R-C9H11N2O4S

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rêverie théâtrale
Michel Beretti
La scène se passe à la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon le
soir du 31 juillet 1958, plus exactement dans l’angle NordOuest du cloître Saint-Jean et dans le jardin des cellules R et S.
Il n’y a pas de décor.
Un comédien interprètera tous les rôles, à l’exception des voix
de Louis Aragon et d’Elsa Triolet qui seront enregistrées.
GEORGETTE ROUX
– Le café, il est fait, allez, Monsieur Philipe !
Gérard Philipe se matérialisa dans le cloître Saint-Jean. Comme un chat.
Personne ne l’avait entendu venir.
LES ENFANTS
– Fais Fanfan ! Fais Fanfan !
Et Gérard Philipe fit Fanfan la Tulipe, se saisit de la canne du papé Puel qui
prenait le frais, exécuta quelques moulinets, changea sa garde, prit la grosse voix
du sergent recruteur, puis la sienne vibra, cristalline.
LES ENFANTS
– Fais attention, Fanfan ! Derrière toi !
LE PAPE PUEL
– Oh, Saint Antoine de Padoue !
Gérard Philipe esquiva l’attaque traîtresse, s’écarta souplement, la canne du
papé s’entortilla, il rattrapa au vol l’épée de son adversaire désarmé qu’il lança
aux enfants, tandis qu’il prenait la tasse de café que lui tendait Georgette Roux. Il
la but en regardant les enfants qui se disputaient l’arme imaginaire.
Dans le jardin d’Hélène Cingria, Jean Vilar, assis à l’écart, silencieux, dans
l’ombre d’un arceau de verdure, à califourchon sur une chaise de paille, avec à
côté de lui une bouteille de whisky intacte, écoutait les voix d’Aragon et d’Elsa
Triolet.
– … putsch à Alger… les parachutistes ont sauté sur la Corse… pleins
pouvoirs au général de Gaulle…
ARAGON
ELSA TRIOLET
– … les communistes n’accepteront pas… partout des comités anti-
fascistes…
Séduisants et secs, ils chuchotaient. Voix tombant d’étoiles lointaines éteintes
depuis longtemps, mais dont la lumière nous parvient encore, de plus en plus
faiblement :
ELSA TRIOLET
– Chut. Le Parti ne doit pas savoir que nous sommes dans la ville
de Vilar.
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Ce jour de juillet 1958, l’Olympique avignonnais avait perdu 4 à 3 contre
l’équipe du Théâtre National Populaire. Le soir, Jean Vilar et Gérard Philippe
avaient joué Lorenzaccio, à moins que ce ne fût la veille, oui, c’était Le Triomphe
de l’Amour qu’ils avaient joué ce soir-là, sous les étoiles, dans le tinel de la
Chartreuse. Le Festival d’Avignon avait sauté le Rhône, on avait reproché à Vilar
le lieu trop petit : rien de populaire.
JEAN VILAR
– Décentralisation
avait répondu Vilar. Les Monuments historiques avaient traîné la patte.
LE PAPE PUEL
– Oh, Saint Antoine de Padoue !
Le papé Puel avait reçu l’ordre strict d’interdire l’accès de la Chartreuse aux
comédiens. Marivaux portait atteinte à la moralité des lieux.
LE PAPE PUEL
JEAN VILAR
– Oh, Sainte Jeanne d’Apt !
– J’attendrai.
avait dit Vilar. Jusqu’à ce soir où ils avaient joué Le Triomphe de l’Amour de
Marivaux dans le tinel au toit écroulé. Les enfants avaient regardé depuis le
clocher de l’église. Les habitants s’étaient tus (le théâtre, ce n’était pas pour eux :
trop cher), l’ânesse Nanette avait été gavée pour qu’aucun braiement importun ne
vienne troubler la représentation :
PHOCION
– Nous voici, je pense, dans les jardins du philosophe Hermocrate.
– Mais, Madame, ne trouvera-t-on pas mauvais que nous soyons
entrées si hardiment ici, nous qui n’y connaissons personne ?
HERMIDAS
D’habitude, on s’appelait d’une fenêtre à l’autre. Le cloître Saint-Jean était
inhabituellement silencieux. Car la Chartreuse n’était pas peuplée de résidents
comme aujourd’hui, mais bien d’habitants, gitans, pauvres, artistes, même une
journaliste suisse, Hélène Cingria.
On faisait les choses en commun ; en commun on louait un lave-linge, on
nettoyait, on s’invitait chez les uns et les autres pour manger châtaignes et
gâteaux. On ne fermait jamais sa porte à clé : ç’eût été considéré comme une
insulte. Mais à l’extérieur…
– Tous des rouges !
