bilan de la rencontre

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bilan de la rencontre
René Frégni : la pensée jaillissante de l’autodidacte
« Lorsque j’ai commencé à parler de mes livres, je ne savais pas ce
qu’était un « incipit » et le seul concours que j’avais passé c’était celui qui
consistait, avec les minots des quartiers de Marseille, à mesurer la longueur de
son sexe »... René Frégni s’adresse aux lycéens spécialistes des incipits avec ce
naturel et cette simplicité qui font toute la saveur de son discours.
Chez Frégni, ce qui s’impose d’abord, c’est ce parfum épicé, cette senteur
particulière qui fleure bon la Canebière et les collines de l’arrière-pays. On
s’assied facilement à ses côtés pour l’écouter et se laisser entrainer dans le
vertige des mots. Derrière la plaisanterie, l’anecdote scabreuse, on perçoit la
profondeur des idées et le regard tendre, humaniste, fragile, d’un homme qui a
parcouru les champs de l’humanité et qui cite avec émotion les phrases du
grand Giono, écrivain qui, comme lui et comme Shakespeare, aime les hommes
et la terre de Provence. La Littérature n’a pas de patrie, mais elle nous parle de
nos racines... et, comme le disait précisément Giono, « le plus grand écrivain
provençal, c’est Shakespeare ! »
Quand je l’ai raccompagné à son train vendredi en début d’après-midi, un
pâle soleil brillait sur le vieux port de La Rochelle et faisait tinter les mâts : c’est
encore une phrase de Giono qu’il m’a citée : « Le soleil n’est jamais si beau que
quand il éclaire la route du voyageur qui reprend son voyage ».
Au début de ses conférences qui ont fait le régal des élèves, René Frégni
rappelle toujours le gamin marginal qu’il était à Marseille à l’âge où les enfants
se moquent de ceux qui ne sont pas comme eux. Lui était dans ce cas : le jour de
sa rentrée au CP à six ans, sa mère lui avait acheté une grosse paire de lunettes
de myope et aussitôt, on l’a montré du doigt et on l’a surnommé « quatre œil ».
Alors, dès le lendemain, il a jeté ce « costume d’intello » et il commencé à
tricher, à mentir au maître en refusant obstinément d’apprendre à lire.
Plus de livres, plus d’alphabet, rien que la « profondeur apparente de
l’imbécile ». René-Jean est devenu l’enfant du couloir, celui qui fuguait, qui
regardait les affiches de cinéma, qui errait dans les quartiers populaires de
Marseille et qui contemplait, à la faveur d’un éclairage, d’un projecteur, le dos
d’une femme, la chevelure ondoyante d’une métis, parfum, balancement des
hanches entre « les deux hémisphères », dans « la rue assourdissante », d’une
créature baudelairienne d’avant la Création.
Baudelaire, Rimbaud, Céline, Giono et les autres, il les a rencontrés dans
le huis clos d’une cellule, sur le périmètre restreint d’une cour de prison, grâce
à la complicité d’un prof de philo qui, comme lui, purgeait sa peine pour ne pas
s’être présenté à la bonne date au service militaire... Ce prof de philo, lui aussi
épave dans son genre, ne possédait rien, dans cet enclos de violence, que sa
culture et ses grands auteurs. Dans ce milieu, il vaut mieux savoir se servir de
ses poings que des mots et il vaut mieux boxer qu’écrire (cette dualité est
d’ailleurs le thème du prochain roman de Frégni qui sortira en avril prochain)...
Mais la rencontre avec René l’a sans doute lui aussi sauvé des tourments de
l’univers carcéral, un peu comme ce prisonnier qui, au sein du camp de
concentration d’Auschwitz, dans Si c’est un homme de Primo Lévi, oublie la
corvée et récite lentement avec l’auteur, des passages entiers de la Divine
Comédie de Dante. La littérature tient la barbarie en échec...
