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LES LIVRES ET LES IDÉES The Missing Middle Par Theda Skocpol Les familles actives modestes, oubliées du Welfare JULIEN DAMON* 1 The Missing Middle. Working Families and the Future of American Social Policy, New York, W. W. Norton, 2000, 207 pages. 2 Voir à cet égard son important article « Targeting within Universalism : Politically Viable Policies to Combat Poverty in the United States », in Christopher Jencks, Paul E. Peterson (dir.), The Urban Underclass, Washington, The Brookings Institution, 1991, pp. 411-436. Sociétal N° 30 L’architecture de la protection sociale aux EtatsUnis, dans une période d’effervescence économique, d’excédents budgétaires et de progression des inégalités, est en question. Pour la sociologue militante Theda Skocpol, les familles de la classe moyenne sont les « oubliées » des politiques sociales actuelles. Plutôt que de se concentrer sur des catégories particulières, les enfants pauvres ou les retraités aisés, il conviendrait de soutenir ces familles qui se trouvent au cœur des mutations contemporaines. T heda Skocpol, universitaire à Harvard et intellectuelle engagée aux côtés de l’aile gauche du parti démocrate, analyse l’architecture de la protection sociale aux Etats-Unis 1. Elle déplore la fragmentation du débat public américain autour de quelques thèmes : les impôts des plus aisés, l’assistance, la pauvreté des enfants, le système public de retraites. Avec cette étroite polari- sation sur les plus jeunes, les plus vieux, les plus riches et les plus pauvres, on ne trouve plus de politiques visant les hommes et les femmes qui travaillent et qui gagnent modestement leur vie. Pour Skocpol, il convient de déplacer le curseur vers les familles actives de la classe moyenne. Skocpol défend depuis longtemps une thèse qualifiée d’universaliste, opposée aux pratiques de ciblage catégoriel qui se sont implantées aux Etats-Unis (comme en France) depuis une trentaine d’années. Cherchant à la fois l’efficacité et l’acceptabilité des politiques, elle plaide pour des programmes sociaux universels 2. Les valeurs et les objectifs qu’elle soutient ont été épousés par une partie des Démocrates, et un temps par Bill Clinton. Le thème de la classe moyenne « oubliée » a émergé il y a dix ans, mais il a été progressivement… oublié des décisions. Pendant cette période, les inégalités ont augmenté. Les 20 % les plus fortunés ont vu leurs revenus s’accroître, tandis que les salaires réels de tous les hommes actifs ont baissé. Les revenus réels des familles situées au milieu de l’échelle ont très peu évolué depuis les années 70, alors que dans ces ménages, les femmes travaillent en moyenne 15 semaines de plus par an. Ces familles modestes connaissent des difficultés croissantes avec un système de cou- 4e trimestre 2000 * Responsable du bureau de la recherche de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF), maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Paris. 112 LES FAMILLES ACTIVES MODESTES, OUBLIÉES DU WELFARE verture santé moins performant. Le taux de personnes non couvertes, que ce soit par le privé ou le public, est passé de 15 % en 1987 à 18 % en 1997. UNE VIEILLE TRADITION DE PROTECTION SOCIALE S i les Américains ont toujours valorisé l’initiative individuelle et méprisé l’assistance pour les pauvres jugés non méritants, ils ont toujours montré de l’intérêt pour des prestations généreuses en faveur des personnes qui servent la collectivité. Les Etats-Unis peuvent même se targuer d’une histoire sociale dense, qui remonte à la fondation des premières écoles publiques au XIXe siècle et qui s’est poursuivie avec les régimes de pensions militaires, dont le plus célèbre a été établi par le GI Bill de 1944. Durant les années 50 et 60, les diverses prestations pour anciens combattants concernaient environ une famille américaine sur deux 3. Le programme de protection sociale des retraités, que les Américains appellent la « sécurité sociale » (un système public moins ambitieux que notre « Sécu »), s’est étendu à partir de 1935. Le dispositif Medicare a été ajouté en 1965 pour les frais médicaux des personnes âgées. Dans les années 1970, la « sécurité sociale » concernait quasiment toutes les personnes âgées ou handicapées anciennement employées. Alors que la « sécurité sociale » n’est pas conçue comme une politique anti-pauvreté, il s’agit en fait du plus important instrument de prévention de la pauvreté pour les personnes âgées. Ces grands programmes publics ont fait la preuve de leur efficacité sociale et de leur acceptabilité politique. Skocpol repère quatre éléments clés qui ont