Sauf Hélène Cingria qui pinçait les lèvres quand le vendeur de l’HumanitéDimanche se pointait dans le cloître. Mais les habitants lui pardonnaient.
– C’est encore un petit chartreux !
disait-on quand un carreau était cassé dans Villeneuve.
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Donc, dans l’ombre du jardin d’Hélène, sa bouteille de whisky intacte à ses pieds,
à califourchon sur une chaise de paille, cigarette à la bouche, Jean Vilar écoutait
les ombres d’Aragon et d’Elsa Triolet qui n’étaient pas venus cet été-là, depuis
que leur brouille les avaient éloignés de lui. Bernard Dort, spectateur singulier,
tétait un cigare de maçon, mâchonnant un éloge à l’emporte-pièce de Büchner.
Maria Casarès éclatait de rire. Georges Wilson respirait les parfums mêlés du
jasmin blanc et de la lavande.
– Le théâtre est une innocence. Une aberration aujourd’hui.
GEORGES WILSON
BERNARD DORT,
mâchonné – Pensez-vous que le théâtre soit mort ?
GEORGETTE ROUX
– Que cette cuisse de lapin aux olives, je l’ai gardée pour vous,
Monsieur Philipe !
– Non, le théâtre n’est pas mort. Même si les entrepreneurs de
spectacle ont tout fait pour le tuer.
JEAN VILAR
GERARD PHILIPE
– Madame Roux, je voulais être le premier à vous offrir ces
fleurs,
dit l’acteur en tendant à Georgette Roux un bouquet.
GEORGETTE ROUX
– De toutes façons, vous serez le seul à m’offrir quelque chose.
dit Georgette qui savait à quoi s’en tenir sur les hommes. Et elle se mit à rougir,
mais comme il faisait nuit et que le cloître Saint-Jean était mal éclairé, personne
ne s’en aperçut. Bouteille au frais dans le puits, les joueurs de pétanque se
disputaient pour savoir si la boule de Béréziat était plus proche du cochonnet que
celle de Nésançon. Le paquet de gaufrettes, enjeu de la partie qui reviendrait aux
vainqueurs, était posé sur la margelle. L’ânesse Nanette, au plus fort de son quart
d’heure colonial, courait dans tous les sens. L’oie des Béréziat, affolée, sifflait et
cherchait à pincer les mollets des enfants Mounier qui hurlaient, Jean Vilar
fatigué se demandait s’il continuerait l’année prochaine, Gérard Philipe portait
soudain sa main à son cœur et pâlissait, Tatan rentrait ses chèvres dans l’enclos
qui est aujourd’hui un restaurant.
L’ECUYERE
– Bonsoir.
LE PAPE PUEL
– Oh, Saint Antoine de Padoue !
Nanette pila, les oreilles dressées en voyant surgir le grand cheval blanc. Youyou
resta le bec en l’air. Car c’est à ce moment qu’ils parurent, ou peut-être un peu
plus tôt : les gens du cirque ambulant venus répéter leur spectacle dans le cloître
Saint-Jean. En un tournemain, ils avaient délimité la piste circulaire. La beauté
de l’écuyère avait fouaillé les reins de tous les mâles dans le cloître. Un acrobate
faisait des exercices d’assouplissement ; deux clowns répétaient à blanc un
numéro compliqué qui tournait autour de la possession d’une chaise de paille.
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– Quel sens a notre théâtre, ce conflit posé là, devant tous, et dans
l’espace à tous commun, s’il n’est pas fait pour tous ? pour les joueurs de boules,
et les Béréziat, et le papé Puel, et Georgette Roux, et la Tatan qui élève ses
chèvres, et…
JEAN VILAR
BERNARD DORT
– Ce n’est pas le chiffre qui importe, c’est le déchiffrement.
– Non, non, il faut que le peuple en soit le participant, et non le
spectateur passif de l’histoire, trouver la formule qui provoquera le soulèvement
de la salle.
JEAN VILAR
– La foi dans la capacité des peuples à mettre fin à l’oppression et
à instaurer la justice, la confiance dans l’aptitude du peuple au bonheur, le
sentiment positif de l’humanité…
ELSA TRIOLET
ARAGON –
Chut. Comment en parler sans ridicule ?
De plus en plus indistinct, brouillé par les parasites.
ELSA TRIOLET
ARAGON
- Qu’est-ce qui est passé ?
ELSA TRIOLET
ARAGON
– Qu’est-ce qui s’est passé ?
– Qu’est-ce-qui nous manque ?
– Est-ce que quelque chose nous manque ?
BERNARD DORT
– Quand même, un peuple en marche dans des fauteuils…
– Après tout, pendant des siècles le théâtre a disparu, on ne s’en
portait pas plus mal.
MARIA CASARES
GEORGES WILSON
– Il nous faudrait la formule. La formule du théâtre, ce serait
bien pratique.
