Gab Volume_2

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Gab Volume_2
*Orion
Scohy
Volume
P.O.L
33, rue Saint-André-des-Arts, Paris 6e
Obiter-Scriptum
rompu.* Chemin faisant (il est 12 h 43), on peut s’autoriser à évoquer deux ou trois éventualités. Comme : soit un escargot que
monte en amazone un spermatozoïde idiot, flagelle ballant d’un
côté de la coquille. Ils sont indissociables et portent comme une
bannière paresseuse le nom de Vanitas Autoscopion. Attention :
tout – y compris cette phrase – est mensonge, usurpation, broderie, trompe-l’œil, dissimulation, feinte, diversion, invention, artifice, travestissement, outrance, condensation, métamorphose,
fausseté ! Soit donc ce gastéropode chevauché, récente réincarnation d’un ancien sculpteur sur femmes vivantes et nues. Pas de
panique, on n’est pas obligé de comprendre quoi que ce soit, il
s’agit bien d’une simple suite d’hypothèses. In media res, en route !
On peut aussi prononcer ou écrire un tas d’autres mots, mais il
n’est dit nulle part que cela soit nécessaire. On bricole, on cherche
des justifications qui ne trompent pas, c’est un jeu. Jouer, c’est la
règle. Que l’on s’amuse, c’est un ordre ! Exécution ! Revenons
enfin à notre suggestion de couple contre nature. Son voyage
consiste à sillonner l’intérieur d’une tête, peut-être la nôtre, et, à
mesure qu’il y inscrit l’empreinte de son ventre sécréteur, des
réminiscences protéiformes de sa vie antérieure viennent l’assaillir,
aussi bien philologiques que sensuelles. Que la tête soit suspendue
au plafond par un fil transparent, qu’elle repose sur un miroir près
d’une fenêtre (d’où elle donne l’impression d’observer le vent dans
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les arbres), ou bien qu’elle demeure entre notre cou et le reste du
monde n’a aucune importance. Une tête lévite. D’accord ? Toujours est-il que le spermatomuncule et sa monture relient chacun
des os crâniens par le tracé d’une biffure giratoire et emberlificotée de bave spectrale, et cela sans s’arrêter aux sutures. La lune est,
était, pleine. Pleine ! Signalons au passage que le crâne humain se
compose de vingt-six os (mais n’est-ce pas anodin ?), parmi lesquels l’hyoïde qui aide à fixer la langue tant qu’elle est opérationnelle (seul os du corps à ne pas être articulé à un autre, il doit son
nom à sa caractéristique forme en U). Il est 12 h 44
I – Mon nom
Υ
Ρ
Ι
o
g
e
gaz
poussière
Ω
Ν
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Pour une tentative de plan sagittal. Sur ce
schéma, la coupe verticale du terrain met nettement au jour la superposition compacte de couches
géologiques sédimentaires. On constate, juste ici,
au niveau de la strate supérieure (qu’on appelle
l’horizon A en pédologie (qui est la science des sols
et qu’on n’est pas obligé de confondre avec la pédologie (qui est l’étude des enfants (sans aucun lien
non plus avec la podologie, évidemment))) (on
constate donc)), la présence de débris animaux,
sous forme de traces résiduelles. L’analyse des
roches et de la terre ainsi que l’étude des végétaux
fossilisés ne laissent aucune place au doute quant à
la nature géophysique du site qui sert présentement
de contexte – soit, entre parenthèses : une mon-
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tagne boisée quelque part en Grèce antique. Droit
au but, ne pas craindre d’être trop précis, ni trop
peu digressif.
C’est alors que, tout en haut, à l’air libre, juste
sur la couche d’humus et le tapis de feuilles mortes,
se pose une sandale ailée chaussant un divin pied.
Sa sœur jumelle atterrit sur une souche d’arbre
voisine et pas trop corrompue. Hermès, le propriétaire des cothurnes volants, s’empare à cet instant
de la parole :
– Bon alors ? Et maintenant ?
Poséidon, l’œil vitreux, ne répond pas. Il a le
mal de montagne.
Z*eus, le regard éthéré, fixe un point énigmatique par-delà l’épais rideau feuillu qui ferme le
côté ouest de la clairière dans laquelle ils viennent
de choir avec mollesse.
– Hé ho ! On se réveille ! beugle Hermès. C’était
bien sympathique, cette petite promenade en famille,
* Z : Il fait nuit. Un lendemain de pleine lune. Un
homme caresse le corps d’une femme étendue sur un lit, les
yeux clos. La main de l’homme laisse en suspens le pied
radical, considère le corps comme une agglutination de syllabes et se pose sur la cheville. (Poème : Optant pour un
chemin unique parmi mille / Car pour ouvrir le bal il lui
faut une clef / À son envol la main s’accorde à la cheville /
Glissant sur la rampe jusque sous le mollet.)
