Introduction1 1. La vérité n`est pas tirée des apparences, elle en

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Introduction1 1. La vérité n`est pas tirée des apparences, elle en
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Introduction1
Je vois une forêt sous un angle différent lorsque je m’en approche et lorsque je m’y promène. Il semblerait que l’idée
unique que j’ai pourtant de la forêt − la forêt “ en sa vérité ” − soit tirée de ces différentes visions ou expériences :
ainsi la vérité (ou l’idée de la chose) s’obtiendrait-elle par l’addition successive des multiples aspects qu’une chose
concrète offre à la perception.
Pourtant, aucune expérience partielle de la chose, aucun point de vue particulier, ne nous donne jamais une idée de
ce qu’elle est : ni la forêt vue de loin ni celle dans laquelle je suis ne correspondent à son concept : seul un discours,
une pensée énonçant ses caractéristiques essentielles nous la font reconnaître et percevoir comme une, sous la
diversité des apparences qu’elle présente à la vue. Mais alors, si la vérité de la forêt n’est pas “ dans ” l’expérience, la
pensée ou le discours dont elle procède nous disent-ils après coup que c’est une forêt que nous avons perçue ? La
vérité s’ajoute-t-elle, de l’extérieur, à la réalité visible dont nous avons d’abord l’expérience ?
1. Les titres en gras servent à guider la lecture et ne doivent en aucun cas figurer sur la copie.
1. La vérité n’est pas tirée des apparences, elle en rend compte
A. La vérité d’une chose n’est pas constituée par la somme de ses apparences
Dans la première partie du texte (du début jusqu’à “ elles font ”), l’auteur oppose les apparences d’une chose à sa
vérité, à travers l’analyse d’un exemple simple : “ Soit un cube de bois. ”
Par l’un ou plusieurs des cinq sens − dont la vue et le toucher, dont Alain donne ici l’exemple − nous saisissons
une même chose sous différents aspects : en regardant le cube de loin “ j’en prends une vue ” qui n’est pas la même
que celle que j’en ai lorsque je le regarde de plus près ; de même, quand je m’en empare “ je le saisis par un côté ”,
mais j’aurais très bien pu le saisir par un autre. Bref, une chose apparaît différemment à chacun de mes sens (c’est
bien évident dans le cas de la vue et du toucher, mais cela vaut aussi pour l’ouïe, l’odorat, le goût) ; elle peut prendre,
pour un même sens, plusieurs aspects, et même, pour ce qui concerne la vue, “ des milliers d’aspects différents ”.
Si la sensation visuelle est donc prise par Alain, dès le début de ce texte, comme paradigme (modèle) de toute
sensation, c’est que, nous laissant à distance (variable) de l’objet, elle nous offre de lui un chatoiement
d’apparences − plus encore que toute autre sensation. Pourtant, de ces “ milliers d’aspects différents d’un même cube
pour les yeux, (…) aucun n’est cube ” : autrement dit, ni la vue du cube à distance ni celle que j’en prends de plus
près, par exemple, ne me disent ce qu’“ est ” le cube en lui-même ; aucune de ces vues ou apparences du cube ne me
montrent son “ être ” − le fait qu’il soit, en l’occurrence, un parallélépipède rectangle dont les six faces carrées et les
douze arêtes sont égales.
C’est pourquoi il n’y a “ point de centre d’où je puisse voir le cube en sa vérité ” − pas de point de vue plus objectif
donc, moins extérieur ou moins décentré d’où je puisse voir l’idée de cube, sa définition : par la vue, comme par tout
autre sens, je ne puis jamais saisir la chose que par l’un de ses “ aspects ”, sous l’une de ses apparences.
La vérité d’une chose n’est donc pas constituée par la somme de ses apparences.
B. La vérité rend compte des apparences
D’où la suite du texte : “ Mais le discours permet de construire le cube en sa vérité. ”
À l’inverse de la sensation, le discours, qui est une pensée articulée, me permet d’en élaborer l’idée : si je ne peux “
voir ” le cube en sa vérité, je peux en revanche le “ construire ”, c’est-à-dire en comparer les différents côtés, les
compter, les mesurer − bref, abstraire le cube des différentes vues prises sur lui pour le saisir dans son unité, c’est-àdire dans son concept. Alors que tel côté vu de près m’apparaît plus grand que tel autre vu de loin, je sais que les
côtés d’un cube sont égaux ; je peux même, à partir de ce savoir, mesurer la distance qui fait que je vois telle face du
cube plus petite que telle autre, en calculant, par exemple, le rapport de cette distance à la surface du côté.
