france-allemagne, des fissures sur l`édifice

Transcription

france-allemagne, des fissures sur l`édifice
europe
jerzy lukaszewski1
France-Allemagne, des fissures sur
l’édifice
Au cours des dernières décennies, le tandem franco-allemand a joué un rôle
de premier plan dans la vie de l’Union européenne des 27 (UE), de l’Union
économique et monétaire des 17 (zone euro), et de l’Europe au sens le plus
large. À de nombreuses reprises, il a aussi fait sentir son poids dans les affaires
mondiales.
À certains acteurs et observateurs de la vie publique, le « partenariat privilégié » Paris-Berlin a paru pesant. Ils pensaient qu’il était incompatible avec
« l’esprit communautaire » ; que moins d’exclusivité et davantage de coopération plus large seraient mieux adaptées à un groupement d’États en voie
d’intégration. D’autres encore craignaient que ce partenariat serve surtout les
intérêts, ou même les penchants dominateurs, des deux puissances.
Mais il n’a pas manqué non plus de politiciens et de commentateurs – et pas
uniquement en France et en Allemagne – pour croire que le train européen,
composé de wagons de différentes tailles et de différents poids, avait besoin
d’une puissante locomotive pour avancer ; que la difficulté de discuter et de
décider dans le groupe des 27 ou des 17 pouvait rendre souhaitable et bénéfique un projet élaboré à deux ; que la collaboration entre la France et l’Allemagne se révélait souvent avantageuse pour l’Union dans son ensemble ; que,
sans l’effort financier de ces deux États, l’Union n’aurait pas été en mesure de
mener ses diverses politiques ; et que – somme toute – sans la réconciliation et
la coopération de ces deux grands pays, ni la paix en Europe, ni son intégration économique et politique n’auraient pu être assurées.
Depuis des décennies, l’Europe et le monde se sont habitués à ce que, avant
chaque importante réunion au sein de l’Union ou sur le plan mondial, les positions de Paris et de Berlin soient coordonnées au préalable et qu’ensuite les
deux capitales agissent de façon solidaire. Mais les choses ont changé récemment. Les derniers Sommets (Conseils) européens n’ont pas été préparés en
commun et les controverses ont éclaté au grand jour. La nouvelle situation
occupe les chancelleries diplomatiques et donne du grain à moudre à la presse
internationale, surtout à la française et à l’allemande. À propos du Sommet
d’octobre 2012, la Frankfurter Allgemeine notait : Cette fois, les protagonistes
1. Recteur honoraire du Collège d’Europe, ancien ambassadeur de Pologne en France.
LA REVUE générale – Numéro 06-07 / 2013 39
europe
jerzy lukaszewski
eux-mêmes, en particulier la partie française, ont publiquement affiché leur
différend comme une confrontation. Le président Hollande a annoncé devant
les micros que la position de sa partenaire allemande ne trouve aucune justification dans les faits, mais est déterminée par des considérations de politique
intérieure, notamment par le calendrier électoral. Le Sommet européen des 28 et 29 juin 2012 avait déjà donné lieu à une très
sérieuse collision entre les politiques de Paris et de Berlin, au sujet des remèdes à la crise économique et de la politique de l’Union. Ayant habilement
gagné le soutien de l’Italie et de l’Espagne ainsi que du parti social-démocrate
allemand (SPD)2, le président Hollande a réussi à faire accepter le « Pacte
européen de croissance », qui implique une dépense de 120 milliards d’euros.
Souhaitant être assurée que, dans les chambres législatives allemandes, le
SPD vote pour la ratification du nouveau Traité sur la zone euro et pour la
mise sur pied du Mécanisme européen de stabilité, Angela Merkel a donné son
accord à ce Pacte. Mais tout le monde sait qu’elle l’a fait à contrecœur (ce qui
a permis au SPD de présenter l’affaire comme une capitulation et un échec de
la chancelière).
En effet, Mme Merkel est allergique à tout ce qui rappelle le keynésianisme,
dont se réclament aujourd’hui les politiciens et les partis « progressistes » des
deux côtés de l’Atlantique. L’actuelle situation économique de l’Allemagne,
certainement enviable en comparaison avec celles des autres pays occidentaux, n’est pas le résultat du déversement de l’argent public sur le marché,
mais de méthodes plus simples, plus sures, et somme toute, plus efficaces :
équilibre des finances publiques ; réduction ou, au moins, stabilisation de la
dette publique ; réforme du marché du travail et modération salariale ; maintien
de la compétitivité ; consolidation de la confiance des marchés ; indéfectible
adhésion au principe de l’unité de l’Europe. Dans son discours au Bundestag,
dans la matinée du 18 octobre 2012, la chancelière a exposé les lignes de sa
politique européenne, en insistant sur la nécessité d’une discipline fiscale et
budgétaire rigoureuse dans tous les États membres de la zone euro. En suivant
Wolfgang Schaüble, son infatigable ministre des Finances, Mme Merkel s’est
ralliée à l’idée de la soumission préalable des budgets nationaux (ou plutôt des
projets de ceux-ci) à un membre de la Commission européenne, doté d’un droit
de veto, et souhaitait discuter de cette idée au Sommet. Mais avant l’ouverture
du Sommet, dans la soirée du même jour, le président Hollande a écarté, d’une
façon inhabituellement ferme, ce thème de l’agenda de la réunion, en soulignant qu’on discuterait de l’union bancaire de la zone euro et non pas « d’une
union fiscale ». Ainsi, le Sommet a concentré ses débats sur l’union bancaire
et – suivant le projet préparé par le commissaire français Michel Barnier – a
pris les dispositions nécessaires pour assurer le contrôle et la coordination des
activités de 6 000 banques de la zone euro.
