Le quotidien dans les pratiques sociales

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Le quotidien dans les pratiques sociales
Le Quotidien couv2008:Le Quotidien couv
3/10/08
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Collection Psychanalyse et éducation spécialisée
Le quotidien dans les pratiques sociales
En internat, en lieu d’accueil, dans des centres de post-cure, des hôpitaux de jour, en M. A. S., en M. E. C. S., en A. T. O., en C. A. T.… la
dimension du quotidien est centrale, dans toutes ses dimensions de routine mais aussi de surprise. Le quotidien est un espace de répétition de l’archaïque et en même temps un lieu d’invention et de création, le lieu de la
rencontre entre les humains.
Parmi les travailleurs sociaux, les A. M. P. ont cette spécificité d’être
« spécialistes » du quotidien en institution. L’approche du quotidien, à travers les soins, l’accompagnement, les aides, est une technique de haut
niveau dans le médico-social.
Dans cet ouvrage tiré de deux conférences, l’auteur poursuit son exploration d’une clinique éducative bien vivante.
Le quotidien
dans
les pratiques sociales
Joseph Rouzel, éducateur spécialisé durant de nombreuses années auprès
d’enfants et d’adultes psychotiques et de jeunes toxicomanes, journaliste
de la presse sociale, il exerce actuellement comme formateur à l’institut
régional du travail social de Montpellier et est installé en cabinet comme
psychanalyste.
Diplômé en ethnologie de l’école des hautes études en sciences sociales,
titulaire d’un D. E. A. d’études psychanalytiques, il est engagé dans l’action sociale depuis 1975.
Joseph Rouzel
CHAMP SOCIAL ÉDITIONS
ISBN 2-912860-00-8
Prix : 12 €
CHAMP SOCIAL ÉDITIONS
Collection Témoigner / Transmettre
Joseph Rouzel
Le quotidien
dans les pratiques sociales
Ouverture
Le pain quotidien n’est pas toujours tendre. Il y a parfois
sous la croûte une certaine dureté. Et même depuis
quelque temps, les travailleurs sociaux ont beau implorer
le ciel («donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien ! »),
ce qui leur tombe sur la tête, c’est pas de la tarte.
Métaphore boulangère mise à part, le quotidien est un de
ces concepts mous, au sens où Salvador Dali peignait des
montres molles, dans lequel baignent ceux que Jacques Ion
appelle joliment « les rempailleurs du quotidien ».
Le quotidien est tramé de ces petits riens qui occupent
chaque jour : dormir, se lever, se laver, faire le lit, les courses
la vaisselle, le ménage, manger, bavarder, rigoler, bailler,
regarder la télé, se balader, bouquiner, rêvasser…. Autant
d’infinitifs qui désignent autant de territoires où les travailleurs sociaux croisent et rencontrent des gens, petits et
grands, qui vont mal dans leur corps, leur tête, leur être, qui
sont mal dans leur quotidien.
Le quotidien est peuplé de choses, de bricoles : assiettes,
casseroles, vêtements, draps, moutons sous les lits, poussière… qu’il faut ranger, d’« hommestiquer », humaniser.
C’est pourtant à l’endroit de ces banalités, de ce terre-àterre, de ce ras-des-pâquerettes, que se construit la clinique
éducative, longtemp dévolue à une majorité de femmes.
Le quotidien, c’est aussi la répétition, base à partir de
laquelle le sujet prend son essor. Mais parfois cette répéti5
tion lancinante lui coupe les ailes. Dans le quotidien, parfois, ça tourne en rond ou ça tourne mal.
Il est difficile de rendre compte des moments du quotidien, impalpables, éphémères, fragiles. Il n’en reste guère
que quelques vagues impressions, « on a passé une bonne
journée », « aujourd’hui il ne s’est rien passé ». Souvent le
quotidien se donne à lire souvent dans les cahiers de liaison
des établissements dans son expression la plus nue « R.A.S. » :
rien à signaler… Comment dire l’indicible ? Comment
recueillir dans les mots l’innommable ? Des auteurs récents
nous invitent à prendre en compte la dimension de la vie
quotidienne dans le travail social. Michel Lemay nous a mis
la puce à l’oreille il y a beau temps en parlant de « médiations de la vie quotidienne »1. Quant à Paul Fustier, il a
ouvert tout grand « les corridors du quotidien »2.
