Histoire des sciences - Union des Professeurs de Physique et de

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De l’analyse spectrale aux spectroscopies
Histoire et applications
par Christophe GENIN
Département génie biologique
IUT du Limousin - 87000 Limoges
[email protected]
RÉSUMÉ
La compréhension du modèle atomique et de la notion d’élément au lycée se fait
notamment en observant quelques spectres atomiques. Or ceux-ci possèdent d’importantes
applications pratiques en physique et en chimie, des utilisations que ce texte cherche à
mettre en lumière à travers l’histoire des spectroscopies atomiques.
INTRODUCTION
Les spectroscopies atomiques, quelles soient par émission ou par absorption, sont
entraperçues par les lycéens puis par les étudiants, à travers les spectres à raies brillantes
ou sombres lors des cours sur la structure de la matière, les atomes et leurs propriétés.
L’objet de cet article est de montrer, à travers leur histoire, l’intérêt d’utiliser actuellement ces techniques. Leurs évolutions ne sont pas identiques et suivent celles de la science
en général. Au passage, le rôle joué par la théorie est précisé, apportant une contribution
au débat sur le rapport entre théorie et expérience.
1. AVANT 1859 - OBSERVATIONS DES SPECTRES
En 1672, Isaac NEWTON (1642-1727) montre que la lumière du soleil est constituée
d’un ensemble de couleurs caractérisées chacune par un angle de réfraction particulier.
Avec l’aide d’un prisme, il effectue la décomposition de la lumière blanche, obtenant
ainsi le spectre lumineux du soleil, puis sa recomposition et il conclut :
« Les rayons qui diffèrent en couleur diffèrent aussi en degrés de réfrangibilité » ; « La
lumière du soleil est composée de rayons différents en réflexibilité ; les rayons qui sont
plus réfrangibles que les autres sont aussi plus réflexibles » [1].
En 1802, William WOLLASTON (1766-1828) constate la
présence de raies sombres dans le spectre de la lumière du soleil
auxquelles il attribue une lettre de l’alphabet, mais sa description
reste confuse [2]. L’étude la plus précise sur ce phénomène est
menée par le maître verrier Joseph FRAUNHOFER (1787-1826) [3].
Celui-ci fabrique des éléments d’optiques à Munich et vérifie expéVol. 100 - Février 2006
Joseph FRAUNHOFER
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rimentalement, avec une précision et une minutie reconnue, leur qualité. Travaillant avec
des prismes puis des réseaux (dont un ayant deux mille traits espacés de 3 mm), il observe
lui aussi les raies sombres dans le spectre du soleil en 1816. Il attribue, pour l’identifier,
à chaque raie une lettre de l’alphabet (cf. figure 1). De cette nomenclature, on utilise aujourd’hui couramment la raie D jaune du sodium (en réalité un doublet aux longueurs d’onde
589,0 et 589,6 nm) servant de référence pour :
♦ les mesures polarimétriques : les pouvoirs rotatoires spécifiques sont donnés à 20 °C
et pour la raie D, la notation est [α]20D ;
♦ la mesure des indices de réfraction, les valeurs tabulées sont également mesurées avec
la même raie D et sont notées nD dans Handbook of Chemistry and Physic (éd. CRC,
2001-2002) même si la raie d de l’hélium à 587,6 nm, plus lumineuse et plus nette,
est préférée maintenant.
Figure 1 : Spectre de Fraunhofer (avec les lettres caractérisant les raies d’absorption) et spectres
de quelques éléments (où le doublet du sodium est parfaitement visible) [15].
La mesure des angles de réfraction sert à caractériser les ondes lumineuses jusque
dans les années 1860. Cependant, FRAUNHOFER applique au spectre de diffraction par
réseau la théorie ondulatoire de la lumière proposée par Thomas YOUNG (1773-1829) en
1802. Il calcule les longueurs d’onde de huit raies publiées en 1823.
Jusqu’en 1860, les recherches sur les spectres sont poursuivies dans les directions
suivantes [4] :
♦ études des spectres de flammes, d’étincelle et d’arc électrique avec l’observation de
raies claires ;
♦ études des spectres émis en fonction des composés chimiques tels que les sels métalliques ou non, et des spectres d’absorption des gaz ;
♦ amélioration des instruments, des prismes et des réseaux.