permis leur réussite : – ils ont été moralement justifiés et collectivement compris comme une récompense d’un service des individus à la Nation, – de larges coalitions, rassemblant les gens au-delà des séparations de classe et de race, se sont développées autour de chacun d’entre eux, – ils ont pu fonctionner grâce à la modalité du partenariat, des associations travaillant avec les pouvoirs publics, – le soutien populaire et le développement de l’Etat ont rendu possible l’extension des protections. Etats-Unis ont maintenant le taux de pauvreté des enfants le plus élevé (plus d’un enfant sur cinq) parmi les quinze pays les plus industrialisés 4. Nombreux sont ceux qui considèrent que les Etats-Unis en font trop pour leurs personnes âgées, soulevant des risques de guerre entre générations. Pour Skocpol, ces condamnations ne sont pas fondées. Le système public de « sécurité sociale » a eu un impact très positif pour le bien-être des grands-parents, notamment les moins privilégiés. Cependant, l’image de retraités heureux ne doit pas masquer que des poches de pauvreté et d’isolement demeurent. Les personnes âgées sont certes une force politique et démographique de première importance, mais on ne peut « réifier » cette catégorie comme un groupe d’intérêts homogène. Ce n’est que depuis trois décennies que les formules reposant sur ces quatre éléments ont été remises en cause, sous la pression des tensions raciales, des changements générationnels, de la victoire idéologique des conservateurs, de la bureaucratisation des associations. Au cœur des années 1960, les politiques de ciblage Par ailleurs, la plupart des Amérisur les plus pauvres, les quartiers cains ne pensent pas que le soudéfavorisés et les minorités sont tien public aux perapparues avec les sonnes âgées froisse projets de « Grande Le fardeau de la moralement ou lèse s o c i é t é » e t d e pauvreté s’est déplacé économiquement les « Guerre contre la plus jeunes. Malgré pauvreté ». Progres- des personnes âgées la propagande sur sistes et conserva- vers les jeunes les « clashs » et les teurs étaient alors guerres entre générations, les d’accord sur ces traitements catéAméricains n’adhèrent pas à ces goriels, les premiers pour généraproblématiques. Pour Skocpol, liser les protections, les seconds « conflit de générations » est un pour limiter les coûts aux populaslogan déconnecté des préoccupations jugées prioritaires. La prations quotidiennes des gens, la tique de la mise sous conditions de grande majorité des Américains ressources des prestations, ainsi partageant de très nombreux moréservées aux pauvres, s’est par la ments, des ressources, des valeurs suite répandue comme la solution et des informations avec leurs pamiracle aux problèmes sociaux. rents âgés. « CONFLIT DE GÉNÉRATIONS » : UN SLOGAN DANGEREUX S kocpol rappelle que le fardeau de la pauvreté s’est déplacé des personnes âgées vers les jeunes. Le taux de pauvreté des personnes âgées est passé de près de 33 % en 1959 à 11 % en 1996. Les Pour Skocpol, l’« oubli » de la classe moyenne est né quand ont été mis en balance les besoins des parents, des enfants et des grandsparents. Les grands perdants de ces comparaisons sont les parents qui travaillent. Depuis dix ans, parents et enfants sont pourtant l’objet d’une sollicitude générale. Les 3 Sur ces thèmes, voir un des ouvrages classiques de Theda Skocpol, Protecting Soldiers and Mothers. The Political Origins of Social Policy in the United States, Cambridge, Harvard University Press, 1992. 4 Cf. Julien Damon, « Jeunesse américaine en péril », Sociétal, n° 10, 1997, pp. 59-62. Sociétal N° 30 4e trimestre 2000 113 LES LIVRES ET LES IDÉES Démocrates sont d’accord pour faire des ménages pauvres un sujet prioritaire. Les Républicains affichent leur souhait de « sauver les enfants » de programmes sociaux jugés destructeurs. Mais, malgré les discours, peu de choses ont été faites depuis dix ans, sinon une nouvelle extension du Earned Income Tax Credit (EITC), un crédit d’impôt en faveur des foyers de salariés modestes. 5 Sur ce thème en France, cf. Jeanne Fagnani, Un travail et des enfants. Petits arbitrages et grands dilemmes, Paris, Bayard, 2000. Sociétal N° 30 4e trimestre 2000 114 observent plutôt avec bienveillance les changements en cours, notamment les familles monoparentales. Pour Skocpol, la plus grande transformation de ces dernières décennies aura été l’entrée massive sur le marché du travail des De fait, le nombre de familles mofemmes mariées, même quand noparentales aux Etats-Unis est sielles ont de très jeunes enfants. gnificativement plus élevé que Les hommes, de leur côté, font dans les autres nations dévelopl’expérience de profonds changepées. 