En internat, en lieu d’accueil, dans des centres de postcure, des hôpitaux de jour, en M. A. S., en M. E. C. S., en
A. T. O., en C. A. T…. la dimension du quotidien est centrale, puisqu’on y travaille dans le quotidien, mais surtout
avec le quotidien, dans toutes ses dimensions, de routine
mais aussi de surprise. Le quotidien est un espace de répétition de l’archaïque et en même temps le lieu d’invention
et de création, le lieu de la rencontre entre les humains3.
Les AMP ont cette spécificité d’être les spécialistes du
quotidien en institution. L’approche du quotidien, à travers
les soins, l’accompagnement, les aides, est une technique de
haut niveau dans le médico-social.
Il s’est trouvé que depuis quelques années, j’ai eu, dans
le cadre de formations initiales et continues, à intervenir
auprès d’aides-médico-psychologiques. Au début je ne
connaissais que fort mal cette profession sociale. Profession
trop souvent dévalorisée, prise qu’elle est dans l’imaginaire
des représentations hiérarchiques. Les AMP, trop souvent
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considérées comme le bas de l’échelle des professions
sociales ont rarement droit au chapitre dans les établissements. Parfois elles (la profession est essentiellement féminine), font de la garderie pendant que leurs collègues se réunissent pour parler des prises en charge et faire des projets.
Évidemment une telle relégation, qui ne fait que redupliquer dans le personnel, la stigmatisation qui frappe les
personnes prises en charge (malades mentaux, handicapés
lourds, déficients sensoriels…) est non seulement un gaspillage de potentiel soignant et éducatif, mais aussi une profonde erreur sur le plan technique. Sans compter le mépris
dont témoigne une telle attitude. À se passer de la parole de
celles qui vivent au quotidien auprès des malades, les institutions se privent de l’essentiel. Quand passera-t-on dans le
secteur médico-social, d’une hiérarchie de subordination,
où la parole est étouffée, à une hiérarchie de coordination,
où la parole de chacun est invitée à construire en permanence l’espace de vie institutionnel ? C’est sans doute cela
une institution : un lieu de vie sans cesse modelé et
construit par la prise en compte de la parole de chacun.
Car là où l’homme parle, là est son seul lieu de vie. Là où le
sujet naît à sa dimension d’être parlant, là émerge la vérité.
C’est à partir de cette vérité subjective, portée par chaque
sujet, énoncée et accueillie dans un collectif, que peut s’envisager une institution démocratique.
J’ai appris à comprendre la richesse de ce métier. Il est
fait d’un partage du quotidien de personnes en grande souffrance. Il est fait de suppléances vitales là où la maladie et
l’accident, le sort et la nature, ont causé des dommages. Il
est fait d’une attention permanente au bien-être, à la relation vivifiante, à l’ambiance de vie.
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Les deux conférences que l’on trouvera ici réunies
témoignent de ce que les AMP en formation m’ont enseigné. Si j’ai tenu à partager les mots qui sont les miens sur
un métier qui est le leur, c’est pour souligner combien ce
métier est précieux, et combien il est indispensable d’en
parler. Mais comme dans beaucoup de professions, alors
qu’elles témoignent en formation et sur le terrain d’un vécu
foisonnant au quotidien, les AMP n’ont pas toujours les
mots pour le dire. Elles redoutent aussi que l’on se moque
d’elles, que l’on juge ce qu’elles disent comme banal ou
sans importance. J’ai appris auprès des AMP en formation
qu’elles avaient un savoir sur leur quotidien, un savoir qui
ne se sait pas. À côtoyer tous les jours la misère humaine,
elles ont acquis au fil des années un savoir qu’il leur reste à
mettre en forme, à faire savoir, pour faire reconnaître au
grand jour ce qu’elles accomplissent dans l’ombre.
La première de ces deux conférences, et la plus récente
dans le temps, a été prononcée à Saint Brieuc en mars 1997,
dans le cadre de la commémoration des 25 ans de formation
des AMP, à l’A. F. P. E., la seconde en mars 1996 au cours
d’une journée régionale de travail des AMP à l’I. R.T. S. de
Montpellier.
Ces deux interventions représentent la pierre modeste
que je souhaite apporter à la reconnaissance de ce métier
qui fait partie prenante des professions éducatives. Sans ces
« techniciens du quotidien », qui assurent la base du travail,
les autres professions du champ médico-social, dont la
place est trop souvent jugée plus noble (psychologues, éducateurs, rééducateurs, médecins,...) ne pourraient pas exercer leur action. Ce métier méconnu gagne justement à
l’être, connu.
Joseph Rouzel, Montpellier. Novembre 1997
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NOTES
1. LEMAY Michel, Les médiations de la vie quotidienne, Empan
n° 4, Toulouse, fev. 1991 (Dir. Joseph ROUZEL)
2. FUSTIER Paul, Les corridors du quotidien, Lyon, Presses
Universitaires de Lyon, 1993.