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mais vous n’ignorez pas que je suis en charge d’un
domaine en pleine expansion, môa. Alors, si on pouvait faire demi-tour, maintenant… À moins qu’on
profite de l’occasion pour se raconter des histoires
drôles ? Moi, je n’ai rien contre… Oh oui ! Si ! Si !
Cela fait si longtemps ! Oui, oui, oui ! Vous connaissez celle de l’esclave qui rêve de devenir un riche
négociant ? On me l’a racontée sur le marché de Pærpinianopolis, l’autre jour.
– Non, mais c’est pas vrai, marmonne Poséidon
à l’attention de son frère et maître. Tu as conçu ce
type avec une pie ou quoi ? J’espère que tu vas mettre
un terme à tes penchants zoophiles. M’entends-tu,
Zeus ? Rentrons, s’il te plaît, cet endroit me fout la
chair de poulpe ! Ces massifs, ces arbres, ces végétaux
oxydables, ces oiseaux de malheur ! Zzzzzut, bordel !
Pas un seul zancle à l’horizon ! Rien que de la zéolite !
– Patience, insinue l’éclatant sourire zeussien.
– Et donc l’esclave revient de Delphes, de chez
ce pisse-froid d’Apollon, fort de ce que la pythie lui a
enseigné et impatient de mettre en pratique ses sages
conseils…
– Ha ha ! semble s’exclamer l’espiègle moustache de Zeus (connaîtrait-elle déjà la fin de l’histoire ?).
– Grrr ! font les narines de Poséidon tout en
palpitant d’écœurement.
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– Alors, l’esclave retire l’épée du cul de sa
femme, et, avec l’accent barbare… Non, merde, ce
n’est pas ça… Je crois que j’ai raconté la fin, là…
– O to to to toi ! Qu’on en finisse ! geint la larme
qui s’échappe de l’œil de Poséidon et qui dessine en
chuintant un zigzag sur la peau squameuse de sa
joue.
– Brbrgm brrlglb… chantonne le ventre indisposé du dieu souverain, ce que démentent tout à
fait les traits roses et paisibles de son visage.
– L’esclave dit donc à sa femme : « Tiens cette
épée barbare pendant que je prends l’accent de ton
cul »… Non, ce n’est pas ça non plus…
– Mais c’est pas vrai ! explose Posé. L’un de
vous s’est conchié ou quoi ? Saloperie ! Ah !!! Mais
c’est immondément nauséabond ! Par Hadès ! Qui
s’est goinfré de nectar frelaté ? Beurkkk !!!!!
Le visage ulcéré, il court vomir un tonitruant
jet d’ambroisie semi-digérée derrière un bosquet
ingénieusement disposé en cet endroit. La nymphe
Écho, pendant ce temps, renvoie d’un phénoménal
revers de volée les braillements poséidonesques au
milieu de la clairière, en plein sur une touffe jaune
jonquille de narcisses des bois. Hermès est hilare,
non pas à cause de l’incident, mais parce que la
chute de sa blague vient de lui revenir en mémoire.
Pourtant, lorsque certain effluve lui parvient aux
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narines, il blêmit violemment, sans rien oser dire,
car il sait par expérience que son papa est forcément impliqué dans cette épouvantable affaire
d’infection au gaz olympien.
Zeus, pressentant que le vent tourne en sa
défaveur, se sort prestement du mauvais pas de la
manière rapportée juste après ces deux points :
– Mon frère, mon fils, si nous sommes ici,
maintenant, c’est pour cela !
Et il tend un bras majestueux prolongé par un
doigt à l’ongle pas tout à fait impeccable en direction du mystérieux point que son œil décisif et
vitreux scrutait depuis le début.
– Oui, bien sûr, change de sujet ! raille Poséidon qui essuie du revers de la main les vestiges de
divin renvoi gastrique pris dans sa barbe marmoréenne. Tes entrailles sont pourries, mon frère,
et leurs émanations conduiront la nature à sa perte,
et je ne parle pas de ta famille ! Qu’attends-tu
pour aller consulter, bon dieu de pute borgne ? Le
messie ?
– Vous voyez ce paysan de montagne, là-bas ?
questionne Zeus dans une imitation très réussie
d’une personne atteinte de surdité momentanée en
train de désigner un paysan de montagne au loin.