Après les longs discours qui refont le monde, après les mots encagés sous
les miradors et les barbelés, il reste les paquets de livres naguère maudits et
les pages noircies à l’écriture fine... Un nouveau défi pour un myope qui a pris
l’habitude de cracher sur l’esprit et de se protéger loin de la lumière. Mais rien
n’est jamais perdu, même pour le dernier des cloportes ! Le prof de philo est un
petit Socrate, un péripatéticien qui arpente l’espace de la caverne et qui jette des
piolets et des cordes à l’alpiniste en déroute ! Fouillez dans les stocks de la
prison et vous y trouverez tous les accessoires de la grimpette, caleçons et
vestes élimés, chaussures à clous, à talonnettes, crocs et grappins, vieilles
lunettes munies, comme dans « le mauvais vitrier » de Baudelaire, « de verres de
couleur, de verres roses, rouges, bleus, des verres magiques, de verres de paradis
qui font voir la vie en beau! ».
Soudain illuminé par cette fabuleuse « lampe torche » de la Littérature,
le malheureux détenu au pyjama rayé se met à escalader ces parois rugueuses
qu’il avait jusqu’à lors ignorées, et il voit enfin au grand jour de ses lunettes
grossissantes, les collines échauffées de Giono, les chevelures électriques des
femmes, les langueurs tièdes de la mer et les bains langoureux sur la plage. Il
découvre que les mots sont là, dans son ventre, en fourmillement d’attente. Il les
caresse dans sa paume, comme un reste de magnésie, il les laisse monter,
envahir les pages, remplir les verres irisés de ses lunettes.
Expérience inoubliable : « miracle de la grâce » et évidence de Dieu
pour Pascal, « illumination de Vincennes » pour Jean-Jacques Rousseau,
« temps retrouvé » pour Marcel Proust. Pas de tasse de thé, de madeleine ou
d’auréole chez Frégni. L’avènement a lieu de façon peut être plus rude mais il a
lieu... Le cancre du fond de la salle, l’exclu de l’école, le « retardé mental » de la
prison militaire devient écrivain. Et le voilà qui parcourt à son tour les grands
thèmes de la Littérature éternelle, qui relit les auteurs universels, qui observe,
prend des notes, voyage, écrit sur l’amour, la vie, la nature, la mort, l’origine...
Revient aussi dans les prisons où il anime des ateliers d’écriture. Echanges
riches avec les détenus : comme le prof de philo de jadis, il leur apprend à
retrouver les mots qu’ils ont perdus et à « réenchanter le monde ». De leur côté,
eux aussi lisent ses livres, lui donnent leurs avis, lui expliquent comment
« mieux tuer un personnage, pas avec un 9 mm mais avec un 11,43... »
Derrière les 1200 cellules de la prison des Baumettes où il se rend
régulièrement, il y a 1200 romans noirs qui attendent... Une mine pour « la Série
Noire » de chez Gallimard. Des crimes et des délits, des condamnés et des
histoires humaines parfois plus incroyables que dans la plus invraisemblable des
fictions... Par exemple, l’histoire de Paulo, « brute épaisse », grandie dans la
violence et la rage, torturé pendant toute son enfance par une mère qui lui a fait
porter la responsabilité de la mort de sa petite sœur, tombée par la fenêtre à six
ans alors qu’il en avait seulement deux. Enfant martyrisé, griffé, frappé, insulté
par l’unique femme à laquelle on accorde une confiance aveugle et sans
limite : sa mère. Paulo est devenu un loup derrière les barreaux, un monstre
social réputé dangereux pour les autres, un animal en cage, un forcené, aux yeux
de qui toutes les femmes sont des fourgons blindés sur lesquels il faut sauter...
René se souvient qu’un jour, Paulo lui a demandé de rejoindre l’atelier
d’écriture... Pas pour écrire, mais pour avoir droit au café accordé à ceux qui
participent. Alors Paulo a participé : il a participé, c'est-à-dire qu’il a bu le café,
et qu’il a écouté les mots des autres détenus. Ceux qui, comme René jadis,
commençaient à comprendre qu’on peut tout redécouvrir avec les mots et que le
corps grossier, les coups, les injures, les barreaux, ne sont que des verrous à faire
sauter... Paulo a écouté les récits, les lectures, les fantasmes, les frissons, les
torpeurs... Fenêtre sur cours, huit mètres carrés, « Paulo Fragonard » a joué au
voyeur. Il a risqué un œil dans la cellule intime de ses codétenus et il a aperçu
un coin de vertige.