3. Le quotidien, Empan, n°24, Toulouse, déc. 1996 (Dir. Joseph
ROUZEL)
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L’étrange et le familier
dans le quotidien des AMP
« Diamantis s’emportait. Il avait envie de gueuler que les
putes, les vagabonds, les traîne-misère, les voleurs, les minables,
tout ça, c’était pas forcément plus de la saloperie que les petits
fonctionnaires, les petits cadres, les petits commerçants. Que la
saloperie, elle était dans le regard qu’on portait sur les autres ».
Jean-Claude Izzo. Les marins perdus,
Flammarion, 1997.
C’était mon premier jour dans une institution du secteur
médico-social. Ce qui a d’abord capté mon regard, en
entrant dans la pièce du pavillon, ce sont ses pieds palmés.
Elle était nue et vieille, flanquée de guingois sur un chariot,
tête dodelinant, agitée d’un rire qui la secouait en spasmes.
Elle était nue de cette nudité qui vous démolit le portrait.
Et lorsque les rires arrêtaient de la secouer, elle souriait,
comme l’ange de la cathédrale de Reims, béatement. J’étais
pétrifié, sidéré, comme suspendu, n’importe où hors du
monde. Je voyais son corps qui faisait éclater en moi toute
image de corps. Je voyais ce corps de femme tordu par le
non-être, ravagé par l’inhumain. Et j’aurais voulu ne pas
être là. Disparaître. Et crier pour que tout s’arrête. Ce mauvais film où le monstre est exposé, comme bête de foire, ou
bien relégué aux oubliettes en quelque arrière-cour d’insti11
tution médico-sociale, comme ici, pour que les bien-pensants se rassurent sur leur normalité. J’aurais voulu
m’échapper. Mais au fond, ce qui m’a retenu, c’est que j’ai
su précisément à cet instant, su de ce savoir que je ne me
connaissais pas, que j’étais comme elle, infirme. Ce qui
nous séparait, c’était un peu de vernis, et puis une différence dans les places que la vie, parfois généreuse, et parfois
terrible, nous avait attribuées, dans la distribution des
cartes. Elle avait visiblement écopé d’un mauvais jeu. L’autre
différence, c’est qu’à moi était échu dans cette distribution
livrée au hasard, la possibilité de parole, le pouvoir de mettre
des mots sur la chose indicible. Elle, elle était sans la peau
des mots, écorchée vive.
C’est à cet instant que m’a traversé un souvenir étrange. Il y a parfois de drôles d’images qui viennent courir
sous nos paupières de vivants. Il faisait froid dans la maison. Il me semble avec l’éloignement qu’il avait neigé.
J’étais seul, depuis quatre jours, paumé, en pleine montagne. Je lisais, j’écrivais, je réfléchissais, je coupais du bois
et entretenais le feu dans la cheminée. C’est à peu près tout
ce que je sais faire sérieusement. Ce soir là, plongé dans mes
pensées devant les flammes bleues qui dansaient dans l’âtre,
je me suis sans doute levé un peu vite. Ma tête a heurté la
poutre de la cheminée, et en un dixième de seconde, j’ai
aperçu mon visage dans le miroir accroché au-dessus de
l’évier. Et là j’ai vu, de mes yeux vu, ce qu’il adviendrait de
moi étant vieux. Une gueule de Picasso, sèche et émaciée,
avec un sourire narquois au coin des lèvres. Je me suis vu
mourant. Et cette image est restée là, en dépôt de mémoire, à valoir sur des comptes ultérieurs.
Et devant la vieille femme aux pieds palmés, un second
souvenir émergea. Ma grand mère maternelle, nous a fait, à
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mes frères et soeurs et à moi-même, un somptueux cadeau.
