Comment Erdogan islamise la société turque
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Comment Erdogan islamise la société turque
Comment Erdogan islamise la société turque Nombre de Turcs craignent que le putsch avorté du 15 juillet serve de prétexte à Erdogan pour imposer sa vision d’un islam politique. Il fallait agir vite, empêcher les auteurs du coup d’État de parvenir à leurs fins. Dans la soirée du 15 juillet, alors que les putschistes bloquaient les ponts, tentaient de bâillonner les chaînes de télévision et encerclaient l’aéroport d’Atatürk, Mehmet Görmez, le chef de la Direction des affaires religieuses (Diyanet), prit les devants en demandant aux 85.000 mosquées du pays d’appeler la population à manifester en signe de résistance. «Il était aux environs de 23 h 30, se souvient un de ses proches. Nous ne disposions que de peu de temps. Face aux tanks et aux F16, il fallait donner du courage aux gens, leur faire comprendre que s’ils mouraient, ils accéderaient au statut de martyrs», se justifie-t-il, en référence à l’initiative controversée. Informé ultérieurement par l’intermédiaire de son garde du corps, le président Recep Tayyip Erdogan – alors retranché dans son hôtel de Marmaris – aurait déclaré: «Vous avez bien fait.» Cette nuit-là, des dizaines de milliers de minarets se mirent en branle. Rompant avec le calendrier habituel de l’«azan», l’appel à la prière (cinq fois par jour), les imams récitèrent jusqu’au petit matin le «sala», habituellement réservé aux funérailles. Les plus zélés ordonnèrent aux fidèles de se jeter sous les chars. D’autres hurlèrent: «Takbir!» (une invocation religieuse traditionnellement réservée au combat). Répondant à l’appel diffusé par haut-parleur, des grappes d’hommes et de femmes scandèrent «Allah Akbar» («Dieu est grand») en pleine rue. Du jamais-vu dans cette Turquie en plein chambardement où l’islam ne cesse de défier l’héritage laïque d’Atatürk depuis l’arrivée de l’AKP (le parti de la Justice et du Développement) au pouvoir, en 2002. «Je suis restée cloîtrée chez moi. Nous étions menacés par un coup d’État, et nous étions invités à y répondre par la guerre sainte. Je me sentais étrangère dans mon propre pays» Une jeune Stambouliote «J’étais sous le choc», se remémore Elif, une habitante de Cihangir, un quartier «bobo» d’Istanbul. Chemise blanche et minijupe, la jeune Stambouliote évoque en frémissant cette «nuit apocalyptique où, à la cacophonie des avions de combat qui franchissaient le mur du son, répondaient les appels des minarets». «Je suis restée cloîtrée chez moi. Nous étions menacés par un coup d’État, et nous étions invités à y répondre par la guerre sainte. Je me sentais étrangère dans mon propre pays», souffle-t-elle, à la terrasse d’un café. Le rôle des mosquées n’est pas nouveau dans l’histoire de la Turquie, à majorité musulmane. À l’époque ottomane, la prière du «sala» servit de relais pour informer la population en période de guerre ou d’épidémie. Mis en sourdine à la fin de l’Empire, les minarets ont néanmoins été réquisitionnés à certaines occasions, la dernière remontant à 1974, lorsque l’armée turque envahit Chypre. Aujourd’hui, il arrive encore que les mosquées interviennent, mais ponctuellement et localement, comme lors du séisme d’Izmit, en 1999. Depuis la reprise du conflit, il y a un an, entre l’armée et le PKK, dans le sud-est du pays, elles relaient épisodiquement, et en fonction des quartiers, les messages des uns et des autres. Mais ce 15 juillet 2016, l’appel est venu d’en haut, «comme si défendre Erdogan et son régime était devenu un devoir religieux autant que politique», souffle Elif. Elle qui observait jusqu’ici en silence l’islamisation rampante de son pays, elle qui s’accordait le bénéfice du doute sur les ambitions néo-ottomanes teintées d’islamo-nationalisme du président Erdogan, avoue avoir tremblé, les jours suivants, en voyant ces bandes de motards arpenter l’avenue Istiklal, les Champs-Élysées d’Istanbul, en hurlant «Dieu est grand!». Ou encore en regardant ces hordes de femmes voilées de noir rejoindre la place Taksim pour un énième «rassemblement démocratique» contre le putsch avorté: cette même place Taksim, symbole des mouvements gauchistes, à la lisière du parc Gezi, où furent réprimées les manifestations de 2013, et sur laquelle le chef de l’État ambitionne de faire ériger une mosquée (un vœu réitéré lors de son premier discours postcoup prononcé devant sa maison de Kisikli). «J’y vois une déclaration de guerre contre la façon dont je m’habille, contre mon style, ma façon d’être», se désole la jeune femme. Le 19 juillet, depuis sa résidence à Istanbul, Recep Tayyip Erdogan salue la foule des manifestants venus le soutenir après le pustch manqué. – Crédits photo : Kayhan Ozer/AP Rôle croissant de la Diyanet Dans cette Turquie plus que jamais