Ainsi, à partir du concept du cube − du cube “ en sa vérité ” − puis-je rendre compte − “ (expliquer) ” − “ aisément
toutes ces apparences ”, “ et même je prouve qu’elles devaient apparaître comme elles font ” : seule la pensée de la
chose, par conséquent, la chose saisie en sa vérité, garantit la nécessité des apparences − donne la preuve théorique
qu’elles ne pouvaient m’apparaître autrement, que tel côté, en l’occurrence, vu à telle distance mesurable, semble
nécessairement avoir deux centimètres de plus que tel autre vu de plus loin.
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Ajoutons, pour finir, que le terme “ ensuite ” constitue une indication chronologique sur le rapport − ici inversé par
l’auteur − de la vérité aux apparences : ce n’est pas à partir des apparences, en effet, que s’obtient la vérité, mais
c’est la vérité qui rend compte des apparences et les justifie, leur donne sens et les réunit sous l’unité d’un
concept − ce que confirme la seconde partie du texte.
2. C’est la pensée, non l’expérience, qui nous fait reconnaître une chose en sa vérité
Dans la seconde partie (depuis “ Retenons l’exemple ” jusqu’à la fin), Alain poursuit l’analyse de l’exemple
précédent, pour étayer l’idée que c’est parce que j’ai l’idée du cube que “ je vois un cube ”, non parce que je le vois
que j’en ai l’idée. Ce faisant, il redéfinit les rapports de la vérité à la réalité perçue. Expliquons cela.
Après avoir montré que le discours, qui seul “ construit ” l’être du cube (le cube en sa vérité) permet
rétrospectivement (“ ensuite ”) de rendre compte des apparences qu’il prend, Alain radicalise cette idée et pousse
plus loin son raisonnement : il n’y aurait pas même d’apparences “ de ce cube ” si nous ne le connaissions
préalablement en sa vérité. Qu’est-ce que cela signifie ?
Dans le morceau de phrase suivant : “ ce cube que nul œil n’a vu et ne verra jamais comme il est ”, l’auteur reprend
l’idée, précédemment énoncée, que dans les “ milliers d’aspects différents d’un même cube pour les yeux (...), aucun
n’est cube ”.
Mais il ajoute ici que c’est seulement par le cube saisi en sa vérité que “ l’œil peut voir un cube, c’est-à-dire le
reconnaître sous ses diverses apparences ”. En effet, la perception visuelle elle-même est modifiée par la
connaissance de la vérité. Ou plus exactement, c’est parce que le monde est découpé en choses dont j’ai l’idée, qu’il
m’est possible de saisir, non pas de pures apparences fugitives et infiniment variées − un chaos d’apparences − mais,
à proprement parler, des “ choses ” qui chacune ont une unité et se distinguent, pour cette raison, les unes des autres.
Comment pourrais-je voir un cube, en effet, à travers la sensation visuelle de l’un de ses angles, plutôt qu’un coin de
porte, si je n’avais préalablement l’idée de ce qu’est le cube et celle de ce qu’est la porte ?
Par conséquent, c’est parce que nous savons ce qu’est un cube que “ l’œil peut voir un cube ” − non une suite
d’angles et de côtés de dimensions variables −, le reconnaître ou encore le “ comprendre ”, c’est-à-dire embrasser par
la pensée l’ensemble de ses apparences.
À ce point du texte, l’auteur anticipe aussitôt sur une objection qu’il serait tentant de formuler : “ si je vois un cube,
et si je comprends ce que je vois ”, est-ce à dire qu’il y a “ deux mondes ”, et “ deux vies ” ?
En d’autres termes, décalque-t-on, en quelque sorte, le monde de la réalité sur celui de la vérité, prend-on modèle sur
le monde des idées pour saisir celui des choses ? Y a-t-il, en ce sens, pour le dire encore autrement, deux formes de
réalité, deux “ vies ” ?