2. Le SPD occupe dans les affaires européennes une position qui ne diverge pas fondamentalement de celle du parti majoritaire (CDU/CSU). Mais il souhaite évidemment remplacer
ce dernier au pouvoir et cherche à s’en démarquer aux yeux de l’opinion publique.
40 LA REVUE générale – Numéro 06-07 / 2013
europe
France-Allemagne, des fissures sur l’édifice
Certes, la chancelière a voulu la mise sur pied de cette mesure. Mais elle
voulait aussi que, outre les unions économique, monétaire et bancaire, soit
instaurée une union budgétaire et, surtout, une authentique union politique.
Elle prône également la méthode « communautaire » et non « intergouvernementale » dans la gestion des affaires de l’Union et de la zone euro, et un
transfert plus poussé des compétences des États membres vers les organes de
l’UE. En bref, le gouvernement de la République fédérale d’Allemagne (RFA)
tend vers la fédéralisation, sinon de l’Union tout entière, au moins de la zone
euro. Or, dans ce domaine sa position se heurte à l’attitude de la France, très
sourcilleuse sur le point de la souveraineté. Au sein de la Grande Nation, le
terme fédéralisme n’a pas encore perdu sa signification péjorative. Par la bouche de son ministre des Affaires européennes, l’actuel gouvernement français
a fait savoir à plusieurs reprises qu’une réforme institutionnelle de l’Union
ne revêt aucun caractère d’urgence et ne doit pas constituer un préalable aux
mesures de lutte contre la crise.
À Berlin, cette attitude de la France est considérée d’un œil très critique – et
ceci, pas seulement au sein du parti majoritaire. L’ancien chancelier social-démocrate Gerhard Schröder déclare dans une interview au Figaro : La France a
toujours défendu l’Europe politique. Mais elle n’a pas voulu reconnaitre que
cela implique de transférer des pouvoirs des États nationaux vers le niveau
supranational. On a voulu croire en France qu’on pouvait réclamer un gouvernement économique et une union politique tout en continuant de concentrer les pouvoirs au sein de l’État national. La France doit trancher ce débat.
Si la France veut une union politique, elle devra transférer des pouvoirs de
décision. C’est une question de leadership politique. Ajoutons que Paris et Berlin divergent profondément au sujet de la Banque
centrale européenne (BCE). L’actuel gouvernement de la République française (RF) se déclare favorable à un « rôle actif » de celle-ci dans la lutte
contre la crise, même au prix d’une accélération de l’inflation. Or, le gouvernement de la République fédérale défend fermement la thèse que la tâche
essentielle de la Banque, consignée d’ailleurs dans son acte fondateur, consiste
à empêcher l’inflation. L’Allemagne reste toujours traumatisée par le souvenir de l’inflation du début des années 1920 et de la catastrophe économique,
sociale et politique qui en résulta, en engendrant notamment des pathologies
telles que le nazisme. La France prône la mutualisation, ou la communautarisation, des dettes des pays membres de la zone euro, tandis que l’Allemagne s’y oppose. Non seulement parce qu’elle supporterait l’essentiel du cout
d’une telle mesure, mais aussi parce qu’elle croit que cela pourrait conduire
au retour de mauvaises habitudes dans certains États, au relâchement du sens
de la responsabilité et au laxisme budgétaire.
Au moment où sont rédigées ces lignes, la France de M. Hollande accentue
son opposition à la politique menée par l’Allemagne et durcit de façon inhabituelle sa critique de Mme Merkel. Un long document du parti socialiste3,
3. Coordinateur du texte : Jean-Christophe Cambadélis, député PS de Paris.
LA REVUE générale – Numéro 06-07 / 2013 41
europe
jerzy lukaszewski
préparé pour la convention nationale de celui-ci le 16 juin 2013, incite ouvertement à « l’affrontement » avec la RFA, avec la politique d’austérité qu’elle
mène et qu’elle veut imposer aux autres. Le premier secrétaire du parti appelle
son pays à « être à la pointe de la confrontation » avec la chancelière. Plusieurs
autres dirigeants du PS et plusieurs membres du gouvernement souscrivent
à cette ligne et s’en font les porte-parole dans les médias. À la politique du
désendettement, de la réduction des déficits publics et de la stabilité monétaire, menée par le voisin d’outre-Rhin, ils opposent celle de la croissance, du
combat contre le chômage et de l’augmentation du pouvoir d’achat. Le spectre
de l’inflation et de la perte de confiance des marchés ne semble nullement les
préoccuper.
Les personnalités qui dirigent actuellement la République française savent
bien qu’étant membre de l’UE et de la zone euro, leur pays ne peut pas mener
cette politique seul et que, surtout, il ne peut pas infléchir seul la ligne de
conduite de la Banque centrale européenne. Mais elles espèrent rassembler
autour de la France un large front de pays endettés, souffrant de la récession
et d’un chômage de masse.
Nous avons signalé plus haut qu’au début de son mandat, M. Hollande avait
réussi à créer un semblant de triangle de coopération étroite Paris-RomeMadrid – et certains de ses gestes suscitaient l’impression que cette configuration nouvelle pouvait se substituer à l’axe Paris-Berlin. Il affirmait très adroitement que l’Europe ne se décide pas à deux et se présentait comme partisan
de l’intégration solidaire et non pas de l’intégration budgétaire. Après le remplacement à la tête du gouvernement à Rome de Mario Monti par Enrico Letta,
du Parti démocrate (anciennement communiste), il est aujourd’hui encore plus
probable qu’hier que l’Italie restera dans le sillage de la France, de même que
l’Espagne, accablée par sa situation économique. Et il ne serait pas difficile
d’établir une liste d’autres pays, gouvernés tant par le gauche que par la droite,
qui seraient tentés de s’aligner sur la France, pour des motifs idéologiques ou
à cause de la crise, pour ne pas parler d’une antipathie atavique à l’égard de
l’Allemagne et du souvenir toujours vivace des crimes nazis.
