rapporté s’être sentis trahis par la vie. Ils criaient et sacraient souvent l’un contre l’autre ou contre des membres de l’équipe soignante de l’hôpital. Brad et Laura semblaient être envahis par leur irritation et avaient de la difficulté à exprimer toute autre émotion. Par conséquent, les professionnels du service hospitalier arrivaient difficilement à communiquer avec le couple et à leur prodiguer des services. Laura rapportait, qu’à leur vie sexuelle active de naguère, avait succédé une rareté qui frisait le néant dans leurs contacts physiques, ce qui alimentait son irritation. Brad, de son côté, confiait que l’intimité, les rapprochements ainsi que le sexe avec sa partenaire lui manquaient, mais qu’il ne pouvait plus performer, sexuellement parlant, comme avant le cancer. Brad déclarait que le sexe avait occupé une part importante de leur vie, et le fait que le cancer ait changé cela l’irritait encore plus. Étant une personne capable d’introspection, Brad a réalisé que, par son irritation, il poussait Laura à s’éloigner, alors que ce dont il avait besoin c’était de retrouver un contact sexuel. Une grande partie de l’irritation de Brad était liée à sa baisse de libido. Laura était convaincue que Brad n’était plus intéressé par le sexe, ce qui la rendait encore plus furieuse envers « ce maudit cancer qui ruine nos vies ». Brad et Laura rapportaient tous les deux avoir des préoccupations sexuelles et savoir qu’ils devaient discuter de l’impact du cancer sur leur sexualité. Cependant, aucun d’eux n’avait initié la discussion avec leur médecin ou plus tard avec l’équipe de l’hôpital. Le support psycho-sexuel et psycho-éducatif les aidèrent à discuter de leurs préoccupations sexuelles à propos des changements reliés au processus de fin de vie ainsi qu’à exprimer leurs sentiments à propos de leurs besoins sexuels. Avec le temps, le couple est passé du stade de l’irritation à celui d’acceptation dans leur processus de deuil. Ce couple très en colère s’est rapidement transformé en deux êtres chaleureux et tendres. Brad a finalement survécu plusieurs mois de plus que ce que laissait entendre son pronostic initial et tous deux rapportèrent faire l’expérience d’une sexualité mutuellement satisfaisante jusqu’à la période immédiate avant la mort de Brad. 178 Troisième étape : le marchandage et la sexualité Kubler-Ross a écrit que le patient en phase terminale « sait, en vertu d’expériences antérieures, qu’il y a une légère chance qu’il reçoive une récompense pour son bon comportement et qu’il voit un vœu s’exaucer pour des services spéciaux. Presque toujours, son vœu est une prolongation de la vie suivi du vœu de jouir de quelques jours sans douleur ni maux physiques » (p. 92). Le marchandage en lien avec la sexualité et la mort est souvent observé par les professionnels de soins palliatifs qui fournissent du soutien aux patients en phase terminale ainsi qu’à leurs familles. Des patients vont marchander avec Dieu pour avoir plus de temps. Ce marchandage implique souvent le patient qui demande de se faire pardonner d’une activité sexuelle jugée problématique. Il promet de ne plus jamais s’engager dans des comportements sexuels qui ne sont pas acceptés par la religion du patient ou que le patient perçoit comme n’étant pas acceptés pas la société en général. Plusieurs patients en phase terminale expriment la croyance selon laquelle leur maladie mortelle est directement liée à une punition de Dieu. Cette punition est alors perçue comme étant la désapprobation de Dieu quant à leur comportement sexuel. Quelques patients ont pratiqué des activités paraphiliques. Par exemple, un patient, après avoir évoqué des contacts sexuels avec un animal de la ferme, fait un lien direct entre cet événement et l’apparition de son cancer du foie 70 ans plus tard. Ce patient n’a pas la capacité d’introspection requise pour reconnaître que ces deux phénomènes ne sont pas reliés médicalement alors qu’un professionnel en soins palliatifs serait à même d’offrir des connaissances exactes à ce patient et, ainsi, l’aider à explorer les sentiments qui refont surface avant sa mort. Le stade du marchandage, tant du côté du patient que de celui de l’aidant, génère souvent beaucoup de souffrance émotionnelle. La douleur déjà vive que l’on peut ressentir face à l’approche de sa propre mort ou de celle d’un être cher, ne peut être que renchérie par cette inculpation — par le