Quelque temps plus tard, au cours d’une conférence, René a évoqué le cas
de Paulo... Et, dans l’assistance, une femme, une « belle femme lumineuse », lui
a demandé si elle pouvait écrire à Paulo. Quelques jours plus tard, Paulo a reçu
de cette femme la première carte d’une longue série. Alors, Paulo est devenu
plus pressant : il a demandé à René de jouer son rôle de romancier et de la lui
décrire, afin qu’il puisse l’imaginer, afin qu’il puisse mettre des mots derrière le
quotidien des courriers. Et il a appris à lire, puis à écrire pour répondre tout seul
à cette « femme de lettres » qu’il ne cessait de voir à ses côtés. Et un jour, elle
est venue aux Baumettes, elle est venue l’Héroïne de tous les romans... Il y a des
rendez vous plus romantiques, mais celui-là valait tous les rossignols et tous les
clairs de lune à Maubeuge... Au sortir du parloir, Paulo le romantique et sa
Dame ont demandé le mariage et René a accepté d’être le témoin...
Il raconte cela simplement, et les élèves écarquillent les yeux. Ils ont du
mal à le croire... C’est ça aussi, un écrivain ! Quelqu’un qui, comme il le
rappelle, n’a pour tout diplôme que la longueur de son sexe... Et encore !
Nouvelle blague : il confie s’être rendu récemment à une conférence sur
« l’éjaculation précoce »... Mais il est arrivé cinq minutes en avance et c’était
déjà fini ! Un écrivain, c’est quelqu’un qui poursuit son œuvre, loin des lumières
et des plateaux, loin de ce « parisianisme triomphant » où les écrivains sont
surtout des journalistes qui se flattent et se flagornent et qui s’offrent, sous la
lueur douce des projecteurs, des renvois permanents d’ascenseurs vides.
Un écrivain, c’est un peu un clown triste qui s’accroche à la mélancolie
joyeuse de la vie, qui fait tourner ses balles et qui souffle dans les petits
instruments de hasard qu’il trouve dans ses poches. A une élève qui l’interroge
sur « la mélancolie de ses livres », René raconte l’histoire de Charlie Chaplin...
A huit ans, le petit Charlot suivait sa mère chanteuse sur les plateaux et,
intimidé, furtif, se cachait dans les coulisses. Et puis un jour, sa mère a eu une
extinction de voix. Plus rien ne sortait de l’organe... Un drame pour cette femme
qui n’avait d’autres ressources que de chanter dans les cabarets. Alors le petit
Charlot est sorti des coulisses, et il a entonné les mêmes chansons que sa mère
(à force de l’entendre, il les connaissait par cœur). Il a chanté avec son petit
costume serré et cet air emprunté que lui donnaient ses deux pieds écartés et ce
début de fausse moustache... Et devant ce garçon clown avant l’heure, le public
a cru assister à un sketch, et il a applaudi à tout rompre. Et le lendemain, le
petit Charlot est venu sur la scène et a commencé sa carrière.
Ecrire, c’est, comme Charlie Chaplin, se souvenir d’avoir tremblé,
d’avoir eu les mains moites ou d’avoir transpiré d’émotion. C’est sentir que
la plume colle aux doigts et qu’elle sert d’ultime réceptacle à la sensibilité. Que
la littérature c’est autre chose qu’un artifice de beau langage. Qu’un écrivain qui
cherche seulement à enfiler des beaux mots et des belles phrases est aussi
ridicule que ce personnage de la blague... Il était une fois un homme qui
cherchait à plaire aux femmes et qui croyait trouver dans les livres la recette de
la séduction... Il lut tous les poèmes, les romans d’amour, les tirades
enflammées... Vint enfin l’issue de sa formation. Il tremble, vibre de désir. Il se
fait beau, se parfume, invite de belles amies et, dans la boite de nuit où il en voit
de nouvelles, se décide à en inviter une à danser le slow avec lui. Elle lui
sourit, elle est belle dans son vêtement qui craque. Il la prend dans ses bras,
rapproche sa bouche de son oreille, prépare sa voix la plus douce. Il la sent déjà
trembler sous ses doigts... Enfin il se risque, un murmure sort de ses lèvres
frémissantes : « Je vous aime murmura-t-il » !
Eric Bertrand

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