Mais la chancelière reste sur ses positions, d’autant plus sûre d’avoir raison
que sa politique apporte à l’Allemagne des succès réels. Elle est aussi déterminée à ne pas se laisser isoler au sein de l’Union. Lors du Sommet européen des
7 et 8 février 2013, Mme Merkel a soutenu les demandes de David Cameron
relatives au budget de l’UE et s’est déclarée favorable à une solution de compromis en ce qui concerne les propositions avancées par le Premier ministre
britannique dans son discours retentissant du 23 janvier dernier. L’attitude de
la chancelière a surpris certains acteurs et commentateurs de la politique européenne, tant les thèses de David Cameron sont éloignées de la doctrine du
gouvernement allemand. Mais d’autres n’ont pas manqué de discerner que ce
virage politique est un corollaire de l’état actuel des relations franco-allemandes. Le document du PS que nous avons signalé plus haut le dit à sa façon :
Le projet communautaire est meurtri par une alliance de circonstance entre
42 LA REVUE générale – Numéro 06-07 / 2013
europe
France-Allemagne, des fissures sur l’édifice
les accents thatchériens de l’actuel premier ministre britannique et l’intransigeance égoïste de la chancelière Merkel. Mme Merkel espère probablement pouvoir calmer les ardeurs de son jeune
collègue britannique avec le temps. Toutefois, il ne faut pas perdre de vue
que d’autres considérations peuvent sous-tendre l’actuelle convergence entre
l’Allemagne et la Grande-Bretagne. L’économie libérale britannique parait
plus proche de « l’économie sociale de marché » allemande, dotée d’un considérable coefficient de flexibilité, que l’économie française étatiste, surrégulée
et rigide. Et les liens de l’économie allemande avec le marché financier de
Londres sont plus denses que ceux de n’importe quel autre pays continental. Sur les 90 000 spécialistes bancaires actifs dans la City, 8 000 travaillent
pour la Deutsche Bank. Il semble très probable que plusieurs pays, notamment
au nord et à l’est de l’Union, se rangeraient plutôt autour d’un éventuel axe
Berlin-Londres que du triangle Paris-Rome-Madrid. De nouveaux regroupements commencent à se dessiner au sein de l’Union.
Spéculer sur la défaite de Mme Merkel aux élections fédérales de septembre
prochain – comme le font certains politiciens de gauche à Paris – est hasardeux.
Les sondages de l’opinion publique démontrent qu’elle jouit d’un soutien plus
grand que n’importe quelle personnalité politique de droite ou de gauche, à la
seule exception du président de la RFA, Joachim Gauck. Mais, même si les
sociaux-démocrates et les verts réunis devaient gagner les élections et former
un gouvernement avec Peer Steinbrück pour chancelier, un changement de la
politique actuelle n’aurait pas lieu, ou ne serait qu’apparent. Le candidat chancelier a été ministre des Finances dans le précédent cabinet de grande coalition
de Mme Merkel et s’y est fait connaitre comme partisan convaincu de la rigueur. Par ailleurs cette politique avait été conçue et appliquée par le chancelier
social-démocrate Gerhard Schröder (le célèbre Agenda 2010).
Le poids de l’histoire
L’axe Paris-Berlin a été construit il y a plus de 60 ans, grâce à la vision et à la
détermination des plus grands hommes d’État du xxe siècle. Il avait pour but
d’infirmer la thèse que la France et l’Allemagne étaient condamnées au conflit.
Rappelons qu’après la Première Guerre mondiale, Aristide Briand, plusieurs
fois Premier ministre et ministre des Affaires étrangères de la IIIe République,
avait fait un effort mémorable pour sortir du cercle vicieux des affrontements
et des récriminations mutuelles et réconcilier les deux nations dans une sorte
de lien fédéral englobant d’autres États européens. Mais son grand dessein
avait été balayé de l’ordre du jour par le cataclysme économique de 1929,
incitant les États à « défendre leurs intérêts nationaux », aggravant le chaos,
faisant grandir des forces politiques extrêmes et ouvrant la voie à un nouveau
conflit mondial.
Après la Seconde Guerre mondiale, l’idée de Briand a été reprise par Robert
Schuman, ministre français des Affaires étrangères dans huit gouvernements
successifs de la IVe République (du 27 juillet 1948 au 23 décembre 1952).
LA REVUE générale – Numéro 06-07 / 2013 43
europe
jerzy lukaszewski
Lorrain, éduqué dans les universités allemandes, avocat à Metz, citoyen
du Reich pendant les 32 premières années de sa vie, il connaissait bien les
Allemands et ne croyait pas qu’ils aient tous été des nazis et des criminels.
Convaincu que la politique de répression et de revendication, répandue dans
l’opinion publique et la classe politique françaises, au lendemain de la Guerre,
était stérile et dangereuse, il s’était fixé pour objectif de rapprocher les deux
nations dans le cadre d’une construction européenne ouverte aux États voisins.
La Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), selon lui première étape de l’édification d’une fédération européenne indispensable à la
préservation de la paix, a permis de passer du monde des rêves, des discours
et des projets dans la sphère des réalisations concrètes. Certes, elle a servi de
tremplin à la mise sur pied de la Communauté économique européenne (CEE)
et de l’Union d’aujourd’hui. Elle a revêtu une importance capitale pour l’évolution de l’Europe. Mais elle a offert aussi un fondement solide à la réconciliation et la coopération entre la France et l’Allemagne.
La CECA n’aurait pas vu le jour sans la confiance et la collaboration entre
Robert Schuman et Konrad Adenauer, chancelier de la République fédérale
d’Allemagne officiellement constituée le 23 mai 1949. Adenauer a été un
Européen convaincu depuis les années 1920 et un antinazi tout aussi convaincu,
ce qui a attiré sur lui et ses proches la haine et la vengeance du pouvoir hitlérien.
C’est lui qui a conçu et scrupuleusement appliqué la doctrine selon laquelle,
pour exister et prospérer, l’Allemagne démocratique devait être fermement et
irréversiblement insérée dans une solide structure politique européenne et que,
sans l’unification de l’Europe, il n’y aurait jamais de réunification de l’Allemagne. Cette doctrine est devenue le credo politique de son parti (CDU/CSU)
et a été graduellement acceptée par d’autres formations politiques allemandes
– le SPD inclus –, et est restée invariablement jusqu’à nos jours le principe
conducteur de la République fédérale. C’est de cette doctrine que se réclament
aujourd’hui la chancelière Merkel et ses ministres. C’est à elle qu’adhère la
grande majorité du peuple allemand, comme le montrent tous les sondages
d’opinion.
L’insertion dans la CECA, puis dans la CEE, a permis à l’Allemagne postnazie de sortir de l’isolement dans lequel l’avait précipitée la dictature hitlérienne, de devenir graduellement un État comme les autres, de se lier avec les
pays voisins par un dense réseau de collaboration et d’interdépendance, et
de prendre la forme de la démocratie exemplaire que nous connaissons. C’est
au sein de la CECA qu’est née et s’est affirmée peu à peu une relation privilégiée entre la France et l’Allemagne, grâce aux efforts de Schuman, homme
de deux cultures, et d’Adenauer, francophile comme une grande partie de la
bourgeoisie catholique rhénane de son époque. L’un et l’autre étaient convaincus que telle était la vocation de leurs pays – et que cette relation devrait servir
l’Europe.
L’affirmation que le traité de l’Élysée de 1963 représente un tournant décisif dans les relations franco-allemandes relève – aux yeux d’un observateur impartial – du domaine des mythes politiques dont abonde l’histoire de
44 LA REVUE générale – Numéro 06-07 / 2013
europe
France-Allemagne, des fissures sur l’édifice
France, ou plus exactement la présentation officielle de celle-ci. En réalité,
le vrai tournant a eu lieu au début des années 1950 et a été l’œuvre de deux
hommes, animés par une grande et généreuse vision et capables d’une action
courageuse, habile et patiente. L’acte élyséen – prévoyant une coopération
étroite des deux puissances dans les domaines des affaires étrangères, de la
défense et de l’éducation – a revêtu une certaine signification symbolique,
mais n’a apporté aucun changement réel, car, en le ratifiant, le Bundestag y
a ajouté un Préambule qui l’a vidé du contenu souhaité par le Président de la
France. Même les députés CDU/CSU n’étaient pas disposés à suivre le vieux
chancelier. Ils n’avaient plus confiance dans son intuition et son jugement
politiques.
Adenauer s’est engagé dans un resserrement ostentatoire des liens avec la
France, car il souhaitait disposer de l’appui de celle-ci dans son opposition aux
tendances – plutôt imaginaires que réelles – des puissances anglo-saxonnes
d’aboutir à un accord avec l’URSS prévoyant la neutralisation de l’Allemagne. L’accord de 1955 au sujet de l’Autriche pouvait faire craindre que de
telles tendances existent. Or, le chancelier croyait fermement – à tort ou à
raison – que l’application de la solution autrichienne à l’Allemagne aboutirait
tôt ou tard à la bolchévisation de son pays.
Pour sa part, le général de Gaulle espérait que, profitant du resserrement des
liens avec la République fédérale, il pourrait « libérer » l’Europe occidentale
des influences anglo-saxonnes et assurer ainsi un rôle prépondérant à son pays
dans cette partie du continent. Dans le duo France-Allemagne, la première
devait évidemment avoir la position de senior partner. Ceci pouvait paraitre
réalisable à un esprit doté de beaucoup d’imagination et de volonté, car la
République fédérale ne s’étendait à l’époque que sur la partie occidentale de
l’Allemagne et son contour géographique rappelait celui de la Confédération
du Rhin – protectorat de l’empire napoléonien au début du xixe siècle – ; sa
population n’était pas plus grande que celle de la République française et le
gouvernement de Bonn menait une politique de « profil bas », conscient de
l’hypothèque nazie qui pesait sur le pays. D’ailleurs, une alliance bilatérale
conclue en grande pompe, à la manière de Richelieu ou de Talleyrand, cadrait
mieux avec l’idée de l’histoire et de la politique qui animait le Général que
« le méli-mélo du charbon et de l’acier » ou la CEE, qu’il n’appelait jamais
autrement que « le marché commun ».
