Un tourisme qui a du sens
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Un tourisme qui a du sens
CAHIER RÉINVENTER LE TOURISME SOCIAL GILLES CAIRE Maître de conférences HDR de sciences économiques Responsable du master professionnel Droit et développement de l’économie sociale et solidaire Université de Poitiers ([email protected]) LE TOURISME SOCIAL Un tourisme qui a du sens ? 2e partie : des valeurs humanistes L’“économie sociale” et le “tourisme social” sont tous deux nés à la fin du 86 XIX e siècle, mais ont été portés à l’origine par des valeurs différentes, républicaines pour l’économie sociale, philanthropiques pour le tourisme social. Dans les années 1950, ce sont les valeurs du mouvement ouvrier qui portent le tourisme social, tandis que ce sont celles de la deuxième gauche qui, dans les années 1970, réinventent l’économie sociale. Depuis les années 1990, le tourisme social s’inscrit délibérément dans la sphère de l’économie sociale et solidaire. Aujourd’hui, dans un contexte politique renouvelé, il cherche à redonner du sens à son action. e s pa c e s 3 1 0 • j a n v i e r - f é v r i e r 2 0 1 3 Les principes de L’économie sociaLe et soLidaire appLiqués au tourisme sociaL L’ économie qui a du sens, l’économie qui sait où elle va. Tel est le slogan mis en avant depuis 2009 par les chambres régionales d’économie sociale (et solidaire)(1) pour définir l’économie sociale et solidaire (ESS). Ce slogan est mis en avant dans un contexte où la crise mondiale, déclenchée durant l’été 2008, conduit la société française à s’interroger sur l’instabilité et le devenir du système capitaliste. Il joue sur la double facette du mot “sens” : un contenu réfléchi, une façon de penser et de concevoir, mais aussi une direction, une orientation. Il sous-entend également que l’ESS est plus “désirable” que l’économie capitaliste, que ce soit sur le plan moral (dans la réponse à : pourquoi et comment agit-on ?) ou sur le plan du projet (dans la réponse à : qu’obtient-on et où va-t-on ?). Le concept de l’économie sociale et solidaire s’exprime à travers des valeurs et principes affichés dans ses différents textes fondateurs (chartes, déclarations…), qu’ils soient généraux, par famille (coopératives, mutuelles, associations, fondations) ou par secteur d’activité (culture, social, banque, assurance…). Il donne à ses défenseurs et acteurs un sentiment de supériorité, sentiment qui peut parfois muter en complexe. S’interroger sur le “sens” de l’économie sociale et solidaire, c’est d’abord revenir brièvement sur trois moments historiques, au cours desquels ont été définies les valeurs fondatrices tant de l’économie sociale que du tourisme social (et solidaire), valeurs déclinées en sept grands principes. Ces valeurs et ces principes sont considérés, par les défenseurs et acteurs de l’ESS, comme dotés d’une “force”(2) supérieure à ceux de l’économie capitaliste, supériorité souvent formulée sous le qualificatif générique d’“utilité sociale”, y compris en matière de loisirs et de vacances. À la fin du XIXe siècle, les trois formes institutionnelles de l’économie sociale(3) – coopératives, mutuelles, associations – se structurent au moment de l’enracinement de la République : création de la Chambre consultative des associations de production en 1884 (qui deviendra la Confédération générale des Scop en 1937) ; loi du 1er avril 1898 relative aux sociétés de secours mutuels ; loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association. Ces trois “familles” partagent les valeurs républicaines de la devise “liberté, égalité, fraternité”, née de la Révolution mais définitivement adoptée en 1880 seulement, auxquelles on peut ajouter celles de laïcité, responsabilité, solidarité, émancipation. Ces valeurs communes trouvent leur expression doctrinale dans le solidarisme porté par Léon Bourgeois (4) et dans la République des coopératives chère à Charles Gide(5). Ces fondateurs voient dans l’économie sociale une réponse à la “question sociale” de la misère ouvrière. L’économie sociale est à la fois une proposition alternative au christianisme, à l’individualisme et au collectivisme (pour les aspects sociaux), et au capitalisme et au socialisme (pour les aspects