malade ou par l’aidant — de la sexualité comme cause de la maladie mortelle. Quelques patients qui vivent le stade de deuil, incluant le marchandage, proposent de changer un aspect de leur comportement sexuel qu’ils tiennent pour responsable de la maladie dont ils souffrent. Larry était de ceux-là. Il était marié, âgé de 72 ans, Catholique non pratiquant, commis-voyageur retraité et venait tout juste d’apprendre qu’il avait un gliome, c’est-à-dire une tumeur au cerveau. Larry, dont les capacités cognitives n’avaient pas encore été endommagées sévèrement, avait reçu un pronostic de six mois ou moins. Pendant l’évaluation psychosociale, Larry a brusquement confié qu’il avait été un mari infidèle et qu’il avait trompé sa femme Marian, plus de fois qu’il ne pouvait compter. Larry croyait que sa maladie était une punition de Dieu pour ses aventures sexuelles. Larry a déclaré « écoutez, j’aime ma femme, mais elle était toujours morte au lit. J’avais besoin de quelqu’un pour me faire sentir que j’étais en vie et maintenant, en punition, Dieu me tue ». Larry a continué en disant : « Je promets à Dieu que je ne serais plus infidèle, si seulement il me laissait vivre, mais cette tumeur continue de grossir de plus en plus. M.-I. Rothenberg, A. Dupras Je jure que je serai un bon mari à partir de maintenant s’Il me laisse vivre. Je ne suis pas prêt. Je veux plus de temps ». Larry parlait de sa peur d’aller en enfer pour son comportement et pour avoir déplu à Dieu. Comme Larry, plusieurs patients en phase terminale qui en sont au stade de marchandage du processus de deuil se repentent quant à leurs activités sexuelles et promettent de changer s’ils peuvent continuer à vivre. Ces comportements incluent, la plupart du temps, l’infidélité, des activités avec des gens du même sexe, du sexe sans protection, du sexe oral, une grossesse hors mariage et, occasionnellement, des activités paraphiliques comme la bestialité. Les patients rapportent fréquemment que ces comportements ont causé l’apparition d’une maladie mortelle infligée par un Dieu vengeur ; cette perception cause souvent beaucoup de malaise pour les patients pendant le stade du processus de deuil. La quatrième étape : la dépression et la sexualité Kubler-Ross a écrit que « lorsque le malade arrive près du terme de sa maladie et qu’il ne peut plus prétendre qu’elle n’existe pas, quand il doit subir davantage d’interventions chirurgicales et prolonger son hospitalisation, quand il s’affaiblit, maigrit, quand les symptômes se multiplient, il ne peut plus prendre la chose à la légère. Sa torpeur ou son stoïcisme, sa colère et son irritation ne tardent pas à faire place à un sentiment de désorientation complète » (p. 95). Plusieurs patients en phase terminale vont faire le deuil des choses qu’ils ne retrouveront plus, incluant l’activité sexuelle. La plupart des gens veulent et ont besoin d’être proches des autres personnes. Ils veulent toucher et être touchés physiquement et émotionnellement. Cela est encore plus vrai chez les plus jeunes patients sexuellement actifs et les aidants, bien que ce besoin s’observe également chez les patients plus âgés. Le processus de deuil peut être particulièrement difficile lorsque le patient ou l’aidant rapportent avoir vécu des activités sexuelles mutuellement satisfaisantes avec leur partenaire avant le diagnostic de la maladie mortelle. Voici l’exemple d’un cas de dépression chez un aidant que le personnel de l’hôpital avait reconnue comme une étape normale du processus de deuil. Thomas avait 40 ans et sa femme, Annabeth, a reçu un diagnostic de cancer du foie en phase terminale. Thomas et Annabeth étaient les parents d’un garçon de huit ans. Après un long combat avec sa maladie, Annabeth avait atteint un seuil d’acceptation. Pendant qu’Annabeth acceptait sa maladie, Thomas vivait le deuil au stade de dépression. Les patients en phase terminale et les aidants naturels vivent souvent des stades de deuil différents à des moments différents, ce qui peut produire des conflits émotionnels et des difficultés sexuelles. Thomas a déclaré qu’il était très dépressif parce que, au cours des quatre dernières années qui ont suivi le diagnostic, plus Annabeth s’affaiblissait et avançait dans la maladie, plus, lui, accumulait des besoins sexuels insatisfaits. « Je me sentais coupable, ce qui augmentait ma dépression. J’ai essayé de le mentionner à l’infirmière d’Annabeth, il