La réponse est négative car s’il y a “ un seul monde et une seule vie ”, c’est qu’en réalité le “ vrai cube n’est ni loin
ni près ni ailleurs ”, la vérité n’est pas extérieure à la perception, elle la structure et ordonne : si “ le monde visible ”,
et plus généralement sensible, n’est pas un flux ininterrompu d’apparences toujours changeantes c’est qu’il est, par
conséquent, d’emblée un monde “ vrai ”, soit un monde organisé selon nos idées des choses, sans quoi, précisément,
il serait, non pas un “ monde ” visible − un ensemble ordonné de réalités distinctes − mais un pur chaos.
Bref, ce qui serait “ visible ” ne constituerait pas “ un monde ”.
3. La vérité n’est pas extérieure au monde de l’expérience
En cela réside précisément l’intérêt philosophique du texte : d’un côté, Alain reprend ici à son compte une
conception traditionnelle de la vérité et de la perception ; d’un autre côté, il la nuance et lui donne une formulation
plus contemporaine − ce que nous allons tenter d’expliquer.
Tout d’abord, l’auteur fait sienne une conception traditionnelle de la vérité et de la perception.
En effet, les termes “ voir ” (une chose unique), “ reconnaître ” (saisir l’identité sous la diversité des apparences),
“ comprendre ” (embrasser une multiplicité sous l’unité d’un concept) sont employés dans le texte en un sens
synonyme − ce qui indique que l’acte de perception est en même temps un acte de l’intelligence.
Précisément, l’identification d’une chose, sa “ reconnaissance ” à travers la multiplicité chaotique, voire
contradictoire, de ses apparences, est, à proprement parler, ce qu’une certaine tradition philosophique appelle
perception.
Distincte en cela de la pure sensation, la perception consiste donc à établir un lien entre les différents aspects d’une
chose.
En cela Alain est en particulier fidèle à Descartes, qui, dans la célèbre analyse du morceau de cire, montre que toute
perception est un acte de l’entendement, “ une inspection de l’esprit ” : la cire peut bien changer de consistance, de
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couleur, ou d’odeur, mon esprit me la fait percevoir comme une, au-delà de la diversité de ces données sensibles (cf.
la deuxième méditation des Méditations métaphysiques).
Néanmoins et dans un second temps, Alain précise qu’il n’entend pas pour autant, contrairement à Descartes et,
avant lui, à Platon, diviser la réalité en deux mondes, dont l’un, sensible, serait déprécié au profit de son modèle
intelligible. Ainsi l’idée du cube ne se trouve-t-elle pas dans un monde idéal, ontologiquement et premier : c’est au
contraire le cube en sa vérité “ qui a toujours fait que ce monde visible est vrai et fut toujours vrai ”. La vérité du
cube ne préexiste pas aux apparences au sein desquelles elle est reconnue, et dont elle est indissociable.
Or, cela n’est possible que parce que le monde donné est un monde d’emblée découpé par des mots, par un “
discours ”, c’est un monde construit par le langage : seul le mot en effet peut tenir lieu d’intermédiaire, de médiation
entre les différentes images ressemblantes du cube et son concept.
Comme tel, le monde que nous désignons au moyen du langage est un monde relatif à l’homme − non le pâle reflet
d’un monde éternel, antérieur et absolu. Voilà pourquoi le monde visible est par lui-même le monde vrai − notre
monde par conséquent.
Conclusion
La vérité d’une chose ne réside pas dans une apparence plus objective que les autres, plus “ panoramique ” de la
chose en question. En d’autres termes, et contrairement à ce que l’on croit communément, elle n’est pas déduite
empiriquement de la somme de ses apparences.
La vérité procède d’un discours articulé, soit d’une pensée capable d’unifier les multiples aspects sensibles d’une
chose, d’en saisir l’unité par l’entremise des mots. Par cette pensée seulement le monde nous devient
“ visible ” − c’est-à-dire ici perceptible –, ordonné en choses douées d’unité.
Cela ne signifie pas pour autant, toutefois, qu’il faille séparer le monde de la vérité de celui des apparences : la vérité
dépend des apparences qu’elle unifie et dont elle rend compte. Comme telle, elle est relative à l’homme − au monde
sensible qu’il construit –, elle n’est pas antérieure à lui.
Ce texte d’Alain porte donc sur le lien étroit qui unit la pensée à l’expérience : si notre monde, le monde visible, est
nécessairement vrai, c’est qu’il est d’emblée un composé des deux.
Ouvertures
LECTURES
− Alain, Propos 1 et 2, Gallimard, coll. “ Bibliothèque de la Pléiade ”.
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