économiques). Pour elle, les valeurs républicaines se transcrivent économiquement en principes de “non-domination du capital” : égalité de pouvoir indépendamment de l’ap- (1) En 2012, quinze des vingt-six chambres régionales d’économie sociale intègrent l’économie solidaire dans leur nom (contre huit en 2008). (2) En latin, le verbe valeo, c’est être fort, puissant physiquement ou en influence, vigoureux, en bonne santé. (3) Les fondations, laissées sans cadre juridique jusqu’à la loi du 23 juillet 1987, n’intègrent officiellement le champ de l’ESS qu’au début du XXIe siècle. L’absence de contrôle démocratique, du fait de l’absence de membres, les distingue des autres formes de l’ESS. (4) Léon BOURGEOIS, Solidarité, Paris, Armand Colin, 1896 [réédité en 2008 aux éditions Bord de l’eau, avec une présentation de Marie-Claude Blais]. (5) Jean-François DRAPERI, La République coopérative, Larcier, 2012. j a n v i e r - f é v r i e r 2 0 1 3 • e s pa c e s 3 1 0 87 CAHIER RÉINVENTER LE TOURISME SOCIAL Héritier de la conquête des congés payés, le tourisme social est très marqué par les valeurs du mouvement syndical ouvrier. Il promeut les droits des travailleurs dans un objectif socio-éducatif, voire socio-politique (6) En France, on ne compte qu’une poignée de coopératives de tourisme (sous forme de Scop ou de SCIC). Quant aux mutuelles qui se sont engagées dans le tourisme social, elles le font aujourd’hui sous forme associative (mutualité agricole, mutuelle des douanes, des postes – devenue Azureva en 2001…). (7) Catherine BERTHO-LAVENIR, 2e partie : des valeurs humanistes La Roue et le stylo. 88 Comment nous sommes devenus touristes, Odile Jacob, 1999. (8) Les présidents successifs de l’Unat ont tous été, jusqu’en 2008, issus soit du TCF, soit du CAF. (9) André RAUCH, Vacances en France de 1830 à nos jours, Hachette, 2001. port en capital (la règle “un homme = une voix”) ; rémunération du capital limitée ou absente ; excédents affectés, en totalité ou pour partie, à des fonds propres impartageables ; gestion désintéressée et transparente ; prix socialement accessibles ; émancipation du travailleur par l’éducation et la formation… Parallèlement naissent deux piliers fondateurs du tourisme associatif(6), les “clubs”, d’une part, et les colonies de vacances, d’autre part. Les membres des classes moyennes bourgeoises (industriels, commerçants, professions libérales, hauts fonctionnaires, enseignants) qui accèdent au pouvoir avec la III e République vont fonder notamment le Club alpin français (1874), le Touring Club de France (1890) et l’Automobile Club de France (1895). Selon une logique de “clubs” venus de Grande-Bretagne, il s’agit de promouvoir le tourisme sous toutes ses formes (activités sportives et de plein air, camping, cyclotourisme, automobilisme…). Ces clubs ont profondément contribué à la valorisation sociale du temps libre, des loisirs, des séjours de vacances(7). Ces trois structures, CAF, TCF et ACF, fondent en 1920 l’Union nationale des associations de tourisme, l’Unat, reconnue d’utilité publique dès 1929. Paradoxalement, ce sont donc des notables, formant la première “classe de loisirs” et cultivant l’entre- e s pa c e s 3 1 0 • j a n v i e r - f é v r i e r 2 0 1 3 nous (en général l’entrée dans un club nécessite d’être parrainé par deux membres), qui sont à l’origine de l’institution qui fédère aujourd’hui l’ensemble du tourisme social en France(8). L’apparition des colonies de vacances pour enfants et adolescents se fait, quant à elle, sous l’impulsion des œuvres et patronages paroissiaux, avec la volonté de prendre en charge la santé des plus démunis et de leur enseigner le savoir-vivre(9). Il s’agit là d’un tourisme reposant sur des valeurs hygiénistes, patriotiques et morales. Cette conception est également promue dès 1883 par les œuvres laïques des écoles publiques (la Ligue de l’enseignement, le Sou des écoles…), qui y ajoutent une mission d’égalité démocratique et une dimension éducative, de découverte du monde en sollicitant les facultés d’observation de la nature. Au-delà du clivage entre laïcs et catholiques, les deux mouvements répondent à des valeurs philanthropiques promues là encore par des notables, à destination