y a de cela plusieurs années, mais elle m’a disputé et m’a dit que j’étais égoïste. J’en n’ai pas discuté depuis ». Depuis plus d’un an, Thomas et Annabeth n’ont eu aucun contact sexuel. Thomas La sexualité des personnes en fin de vie se disait : « Qu’est-ce qui ne va pas avec moi ? Je suis une personne terrible. Ma femme se meurt et tout ce à quoi je peux penser ce sont mes propres besoins. Je me répugne ». Thomas a confié qu’il avait déjà pensé au suicide il y a quelques mois ; si ce n’était pas pour son jeune fils qui a besoin d’un père, il se serait tué, il y a longtemps. « Je pleure toutes les nuits ». Thomas était convaincu qu’il ne serait jamais infidèle à sa femme et ne briserait pas ses vœux de mariage. Dès lors, la masturbation était son seul exutoire. Thomas, qui a été éduqué en chrétien fondamentaliste, a rapporté avoir, depuis l’enfance, des croyances profondes selon lesquelles la masturbation est un acte d’impureté, un pêché. Thomas a ajouté qu’il avait succombé à ses tentations et se masturbait maintenant tous les jours. Discuter avec un sexologue a aidé Thomas à accepter l’idée que la masturbation est une forme acceptable d’expression sexuelle. Dans les semaines qui ont suivi, vu que Thomas pouvait satisfaire ses besoins sexuels sans remords, il a rapporté que sa dépression s’était atténuée. À mesure que Thomas commençait à se sentir plus en accord avec lui-même, et plus acceptant du rôle de la masturbation dans la perception de l’aidant, la sexualité et le processus de fin de vie, il est devenu de plus en plus ouvert à l’idée d’initier quelques contacts sexuels avec Annabeth avec un objectif de coït à un certain moment dans le futur. Annabeth a rapporté qu’elle aussi exprimait un désir pour un plus grand niveau d’intimité avec Thomas et que cela incluait les touchers sexuels et non sexuels. En s’engageant dans des exercices de « sensate focus », Annabeth et Thomas ont ressenti à nouveau le plaisir du toucher physique. Ces exercices ont progressé au fil des semaines avec des résultats positifs. Malgré la trop grande faiblesse d’Annabeth pour avoir un coït, Thomas était heureux de rapporter qu’il avait passé la nuit aux côtés d’Annabeth dans son lit d’hôpital. Il a rapporté que lui et Annabeth profitaient de contacts sexuels satisfaisants pour la première fois depuis plusieurs années. Pendant qu’elle frottait son pénis, il lui a fait atteindre l’orgasme. Annabeth a confié se sentir plus proche de Thomas que jamais. Par ailleurs, elle appréciait qu’il la tienne dans son lit le matin. Thomas avait constaté que sa dépression avait finalement disparu et qu’il pouvait maintenant, avec Annabeth, poursuivre le processus de deuil et passer au stade d’acceptation. Cinquième étape : l’acceptation et la sexualité Selon Kubler-Ross, « Si un malade dispose d’un temps suffisant (c’est-à-dire s’il ne meurt pas d’une mort soudaine et inattendue) et s’il a été aidé à traverser les étapes précédemment décrites, il entrera dans une période pendant laquelle il n’est ni déprimé ni irrité de son ‘‘destin’’ » (p. 121). Pour le malade en fin de vie et l’aidant-naturel qui vivent le processus de deuil, plusieurs atteignent, en effet, l’étape de l’acceptation. Malgré un cheminement difficile au début, une fois que le patient et son aidant acceptent l’idée de la mort ainsi que les changements d’ordre sexuel qui s’ensuivront, ces individus deviennent alors prêts à explorer d’autres avenues et sont ouverts aux suggestions pouvant les aider à exprimer leur sexualité. 179 Le patient et l’aidant qui acceptent la sexualité, comprennent que le processus de fin de vie influence le désir, l’excitation et le fonctionnement sexuels. Ils sont conscients de l’effet des médicaments anti-douleur sur la sexualité et ils acceptent de considérer des modifications quant au moment et au lieu des activités sexuelles afin de compenser ces changements. Le patient en fin de vie et l’aidant qui acceptent la sexualité sont ouverts à discuter de positions sexuelles alternatives qui facilitent l’engagement du malade dans des activités sexuelles. Ils sont aussi plus ouverts à discuter d’autres options de contacts sexuels notamment le sexe oral, l’utilisation de vibrateurs et autres types de contacts sexuels. Illustrons comment l’étape d’acceptation du processus de deuil, en lien avec la sexualité, peut influencer le malade en phase terminale et l’aidant naturel de