Pièce siphonnée.

Transcription

Pièce siphonnée.
Pièce sip hon n ée.
Louise Doutreligne.
Elle .
Lieu :
L’homme.
Le mari.
Une salle de bains.
Baignoire milieu de scène, deux chaises côte à côte, côté cour. Sur une des chaises, des
sous-vêtements féminins bien pliés, sur l’autre des serviettes de bain. On entend très fort au
lointain la chanson “J’ai encore rêvé d’elle… je rêve aussi…“ qui passe sur un transistor.
Arrive en peignoir de bain blanc, un bandeau blanc sur la tête, le visage tout blanc recouvert
d’un masque de beauté, le transistor à la main une jeune femme qui chante à tue-tête la
chanson du transistor “J’ai encore rêvé d’elle…“ Elle tient le visage levé pour ne pas détériorer
son masque, s’approche de la baignoire sans regarder et tente d’ouvrir le robinet pour se faire
couler un bain…
Elle.
Elle hurle.
Ah Ah Ah Ahhhhh… !
Emerge de la baignoire la tête d’un jeune homme nu.
L’homme. Il parle lentement avec des temps entre les mots.
Elle.
Suffoquée ne pouvant plus crier.
N’ayez pas peur. Ne criez pas.
Ah ! Ah ! Ah !
L’homme. Ne vous inquiétez pas, éteignez la radio.
Elle.
Toujours hurlante. Mon mari est là vous savez, il est sorti chercher le pain, il revient
tout de suite, il revient… il est là !
L’homme. Oui, comme tous les samedis matin, Monsieur le pain, Madame le bain.
Eteignez la radio.
Elle le fait en tremblant.
Détendez-vous, je suis votre voisin.
Elle.
Je… Je ne vous ai jamais vu.
L’homme. Calmez-vous il n’y aura ni viol, ni agression.
Elle.
C’est pour un vol alors ?... Mon mari est là… D’ici quelques minutes, il sera là…
L’homme. Vous voyez que je ne vous agresse pas, je veux juste vous poser quelques
questions, je suis votre voisin…
Elle.
Mais je ne vous connais pas !
L’homme. Justement nous allons faire connaissance.
Elle.
Mais je n’y tiens pas moi, quel voisin d’abord ?
L’homme. En face, juste en face, de l’autre côté de la rue, troisième étage comme vous.
Elle.
Comment vous êtes entré ? Vous avez croisé mon mari dans l’escalier ? Où sont
vos vêtements ? Vous vous promenez tout nu, comme ça, vous traversez la rue et hop vous
entrez chez les gens ?
L’homme. Doucement, doucement, je ne peux pas suivre.
Elle.
Vous êtes étranger ? immigré peut-être ? De l’ Est alors, parce que sinon vous
avez pas vraiment le physique ? Ou réfugié ? Vous demandez un asile ? Politique peut-être ?...
L’homme. Excusez-moi, si vous posez une seule question à la fois, on pourra dialoguer.
Elle.
Mais je ne veux pas dialoguer, moi, je veux comprendre.
L’homme. Vous avez un peu moins peur, non ?
Emerge de la baignoire un buste splendide, musclé, bronzé, comme dans une pub.
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Elle.
Le menace avec le transistor.
Ne bougez pas, ne sortez pas de la baignoire, restez là !
L’homme. D’accord. Donnant donnant alors, ne bougez pas non plus, et n’essayez pas d’aller
appeler votre mari sur son portable, restez dans la salle de bains.
Elle.
Il l’oublie toujours quand il va faire les courses, de toutes façons il est là dans
trois minutes, alors…
L’homme. Avec les croissants, le journal et le pain ! Petit-déjeuner tête-à-tête samedi matin !
Elle.
Vous nous observez depuis longtemps ?
L’homme. Trois semaines. Il faut trois semaines avant d’être sélectionné. Avec des indices, qu’ils
vérifient.
Elle.
Qui « ils » ?
L’homme. Il rentre non ? J’entends la clef.
Elle.
Commence à crier.
Chériiii…. !
L’homme. Non, ne criez pas, appelez-le doucement.
On entend le bruit d’une porte, et un homme qui siffle l’air de “J’ai encore rêvé d’elle “.
Elle.
Essaie d’être naturelle.
Le mari.
De loin. Finis ton bain, je fais le café !
Elle.
Chéri !
Chéri ! Chéri !
L’homme. Plus persuasive. Faites le venir !
Elle.
Chéri ! Chéri ! Viens, viens… Chéri !
Le mari.
De loin. Mais quoi ! Qu’est ce qu’il y a encore ? Il entre dans la salle de bains un yaourt et une
petite cuiller dans la main et la voit encore en peignoir.
Mais qu’est-ce-que tu veux ? Tu n’as pas encore pris
ton bain ?
Elle.
Là là… là regarde !
Le mari.
Abasourdi.
Elle.
C’est c’est… notre voisin !
Le mari.
Notre voisin ? Quel voisin ?
Elle.
En face, troisième étage de l’autre côté de la rue.
Le beau jeune homme le regarde ravi avec un joli sourire.