divisée, les franges conservatrices, autrefois marginalisées, y voient, a contrario, la «juste reconnaissance» de leurs valeurs par un gouvernement, qui, en outre, a été élu démocratiquement. «99 % des Turcs sont musulmans. Ils veulent un gouvernement qui ne soit pas discriminatoire. Pourquoi l’opposition ne remporte pas les élections? Parce que par le passé, elle a interdit le hidjab à l’école, elle a proscrit les cours de Coran, elle a écarté les fonctionnaires conservateurs», avance Zeynep Bozdas, la conseillère en politique étrangère de Huda Par, une mouvance ultra-islamiste. «Quand les Turcs ont vu son visage à la télévision, ils se sont dit: nous devons descendre dans la rue. Par amour pour la démocratie. Par amour pour Erdogan» Mehdi Eker, un cadre de l’AKP Au siège de l’AKP, à Ankara, on se veut plus pragmatique. «La nuit du 15 au 16 juillet, les mosquées ont participé au réveil national», affirme Mehdi Eker, un cadre du parti, en insistant sur l’impact tout aussi important d’un autre appel: celui qu’a lancé en direct sur CNN Turquie Erdogan en personne via FaceTime… assorti d’un «Si Dieu le veut, nous allons surmonter cette épreuve». «Quand les Turcs ont vu son visage à la télévision, ils se sont dit: nous devons descendre dans la rue. Par amour pour la démocratie. Par amour pour Erdogan», dit-il. Illustration flagrante, diront ses détracteurs, d’une parfaite maîtrise des outils de communication, mais aussi de la soif de revanche d’un président islamo-conservateur qui, en 1999, fut emprisonné pendant quatre mois par les militaires pour avoir cité en public un poème selon lequel «les minarets sont nos baïonnettes, les coupoles, nos casques et les mosquées, nos casernes». «Il est trop tôt pour parler d’un nouveau tournant dans l’islamisation de la Turquie», tempère la politologue Istar Gozaydin. En revanche, cette spécialiste de la question religieuse ne peut ignorer «le rôle croissant» de la Diyanet – placée sous la tutelle du premier ministre – dans les affaires du pays. «Ces dernières années, la Direction des affaires religieuses est devenue un véritable instrument de la politique gouvernementale. Elle joue un rôle actif dans les hôpitaux, les prisons, les centres familiaux.» Dernier exemple en date: le refus d’organiser un service religieux pour les mutins décédés lors du coup avorté. Début août, la Diyanet s’est également fait remarquer en convoquant une assemblée extraordinaire dans un grand hôtel d’Ankara pour «remettre l’islam sur son droit chemin». Mehmet Gormez, son président, s’en explique au Figaro: «Il est important de revoir nos programmes religieux pour contrer l’influence de Fethullah Gülen (le prédicateur en exil et ennemi juré d’Erdogan, accusé d’être derrière le coup d’État), car son organisation a manipulé l’islam à des fins politiques pour élargir son influence.» «La démocratie en danger» S’ils s’accordent à dénoncer la «secte güléniste», nombre de Turcs craignent que ce contrecoup ne serve, ironiquement, de prétexte à Erdogan pour imposer sa propre vision d’un islam politique. Ils rappellent, au passage, qu’il fut un temps, au début des années 2000, où les deux hommes firent tandem contre l’armée pour accéder au pouvoir – avant de tomber en désamour dix ans plus tard. Assis dans son bureau du Parlement (dont le bâtiment a été bombardé par les putschistes), Osman Baydemir se sent tristement hors jeu dans ce conflit opposant deux visions de l’islam. L’autre jour, ce député du parti de gauche prokurde HDP (dans le collimateur de l’AKP) a bondi sur son fauteuil en entendant Erdogan implorer le «pardon de Dieu» pour ne pas «avoir su révéler le visage de son ex-allié»… tandis que des milliers de personnes ont été limogées, parfois à tort, pour affiliation ou sympathie envers Gülen. «Quand la religion devient l’instrument d’un parti au pouvoir, alors la démocratie est en danger», déplore-t-il. Des détenus libérés pour faire de la place en prison aux gülenistes présumés La Turquie s’apprête à libérer 38.000 personnes non impliquées dans le putsch avorté afin de faire de la place dans ses prisons engorgées avec la purge implacable en cours depuis un mois. Environ 38.000 prisonniers condamnés pour des faits s’étant produits avant le 1er juillet, donc antérieurs au coup d’État raté de la mi-juillet, vont bénéficier d’une mesure de libération anticipée. Cette mesure exclut de fait toute personne incarcérée pour son implication dansla tentative de coup d’État par une faction de l’armée le 15 juillet. La traque implacable de suspects accusés d’avoir des liens avec le prédicateur Fethullah Gülen, présenté par Ankara comme l’instigateur de la tentative de putsch a envoyé derrière les barreaux quelque 35.000 personnes, dont seulement un tiers a été libéré. Source :© Le Figaro Premium – Comment Erdogan islamise la société turque