Le paradoxe du talent

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Le paradoxe du talent
Le paradoxe
du talent
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Janvier 2013
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Impossible de dire
si les meilleurs
le resteront
Brad Steinman
Lorsque
les conseillers, les consultants
ou les investisseurs choisissent un gestionnaire, leur démarche se base sur une
analyse à la fois qualitative et quantitative. Cette dernière repose sur l’étude
des résultats antérieurs et se concentre généralement sur les gestionnaires
ayant un alpha positif (capables de surclasser l’indice de référence ou le
modèle d’évaluation des actifs).
Bien entendu, ceux qui investissent aujourd’hui ne peuvent bénéficier
des rendements passés. Par conséquent, l’objectif de l’analyse est de déterminer si ces résultats supérieurs sont le fruit d’un talent particulier ou
de la simple chance. En d’autres termes, l’alpha positif d’un gestionnaire
peut-il se maintenir ?
La réponse n’est pas évidente. Différentes études portant sur la performance des gestionnaires montrent une assez faible persistance des
résultats antérieurs. Toutefois, les investisseurs engagent rarement des
gestionnaires dont les résultats ont été constamment médiocres ! En fait,
le processus de sélection revient à engager une suite de gestionnaires qui
ont affiché des résultats supérieurs par le passé et à congédier ceux qui ne
peuvent maintenir le rythme par la suite !
L’exercice est futile pour cinq raisons :
1. Il faut trop de temps
En premier lieu, l’analyse quantitative des résultats antérieurs doit s’appuyer
sur des tests statistiquement valables pour déterminer si l’alpha véritable
n’est pas de zéro. Dans la plupart des cas, pour que cet alpha soit représentatif, l’étude des résultats doit porter sur une longue période.
Compte tenu de l’alpha moyen et de son écart-type, nous pouvons
déterminer la durée des antécédents nécessaire (en années) pour obtenir
un ratio t-statistique de 2 (voir le Tableau 1).
Le ratio t-statistique teste si une valeur estimative est véritablement
différente de zéro du point de vue statistique. Il est généralement admis
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Tableau 1
Antécédents minimums
de validation statistique de l’alpha
Alpha moyen
Déviation
standard de
l’alpha
1 %
2 %
3 %
4 %
4 %
64
16
7
4
6 %
144
36
16
9
8 %
256
64
28
16
qu’un t-stat supérieur à deux est représentatif. Si l’estimation
quantitative s’appuie sur une distribution normale ou si la
valeur estimative s’appuie sur un vaste échantillon, un t-stat
de deux indique que la probabilité d’une valeur réelle de zéro
est d’environ 5 %.
Des antécédents de surclassement d’un indice de référence ou
d’un modèle d’évaluation des actifs de 2 % par an en moyenne
(net d’honoraires) sur la durée de vie du fonds retiendraient
l’attention de bien des investisseurs, surtout si l’on considère
que la prime liée aux actions pourrait n’être que d’environ 5 %.
Un écart-type représentatif de l’alpha de l’univers Morningstar
des fonds communs d’actions américaines en gestion active serait
d’environ 6 %. Un alpha moyen de 2 % et un écart-type de 6 % doivent s’appuyer sur des antécédents de 36 ans pour être sûr à 95 %
que l’alpha véritable n’est pas en fait de zéro, ce qui indiquerait une
absence totale de talent (voir Tableau 1). En conséquence, lorsque
vous serez raisonnablement sûr des compétences du gestionnaire,
celui-ci sera probablement à la retraite sur son yacht !
2. Facteur chance
Tableau 2
Antédécents minimums
de validation statistique de l’alpha
sur deux périodes indépendantes
Alpha moyen
Déviation
standard de
l’alpha
1 %
2 %
3 %
4 %
4 %
128
32
14
8
6 %
288
72
32
18
8 %
512
128
56
32
La découverte d’un gestionnaire talentueux nécessite beaucoup
plus que de restreindre simplement l’univers analysé aux fonds
ayant des alpha positifs et un t-stat de deux ou plus. Cette approche ignore totalement le facteur chance. Il reste une probabilité
de 2,5 % que la surperformance soit affaire de chance et que
l’alpha véritable du gestionnaire soit de zéro. En d’autres termes,
un gestionnaire sur 40 aura un alpha positif et un t-stat de deux
par le simple fait de la chance.
Vu le nombre de fonds inclus dans l’univers, bon nombre de
gestionnaires ayant un alpha statistiquement valable n’ont aucun
talent particulier. Par exemple, dans un univers de 5000 fonds,
125 gestionnaires auront un alpha positif et un t-stat supérieur à
deux même si leur alpha véritable est de zéro. Malheureusement,
la sélection ne doit pas se limiter à choisir parmi les nombreux
gestionnaires ayant un alpha statistiquement valable, mais à
trouver ces gestionnaires, car ils sont peu nombreux.
Eugene F. Fama de la Booth School of Business de l’Université
de Chicago et Kenneth R. French de la Tuck School of Business
du Collège Dartmouth ont récemment étudié 3156 fonds d’actions
américaines et comparé leur rendement à un univers simulé de
fonds dont l’alpha véritable était de zéro dans tous les cas.
Ils ont découvert un nombre plus restreint de fonds ayant
un alpha significatif que ceux que le hasard aurait permis normalement de trouver.
3. Trop tard…
Un investisseur qui estimerait qu’un alpha statistiquement valable
est une preuve de talent risquerait simplement de se perdre dans
l’exploration des données en basant ses conclusions sur ce qui
pourrait être le fait du hasard sur cette période. Pour contrer
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cette tendance, les chercheurs effectuent des tests en dehors de
l’échantillon pour valider un résultat statistiquement représentatif.