Pendant ce temps, le cheval blanc tournait autour de la fontaine du cloître SaintJean, l’écuyère debout sur son dos, puis faisant l’arbre droit, sous l’œil exorbité
de Nanette l’ânesse. Les joueurs de boules avaient oublié leur partie.
L’écuyère mit pied à terre et s’avança vers Jean Vilar et Bernard Dort. L’espace
d’une seconde, ses hanches menacèrent la paix des dieux. Des sexes d’hommes
tendirent l’étoffe des pantalons.
LE PAPE PUEL
– Oh, sainte Salomé Myrophore !
Nanette, les oreilles à l’horizontale, regardait le grand cheval blanc, la bouche
ouverte, et Gérard Philippe se sentit aussi ridicule que l’ânesse quand l’écuyère
passa devant lui.
– Cet instant seul demeurera : mon cheval, mon corps de femme sur
son corps de cheval, uni à lui, je sens votre désir qui monte, et votre crainte, ou
L’ECUYERE
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votre envie, du pantin désarticulé foulé par les chevaux. Dites-vous : « Cette
vague, c’est celle que j’ai chevauchée ? »
(car les écuyères des cirques ambulants parlent ainsi certains soirs)
Je suis présence pure, pur présent, l’im-médiat.
Puis l’écuyère se tut. Jean Vilar restait silencieux. Bernard Dort, dont le cigare
s’était éteint, bâtissait une argumentation savante. A cet instant, les astres
s’éteignirent. Une montagne passa devant les étoiles et les masqua. Les hommes
interrogèrent le ciel.
– Travail d’espion, le théâtre. Traquer ce qu’il y a sous les
apparences, les mots sous les mots. S’il n’est pas quête de sens, que votre art
disparaisse ! L’homme habite les mots, sa seule maison : demeure de l’être. S’il
n’est pas quête de l’être, abandonnez votre art.
RENE CHAR
– Le rituel que je conduis est plus ancien que le vôtre ! J’étais là aux
commencements de l’humanité. Il n’y avait aucune distance entre ceux qui
jouaient et ceux qui regardaient. Et puis vos mots sont venus se mettre entre nous
et ceux qui nous regardent. Mots superflus. Mon art ignore les mots qui séparent.
Les mots diviseurs, vous les avez adorés, et vous avez tué ce qui fait que le théâtre
est spectacle.
L’ECUYERE
– Changez-vous la face de notre tourment ? Pouvez-vous vaincre la
terreur de notre mal ? L’homme adhère à tout ce qu’il invente. Et ce qu’il invente
le jette dans la banalité. Contre l’immobilité meurtrière, l’hypnotisme où nous
sommes en train de nous pétrifier par notre propre faute, pénicilline, tel est le
théâtre.
RENE CHAR
L’écuyère et René Char se regardèrent, d’égal à égal, se fixèrent longtemps sans
qu’aucun baissât les yeux. Puis l’écuyère remonta sur son cheval blanc. La partie
de boules reprit. Bernard Dort ralluma son cigare. Jean Vilar fit une place à
René Char. L’année suivante, il y eut encore un festival.
LE PAPE PUEL
L’ENFANT
– Sainte Marguerite-Marie Alacoque !
– Tiens.
L’enfant avait longtemps hésité avant de s’approcher. En grand mystère, il donna
à Gérard Philippe un petit papier caché dans le creux de sa main refermée.
GERARD PHILIPE
– Qu’est-ce que c’est ?
– La formule du théâtre que vous cherchez. Je l’ai trouvée dans le
dictionnaire.
L’ENFANT
Gérard Philipe déplia le papier et lit : « R-C9H11N2O4S ». Lui aussi prit un air
mystérieux, secoua la tête en remerciement et empocha la formule. L’enfant
retourna jouer au ballon. Déjà il avait oublié. A ce moment, la fumée du cigare de
Bernard Dort envahit la scène et l’obscurcit.
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fin
Cette brève rêverie théâtrale a été écrite à la suite de la lecture d’une lettre, datée du 17 octobre 1951, adressée
par René Char à Jean Vilar, qui m’a été communiquée par Marie-Claude Billard, conservateur à la Bibliothèque
nationale de France, et des souvenirs des derniers habitants de la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon selon
lesquels un petit cirque serait venu répéter au cloître Saint-Jean. Dans le jardin de la cellule R, Jean Vilar
retrouvait René Char, Gérard Philipe... et c’est là qu’Hélène Cingria organisa le déjeuner de réconciliation entre
Jean Vilar et Aragon. Je remercie vivement Marie-Claude Billard pour son accueil et sa disponibilité pendant
cette résidence à la Maison Jean Vilar d’Avignon, antenne régionale d’ANETH, parallèle à celle, au long cours,
à la Chartreuse.
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