23 % des enfants américains ments identitaires. S’ils continuent, vivent dans de telles familles avec des revenus stagnants, (dont 90 % sont constituées par à contribuer pour les deux tiers une femme), alors que cette proaux revenus des ménages, leurs portion va de 11 % à 17 % dans les femmes exercent une double actiLa progression de la pauvreté juautres pays occidenvité car elles exécuvénile est considérée comme le taux (6 % au Japon). Vers 1960, 57 % tent encore la pluproblème le plus sérieux. ProgresDes études citées part des tâches des familles américaines sistes et conservateurs ont des par Skocpol, il resménagères et éducaappréciations contraires du phésort que grandir avaient des enfants tives. De nouvelles nomène. Pour les conservateurs, avec un seul parent, de moins de 18 ans formes de tensions les enfants auraient moins de protoutes choses égales et de revendications contre 49 % en 1996. blèmes si les gens se mariaient par ailleurs, est généentre hommes et avant de les avoir et s’ils restaient ralement négatif, Celles qui élèvent femmes peuvent mariés le temps de les élever. A vo i re d a n g e re u x actuellement donc aisément se l’inverse, une partie de l’aile gauche pour les enfants. Les comprendre… des enfants des libéraux appuie des mesures difficultés sont entotalement individualisées, célécore plus grandes remplissent donc Pour Skocpol, les brant la libération féminine, sans pour les enfants de une fonction vitale débats actuels néglicouples non mariés référence à la place des parents gent un point crupour la collectivité que pour ceux de dans l’épanouissement des enfants. cial. Les Etats-Unis ménages divorcés. dévaluent plus la paCes travaux empiriques montrent, Les familles « ordinaires » se trourenté que le mariage. Le mariage selon Skocpol, que les craintes des vent confrontées à des défis est certes fragile, mais l’instituconservateurs sont loin d’être inmatériels et moraux sans précétion perdure. Ce qui est notable, fondées. Cependant, il faut mettre dent, entre autres pour ce qui c’est que la proportion de faau compte des analyses progresrelève de la conciliation de la vie milles avec des enfants s’est forsistes que les familles dissociées familiale et de la vie professiontement réduite. Vers 1960, 57 % ne sont pas le résultat pervers des nelle 5. Cependant, note Skocpol, des familles avaient des enfants elles ont été laissées de côté car programmes fédéraux pour les de moins de 18 ans. En 1996, ni les progressistes ni les conserpauvres, mais plutôt la consécette proportion était de 49 %. vateurs n’ont quoi que ce soit de quence de tendances lourdes afLes familles américaines, en consistant à dire sur la situation du fectant les structures familiales. nombre réduit, qui élèvent acvaste ensemble des familles aux tuellement des enfants remplisrevenus modestes Parallèlement aux fasent donc une fonction encore et aux opinions La famille biparentale milles monoparenplus vitale pour la collectivité. plutôt modérées. tales, c’est le nombre Capital humain, les enfants et biactive est ce que de familles biactives deviennent un bien public de preSi les Américains la plupart des qui augmente. Les mière importance. font part d’inquié- Américains considèrent foyers américains vitudes quant aux maintenant comme vent désormais sur Il faut encore souligner que les nouvelles réalités deux revenus. En revenus moyens et médians des familiales (augmen- la normale, voire l’idéal 1960, on comptait familles avec enfants ont baissé tation des divorces 60 % de ménages modurant les dernières décennies, et de la monoparentalité), et s’ils noactifs, contre 20 % en 1990. La comparés aux revenus moyens et affirment majoritairement l’idéal famille biparentale et biactive est médians des familles sans enfants. traditionnel de deux parents ce que la plupart des Américains Tous ces changements incitent à mariés comme étant la meilleure considèrent maintenant comme la réformer la protection sociale configuration pour l’enfant, ils normale, voire l’idéal. pour les familles. LES FAMILLES ACTIVES MODESTES, OUBLIÉES DU WELFARE DES PROPOSITIONS CONCRÈTES S kocpol ponctue son texte de recommandations. Les Américains peuvent préserver le système de pensions pour les grandsparents, tout en façonnant un système de soutien plus solide pour tous les parents, et, à travers eux, pour leurs enfants. Il faut à cet égard revitaliser les meilleures traditions sociales américaines et dépasser les divisions sociales, raciales et territoriales. Skocpol rejoint ici les analyses récentes d’un autre auteur important, William Julius