Eh bien, ce pauvre homme est stérile ! Je vois que
cela vous émeut jusqu’au tréfonds, mais n’allez gas-
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piller trop vite votre légendaire miséricorde, car je
pense pouvoir remédier au malheur qui s’est abattu
sur lui et sur son épouse. En outre, tout en réservant un destin de demi-dieu au fils que nous allons
lui faire, j’ai trouvé le moyen d’agrémenter la nuit
d’une nouvelle figure d’étoiles. Car lorsque notre
héroïque fiston sera parvenu à la fin de sa vie – et,
croyez-moi, il ne pourra pas s’empêcher de mourir
avant l’âge moyen –, j’en ferai une magnifique
constellation. Vous verrez, ce sera fonctionnel et
décoratif. On en parlera pendant longtemps, et
dans le monde global entier.
– Et comment le lui fait-on, son gosse ? Pouah !
J’espère qu’il n’aura pas tes intestins ! (Il revomit,
mais avec cette fois moins d’emphase, puis ramène
du bout du pied quelques feuilles mortes afin de
dissimuler son adorable méfait.)
– C’est simple : urinons quelque part par là.
Ensuite, emportons-lui quelques poignées d’argile
imbibée de pissat céleste. Formulons-lui quelque
discours édifiant afin qu’il dispose cette terre élue
dans une urne recouverte d’une peau d’animal
sacrifié, et, dans neuf mois, un petit garçon tout
chaud sortira de cette matrice de substitution ! Ses
parents adoptifs n’auront qu’à l’appeler Urion, en
juste hommage à notre urine providentielle et solidaire, mon fils, mon frère.
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– Comme tu veux, mais après on rentre. Et
plus de vents intempestifs, putain de ta mère, triple
enculé, bouffeur de merde, empapaouteur de
mouches…
Dans le plan large façon Cinémascope, ils
s’éloignent avec des mouvements saccadés de statues monumentales et maladroites. Ils cherchent un
coin plus discret pour faire pipi, ce lieu leur paraissant à raison trop exposé aux pupilles malotrues.
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Méfie-toi des préfaces […]. Méfietoi également des exergues.
En gros, de tous les hors-d’œuvre.
Florence Delay
Je me nomme Orion. Me prénomme, plutôt,
mais ceci est un autre problème sur lequel je reviendrai peut-être d’ici la fin.
Je n’ai jamais tué personne, ni sauvé la vie de
quiconque, ni commis quelque acte digne d’être
mentionné publiquement. Pas consciemment, du
moins.
En fait, je crois n’avoir jamais rien vécu
d’exceptionnel.
Si ce n’est que, après le baccalauréat, je me
suis trouvé dans la même classe préparatoire que la
fille d’un homme célèbre. Et, récemment, j’ai
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réchappé d’un incendie criminel ; le feu s’était
déclaré dans mon immeuble tandis que je dormais
profondément, mais comme il ne me visait pas personnellement, je doute qu’on puisse prendre cet
événement en compte. Je pense avoir une relativement bonne qualité de lecture, si jamais cela signifie quelque chose, à laquelle je dois d’avoir suivi de
relativement honorables études en gaspillant relativement peu d’énergie. Cela ne m’a pourtant pas
conduit à devenir un écrivain potablement relatif.
Voire l’inverse. Et c’est un problème sur lequel je
voudrais tant ne pas avoir à revenir d’ici la fin.
La seule chose qui me distingue manifestement, c’est mon nom.
J’ai conscience de ne pas être le seul Orion au
monde, mais notre nombre est cependant trop restreint pour que m’ait été personnellement donnée
l’occasion d’en rencontrer un autre, en chair et/ou
en os. Un autre Orion que moi. Ce qui contribue
sans doute à la nature de mon individualité, en
toute modestie d’ailleurs, puisque je ne me suis
jamais gargarisé de cette particularité (pas même
en mon intime for intérieur, crois-je). Cela m’intriguait plus qu’autre chose. Pire, cela fut (et reste
encore) presque (au moins) paralysant (parfois).
– Qui que quoi, comment dites-vous ? Orion,
comme l’étoile ? Pardon, tu peux répéter ? Comme la
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planète ? Comme le machin dans l’espace ? Comme
la constellation ? Ha ha ha ! Comment ? Orgon ?
Orson ? Wolfron ? Hon hon hon ! Comme la nébuleuse ? Comme la voiture ? Comme la chaîne
d’hôtels ? Hé hé hé ! Drion ? Excusez-moi, je n’ai pas
entendu… Pardon ? Quoi ? Dorian ? Laurent ? Aristophon ? Comme les bus ? Comme la machine à stériliser les biberons ? Comme le cheval de ma cousine ? Pareil que le chien de ma chienne ? Non,
sérieusement, c’est quoi ton vrai nom ? Hu hu hu !
Orion, c’est égyptien, ça, non ? C’est grec ? Tes
ancêtres sont d’origine macédonienne ? Tu mens,
c’est un pseudo ! Mythomane. Vos parents sont passionnés d’astronomie ? De mythologie ? Ophélon ?