L’accumulation de résultats ne clarifie pas le problème de l’interprétation des spectres
à raies claires ou sombres même si trois importantes conclusions peuvent être déduites :
♦ un spectre d’un composé chimique, celui d’un sel par exemple, peut résulter de la
superposition de celui de ces constituants ;
♦ la couleur d’une flamme n’est pas suffisante pour identifier une substance, il faut
analyser le spectre ;
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♦ pour interpréter un spectre, il est nécessaire de contrôler la pureté des composés et
d’utiliser des instruments très précis.
Les spectres à raies sombres ou brillantes semblent pouvoir être reliés à une substance,
mais aucune expérience décisive ne permet d’interpréter le spectre solaire. Gustav KIRCHHOFF
(1824-1887) et Robert BUNSEN (1811-1899) apportent en 1859 une première réponse.
2. 1859-1900 - L’ANALYSE SPECTRALE
Vers 1859, KIRCHHOFF et BUNSEN sont respectivement professeurs de physique et de chimie à l’université d’Heildelberg. Tout au
long de sa carrière, BUNSEN effectue des recherches variées sur la
chimie des radicaux, la calorimétrie, les gaz, les méthodes volumétriques et électrochimiques. Il travaille également sur les flammes et
la photochimie (invention du bec Bunsen dans les années 1850). La
recherche portant sur la spectroscopie correspond à une période de
sa vie.
Robert BUNSEN
KIRCHHOFF est un physicien ayant travaillé sur les courants
électriques. Il collabore dans les années 1860 avec BUNSEN, qui l’a
appelé à Heildelberg, avant de poursuivre ses études sur les équilibres thermiques et radiatifs.
Les expériences, menées par KIRCHHOFF et BUNSEN [5] dans les
années 1860, vont être décisives parce que le spectre de Fraunhofer
Gustav KIRCHHOFF
est interprété. Ils ouvrent deux nouveaux champs d’investigations en
chimie et en astrophysique. Leurs travaux ne constituent pas une révolution car ils s’insèrent dans une série de recherches menées depuis FRAUNHOFER et WOLLASTON. KIRCHHOFF
et BUNSEN connaissent les résultats des études précédentes. Cependant, leur contribution
est généralement considérée comme le point de départ de l’analyse spectrale. Ils apportent un soin tout particulier aux produits testés et à l’instrument (cf. figure 2) ce qui leur
Figure 2 : Dessin et schéma de principe du spectroscope (deuxime modèle)
de KIRCHHOFF et BUNSEN [15].
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permet de publier en 1859 et en 1860 deux articles qui fondent l’analyse spectrale avec
deux applications encore présentes actuellement :
♦ l’analyse chimique par spectroscopie pour l’identification des éléments atomiques ;
♦ la détermination de la composition du soleil et des étoiles par analyse de leur spectre
d’absorption.
KIRCHHOFF et BUNSEN considèrent initialement que tous les composés ne peuvent
fournir que des spectres de raies, mais rapidement d’autres expériences sur des molécules
vont montrer le contraire avec la découverte des spectres de bandes. Ce qui aurait pu être
un frein au développement de l’analyse spectrale ne l’est pas car deux événements viennent immédiatement imposer la méthode :
♦ Le spectre solaire de FRAUNHOFER est expliqué quand KIRCHHOFF montre que l’absorption et l’émission de lumière sont deux phénomènes liés et inverses (1). En démontrant expérimentalement le phénomène de renversement des raies brillantes d’émission
atomique en raies sombres d’absorption, KIRCHHOFF indique qu’il fait :
« quelques observations qui révèlent une explication inattendue de l’origine des raies
de Fraunhofer et autorisent par là des conclusions concernant la composition de l’atmosphère du soleil et par suite également des étoiles fixes les plus brillantes » [5].
Il obtient en laboratoire un spectre d’absorption. Il montre que suivant la température,
le renversement des raies est possible entre brillantes et sombres. Il explique l’origine
des raies sombres dans le spectre du soleil et identifie bon nombre d’éléments (cf.
figure 1). Cela ouvre la porte à l’utilisation de l’analyse spectrale en astronomie.
♦ La découverte de deux nouveaux éléments, le césium et le rubidium, par KIRCHHOFF
et BUNSEN grâce à la présence de raies caractéristiques, justifie l’emploi de la méthode
en analyse chimique.
Il faut préciser que l’analyse spectrale est à l’origine la spectroscopie par émission.
L’absorption est plus une perturbation en chimie.