de l’enfance et de la jeunesse, plus particulièrement de la classe ouvrière. En 1956, 1959 et 1962, l’expression “tourisme social” s’impose à la suite des trois congrès internationaux qui lui sont consacrés ; elle s’ancre définitivement en 1963 avec la fondation du Bureau international du tourisme social (BITS). Héritier de la conquête des congés payés des années 1930, il est très marqué par les valeurs du mouvement syndical ouvrier ; il promeut les droits des travailleurs dans un objectif socio-éducatif, voire socio-politique. Ainsi, l’article 4 de la Déclaration de Vienne de 1972 du BITS affirme que le tourisme n’est pas un “antidote du travail, une évasion ‘permise’ justificative d’une servitude ‘consentie’”, qu’il “ne peut dédouaner la société industrielle de ses tendances à l’aliénation de l’individu” et qu’il ne peut être “séparé de l’action pour une humanisation du travail”. Cette même déclaration voit dans le tourisme “une affirmation de la liberté de l’individu […] qui ne saurait être aliéné ni par un enca- GILLES CAIRE L’institutionalisation du tourisme social (10) L’approche est similaire à celle d’avant- est liée au monde du travail, au syndicalisme guerre de Léo Lagrange : “Loisirs sportifs, loisirs et à l’État-providence touristiques, loisirs culturels, tels sont les trois aspects complémentaires drement politique d’État, ni par la commercialisation à outrance des loisirs” (art. 6) et que dans ce but doit être encouragée “l’intervention pluraliste des organismes libres, émanation directe de la population” (art. 7) en coopération avec les “organisations des travailleurs, des consommateurs et des familles” (art. 9)(10). Durant la même période, en France, le tourisme social s’affirme pleinement, s’intégrant dans le rapport social fordiste et participant au développement de la consommation de masse(11). Les associations issues des mouvements d’éducation populaire et des différentes organisations syndicales contribuent à la démocratisation du tourisme, grâce à des partenariats originaux avec les comités d’entreprise, les organismes de protection sociale, le ministère chargé du tourisme, les caisses d’allocation familiales, les collectivités territoriales. On parle pour la première fois de tourisme social en tant qu’élément d’une politique sociale des vacances et de planification et d’aménagement du territoire. L’institutionalisation du tourisme social est ainsi liée au monde du travail, au syndicalisme et à l’État-providence ; sa première délimitation, tant internationale que nationale, est donc bien antérieure à la “renaissance” de l’économie sociale. Ce n’est qu’en 1977, en effet, que l’expression “économie sociale”, dont l’emploi avait totalement disparu après 1918, réapparaît dans les cercles rocardiens. Pour Michel Rocard, la “Deuxième gauche décentralisatrice, régionaliste, héritière de la tradition autogestionnaire, prend en compte les démarches participatives des citoyens, en opposition à une Première gauche, jacobine, centralisatrice et étatique(12)”. Proche des milieux associatifs, syndicaux (CFDT) et des mutuelles, la Deuxième gauche réinvente le terme fédérateur d’économie sociale, indépendamment des réflexions de la fin du XIXe, ainsi qu’en témoigne François Soulage(13) dans une note consacrée à l’histoire de l’économie sociale(14). En 1981, Michel Rocard, nommé ministre du Plan et de l’Aménagement du territoire, crée la Délégation interministérielle à l’économie sociale, création qui marque la reconnaissance par les pouvoirs publics d’une “autre économie”, ni publique, ni capitaliste. Du côté des acteurs, le Comité national de liaison des activités mutualistes, coopératives et associatives (CNLAMCA)(15) publie en 1980 la première Charte de l’économie sociale, dont le préambule affirme : “Les mouvements coopératifs, mutualistes et associatifs [...] ont la volonté dans leur action quotidienne de favoriser la conciliation harmonieuse de la rigueur économique et de l’audace sociale. Pour ce faire, [ils] rassemblent les hommes responsables et s’efforcent d’introduire ainsi un nouveau type de rapports dans les relations humaines fondé sur les notions de dignité, de liberté et de solidarité” et dont l’article 7 conclut : “Les