Mais dans les années 1960, la majorité de la classe politique allemande optait
plutôt pour l’intégration européenne – telle que l’avaient conçue et conduite
Monnet et Schuman, Adenauer et De Gasperi, Spaak et Beyen – que pour l’alliance bilatérale avec la France. Elle croyait, d’autre part, que la présence des
États-Unis en Europe et le cadre de l’OTAN constituaient une meilleure garantie de sécurité que l’association étroite avec son voisin d’outre-Rhin. D’où le
Préambule au traité de l’Élysée, que le Général a pris comme une offense personnelle. Ajoutons qu’ayant perdu le soutien des chambres législatives et de
l’opinion publique, Konrad Adenauer a présenté sa démission quelques mois
après la signature du traité et que son successeur, Ludwig Erhard, appartenant
LA REVUE générale – Numéro 06-07 / 2013 45
europe
jerzy lukaszewski
à l’aile libérale de la CDU, n’avait pas beaucoup de sympathie pour la France
gaulliste, avec son étatisme et ses aspirations au rôle de puissance mondiale.
Les idées du Général sur la grandeur et la vocation de la France lui paraissaient des chimères détachées de la réalité et incompatibles avec l’esprit du
temps. L’axe Paris-Bonn se trouva ainsi au point mort.
Profondément déçu, le Général reporta son attention et ses efforts sur la réalisation de sa nouvelle idée : l’Europe de l’Atlantique à l’Oural. Un rapprochement avec la Russie soviétique, accompagné d’un relâchement des « blocs »
occidentaux – à savoir de la CEE et de l’OTAN – censé provoquer un relâchement analogue à l’Est, devait libérer les composantes du Vieux Monde pour
une nouvelle synthèse européenne autour de l’axe Paris-Moscou. La France,
partenaire occidental privilégié du géant soviétique, devait grâce à cette configuration consolider son rôle de puissance mondiale. Mais Moscou, très favorable au relâchement des « blocs » occidentaux, n’avait pas la moindre intention de tolérer un processus analogue dans sa sphère d’influence. Et l’a prouvé
d’une façon éclatante en envahissant la Tchécoslovaquie en 1968. Ce fut un
véritable affront pour de Gaulle.
Soyons clair, le Général a été un géant politique. Il a profondément marqué
l’histoire de son pays et celle de l’Europe. Après la lourde défaite militaire de
1940, dans une situation en apparence désespérée, il a décidé de continuer la
guerre contre l’Allemagne. Il a conduit le processus de décolonisation et a doté
la France d’une constitution dont elle avait besoin. Mais il est aussi indéniable
qu’en abandonnant la présidence de la République en 1969, il laissait le pays
affaibli, isolé, entouré d’une atmosphère de méfiance. Certaines de ses actions
ont entrainé des conséquences qu’il n’avait assurément ni prévues, ni souhaitées. L’Allemagne du chancelier Willy Brandt a appris la leçon de « l’ouverture à l’Est » et s’est lancée corps et âme dans son Ostpolitik que le Kremlin
a jugée bien plus intéressante que l’offre du général de Gaulle. Les dirigeants
soviétiques ont montré que les « partenaires privilégiés » occidentaux sont
pour eux interchangeables. À Bonn, la nouvelle doctrine de « convergence »
entre l’Est et l’Ouest, entre le communisme et le capitalisme, s’est emparée
des esprits. L’élan et la cohésion de l’Europe communautaire, telle qu’elle
avait été mise sur pied dans les années 1950, ont été affaiblis. Le bon climat
des relations franco-allemandes s’est évanoui pour plusieurs années. Et il a
fallu ensuite beaucoup d’imagination, de bonne volonté et d’effort pour remettre le mécanisme de coopération Paris-Bonn sur les rails.
Cette relève est associée aux noms de Giscard d’Estaing et Schmidt, Mitterrand
et Kohl, Chirac et Schröder. Chacun de ses tandems a réussi à créer un climat de confiance mutuelle. Au premier, on doit la mise sur pied du Conseil
européen (des chefs d’État et de gouvernement), destiné à devenir – d’abord
de facto, ensuite de jure – l’organe suprême de la Communauté/Union ; la
création du Système monétaire européen et de l’écu, unité de comptes européenne, à savoir deux jalons importants sur la route vers l’union économique
et monétaire ; l’élection du Parlement européen au suffrage universel, c’està-dire le passage de la CEE du modèle technocratique vers le modèle démo46 LA REVUE générale – Numéro 06-07 / 2013
europe
France-Allemagne, des fissures sur l’édifice
cratique. Grâce au deuxième, la CEE a absorbé le choc de l’effondrement du
communisme international et de la réunification de l’Allemagne, a renforcé
ses structures institutionnelles par le traité de Maastricht (sans toutefois se
transformer en une vraie fédération à cause du veto britannique), est devenue
« l’Union » et a pris les dispositions pour pouvoir s’élargir vers l’est. Le troisième a dû faire face aux nouveaux phénomènes sociaux de « fatigue de l’Europe » et d’euroscepticisme, ainsi qu’au choc du rejet du traité constitutionnel
par la France et les Pays-Bas, mais a réussi à créer enfin l’union économique
et monétaire et la monnaie unique.
La coopération entre Nicolas Sarkozy et Angela Merkel ne s’est pas organisée sans difficulté, tant pour des raisons politiques que personnelles (à cause
de son caractère remuant, pour ne pas dire excessif, le président n’a jamais
conquis la sympathie de la classe politique et de l’opinion publique de l’Allemagne ; les caricaturistes le présentaient systématiquement comme un petit
Napoléon). Mais peu à peu, elle a atteint la vitesse de croisière et a pu affronter
avec succès les énormes défis de la crise économique et des risques sociaux
et politiques qui en découlent. Il mérite d’être souligné que c’est finalement
grâce à l’entente entre le président et la chancelière, et à l’immense effort
financier de leurs deux États, que les pays méridionaux de l’UE ne se sont
pas effondrés, que la monnaie unique n’a pas disparu, que la zone euro n’a
pas éclaté et que l’Union ne s’est pas décomposée. Ajoutons que c’est surtout
grâce à Nicolas Sarkozy et Angela Merkel qu’a vu le jour le « traité sur la
stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et
monétaire », qui fait de la zone euro le foyer d’une intégration approfondie et
multidimensionnelle, laquelle est devenue impossible au sein de l’Union des
27 à cause de l’opposition de la Grande-Bretagne. Mais déjà à l’époque du
duo Sarkozy-Merkel, le manque d’équilibre et de cohésion entre la France et
l’Allemagne se faisait sentir et devenait de plus en plus visible.