La contribution de KIRCHHOFF et BUNSEN est fondamentale au sens où ils démontrent expérimentalement l’intérêt de l’analyse spectrale comme technique analytique en
astronomie et en chimie. Ils ne proposent pas une nouvelle théorie. L’analyse spectrale
est avant tout une puissante méthode analytique instrumentale.
De l’analyse spectrale du XIXe siècle, comme instrument, il nous reste le goniomètre
(cf. figure 3) qui ressemble beaucoup au deuxième modèle de spectroscope (cf. figure 2)
utilisé par KIRCHHOFF et BUNSEN. Au lieu de bougie ou de flamme, nous utilisons des
lampes à vapeurs et nous ne faisons pas de comparaison simultanée entre deux spectres.
Mais le principe du spectroscope visuel demeure qu’il soit utilisé avec un prisme ou avec
un réseau (la platine permettant la mesure de la position des viseurs ou des raies apparaît sur des versions ultérieures du spectroscope avant 1900).
(1)
Si l’absorption et l’émission de lumière sont deux phénomènes inverses sur le plan de la description qualitative, ce n’est pas exactement le cas en termes d’intensité lumineuse et de probabilité comme le montrera
la mécanique quantique.
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Figure 3 : Goniomètre équipé d’un prisme avec une lampe à vapeur de mercure.
2.1. L’analyse spectrale en physique
Outre l’application en astronomie, les physiciens étudient aussi les conditions pour
obtenir le renversement des raies, un nombre maximum de raies sombres ou brillantes.
Ces travaux conduisent les physiciens à se spécialiser. On pourra parler de spectroscopistes.
ANGSTRÖM publie en 1868 un atlas des raies du spectre solaire avec leur longueur
d’onde, complété dans l’ultraviolet (UV) par Henry ROWLAND (1848-1901) entre 1887 et
1893. Les recherches sur les spectres sont menées dans le visible mais aussi dans le
domaine UV et dans l’infrarouge (IR). Dans l’UV, la longueur d’onde de 120 nm est
atteinte en 1893. Dans l’IR, avec des mesures de température d’échauffement plus
sensibles que celles dont disposait son découvreur William HERSCHEL en 1800, la limite
est portée à 110 µm. Les spectroscopistes vont alors se spécialiser également suivant le
type de spectroscopie (IR, UV ou visible), car les techniques et le matériel diffèrent.
En ce qui concerne la théorie des spectres, aucune proposition ne convainc réellement les spectroscopistes. Les spectres à bandes, de molécules, des gaz, le passage aux
spectres à raies ne sont pas interprétés. Les liens qui unissent les spectres de différents
atomes, notamment appartenant à la même famille chimique, ne sont pas trouvés. Par
contre, pour un élément, la relation entre le spectre d’émission et d’absorption semble
claire. Des relations mathématiques permettent de retrouver puis de prévoir les raies d’un
spectre à partir de 1870.
Pour les spectres à raies, en 1885, Johann BALMER (1825-1898) propose la relation :
m2
λ=a 2
m - n2
où a est une constante et n et m deux entiers caractérisant une raie dans une série.
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Cette formule permet de retrouver la longueur d’onde des raies de l’hydrogène.
Entre 1888 et 1893, Heinrich KAYSER (1853-1940) et Carl RUNGE (1856-1927) d’un
côté, et Johannes RYDBERG (1854-1919) de l’autre, différencient les séries de raies
intenses (devenues principales), diffuses et fines. Ils proposent également une relation
valable pour les alcalins et alcalino-terreux. Parallèlement, Henry DESLANDRES (18531948) établit une relation pour les spectres à bandes pour certains gaz entre 1885 et 1888.
Même si les diverses équations sont imparfaites ou ne s’appliquent pas à tous les spectres,
elles montrent qu’il existe une cohérence entre les raies et les spectres et qu’une théorie
doit pouvoir les expliquer.
2.2. L’analyse spectrale en chimie
L’analyse spectrale, rappelons que c’est l’émission atomique, devient l’outil indispensable pour vérifier la présence d’un atome et découvrir de nouveaux éléments, dont
la liste est longue. KIRCHHOFF et BUNSEN écrivent :
« Cette méthode est d’un secours précieux pour la recherche et la séparation de ces
corps et surpasse de beaucoup en précision et en sensibilité les procédés les plus délicats que la chimie ait eus, jusqu’à ce jour, à sa disposition… et… pourrait amener à
découvrir de nouveaux éléments. » [5].