William ? Ta mère a accouché dans un asile ? Tes
vieux étaient hippies ? Orthopédon ? Mormon ? C’est
original, c’est inédit, hi hi hi, c’est rigolo, ho ho ho,
han han han, hin hin hin !
Il ne m’arrive que très rarement de me présenter à quelqu’un sans avoir à répéter mon prénom
deux, trois, quatre fois, et je subis fréquemment ce
genre de questions et de commentaires dubitatifs,
réprobateurs ou emprunts d’une semblable drôlerie
non communicative.
Je dois cette situation au fait que ma mère avait
eu lecture, quelque temps avant ma naissance, d’un
roman de Jean Giono dans lequel ma constellation
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était évoquée, lecture dont la réminiscence vint
l’assaillir au moment de m’intituler. Si j’avais été une
fille, je me serais nommée Colline. Je pense donc que,
prénominalement parlant, j’aurais été un soupçon
plus discret, en fille.
Voici quelques extraits choisis d’un petit texte
rédigé sur ma machine à écrire voilà huit ans :
MON
NOM
Je me nomme Orion. Je suis né vers six heures moins
cinq, à l’aube du seize juin 1974. Soit exactement le
matin du soixante-dixième anniversaire de la mémorable
journée relatée dans Ulysses de James Joyce. Mon nom
est celui d’un personnage de la mythologie grecque, mais
il connaît divers avatars dans nombre de mythologies plus
ou moins voisines. Je ne connais pas le grec antique, pas
plus que le moderne, et à peine moins que le latin. Mon
père est médecin.
Ma mère aurait découvert ce mot en lisant un roman
de Giono dans lequel la constellation est mentionnée.
De temps à autre, il m’arrive de lire mon nom dans
un livre, et sans l’avoir cherché précisément. Je veux dire
que je ne sélectionne pas mes lectures dans l’espoir particulier d’y trouver mon nom. Mais quand il est présent, et
quelle que soit sa situation dans la page, il a tendance à
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aimanter mon regard avant même que ma lecture n’ait
rejoint la phrase concernée, exactement comme le fait le
groupe (arbitraire) de cinq étoiles (plus trois) dans la
vaste voûte hivernale pour le noctambule que je suis parfois. Et un peu comme le crucial mot sexe, ou des mots
cochons plus explicites, pour le lecteur adolescent que je
n’ai été que temporairement, ouf.
Orion, mon nom, m’oriente. C’est ce que voudrais
tenter de démontrer. Au propre, au figuré. Il s’agit sans
doute d’une sorte de déterminisme sentimentalo-culturel,
postnatal, que je m’impose à moi-même. Vu que mon
agnosticisme général m’empêche de croire au destin ainsi
qu’à tout autre système transcendantal de prédétermination, j’essaie présentement de me convaincre d’assumer ma
propre responsabilité, consciente ou non, dans la pensée
magique suscitée en moi-même par mon propre nom.
Nous sommes à la fin du mois de septembre 1996, je
suis à Paris, et je tente d’écrire quelque chose.
Plus autobiographique, tu crèves et cela nous
fera bien plaisir. Mais continuons.
Autoportrait négatif et stigmatisant
Entre deux et trois dizaines de cheveux blancs,
principalement sur le côté gauche.
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Une cicatrice ronde, petite crevasse dépressive,
située un centimètre au-dessus de l’arcade sourcilière
droite, trace d’un irrésistible bouton de varicelle.
Une cicatrice au tympan droit, due à un coup violent sur l’oreille (un horion, donc) lors d’un match de
boxe improvisé, censé être amical et divertissant. Encore
aujourd’hui, des acouphènes viennent m’assaillir irrégulièrement, à leur manière fort divertissante et amicale. Par ailleurs, cela m’interdit la plongée sousmarine.
Une cicatrice verticale et rosâtre, de cinq centimètres environ, sur la face antérieure de l’épaule droite,
résultat d’une opération chirurgicale cherchant à remédier à la luxation récidivante de ladite épaule, à cause
d’une distension excessive des ligaments de laredite
épaule. L’opération consistait à me scier un petit bout
d’os superflu situé dans le même coin de mon anatomie,
puis de le fixer par une vis sur un os support afin d’en
faire une butée stoppant net toute dislocation intempestive. Oui, une vis. J’ai en ma possession une radiographie qui le prouve.
Une cicatrice presque invisible sur la face interne
du poignet gauche – bien risible, à y regarder de près.
Une cicatrice de deux ou trois centimètres en haut
et à l’extérieur du mollet droit, résultat d’une chute lors
du quatre-vingtième anniversaire de mon arrièregrand-mère. [...]
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