entreprises de l’économie sociale proclament que leur finalité est le service de l’homme.” À partir de la fin des années 1980 se développent, dans un contexte de chômage, de “nouvelle pauvreté” et de montée des exclusions, diverses expériences citoyennes en matière de crèches parentales, d’insertion par l’activité économique, de finance solidaire, de SEL (systèmes d’échanges locaux), de commerce équitable… Elles répondent à une volonté de renforcement du lien social et d’intégration participative autour des valeurs de justice, de réciprocité et de démocratie. Ces d’un même besoin social : la conquête de la dignité, la recherche du bonheur […] je compte sur la collaboration active de toutes les organisations qui existent et notamment sur celle des organisations de la classe ouvrière” (discours radiodiffusé en juin 1936). (11) Gilles CAIRE, “Social tourism and the social economy”, dans Scott MCCABe, Anya DIEKMANN, Lynn MINNAERT, Social Tourism in Europe, Channel View Publications, 2012. (12) Discours au Congrès PS de Nantes, 1977. (13) François Soulage fut notamment conseiller de Michel Rocard en 1981, délégué interministériel à l’économie sociale (de 1989 à 1991) et président de l’Unat (de 1999 à 2008). Il est aujourd’hui président du Secours catholique. (14) François SOULAGE, La Petite Histoire de l’économie sociale, 2002 [www.esfinides.com/sinformer/etudesarticles-economiesociale.htm]. (15) Le CNLAMCA est devenu en 2001 le CEGES (Conseil des entreprises, employeurs et groupements de l’économie sociale). j a n v i e r - f é v r i e r 2 0 1 3 • e s pa c e s 3 1 0 89 CAHIER RÉINVENTER LE TOURISME SOCIAL Tableau 1 Le tourisme social et les principes de l’économie sociale et solidaire (2002) CHARTE EUR. DE L’ÉCONOMIE SOCIALE CHARTE 2e partie : des valeurs humanistes “Des spécificités fortes” 90 DE L’UNAT “Des critères éthiques” La primauté de la personne et de l’objet social sur le capital Les activités proposées, créatrices de lien social, intègrent des objectifs éducatifs ou culturels respectueux des personnes. Une valeur ajoutée aussi bien sociale qu’économique fait partie intégrante des produits proposés, qui peuvent se traduire aussi par des propositions innovantes. L’adhésion volontaire et ouverte La volonté de brassage social est affirmée et les publics sont accueillis sans aucune discrimination ; une attention particulière est portée à l’accueil des personnes handicapées. Le contrôle démocratique par les membres Le fonctionnement démocratique statutaire est effectif. La conjonction des intérêts des membres usagers et de l’intérêt général L’objet principal est la poursuite d’un projet d’intérêt général, visant à développer l’accès du plus grand nombre aux vacances, au tourisme et aux loisirs. L’activité comprend une dimension marquée de développement local ou d’aménagement du territoire, visant notamment à favoriser l’emploi. La défense et la mise en œuvre des principes de solidarité et de responsabilité Les prix intègrent à la fois le souci de la pérennité de l’action et les objectifs sociaux poursuivis par le secteur. L’activité s’inscrit dans une perspective d’ouverture européenne et internationale. La participation à des actions de solidarité est recherchée. Le souci d’une bonne gestion inscrit le secteur dans une démarche professionnelle. Il y ajoute une attention valorisante à la place et au rôle des personnels, notamment saisonniers, dans le cadre des conventions collectives existantes. L’autonomie de gestion et l’indépendance par rapport aux pouvoirs publics [Statut associatif](1) Affectation de l’essentiel des excédents(2) à la poursuite d’objectifs de développement durable, de services aux membres et d’intérêt général Les statuts assurent une non-appropriation directe ou indirecte des richesses produites par des personnes physiques. Aussi bien dans le cadre de l’organisation de voyages en France et à l’étranger que dans celui de la gestion d’installations de vacances et de tourisme, la volonté d’insertion non perturbatrice dans le milieu local est clairement exprimée, et un partenariat réel est recherché avec les acteurs ou les opérateurs locaux. (1) La Charte de l’Unat n’évoque pas être particulièrement vigilant sur financée