Le césium, le rubidium, sont directement détectés par spectroscopie. C’est leur découverte qui prouve l’importance de l’analyse spectrale en chimie. L’importance de cette
technique est confirmée par la suite des découvertes d’éléments, du thallium, de l’hélium,
de l’indium et du gallium, des autres gaz rares et de quelques-unes des terres rares préalablement isolées et purifiées par d’autres méthodes comme la recristallisation. L’analyse
spectrale a permis la vérification expérimentale de l’existence et de l’identité d’une majorité des vingt-quatre éléments (terres rares et éléments radioactifs) découverts entre 1850
et 1899. À la suite de multiples manipulations d’extraction et de purification, c’est l’apparition de nouvelles raies brillantes qui prouvent la présence d’un nouvel élément, par
exemple le radium, découvert par Pierre et Marie CURIE en 1898 et dont une raie a été
observée la même année par Eugène DEMARÇAY à 381,5 nm. L’analyse demeure cependant qualitative, il n’y a pas de dosage quantitatif.
La spécialisation des spectroscopies intervient également en chimie. Parallèlement
à la spectroscopie par émission, la spectrométrie d’absorption (à bandes) dans l’IR, l’UV
et le visible est utilisée notamment pour les colorants sur lesquels les recherches (synthèse,
extraction) en chimie industrielle sont importantes en cette fin de XIXe siècle. Notons que
la colorimétrie développée depuis 1860 (avec le colorimètre de Duboscq et la loi de BeerLambert (2)) ne fait pas partie de la spectrométrie.
(2)
La colorimétrie s’occupe initialement des problèmes de couleur des matériaux, des liquides… August BEER
relie l’intensité lumineuse à la concentration d’une substance mais la loi n’est acceptée véritablement
qu’après 1900. Comme la colorimétrie, liée à l’absorption moléculaire, est devenue l’étude quantitative de
la sensation produite par la lumière, je ne développerai pas plus l’histoire de cette technique.
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Entre 1860 et 1900, l’analyse spectrale devient un sujet de recherche particulier avec
ses spécialistes, les spectroscopistes. L’autonomisation de la discipline s’accompagne
d’une différenciation imposée par des instruments et des méthodes différents même si le
principe des mesures est le même. Dès le début, la spectroscopie atomique possède des
applications en astronomie et en chimie qui en font une discipline à la croisée de plusieurs
autres. Une ombre dans ce tableau : aucune théorie satisfaisante ne parvient à justifier
l’apparition des raies.
3. APRÈS 1900 - LES SPECTROSCOPIES ATOMIQUES
Au XXe siècle, l’analyse spectrale en tant que discipline unique disparaît au profit
des spectroscopies atomiques et moléculaires qui constituent autant de nouvelles disciplines distinctes les unes des autres. Les applications en physique et en chimie restent
identiques. La biologie utilise aussi ces techniques. Deux faits méritent pourtant d’être
relevés. L’un concerne le rôle joué par la spectroscopie atomique dans l’émergence de la
mécanique quantique en physique. L’autre concerne la place des instruments en chimie
(pour l’analyse) ou en biologie.
3.1. La mécanique quantique
Au début des années 1900, la spectroscopie ne tient qu’un rôle mineur dans la première
étape du développement de la mécanique quantique par des physiciens comme Albert
EINSTEIN (1879-1955), Max PLANCK (1858-1947), Arnold SOMMERFELD (1868-1951) ou
Robert MILLIKAN (1868-1953) qui cherchent à résoudre les problèmes du corps noir et
de l’effet photoélectrique. La spectroscopie atomique intervient avec les travaux de Niels
BOHR [6]. Elle joue alors un rôle décisif :
« Il était clair que de futurs progrès dépendaient d’un élargissement de l’étude de phénomènes physiques pertinents. C’est l’étude des spectres discrets des éléments chimiques
qui a constitué l’étape suivante du développement, après l’étude des spectres continus de
radiation thermique, et contribua de manière décisive au développement de la théorie
quantique » [7].