Deux nations mal ajustées
Au premier coup d’œil, la France et l’Allemagne représentent des poids proches ou, au moins, comparables. Population : 65 et 82 millions ; PIB : 1 997
et 2 571 milliards d’euros. Mais, à y regarder de plus près, on remarque de
très importantes différences entre elles et on ne peut pas s’empêcher de se
poser des questions sur l’avenir de leurs relations et sur leur attitude à l’égard
de l’intégration européenne. Quelques faits fondamentaux sont à la base de
plusieurs autres : le tempérament des deux peuples, leur tradition politique, le
climat de leur vie sociale.
La France reste toujours marquée par la Grande Révolution, la Commune
de Paris, la fascination de la révolution bolchevique et l’influence politique
et intellectuelle du parti communiste (PCF), pendant des décennies la plus
grande formation politique du pays. Après l’effondrement du communisme
international et la dislocation de l’URSS, le PCF est devenu un groupement
numériquement insignifiant. Mais la mentalité communiste a très bien survécu
au tremblement de terre politique des années 1989 et 1990. Elle est présente
LA REVUE générale – Numéro 06-07 / 2013 47
europe
jerzy lukaszewski
dans les syndicats et les partis de gauche, oriente leur action et retentit dans
leur discours. La France ne cesse pas d’être le pays de la lutte des classes. La
solution des conflits sociaux et politiques par voie de compromis y est rare.
Les grèves d’occupation, les séquestrations de patrons ou de leurs représentants, le blocage des routes, les manifestations de rue, le saccage des bâtiments
publics y constituent une part du quotidien. Bien que ceci semble invraisemblable après ce qu’a vécu l’Europe de l’Est, les sondages d’opinion indiquent
qu’un tiers des Français seulement est favorable à l’économie de marché.
L’étatisme et les nationalisations font toujours partie du rêve.
Dans une telle situation, les réformes structurelles qu’exige l’évolution du
monde sont extrêmement difficiles, sinon impossibles, à proposer et à exécuter. Les promesses démagogiques restent le moyen le plus sûr d’ouvrir les
portes du pouvoir. Mais il faut ensuite les réaliser, au moins en partie. D’où
des mesures allant à l’encontre de l’intérêt vital du pays. Mitterrand a abaissé
l’âge du départ à la retraite de 65 à 60 ans. Sarkozy a osé y apporter une timide
rectification, en le portant à 62 ans. Mais, après les élections présidentielles
et parlementaires de 2012, le nouveau gouvernement est revenu à 60 ans (non
pas pour la totalité, mais pour une grande partie des travailleurs). Cette décision contraste avec celles prises ces derniers temps par la plupart des pays du
continent (par exemple, l’Allemagne et la Pologne ont porté l’âge du départ
à la retraite à 67 ans, l’Italie et l’Espagne à 66 ans). Elle ne tient pas compte
non plus du fait que la France porte déjà le lourd fardeau de 16 millions de
retraités.
Le gouvernement Jospin (1997-2002) a introduit la semaine de travail de 35
heures, provoquant ainsi une grave désorganisation de plusieurs secteurs de
production et de services (en particulier du service de santé) et une baisse
significative des investissements, en premier lieu des investissements étrangers. Le nombre d’heures qu’un travailleur preste par an s’élève aujourd’hui à
1 679 en France, mais à 1904 en Allemagne. Le salaire par heure de travail a
augmenté (dans la période 2001-2011) de 39,2 % en France, mais de 19,4 %
en Allemagne. Ainsi il est monté à 34,2 € en France et à 30,1 € en Allemagne.
Il n’est pas nécessaire d’ajouter d’autres données pour comprendre pourquoi
la France souffre actuellement d’un grave manque de compétitivité ; pourquoi
les produits français, souvent novateurs et de belle qualité, ne trouvent pas de
débouchés : pourquoi la crise y a pris une tournure particulièrement aigüe ;
pourquoi le chômage n’y cesse pas d’augmenter ; pourquoi les tensions sociales s’y aggravent. Face à cet état de choses, tous ceux qui aiment la France,
dont l’auteur de ces lignes, ne peuvent qu’être peinés.
La situation actuelle de la République fédérale est aux antipodes de celle de
la République française. Du fait essentiellement d’une tout autre culture de
la vie sociale. En Allemagne, il est possible de se référer à l’intérêt général et de compter que l’intérêt corporatiste lui sera subordonné. Les discussions du gouvernement et du patronat avec les syndicats sont parfois longues
et difficiles, mais consistent en un échange d’arguments rationnels, non pas
idéologiques, et conduisent en règle générale à des solutions de compromis.