est considérée comme étant (2) Pour les associations, les excédents Pour les Scop, les excédents sont explicitement ce point, le considérant l’indépendance vis-à-vis des pouvoirs transparente, c’est-à-dire lorsqu’elle de gestion ne sont pas redistribuables répartis entre les réserves, la part travail peut-être comme évident. La publics. Il s’agit d’éviter la n’est pas dotée d’une autonomie réelle aux adhérents. Pour les mutuelles et les (versée dans une réserve spéciale de coexistence du statut associatif et de condamnation pour gestion de fait de de gestion par rapport à la collectivité coopératives, une redistribution partielle participation) et la part capital subventions publiques conduit en effet à deniers publics lorsque l’association publique qui la subventionne. sous forme de ristourne est possible. (dividendes versés aux associés). e s pa c e s 3 1 0 • j a n v i e r - f é v r i e r 2 0 1 3 GILLES CAIRE diverses expériences sont conceptualisées sous l’intitulé d’“économie solidaire” par deux sociologues, Bernard Eme et Jean-Louis Laville(16) ; elles s’ajoutent, avec plus ou moins de facilité, à l’économie sociale “instituée”. Au début des années 2000, la terminologie “économie sociale et solidaire” et son acronyme ESS deviennent très largement prépondérants parmi les acteurs et les pouvoirs publics. Au cours des années 1990, le tourisme social intègre son appartenance au champ de l’ESS. La Déclaration de Montréal du BITS, en 1996, vient remplacer la Déclaration de Vienne précitée. Elle reconnaît que le tourisme social est “partie prenante de l’économie sociale et solidaire”. En 2002, la Charte de l’Unat affirme à son tour qu’il “s’appuie sur les valeurs portées par les associations et reconnues par les autres familles de l’économie sociale”. Parallèlement émerge au sein de l’Unat un courant en faveur du tourisme équitable et solidaire, dans une logique de développement des pays du Sud, avec une répartition plus équitable des ressources créées par le tourisme, via une implication des populations locales. En 2006, ce réseau se structure en Association pour le tourisme équitable et solidaire (ATES). Aujourd’hui, les valeurs de l’économie sociale et solidaire – démocratie, responsabilité, engagement, solidarité, égalité, autonomie… – sont pleinement partagées par le tourisme social et solidaire. Notons que les débats actuels autour de l’entrepreneuriat social constituent une étape supplémentaire de la réflexion sur ce thème, réflexion à laquelle le tourisme social ne s’est pas, pour l’heure, associé. La finalité de l’entreprise capitaliste est la maximisation du profit pour les détenteurs de capitaux. Le client est certes roi, mais à condition qu’il rapporte à l’actionnaire. Le travailleur est un facteur de production dont le ratio productivité/coût doit être optimisé. Le territoire d’implantation n’est qu’un espace support transférable. Les changements de péri- Les valeurs de l’économie sociale et solidaire – démocratie, responsabilité, engagement, solidarité, égalité, autonomie… – sont aujourd’hui partagées par le tourisme social mètre de l’activité et la mobilité des capitaux sont permanents, en fonction des opportunités de rentabilité. Opérant un total renversement, l’ESS met au cœur de son projet les hommes, qu’ils soient adhérents, sociétaires, associés, exclus selon les cas. La figure humaine remplace la figure commerciale du client ; le capital, toujours nécessaire, n’est plus qu’un instrument. L’ESS se veut aussi plus respectueuse envers les travailleurs et les territoires ; elle s’affiche souvent comme non délocalisable. La Charte européenne de l’économie sociale(17) (2002) présente ainsi sept principes qui “distinguent [les entreprises de l’économie sociale] de celles à capitaux”. Ces sept principes, reconnus et repris par de très nombreuses organisations de l’ESS, peuvent être mis en concordance avec les critères éthiques figurant dans la Charte de l’Unat de la même année (cf. tableau 1). Ces principes permettent de comprendre comment, par son fonctionnement, l’ESS est au service de l’humain, tout en étant une économie performante. Concernant le tourisme social, son projet, humain, social et économique, est de permettre