Avec d’un côté, des modèles peu satisfaisants de l’atome, de l’autre côté des formules
mathématiques sans justification (BALMER, RYDBERG), BOHR opère une sorte de synthèse
grâce à son modèle de l’atome. En 1911, Ernst RUTHERFORD (1871-1937) propose sa
théorie des électrons gravitant autour d’un noyau mais elle ne permet pas de comprendre
la stabilité de l’atome. C’est pour résoudre ce problème et celui de la quantification de
la lumière, une hypothèse formulée par EINSTEIN en 1905, que Niels BOHR modifie le
modèle de l’atome de RUTHERFORD, en introduisant la quantification de l’énergie imaginée
par PLANCK en 1900. En 1913, BOHR est initié à la spectroscopie atomique. Il prend connaissance des formules de RYDBERG et de BALMER. C’est pour lui une révélation. Il comprend
que l’explication du spectre d’émission de l’atome d’hydrogène est le facteur clé de sa
démonstration, d’autant plus que plusieurs séries de raies sont observées dans l’ultraviolet
depuis 1890 et suggèrent une certaine régularité dans leur succession [8]. BOHR explique
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le spectre d’absorption de l’hydrogène. Le modèle atomique de BOHR n’est pas imaginé
pour expliquer les spectres mais il les prend comme témoins de sa validité. L’importance
de la spectroscopie dans les premières années de la mécanique quantique est telle que la
théorie quantique est parfois appelée théorie quantique des spectres. Pour BOHR, il est
clair que la mécanique quantique « a permis… à l’aide des données spectroscopiques…
de donner une explication complète des relations remarquables qui existent entre les
propriétés physiques et chimiques des éléments ».
Afin de valider les prédictions du modèle de la théorie quantique, il faut étudier plus
profondément les spectres et rechercher tous les niveaux d’énergie des atomes. Chaque
raie correspond à une transition. Un objectif est donc d’accroître la quantité de données
spectrales et photométriques. Entre 1900 et 1930, les objectifs des chercheurs sont remplis
et les niveaux énergétiques de la majorité des atomes sont déterminés. L’émission atomique
est très utile, mais aussi l’absorption atomique. Cette technique présente un certain nombre
d’avantages techniques. Le physicien Alfred KASTLER (1902-1984), prix Nobel de physique
en 1966 pour ses travaux sur le pompage optique et les lasers, remarque dans la réédition du cours d’optique du physicien français Georges BRUHAT, que les spectres d’absorption, qui sont usuellement limités à la série principale du corps considéré, peuvent
fournir des spectres plus riches en raies de cette série que les spectres d’émission [9]. De
plus, la méthode permet une meilleure séparation des séries de raies. En somme, la technique procure plus d’informations sur l’élément et sur le contenu des séries spectrales et
simplifie l’interprétation des résultats.
La compréhension des spectres est de première importance, car l’observation des
raies est une voie d’accès au comportement intime des entités chimiques. L’explication
de l’absorption et de l’émission de la lumière par les atomes devient encore plus un enjeu
de la physique atomique, quand de nouvelles découvertes spectroscopiques comme l’effet
Zeeman ou Stark, augmentent le nombre de raies spectrales qu’il faut alors identifier (3).
Cette complication des spectres n’est pas propre au domaine visible et ultraviolet. Elle
est présente dans tous les domaines. Toute description de l’atome doit tenir compte de
ces contraintes. Le problème de l’existence des raies spectrales et de leur intensité renvoie
à la détermination de la répartition des entités sur leurs niveaux énergétiques.
Si la spectroscopie atomique participe à l’histoire de l’élaboration de la mécanique
quantique, directement ou indirectement, cette théorie va entraîner un bouleversement des
pratiques scientifiques notamment en chimie.
3.2. La révolution des instruments
Certains historiens ont décrit le bouleversement des techniques analytiques durant
cette période comme une « révolution » [10] ou une « explosion des développements de
(3)
Johannes STARK met en évidence la division des raies spectrales de l’atome d’hydrogène, sous l’influence
d’un champ électrique. L’effet Stark est pour l’atome placé dans un champ électrique, ce que l’effet Zeeman
(du nom de Pieter ZEEMAN) est pour lui dans un champ magnétique.
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l’instrumentation et des matériels (et) l’entrée dans une période de physicalisation, de
spécialisation de l’analyse chimique, accentuant les performances caractéristiques des
méthodes analytiques » [11]. En ce qui concerne la physique, l’importance prise par les
instruments, le coût plus onéreux des recherches, la nécessité de collaboration multiple
fait que l’on parle alors de « Big Science » [12].