façon importante. Mary, une patiente âgée de 76 ans, avait un cancer à l’estomac en phase terminale. Elle avait eu un pronostic de six mois ou moins. Elle et Sam, son mari de 88 ans, étaient sexuellement actifs et, jusqu’à récemment, s’adonnait au coït au moins deux fois par semaine. Ils habitaient chez leur fille Roz et son mari Mark. La famille était remarquablement ouverte à propos des sujets concernant la sexualité. Mary et Sam parlaient librement avec leur fille de leurs besoins et préoccupations sexuels. Roz rapportait qu’étant donné le niveau élevé de responsabilités qu’elle gère en tant qu’aidante principale pour Mary, elle subissait une perte d’intérêt sexuel pour son mari. Mary, qui était en paix avec le fait de mourir et était souvent fatiguée, se préoccupait à propos de Sam. « Laissons-le aller au bar se trouver une nouvelle femme. Je ne peux pas lui donner ce qu’il mérite ». Mary et Sam, ainsi que leur fille, discutaient d’autres options pour que le couple puisse se satisfaire sexuellement. Ils ont considéré la possibilité de varier les positions sexuelles afin de rendre l’activité plus facile et moins douloureuse pour Mary, en plus d’ajuster la fréquence afin de tenir compte des effets de la fatigue causée par les médicaments de Mary. À mesure que Sam acceptait les changements de l’état de santé de Mary, ils ont été capables de continuer de profiter de la composante sexuelle de leur relation de couple qui était importante pour eux même après presque 50 années de mariage. Leur fille Roz, qui vivait elle-même des troubles de désir sexuel, pouvait mieux comprendre le lien entre son rôle d’aidant-naturel et sa baisse de désir sexuel. Avec l’aide d’un sexologue, Roz a pu accepter les changements que sa mère vivait récemment comme faisant partie d’un processus naturel ; elle est devenue moins inquiète, capable de se relaxer et plus apte à apprécier les contacts sexuels avec Mark. À mesure que la famille pouvait librement exprimer ses besoins et préoccupations sexuels, et ce malgré l’inconfort évident et la désapprobation flagrante exprimée par les membres du personnel de l’hôpital, la patiente et les deux aidants naturels ont pu accéder à l’étape de deuil de l’acceptation et la sexualité. Conclusion Il est souvent difficile de parler de la mort et ce, plus encore avec une personne en fin de vie. S’ajoute à cette difficulté, 180 le défi d’aborder la sexualité avec elle. Pour assumer leur rôle d’accompagnateur de la vie affective et sexuelle des personnes en fin de vie, il importe que les intervenants puissent reconnaître et comprendre les besoins sexuels des usagers des soins palliatifs (Redelman, 2008). Le modèle théorique des étapes du mourir de Kubler-Ross peut servir de cadre de référence pour décoder les malaises face à la sexualité vécues par les personnes en fin de vie. La difficulté de la vivre ou son absence peut générer et accentuer des sentiments de perte, de solitude et de tristesse vécus à différentes étapes du mourir. Le modèle de Kubler-Ross a été critiqué pour son manque de vérification empirique, sa vision réductrice et linéaire des étapes du mourir (Corr et Corr, 2007). Malgré ses limites et la nécessité de le peaufiner, le modèle de Kubler-Ross demeure un outil théorique utile pour concevoir des interventions sexologiques. Il constitue une porte d’entrée pour initier une conversation sur la sexualité avec la personne en fin de vie. Toutefois, des études doivent porter une attention particulière à la façon personnelle de vivre la sexualité lors des derniers instants de la vie, introduisant ainsi la complexité interdisciplinaire qui caractérise la sexologie. La sexualité peut adopter une expression et une signification très variées selon les personnes en fin de vie. Elle joue sûrement un rôle sur la façon dont chacun entre dans la mort. M.-I. Rothenberg, A. Dupras Conflit d’intérêt Les auteurs n’ont pas transmis de conflit d’intérêt. Références Corr CA. Corr DM. Stage theory, Encyclopedia of Death and Dying, http://www.deathreference.com/Sh-Sy/Stage-Theory.html; 2007. Gianotten WL. Sexuality in the palliative-terminal phase of cancer. Sexologies 2007;16:299—303. Hautamäki K, Miettinen M, Kellokumpu-Lehtinen PL, Aalto P, Lehto J. Opening communication with cancer patients about sexualityrelated issues. Cancer Nursing 2007;30(5):399—404. Horden AJ, Street AF. 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