l’accès de tous aux loisirs touristiques. Humain et social, ce projet l’est à un triple titre : – il s’appuie, comme le rappelle l’article 1 de la Déclaration de Montréal du BITS, sur l’article 24 de Déclaration universelle des droits de l’homme : “Toute personne a droit au repos et aux loisirs et notamment à une limitation raisonnable de la durée du travail et à des congés payés périodiques” ; (16) Éric DACHEUX, Daniel GOUJON, Principes d’économie solidaire, Ellipses, 2011. (17) La Charte européenne de l’économie sociale a été élaborée par la Conférence européenne permanente des coopératives, mutualités, associations et fondations (CEP-CMAF). En 2008, la CEP-CMAF est devenue Social Economy Europe. j a n v i e r - f é v r i e r 2 0 1 3 • e s pa c e s 3 1 0 91 CAHIER RÉINVENTER LE TOURISME SOCIAL – il recherche “le plein épanouissement de l’être humain, en tant que personne et en tant que citoyen” (article 2 de la Déclaration de Montréal), créant “des moments et occasions privilégiées d’enrichissement des personnes, par la découverte des milieux, des cultures et des civilisations, par l’exercice d’activités physiques, artistiques, sportive ou ludique, par la rencontre des personnes au-delà de toutes les différences” en “développant les relations humaines par les actions de formation et par les procédés d’animation” (article 4) ; – il “s’adresse à toutes les classes et à tous les âges” (article 5), en “luttant contre les inégalités et contre les exclusions de tous ceux qui ont une culture différente, des moyens financiers limités, des capacités physiques restreintes ou habitent un pays en développement” (article 3). Du point de vue économique, le tourisme social est “soumis aux mêmes exigences de compétences, de rigueur et de performance” que les autres acteurs touristiques, car “la poursuite d’un objet social est directement dépendante d’une gestion exemplaire et de l’amélioration des résultats” (article 7). Mais, au-delà des gains de bien-être de chacun des participants, le tourisme social a aussi, comme toute l’ESS, une ambition d’intérêt général, de contribution au développement harmonieux de la société. Ce “débordement” des impacts positifs attendus des associations sur l’emploi, la cohésion sociale, l’environnement est en France souvent présenté sous le qualificatif d’utilité sociale. Le concept d’utilité sociale est d’abord une question fiscale. À la suite de l’arrêt 85599, dit “clinique Saint-Luc”, du Conseil d’État du 30 novembre 1973, l’utilité sociale est explicitement inscrite dans l’instruction fiscale du 27 mai 1977. Elle l’est à nouveau, après de nombreux débats, dans l’instruction de 1998, en relation avec la question de l’exonération des impôts commerciaux pour les associations et du traitement “équitable” entre celles-ci et le secteur privé lucratif. Tableau 2 L’utilité sociale du tourisme social Tourisme social Accès aux vacances Entrepreneuriat social Utilité sociale Respect et valorisation des ressources • Promotion du droit aux vacances • Prix accessibles • Accompagnement des premiers départs • Respect du droit du travail • Convention collective spécifique favorable • Implantations en zones délaissées (rural et moyenne montagne) • Solidarité, sociabilité • Mixité sociale • Convivialité • Péréquation tarifaire • Gouvernance associative • Ouverture à la vie locale, activités de découverte du territoire • Tourisme équitable et solidaire • Développement humain durable • Animations et activités épanouissantes • “Ricochets”(1) post-séjour (santé, mobilité, insertion dans la vie sociale…) • Patrimoine touristique immobilier transmissible aux générations futures • Partenariats nationaux et locaux • Respect de l’environnement 2e partie : des valeurs humanistes • Réduction des inégalités (1) Nous empruntons ce terme à l’association Vacances ouvertes : cf. François ANQUETIL, Vacances en famille : ressentis, effets et ricochets, Vacances ouvertes, 2001. 