Les progrès techniques de la mécanique, de l’optique et de l’électricité permettent
la création de détecteurs électriques, d’amplificateurs de lumière, de sources spectrales
donnant des raies fines et de brûleurs efficaces. L’instrument se transforme et devient plus
performant. Sous l’effet du développement industriel, le volume des analyses à effectuer
augmente. C’est l’expansion de la chimie dans son ensemble qui entraîne un besoin
croissant de mesures, de plus en plus précises et sensibles et réciproquement. L’émergence de la pHmétrie, de la colorimétrie et des spectroscopies dans la première moitié
du XXe siècle est étroitement liée à l’expansion de la chimie.
L’introduction de la physique dans l’analyse chimique modifie profondément les conditions de travail en chimie. Elle a pour conséquence une spécialisation des hommes comme
des instruments. Un spectroscopiste n’est pas interchangeable avec un spécialiste en chromatographies. Une séparation s’opère entre les laboratoires utilisateurs des techniques et
ceux qui les développent, ainsi qu’avec les lieux de fabrication. Le chercheur qui élabore et
teste les appareils n’exerce pas le même métier que celui qui s’en sert pour des analyses de
routine ou pour des recherches en biologie par exemple. De même, une séparation existe
entre les laboratoires possédant des instruments et ceux qui ne peuvent en acquérir. La
science, ses progrès et le travail des chercheurs et des laboratoires dépendent étroitement des
instruments et donc des moyens, financiers entre autres, qui leur sont accordés.
Les instruments simplifient l’analyse chimique ou biologique et raccourcissent les
délais nécessaires à sa mise en œuvre. La spectroscopie d’émission atomique est un bon
exemple d’une technique qui ne nécessite pas de longues manipulations. On peut produire
un spectre en quelques minutes. Le chimiste qui effectue une analyse a changé aussi. Il
n’est plus celui qui multiplie les réactions chimiques pendant des mois. Il doit posséder
d’autres connaissances, plus physiques, liées à l’instrument qu’il manipule. De plus, l’introduction de moyens de détection meilleurs que l’œil et les moyens mécaniques ou électriques de l’instrument qui optimisent et standardisent le fonctionnement de l’appareil et
les mesures, limitent l’intervention technique des chimistes.
Les progrès de l’électronique permettent également aux méthodes optiques de
devenir quantitatives, ouvrant ainsi d’autres débouchés que la simple identification d’espèces chimiques. Les recherches menées sur les instruments visent autant à procurer de
nouvelles applications qu’à repousser les limites des méthodes.
Après 1950, une collaboration active s’instaure entre les fabricants, les spectroscopistes et les industriels utilisateurs des techniques instrumentales ce qui permet l’introduction de nouveaux instruments comme le spectromètre d’absorption atomique qui vient
concurrencer l’émission atomique.
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Actuellement, plus que l’émission atomique, l’absorption atomique est la méthode
de référence pour la plupart des dosages élémentaires [13]. Mais pour qu’elle soit développée et acceptée par la communauté scientifique, il a fallu les travaux de toute une
équipe australienne de CSIRO (Commonwealth scientific and industrial research organisation) dirigée par un spectroscopiste anglais devenu australien, Alan WALSH (1906-1998),
aidé de chercheurs extérieurs et de fabricants d’instruments (Perkin) après une campagne
de promotion qui a visé des chimistes, des biologistes et des spectroscopistes [14]. Cet
exemple illustre parfaitement l’émergence de la « Big Science » et les difficultés qu’une
invention a à s’imposer.
Initialement, l’absorption atomique est une perturbation pour les chimistes qui pratiquent l’analyse spectrale entre 1859 et 1900. Puis l’absorption atomique devient essentielle en physique théorique quantique tout en demeurant marginale en chimie sauf en ce
qui concerne le dosage du mercure contenu dans l’air. Comme le mercure gazeux se trouve
à l’état atomique, des spectromètres d’absorption existent pour ce dosage, entre 1900 et
1960. Après 1960, l’instrument, le spectromètre d’absorption atomique et la méthode
d’analyse associée concurrencent enfin l’émission atomique. Auparavant, le phénomène
d’absorption est connu, expliqué théoriquement et appliqué en colorimétrie ou en spectrométrie UV-visible. Les dosages par absorption ne concernent que les molécules. Pour
les éléments, l’émission reste la seule méthode envisageable. Une théorie ne suffit pas à
assurer la réussite d’une technique, la concurrence est rude entre une technique sans instrument performant et une méthode bien établie. À partir de 1960, c’est l’apparition d’un véritable spectromètre d’absorption atomique qui entraîne l’établissement de la spectrométrie
d’absorption atomique.