48 LA REVUE générale – Numéro 06-07 / 2013
europe
France-Allemagne, des fissures sur l’édifice
Grâce à un tel climat, le gouvernement Schröder a pu présenter aux partenaires sociaux et mettre en œuvre un ambitieux programme d’assainissement
et de développement de l’économie, à savoir l’Agenda 2010. Ce programme
exigeait un effort important et bien coordonné de toute la société, notamment
des travailleurs de l’industrie, et le renoncement à plusieurs privilèges sociaux
obtenus les années précédentes. Mais il a apporté des résultats dignes d’admiration. L’Agenda 2010 reste le fondement de l’actuelle situation économique
et sociale de la RFA, particulièrement favorable sur l’arrière-fond de la crise
actuelle. Les dures épreuves du totalitarisme et de la guerre, la tradition séculaire de la discipline et du bon travail font que les forces actives de la société
assument des positions modérées et sont disposées à trouver des solutions
communes. Il y a, bien sûr, des grèves, mais elles sont rares, normalement de
courte durée et dépourvues de toute violence.
Grâce à cette situation, la RFA maintient un minimum de croissance dans un
environnement en crise : 0,9 % du PIB (la RF, 0 %) ; réduit le déficit des finances publiques à -0,2 % du PIB ( la RF, -4,8 %) ; et stabilise la dette publique :
81,9 % du PIB (la RF, 90,2 %)4. En plus, la RFA renforce d’année en année sa
phénoménale capacité de concurrence et augmente ses exportations, surtout
sur les marchés non européens. Elle est, sur le plan mondial, la deuxième puissance exportatrice après la Chine. En 2012, la valeur de ses exportations s’élevait à 1 097 milliards d’euros et son excédent commercial à 188,1 milliards.
La France avait exporté pour 441 milliards d’euros et son déficit commercial
atteignait 67,5 milliards d’euros.
Cette situation économique a permis à la RFA de réduire le chômage à 5,4 %
de la population active et à 8,1 % dans la tranche d’âge 16-25 ans. Dans plusieurs secteurs de l’économie, le pays manque de travailleurs, notamment de
travailleurs hautement qualifiés, et fait des efforts pour les attirer de Pologne,
d’Italie, d’Espagne et d’autres pays européens et non européens. En France, le
chômage touche 10,7 % de la population active et la situation est particulièrement préoccupante dans la tranche d’âge 16-25 ans (25,5 %), ce qui incite de
nombreux jeunes à s’expatrier, en particulier en Grande-Bretagne.
Séparation en vue
La puissance économique de l’Allemagne et sa compétitivité sur les marchés
internationaux, l’étonnante rapidité de sa reconstruction après la Seconde
guerre mondiale, le succès de son modèle social, l’accroissement de son
importance politique en Europe et dans le monde, le fait que, par la force des
choses, dans le tandem franco-allemand elle soit devenue le senior partner,
suscitent en France – n’hésitons pas à appeler les choses par leur nom – des
réactions d’humiliation, de jalousie et d’antipathie, accentuées par le souvenir
des guerres avec le Reich et des crimes nazis. Ces réactions se manifestent
dans tous les groupes sociaux et politiques. Plutôt minoritaires aujourd’hui
dans les milieux du centre et de la droite modérée, elles sont largement répandues dans la gauche socialiste et décidément dominantes à l’extrême gauche et
4. Selon les données de 2012.
LA REVUE générale – Numéro 06-07 / 2013 49
europe
jerzy lukaszewski
à l’extrême droite (ces deux ailes du spectre politique français ont gagné aux
dernières élections présidentielles respectivement 12,8 % et 17,9 % des voix).
Une partie de la classe politique fait de l’Allemagne le bouc émissaire des
calamités qui accablent la France. Les profondes différences sociétales, intellectuelles et politiques, qui existaient toujours entre les deux nations, mais
demeuraient latentes en période de prospérité, éclatent aujourd’hui au grand
jour.
L’Union européenne est un autre bouc émissaire pour une partie de la société
française, notamment pour la gauche. Des dirigeants et porte-paroles de celle-ci voient dans l’UE un bastion du libéralisme et la rendent responsable de
la récession et du chômage. Ils lui reprochent sa politique d’austérité et de
discipline budgétaire, son incapacité à engendrer la croissance et son refus
d’accélérer le rythme de la machine à imprimer des billets de banque. Ainsi, la
France, au moins la France la plus visible et la plus audible, montre un visage
de Janus à propos de l’Union. Tout en en faisant officiellement partie, elle se
montre réfractaire à ce que l’UE a toujours représenté.
Certes, la France a donné à l’Europe de grands concepteurs et bâtisseurs de
ses institutions, tels Jean Monnet et Robert Schuman, ainsi que d’illustres
chantres de son unité, tels Sully, Saint-Simon ou Victor Hugo. Mais elle a
rejeté – par les voix des communistes et des gaullistes réunis – le traité de
Communauté européenne de défense, pourtant résultat d’une initiative française (Plan Pleven). Elle a également rejeté, dans un referendum, le traité
constitutionnel de l’Union, rédigé sous la direction et grâce à l’impulsion de
l’ancien président de la République, Valéry Giscard d’Estaing. Plusieurs études sur les motifs de ce vote ont montré qu’il ne s’agissait pas de rejeter le
traité, dont très peu de personnes avaient pris connaissance, mais l’Union ellemême (les referendums sont souvent détournés de leurs objectifs officiels).
Ainsi la France a pu apparaitre comme une dame capricieuse et imprévisible. Der Spiegel le dit avec une ironie mordante : C’est un pays narcissique
et charmant à la fois. Un pays qui se voudrait du Nord, mais dont le cœur
appartient au Sud. La France ne se conformera aux désirs de personne, elle
attend le jour où l’Europe se conformera aux siens. Les médias sont surtout
préoccupés par la question de savoir si le nouveau président ″ fera plier″ la
chancelière. De toute évidence, la France souffre d’un complexe d’infériorité vis-à-vis de l’Allemagne. Ce ton est nouveau dans les relations entre les
deux pays. Le discours des politiciens et des commentateurs allemands est
aujourd’hui empreint d’une franchise inhabituelle.