Cette vieille paysanne du bassin rennais a quitté sa masure
pour rejoindre, Dieu sait par quels chemins, la maison de
mes parents qui se trouvait à la sortie de Rennes à bien trente kilomètres de distance. Ma mère a failli tomber à la renverse en ouvrant la porte : « je viens mourir chez toi, ma
fille, c’est le moment ». Et elle a fait ce qu’elle avait dit. Elle
était d’une gaieté de sorcière, insistant pour qu’on passe sur
le vieux phono le même disque de valse, qu’elle dansait avec
nous les enfants. Et quand, petit à petit ses forces la quittèrent, elle est restée au lit, et elle a continué en chantant. Elle
chantait de ces vieux airs de sa jeunesse où on venait la chercher les samedis soirs, pour les noces et les banquets, qu’elle animait juchée sur un tonneau, battant le rythme de son
sabot. Gwerz et jabadao. Parfois complainte, parfois danse
endiablée. Comme l’est l’âme bretonne. La grand-mère
c’était un peu Zorba le grec dansant alors qu’autour de lui
le monde s’écroule. Je dis que ma grand-mère nous a fait un
cadeau magnifique, parce qu’elle nous apprit à vivre avec
l’idée de la mort, la certitude de la fin du voyage, colorant
cet ultime événement de vie d’une certaine jubilation. Sans
y penser, sans en avoir l’air, en le vivant auprès de nous et
avec nous, elle nous a transmis quelque chose d’essentiel :
vivre avec le certitude que ça finira un jour. Sans cette certitude pourrions-nous supporter la vie que nous avons ?
Cette rencontre avec l’étrangeté de la femme aux pieds
palmés, c’est ce qui a marqué mon entrée dans le travail
éducatif. Quelque chose de déboussolant est venu me frapper de plein fouet, quelque chose qui mettait par terre mes
représentations réconfortantes du corps et de l’harmonie
dans la relation aux autres. L’étrange qui faisait irruption en
moi à travers cette femme, a brisé le miroir où j’arrangeais
les belles images de moi-même et des autres, elle a brisé
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mon cinéma. Et m’a renvoyé directement à ce qui est audelà de toute image, au néant et à la mort qui rôdent dans
l’ombre de toute représentation. Mais il faut bien faire avec
cette part de réel, cette part d’indicible, et d’inquiétante
étrangeté, pour vivre. Il faut apprivoiser sa mort, et les
images de sa mort, pour livrer passage à la vie en soi. Dans
ce moment de souffrance, de perte des repères, ce que
m’avait transmis ma grand mère m’a été d’un grand secours.
On ne peut supporter cette irruption fracassante en nous,
dans la rencontre avec ceux qui la portent et la supportent,
que si nous trouvons un chemin pour l’inscrire dans le langage. On ne se familiarise avec l’étrange que dans la parole
et le langage. On n’apprivoise l’étrange qu’en l’invitant à
trouver sa place dans nos mots de tous les jours.
« Qu’est-ce que c’est apprivoiser ? demande le petit
Prince de Saint-Exupéry au renard.
— Apprivoiser, répond le renard, c’est créer des liens. »
Ainsi ce qui nous permet de tisser des liens entre nous,
dans nos rencontres entre humains habités par l’étrangeté,
c’est la parole échangée. La parole est notre seul lieu de vie,
le seul lieu où nous puissions nous retrouver et trouver refuge. La parole est l’asile que nous partageons.
C’est un peu plus tard, lors de cette première journée de
rencontre avec des handicapés, que j’ai trouvé le lien avec la
femme aux pieds palmés. C’était peu après le repas. Un soleil
de printemps répandait une belle douceur dans le parc. Nous
somnolions : les personnes handicapées en fauteuil, allongées
sur des lits, ou déambulant et les éducateurs debout, une tasse
de café à la main. Max, un jeune trisomique, s’est approché de
Marie, la femme aux pieds palmés. Elle s’est alors retournée
vers moi, dans un effort démesuré, et elle a crié dans ma direction : « Sistor, sistor… ». Le jeune trisomique avait déposé sur
sa robe une petit transistor. J’ai pressé le bouton. Jacques Brel
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chantait. Marie et Max se sont mis à se balancer :
« Les vieux ne parlent pas ou alors seulement du bout des
yeux,
Même riches ils sont pauvres, ils n’ont plus d’illusions, et
n’ont qu’un cœur pour deux,
Chez eux ça sent le thym, le propre, la lavande et le verbe
d’antan,
Que l’on vive à Paris, on vit tous en province, quand on vit
trop longtemps…
Les vieux ne meurent pas, ils s’endorment un jour et dorment trop longtemps.
Ils se tiennent par la main, ils ont peur de se perdre et se
perdent pourtant.
Et l’autre reste là, le meilleur et le pire, le doux ou le sévère. Cela n’importe pas, celui des deux qui reste, se retrouve
en enfer… »
Et elle souriait, cette vieille femme. Elle me regardait.