92 e s pa c e s 3 1 0 • j a n v i e r - f é v r i e r 2 0 1 3 GILLES CAIRE Le principe de l’instruction de 1998 est le suivant. On examine tout d’abord si la gestion est “désintéressée”, ce qui est une condition nécessaire mais non suffisante de l’exonération. Il faut ensuite savoir si l’activité est en concurrence avec au moins une entreprise du secteur lucratif et, si ce n’est pas le cas, il y a exonération. S’il y a concurrence, il faut déterminer si l’activité est exercée dans des conditions semblables à celles d’une entreprise privée et, si oui, il n’y a pas d’exonération car le principe de “concurrence équitable” l’emporte. Si l’activité est exercée dans des conditions différentes pour justifier un traitement privilégié au nom de l’utilité sociale, l’exonération est acquise. On utilise pour trancher la règle des 4 P (produit, public, prix, publicité), les deux premiers P étant essentiels. Il faut que l’association propose un produit différent ou satisfasse un besoin non pris en charge par le marché, qu’elle s’adresse à un public différent, que ses prix reflètent des efforts pour faciliter l’accès aux usagers (prix inférieurs ou modulés selon les publics), qu’elle donne moins d’importance à la publicité(18). Le débat fiscal de l’utilité sociale porte le risque de se laisser enfermer dans une logique de subsidiarité de l’économie sociale par rapport au secteur commercial et d’assimilation à une économie du pauvre, comme l’illustre la définition que proposait la DIES (2002), selon laquelle “est d’utilité sociale toute action qui vise, notamment, la satisfaction de besoins qui ne sont pas normalement ou suffisamment pris en compte par le marché, et s’exerce au profit de personnes dont la situation nécessite la compensation d’un désavantage sanitaire, social, éducatif ou économique”. L’économiste Jean Gadrey(19) critique fortement cette définition, notamment car l’économie sociale ne s’adresse pas uniquement à des personnes en état de désavantage ou de handicap. Il propose la définition alternative suivante : “Est d’utilité sociale l’activité d’une OESS [organisation de l’économie sociale et solidaire] qui a pour résultat constatable et, L’économie sociale ne s’adresse pas uniquement à des personnes en état de désavantage ou de handicap en général, pour objectif explicite, au-delà d’autres objectifs éventuels de production de biens et de services destinés à des usagers individuels, de contribuer : – à la réduction des inégalités économiques et sociales, y compris par l’affirmation de nouveaux droits, – à la solidarité (nationale, internationale ou locale) et à la sociabilité, – à l’amélioration des conditions collectives du développement humain durable (dont font partie l’éducation, la santé, la culture, l’environnement, et la démocratie).” Au-delà de ce que Gadrey appelle la production de biens et de services destinés à des usagers individuels, il est possible de confronter les trois éléments de cette définition aux actions que mène le tourisme social(20), que ce soit en matière d’accès aux vacances, de type d’entrepreneuriat ou de respect et de valorisation des ressources (cf. tableau 2). Après une longue histoire parallèle, le tourisme social et solidaire est aujourd’hui complètement intégré dans le corpus générique des valeurs, principes et concepts de l’ESS. La création en mai 2012 d’un ministère délégué chargé de l’Économie sociale et solidaire, l’ajout de la “vie associative et de l’éducation populaire” à l’intitulé du ministère des Sports et de la Jeunesse, ainsi que les récentes déclarations de la ministre de l’Artisanat, du Commerce et du Tourisme sur la nécessité de réduire la fracture touristique sont peut-être autant de signes d’un contexte politique enfin favorable au tourisme social, après trente ans de déclin continu du soutien de l’État. ■ (18) D’autres textes législatifs ou réglementaires reprendront ensuite le terme d’utilité sociale : loi sur les emplois-jeunes, loi de lutte contre les exclusions, loi SRU, loi sur les SCIC, circulaire sur les conventions pluriannuelles d’objectifs entre l’État et les associations... (19) Jean GADREY, L’Utilité sociale des organisations de l’économie sociale et solidaire, Rapport de recherche pour la DIES et la MIRE, 2004. (20) Gilles CAIRE (dir.), Critères opérationnels d’évaluation de l’utilité économique et sociale : l’exemple du tourisme associatif, Rapport à la DIES, 2005 [http://t.revueespaces.com/x3vut]. j a n v i e r - f é v r i e r 2 0 1 3 • e s pa c e s 3 1 0 93