Dorénavant, en analyse chimique (évidemment pas en chimie de synthèse) le choix
d’une technique analytique n’est plus entre une réaction et un appareil, mais porte sur la
comparaison entre deux ou plusieurs techniques instrumentales. Les réactions chimiques
sont toujours présentes (heureusement pour ceux qui les enseignent), mais en analyse
chimique, elles sont le support d’une analyse instrumentale (comme une réaction de
complexation en colorimétrie), ou un outil de compréhension des interférences chimiques
ou de leur annulation. Quelques réactions sont encore utiles pour certains dosages (la
dureté de l’eau par exemple), mais dès lors qu’une grande sensibilité est demandée, l’analyse instrumentale est obligatoire (dosage du calcium et de magnésium par absorption
atomique). Les réactions de caractérisation des ions sont montrées aux collégiens voire
parfois aux lycéens, mais elles disparaissent dans le supérieur alors que la spectrométrie
a été introduite dans les programmes de lycée non sans raison.
CONCLUSION
L’histoire des spectroscopies atomiques montre bien les conditions d’émergence des
instruments depuis le XIXe siècle et leur importance croissante en science. Initialement
des problèmes scientifiques résultant d’observations, ils trouvent leur utilité sans qu’aucune théorie ne les explique de manière satisfaisante. Au début du XXe siècle, la théorie
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quantique justifie non seulement leur utilisation, mais elle permet également d’en envisager d’autres. De nouveaux instruments voient le jour (spectromètres RMN par exemple),
ceux qui existent sont perfectionnés et deviennent indispensables aux recherches dans de
nombreuses disciplines. La physique, au début du XXIe siècle est entrée de plain-pied dans
les laboratoires de chimie et de biologie.
BIBLIOGRAPHIE
[1] NEWTON I. Traité d’optique. Paris : Gauthiers-Villars, 1955.
[2] WOLLASTON W. H. « A method of examining refractive and dispersive powers, by
prismatic reflection ». Philosophical Transactions, 1802, 92, p. 365-380.
[3] FRAUNHOFER J. « Détermination du pouvoir réfringent et dispersif de différentes
espèces de verre, recherches destinées au perfectionnement des lunettes achromatiques ». Shumachers Atronomische Nachricten, 1823, 2, p. 13-45.
[4] SAILLARD M. « Histoire de la spectroscopie ». Cahiers d’histoire et de philosophie
des sciences, 1988, p. 26.
[5] Les textes fondateurs pour l’analyse spectrale en chimie sont, en français,
– KIRCHHOFF G. et BUNSEN, R. « Analyse chimique fondée sur l’analyse du spectre 1 ».
Annales de chimie et de physique, 1861, 62, p. 452-483 ;
– KIRCHHOFF G. et BUNSEN, R. « Analyse chimique fondée sur l’analyse du spectre 2 ».
Annales de chimie et de physique, 1862, 64, p. 257-311.
Pour l’application en astronomie :
– KIRCHHOFF G. Communication. Académie de Berlin, 27 octobre 1859.
[6 ] JAMMER M. The Conceptual Development of Quantum Mechanics. Los Angeles :
Thomas Publishers, 1989.
[7] BOHR N. Physique atomique et connaissance humaine. Paris : Gallimard, Folio essais,
1991.
[8] DINGLE H. « A hundred years of spectroscopy ». British Journal of the History of
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[10] BAIRD D. « Analytical chemistry and the ‘big’ scientific instrumentation revolution ».
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[12] PATY M. La physique du XXe siècle. Paris : ed. EDP Sciences, 2003, p. 263.
[13] GENIN C. Histoire de la spectroscopie d’absorption atomique 1859-1960. Thèse de
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[14] GENIN C. « La spectroscopie d’absorption atomique: un succès programmé ? ». L’Actualité Chimique, 2004, 274, p. 33-36.
Vol. 100 - Février 2006
Christophe GENIN
Histoire des sciences
HISTOIRE DES SCIENCES
246
UNION DES PROFESSEURS DE PHYSIQUE ET DE CHIMIE
[15] GUILLEMIN A. Le monde physique - la lumière. Paris : Hachette, 1882.
Christophe GENIN
Agrégé de chimie
Docteur philosophie et histoire des sciences
IUT du Limousin
Département génie biologique
De l’analyse spectrale aux spectroscopies : histoire et applications
Le Bup no 881