Wilson, dont elle est assez proche, qui propose dans son dernier livre 6 sur les inégalités aux Etats-Unis l’idée d’une coalition multiraciale comme nouvelle base d’action politique. Wilson, comme Skocpol, incite à envisager les problèmes sociaux de manière intégrée, sans segmenter la population en catégories prioritaires. Concrètement, Skocpol avance une série de propositions visant une solidarité entre générations et entre classes sociales : – Etendre le programme Medicare à tous les Américains pour l’établissement d’une couverture maladie universelle. – Investir massivement en faveur des parents en utilisant les excédents budgétaires, ce qui serait assurément une mesure populaire. – Aider les familles monoparentales en créant pour les enfants de ces familles une prestation à hauteur de la moitié du salaire minimum (ressemblant donc à l’Allocation Parent Isolé française). – Appuyer la naissance d’un mouvement familial rassemblant des associations dont l’objet serait de défendre l’intérêt des familles. – Aller vers les 35 heures : puisque les parents ont besoin d’argent mais aussi de temps, Skocpol avance que la durée hebdomadaire du temps de travail devrait progressivement être diminuée (comme dans l’Hexagone…). DE L’EXCLUSION DES PERSONNES ÂGÉES AU « GRAY POWER » Dans les années 1960, la pauvreté aux Etats-Unis (comme en France) concernait surtout les personnes âgées. Dans un ouvrage célèbre, L’Autre Amérique *, Michael Harrington avançait que près de 50 % des personnes âgées vivaient dans des conditions inqualifiables. L’auteur considérait même qu’il n’y avait pas de mots dans le dictionnaire pour décrire cette terrible réalité. Les changements, depuis cette époque, ont été radicaux. Les retraités ne sont plus des déshérités. Leurs revenus ont, en moyenne, significativement augmenté. Ils prennent une place grandissante dans la vie publique américaine. Le « pouvoir des seniors » ou Gray Power (pouvoir gris) est de plus en plus marqué – décrié par les uns, repéré par les autres comme une composante essentielle de la société américaine contemporaine. Les associations nationales se sont multipliées : SOS (Save Our Security), NCSC (National Council of Senior Citizens) et les Gray Panthers. Il s’agit désormais d’organisations géantes implantées à Washington, qui revendiquent un total de 100 millions d’adhérents. La première d’entre elles, la très puissante Association Américaine des Retraités (American Association of Retired Persons, AARP), a été fondée en 1958 pour proposer des contrats d’assurance et des services destinés à la classe moyenne. Cette institution est maintenant la plus grande association américaine, avec 1 700 permanents, un budget annuel de 500 millions de dollars, un réseau national de volontaires, des publications – dont Modern Maturity, le plus grand tirage mensuel aux Etats-Unis (33 millions d’exemplaires). * The Other America Poverty in the United States, New York, MacMillan,1962.Trad. française : Gallimard. – Prévoir des congés parentaux rémunérés et des modes de garde accessibles pour permettre une meilleure articulation des temps professionnels et des temps familiaux. – Créer des allocations familiales : selon Skocpol, il manque aux Etats-Unis un système de transferts publics pour compensation de charges de famille. Pour l’auteur, les détails gestionnaires sont secondaires par rapport aux principes. Sa stratégie de soutien aux familles et aux parents actifs se présente comme un grand projet démocratique. Au final, Skocpol appelle à une mobilisation du parti démocrate autour de ses propositions. The Missing Middle, comme le récent The Bridge over Racial Divide de Wilson, est un livre typique de la production universitaire américaine. On y trouve une excellente synthèse de recherches antérieures. On peut en apprécier la concision et la clarté. Il importe toutefois de signaler que Skocpol exploite des données qui ne paraissent pas toujours très fiables. On doit également souligner que notre auteur ne fait pas beaucoup d’efforts pour circonscrire, ne serait-ce que grossièrement, cette classe moyenne dont elle parle tant. On peut également trouver agaçant le ton volontariste, parfois messianique, avec des appels répétés du type « Nous, les Américains, devons… ».Au-delà de ces réserves, cet ouvrage à vocation politique conserve tout son intérêt, notamment en raison des comparaisons qu’il suggère et des idées qui peuvent être discutées dans le contexte français. l 6 William Julius Wilson, The Bridge over the Racial Divide. Rising Inequality and Coalition Politics, Berkeley, University of California Press, 1999. Sociétal N° 30 4e trimestre 2000 115