Le mari.
Mais… Qu’est ce qu’il fout là ?
C’est quoi ?
L’homme. Ne vous énervez pas.
Le mari.
Tu le connais ?
Elle.
Non… Jamais vu… Première fois.
Le mari.
Mais c’est quoi ce délire ?
L’homme. Ne vous inquiétez pas, il n’y aura ni viol, ni vol, ni agression, ni…
Il commence à sortir complètement nu de la baignoire.
Le mari.
Le menace avec la cuiller.
N’avancez pas, ne bougez pas ou je vous plante.
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Elle.
Chéri, non non, pas de violence, s’il te plaît !
Le mari.
connais ?
Pas de violence ! Mais qui est violent ic i ? Tu le connais ce type ? Oh !!! tu le
Elle.
Il dit qu’il est voisin, le voisin d’en face, je ne sais pas moi.
Le beau jeune homme nu s’est assis très calme et souriant sur le bord de la baignoire et les regarde.
Le mari.
Va chercher le téléphone, c’est un malade.
L’homme. Inutile votre ligne est occupée.
Le mari.
Par qui ?
L’homme. Par moi.
Le mari.
Vous qui ?
L’homme. Votre voisin d’en face, allez chercher le téléphone, vous verrez, vous êtes en ligne.
Le mari.
Vas-y !
L’homme. Revenez vite sinon je ne réponds pas de lui.
Il se lève, s’étire, fait jouer ses beaux muscles.
Il pourrait disparaître, pfuitt !
Il montre le siphon de la baignoire. Elle, terrorisée, ne bouge pas.
Le mari.
Bon vas-y et reviens vite.
Elle sort.
Vous ne pas vous couvrir !
Il va poser le yaourt et la cuiller sur la chaise à cour et lui jette une serviette de bain qui glisse sur le corps du jeune homme
et tombe à terre.
L’homme. Vous ne pouvez pas me toucher, ni m’habiller, ni me couvrir, je vous le dis avant
qu’elle ne revienne, je suis virtuel.
Le mari.
Pardon ?
L’homme. Virtuel ! Essayez de me toucher.
Le mari.
Il s’avance vers le mari très nu très beau très à l’aise.
Vous êtes… heu… enfin… heu… peut-être un peu homo, non ?
L’homme. Virtuel je vous dis !
Elle.
Revient C’est vrai il est en ligne.
Le mari.
Qui “il“ ?
Elle.
Ben lui !
Le mari.
Comment tu sais que c’est lui ?
Elle.
Ecoute c’est la même voix.
Elle lui tend le téléphone qu’elle garde en mains.
L’homme. En direct et en même temps que sa voix dans le téléphone.
Elle.
Finaude, tend de l’autre main, un portable.
Le mari.
J’ai oublié de le charger hier soir !
Elle.
Comme d’hab !
Oui c’est bien moi !
Mais j’ai pris aussi ton portable !
L’homme. Donc je suis là mais je ne suis pas là.
Le mari.
Oui, Monsieur est virtuel !
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Elle.
C’est quoi ce métier ?
L’homme. Non je suis virtuel, chère Madame, c’est à dire que je suis là mais pas là.
Le mari.
C’est ça et par exemple Monsieur ne peut pas se couvrir.
L’homme. Exactement, la nudité, ça fait aussi partie du jeu… c’est obligatoire.
Le mari.
Du jeu ?
L’homme. Oui, comme la baignoire.
Elle.
Ah, un jeu !
L’homme. Oui, en direct, sur internet, mais par un nouveau canal.
Elle.
On est vu, en direct, en ce moment ?
L’homme. Oui, sur internet, ils expérimentent un nouveau canal.
Le mari.
Essaie de récapituler.
Donc on est dans un jeu.
L’homme. Oui, expérimental, ça ne va pas durer longtemps.
Madame peut toucher elle ne sentira rien, elle passera à travers.
Le mari.
Je préfère essayer d’abord.
L’homme. Monsieur n’a pas confiance !
travers du corps du jeune homme, il reste suffoqué.
Le mari.
Il avance toujours très beau et très nu.
Le mari s’avance, effectivement sa main passe au
Quelle pénétration hein ! Alors qu’en dites vous ?
Et ça va durer longtemps votre présence à poil ici ?
L’homme. Pas plus de vingt minutes, c’est la règle, sinon il faut repayer pour vingt minutes
supplémentaires, c’est très cher ces nouveaux canaux.
Le mari.
Et c’est quoi exactement ce nouveau canal s’il vous plaît ?
L’homme. On passe par les tuyauteries !... La plomberie… Ils se servent de l’existant
maintenant, ils ne construisent plus rien, ils exploitent l’existant, les tuyaux, les canalisations…
Le mari.
Vous êtes entré chez nous par le siphon de la baignoire en quelque sorte ?
L’homme. Exactement.
Elle.