Elle n’était plus secouée par ses saccades de rire. Elle me
disait, avec le transistor, où s’écoulait la chanson de Brel,
elle me disait avec sa robe à fleurs et ses cheveux blancs, elle
me disait avec la trouille qui était montée en moi le matin,
elle me disait avec le soleil et la lumière tendre et bleutée du
printemps, elle me disait avec Max le jeune trisomique qui
dansait près de son chariot, elle me disait… Que me disaitelle ? C’était à moi de trouver en moi les mots qu’elle appelait à venir à la vie, les mots qui nous créent comme
humains, et qui de venir nicher en nous, nous donnent
consistance, nous font exister. Elle disait : viens me dire les
mots qui font vivre, viens me dire les mots, tous les mots,
qui transforment l’image de mon corps qui te fait si peur,
en vibrations langagières. Je me suis approché d’elle.
Message reçu. On a passé l’après-midi à papoter. Elle me
regardait. De temps à autre elle opinait de la tête. Puis elle
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regardait au loin. Elle souriait en voyant Max faire des
pirouettes dans l’herbe. On a discuté le coup comme deux
vieux amis. Un peu surpris, un peu timides de se rencontrer
et de se découvrir, l’un à travers l’autre. L’un en face de
l’autre. De se rencontrer dans ce lieu qui nous est commun,
la parole. Qu’elle ne pouvait pas porter, mais qu’elle appelait ; et que je pouvais porter, mais dont j’avais été si long à
entendre l’appel. Comme d’autres se font porteurs d’eau ; je
me suis fait ce jour là porteur de paroles.
Je voulais raconter cette histoire qui a profondément
marqué le début de ma carrière d’éducateur, au point de me
pousser à faire la formation, parce que c’est dans ce type de
circonstances qu’on en apprend le plus, sur les autres, et sur
soi, et sur ce qu’il faut mettre en jeu de soi même dans le
travail d’accompagnement de chaque jour, pour rencontrer
les autres.
Je vais poursuivre en menant une réflexion à partir de ces
deux mots qui me sont venus pour dire ce que j’avais vécu.
L’étrange et le familier. Nous verrons que ce sont un peu les
deux faces de la même médaille.
C’est dans un article paru en 1919 dans la revue Imago,
que Sigmund Freud aborde cette notion. Il l’a appelée « Das
unheimlich », traduit en français par « l’inquiétante étrangeté ». Pour ceux que cet article intéresse, on le trouve dans
un recueil de textes intitulé « Essais de psychanalyse appliquée ». C’est paru en collection de poche chez Gallimard.
Ce concept, précise d’emblée Freud, a à faire avec le
champ de l’esthétique, ce que j’ai appelé l’image où
l’imaginaire, l’ordre des images que je me fais du monde,
le cinéma que je me fais sur les autres et sur moi-même.
« Ce concept est apparenté, précise Freud, à ceux d’effroi, de
peur, d’angoisse… » Un peu plus loin, il en donne une défi16
nition. « L’inquiétante étrangeté sera cette sorte de l’effrayant
qui se rattache aux choses connues depuis longtemps et de tous
temps familières ». Le mot allemand « unheimlich » est le
strict opposé d’« heimlich ». Si « heimlich » désigne, l’intime, la maison, le familier, le quotidien organisé, « unheimlich», c’est le contraire, le non-familier, l’étrange. Mais au
bout du compte, note Freud, les sens de ces deux opposés
se rejoignent. L’étrange et le familier communiquent par
des voies souterraines.
Il est bien évident que dans le travail quotidien des AMP,
dans ce qui a priori leur est le plus familier, cette dimension
d’étrangeté, source d’angoisse et de peur, apparaît régulièrement. Les personnes que nous rencontrons dans ce travail,
ne peuvent que nous déranger. D’ailleurs souvent on leur
renvoie la balle en disant que ce sont elles qui sont dérangées. Qu’est ce que viennent déranger en nous ces personnes ? Qu’est ce qu’elles viennent chambouler dans notre
ordre familier ?
Elles nous dérangent à deux niveaux. Dans nos représentations intimes, quant au corps, à la relation, à la belle
idée que l’on se fait de soi et des autres, c’est ce que j’ai
montré avec la rencontre de Marie.
Et elles nous dérangent aussi dans l’organisation institutionnelle de tous les jours. Les prises en charge, l’organisation du quotidien sont bien souvent trop bien réglées
dans nos institutions. Les levers, les toilettes, les repas, les
séances chez les rééducateurs, les animations, les promenades etc. On a souvent l’impression que tout est préréglé. On navigue dans un monde clair, organisé, familier.
Ça marche comme sur des roulettes. Le problème quand
tout tourne comme une mécanique bien huilée, c’est qu’il
y a deux risques majeurs. Que ça tourne en rond. Ou que
ça tourne au vinaigre. Si ça tourne en rond, les gens
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