Par exemple, des données hors échantillon peuvent être
obtenues en répétant l’expérience sur une période distincte
(par exemple, 1926 à 1962 plutôt que 1963 à 1992) ou sur des
données différentes sur une période qui chevauche (par exemple,
les données du marché international plutôt qu’américain).
Les spécialistes doivent également effectuer des tests hors
échantillon lors de l’analyse des performances du gestionnaire
pour éliminer la possibilité qu’un alpha statistiquement valable soit dû au hasard. En apparence, les tests hors échantillon
pourraient être assimilés à un excès de prudence, comme le port
d’une ceinture et d’une paire de bretelles. Même dans ce cas, vu
les conséquences et les enjeux, cela vaudrait mieux que d’être
pris les culottes baissées.
La seule façon de tester des données hors échantillon dans
le cadre d’une analyse de rendement est d’utiliser des périodes
totalement indépendantes. En conséquence, le nombre d’années
requises (voir le Tableau 1) est multiplié par le nombre de périodes
que vous estimez nécessaires pour confirmer la probabilité d’un
talent manifeste et durable.
Si l’on se base sur l’exemple précédent, un alpha moyen de
2 % et un écart-type de 6 %, il faudra vous appuyer sur 72 années
d’antécédents si vous estimez pouvoir valider vos résultats sur
deux périodes indépendantes seulement. En conséquence, votre
gestionnaire pourrait être décédé avant que vous ne soyez sûrs
de sa compétence (voir le Tableau 2).
4. Continuité
Imaginons que vous ayez trouvé un gestionnaire ayant un alpha
statistiquement valable sur de nombreuses périodes indépendantes, et qu’il ne soit ni décédé ni retraité. L’alpha positif se
maintiendra-t-il ? Vous ne pouvez sous-estimer le facteur chance
mentionné précédemment ni, plus important encore, les nombreuses études qui confirment que les meilleurs gestionnaires
ne le restent pas, et que même si l’alpha atteint des extrêmes, la
tendance ne persiste pas. La seule continuité que l’on peut constater se manifeste du côté des gestionnaires les plus désastreux,
essentiellement en raison de l’importance de leurs honoraires
et de leur rotation.
Si l’on ne tient pas compte de ces fonds, la sélection d’un gestionnaire devient une loterie. Cependant, il n’est pas du tout certain
que les investisseurs soient conscients du fait qu’ils les choisissent au
hasard ! Leur objectif est souvent d’atteindre des résultats du premier
quartile et ils ont naturellement tendance à choisir des gestionnaires qui se sont situés dans ce quartile par le passé. Cependant,
si l’on exclut les perdants systématiques mentionnés ci-dessus,
les gestionnaires performants du premier quartile ont la même
probabilité que les autres de s’y maintenir, soit seulement 25 %.
5. Ressources limitées
Ironiquement, le problème ne se limite pas aux investisseurs
qui tentent de détecter le talent, mais touche également les
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gestionnaires qui cherchent à prouver qu’ils le possèdent. L’un des
principes fondamentaux de l’économie est que la ressource la plus
rare est celle qui accapare le butin. Si le capital est disponible et
totalement liquide, la ressource la plus rare n’est pas l’argent des
investisseurs, mais la compétence des gestionnaires. Ces derniers
ont un intérêt économique considérable à prouver au-delà de
tout doute qu’ils possèdent ce talent improbable.
Imaginons qu’un gestionnaire ait réussi à dégager 4 % de plus
que la norme, chaque année pendant 20 ans. Dans ce cas extrême,
un t-stat est sans objet puisque l’écart-type de l’alpha est nul. Si
l’on exclut la possibilité d’une chaîne de Ponzi, ce gestionnaire
possède un talent indéniable. Cependant, une fois ce talent
prouvé, il est en mesure de prélever le « butin » en augmentant
ses honoraires de près de 4 %.
Si une hausse de cette ampleur irrite les investisseurs, le
gestionnaire peut également accroître les actifs et répartir
son alpha sur une base plus large ce qui aura un effet de
dilution sur les résultats. Cette stratégie peut passer inaperçue, mais, dans les deux cas, les investisseurs y perdent
puisque leur alpha finit par tendre vers zéro.
Comment avancer
C’est là que l’on constate le paradoxe du talent. De nombreux
investisseurs recherchent le Saint Graal de la gestion de portefeuille. Leur objectif est de trouver avec certitude un gestionnaire
talentueux et de bénéficier des résultats futurs. Cependant, la
confirmation éventuelle de ce talent n’est obtenue qu’après une
vie d’investissement et il n’est jamais totalement certain que
l’alpha n’est pas le fruit du hasard. Même si l’on pouvait détecter
le talent à l’avance, il serait probablement difficile d’en bénéficier
à temps. Les gestionnaires de premier plan augmentent leurs
honoraires ou attirent de forts volumes de capitaux bien avant
que leur talent soit statistiquement confirmé et, dans les deux
cas, les rendements sont dilués.
Ce paradoxe ne veut pas dire que les investisseurs sont perdants dans tous les cas de figure. Il est possible de sortir de ce
cycle infernal de sélection et de dégager des résultats satisfaisants
en suivant des principes simples :
■■ Diversifiez en fonction des catégories d’actifs plutôt
que des gestionnaires.
■■ Croyez aux marchés et non aux gestionnaires. Laissez
jouer le capitalisme.
■■ Concentrez-vous sur ce que vous pouvez contrôler
(coûts, répartition d’actifs, risque et rigueur).
■■ Ignorez ce que vous ne pouvez contrôler
(médias, pronostiqueurs, rendements de marché,
impulsions personnelles).
Brad Steiman est administrateur et directeur de Canadian
Financial Advisor Services, et vice-président de Dimensional
Fund Advisors Canada ULC
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