Tu vois quand je te disais qu’il faut fermer, boucher tout, tous les orifices le soir avant
d’aller dormir, tu vois, tu te moques toujours de moi, de mes manies, de mes obsessions, de ma peur
des remontées de… de… je ne sais pas moi… des remontées de tout… d’araignées, de rats, de
cafards, de blattes, d’odeurs… et bien voilà ce qui remonte maintenant par les tuyauteries, c’est les
voisins, des voisins qu’on ne connaît même pas et qui vous zyeutent, qui vous espionnent, vous
surveillent, vous capturent, vous enregistrent, vous internettent, vous internationalisent, et vous
vendent n’importe où, en direct ou en différé, ou pire même vous diffusent gratuitement sans
demander votre avis, voilà ce que je dis tout le temps, elle commence à pleurer que je te répète qu’il faut
vérifier les orifices, les trous, les rainures, les fentes mais toi non, toi toujours avec tes jeux, tes
canaux, tes branchements tes… ah je me sens mal là… je me sens mal.
Le mari.
Assied-toi là, tiens…
Il enlève le yaourt et la cuiller de la chaise et la fait asseoir. Tiens mange
ce yaourt en attendant, il a dit vingt minutes, c’est presque fini, ça va te calmer, mange.
Il lui met le yaourt et la cuiller de force dans les mains, le beau jeune homme toujours très nu s’assied comme le penseur de
Rodin sur le bord de la baignoire pour les observer.
Elle.
Ouvre le pot de yaourt, on entend aussitôt un meuglement de vache très joli et une voix d’enfant “ Non,
ce n’est pas la Vache qui Rit, c’est la Vache qui Dit, bon appétit ! Merci maman pour mon yaourt Kiddy“ .
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Nouveau meuglement de vache.
Mais pourquoi t’as encore acheté ces yaourts de merde avec leur pub
sonore à la con de vache qui dit, vache kiddy ! kiddy c’est pour les enfants ça, t’as pas encore compris
que kiddy ça vient de kid, ils ont fait un jeu de mots et ils ont essayé de niquer la vache qui rit qui
entre parenthèses est en train de leur faire un procès, mais enfin tu pouvais pas acheter des yaourts
normaux, non ?
Le mari.
Mais c’est quoi des yaourts normaux ? C’est quoi normal ? À 0%, à 3%, à 5%, au lait
entier, demi-écrémé, aromatisé, avec des morceaux, au fructose, au faux sucre, au bifidus actif ou
non-actif, à la manière tatin ou tantine ??? Je sais plus moi… c’était juste pour te faire rire ce yaourt…
Elle.
périmé !
C’est réussi ! Quel samedi matin !
Le mari.
Quoi ?
Elle commence à manger.
Ah berk, en plus il est
Elle.
Je te dis que ce yaourt est périmé ! Naturellement tu ne regardes jamais les dates, tu
sais bien pourtant que celle d’en bas à l’épicerie c’est une tricheuse et une voleuse, je suis sûre que
c’est une couverture d’ailleurs son commerce je te l’ai dit mille fois de te méfier, mais non toi les gens,
les dates tu t’en fous ! Les gags, les jeux, les vidéos, les virtuels, tout ça, ah oui ça t’intéresse hein !
Mais la vraie vie avec un bon yaourt fermier bien frais, ça non, tu comprends pas ça !
Le mari.
La prochaine fois je saurai que c’est des fermiers que tu veux !
L’homme. Ne vous gênez pas pour moi, l’expérience est finie. Je vous remercie, je suis
pratiquement sûr de gagner maintenant…
Le mari.
Quoi ?
L’homme. Première semaine : il fallait pénétrer chez un couple et provoquer une dispute banale
quotidienne, sans violence qui pourra être réintroduite plus tard dans un schéma de télé-réalité… je
crois que.. yeah ! De la balle ! Ça y est, c’est bon je passe en deuxième semaine ! Et votre dispute est
sélectionnée pour être scénarisée ! Bravo ! Yeah ! Je suis arrivé devant 6000 connectés quand
même ! Merci M’sieur dame, merci ma belle voisine, vous devriez revoir le polissage de vos fenêtres
de salle de bains !
Il retourne dans la baignoire et commence à disparaître par le siphon en chantant “Ainsi font
font font les p’tits hommes virtuels, ainsi font font font trois p’tits tours et puis s’en vont !“
Il a complètement disparu.
On entend une autre voix par le siphon
“C’était AVOTUYO, un jeu proposé par siphon.net “ et la communication
se coupe. On entend le bip bip bip du téléphone. Le mari l’éteint.
Le mari.
Tu crois vraiment qu’on va passer à la télé ?
Elle.
Aujourd’hui, samedi matin, t’as intérêt à tout débrancher, la télé, les câbles, les fils, les
portables et toutes les machines là, sinon je te quitte !
Le mari.
Il ramasse le téléphone et le portable et commence à les piétiner.
Elle.
Je te connais, t’iras en racheter d’autres demain ou après-demain.
Regarde !
Le mari.
Enlève ce yaourt que tu as sur la figure, il est périmé, ça m’empêche de te manger !
Elle essuie le masque de beauté.
Viens c’est samedi matin !
Ils se déshabillent, s’enlacent et plongent nus
dans la baignoire.
No ir.
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F I N
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