Les mesures prises par le président et le gouvernement de la RF, tels que
l’abaissement de l’âge de la retraite, l’augmentation des impôts, la lutte contre
le chômage par l’emploi massif dans la fonction publique5, les tentatives de
résoudre les problèmes économiques par la voie administrative, la discrimination fiscale et morale des entrepreneurs sont présentés dans les médias
5. En France, on compte déjà presque 100 agents publics sur 1 000 habitants, contre 50 en
République fédérale.
50 LA REVUE générale – Numéro 06-07 / 2013
europe
France-Allemagne, des fissures sur l’édifice
allemands comme des absurdités criardes et contreproductives. Die Welt le
fait sous un très grand titre : La France devient un risque pour la zone euro
(Frankreich wird zum Risiko für die Euro-Zone) et, dans une autre livraison,
dit sous l’en-tête Avec Hollande nous sommes condamnés à l’échec (Mit
Hollande scheitern wir) : La France donne l’impression d’être perdue. L’axe
germano-français n’a plus de sens (…). Merkel doit prudemment chercher
d’autres partenaires (Bündnispartner) : les Polonais, les Britanniques, les
Scandinaves, les Baltes et les Néerlandais. Les dirigeants de Paris veulent
une Europe bureaucratique et protectionniste qui écrase la liberté entrepreneuriale dans un monde globalisé. Dans un livre consacré à la chancelière6, l’auteur lui pose une question rhétorique : Que comprenez-vous exactement sous le mot Europe ? Les charmants
pays du Sud, qui considèrent comme une atteinte à leur culture de vie le fait
de leur parler du budget en équilibre, de l’honnêteté en matière d’impôts, de
l’intangibilité du droit ? Quid de la Grande-Bretagne et des pays scandinaves,
à qui il n’est pas nécessaire d’apprendre l’économie ordonnée (…) ? Quid de
la Pologne, pays de succès (Erfolgsland) en Europe de l’Est, sous plusieurs
aspects notre voisin le plus proche ? L’amitié germano-française a pu être un
tournant historique en son temps. Mais depuis elle est devenue un obstacle
aux rapports de loin plus importants avec les USA et le monde anglo-saxon,
ouverts et pragmatiques. Je trouve que c’est nuisible pour nous. Ces quelques
avis n’ont pas besoin de commentaire. Ils illustrent l’état d’esprit qui incite
l’Allemagne à substituer des configurations nouvelles à l’ancien « partenariat
privilégié » avec la France et jettent la lumière sur le rapprochement entre la
chancelière et le Premier ministre britannique, que nous avons évoqué plus
haut. Bien sûr, il n’y aura aucune rupture spectaculaire, mais ce partenariat
deviendra peu à peu une coquille vide.
Il est probablement apparu à François Hollande qu’il était allé trop loin, au
début de son mandat, en provoquant de façon ostentatoire un choc frontal
avec les positions de sa partenaire allemande et en essayant de l’isoler au sein
de l’UE. D’où son effort pour donner un éclat particulier aux manifestations
commémorant le 50e anniversaire de la rencontre du général de Gaulle et du
chancelier Adenauer dans la cathédrale de Reims, de l’allocution du Général
à la jeunesse allemande à Ludwigsburg, et de la signature du traité de l’Élysée. Mais, à en croire la presse allemande, le cœur n’y était pas et on sentait
le caractère artificiel et superficiel de ces célébrations. Du côté français, Yves
de Kerdrel notait dans Le Figaro : Que subsiste-t-il de l’enthousiasme qui a
animé Français et Allemands, il y a cinquante ans ? Pas grand-chose. L’esprit
d’un partenariat tel que le concevait de Gaulle a disparu. Le respect mutuel a
été remplacé par un violent retour de la germanophobie en France, proclamée
haut et fort par Arnaud Montebourg et même par le président de la République
lui-même. Pour sa part, Bruno Le Maire, ministre dans le gouvernement Fillon
et étoile montante de la droite française, déclare : Rien ne serait pire que des
6. Cora Stephan, Angela Merkel. Ein Irrtum, Knaus Albrecht Verlag, Munich 2011.
LA REVUE générale – Numéro 06-07 / 2013 51
europe
jerzy lukaszewski
commémorations minimisant le divorce que l’on constate aujourd’hui entre la
France et l’Allemagne.
À coup sûr, la scène européenne est devenue plus mobile. La perspective de
mouvement et de constellations nouvelles offre aux pays membres de l’Union
une chance d’en corriger l’équilibre interne, d’élargir la coopération et la
codécision, de donner une dynamique nouvelle aux institutions communes,
d’adapter les traités aux défis nouveaux, de lutter plus efficacement contre
la crise. Mais elle les place aussi devant le risque d’un retour de la rivalité
entre les États dans le style d’avant-guerre, d’une confusion persistante, d’un
relâchement des structures institutionnelles communes et d’une diminution
de leur résistance à la crise. Décidément, la maitrise des changements qui
s’annoncent exigera des gouvernements et de la classe politique de l’Europe
une vigilance accrue, une analyse juste de la situation, une grande maturité, la
capacité d’agir et – last but not least – un esprit communautaire.
La Revue générale applique les rectifications orthographiques proposées par le Conseil supérieur
de la langue française et approuvées par l’Académie française.
52 LA REVUE générale – Numéro 06-07 / 2013