Histoire de l esclavage et des luttes anti esclavagistes en mauritanie

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Histoire de l esclavage et des luttes anti esclavagistes en mauritanie
HISTOIRE DE L'ESCLAVAGE ET DES LUTTES ANTIESCLAVAGISTES EN MAURITANIE
Par Prof. Saïdou Kane.
Introduction
L'Ordonnance No-81 234, du 9 novembre 1981, du Comité Militaire de Salut National "abolissant
l'esclavage sous toutes ses formes" devait être le début de la fin de l'histoire de l'esclavage en
Mauritanie. Hélas, ce n'est pas demain la veille. L'esclavage et les luttes anti-esclavagistes ont de
beaux jours devant eux pour alimenter l'opposition entre forces démocratiques et tenants d'un
système social vermoulu. Un système esclavagiste qui est présent dans toutes les formations sociales
- tant négro-africaines qu'arabo-berbères - et dont les fondements reposent sur l'aliénation de la force
de travail d'individus qui forment le tiers de la population mauritanienne. Le combat pour son
éradication est d'autant plus urgent à mener que nous ne rencontrons nulle part de mesures
d'accompagnement aux diverses abolitions juridiques, plusieurs fois répétées, et aux mesures de
toutes sortes, restées sans effet depuis 1902. Le gouvernement en place nie catégoriquement la
pérennité de l'esclavage dans le pays. Cependant, ses abolitions successives administrent par ellesmêmes la preuve manifeste de son existence, de sa réalité et de son impunité.
En Mauritanie, peut-être plus qu'ailleurs, la reproduction des rapports esclavagistes ne réside plus
uniquement, et ce depuis longtemps, dans les rapports de production et d'échanges. Une culture
esclavagiste s'y est installée qui explique qu'un esclave, à peine affranchi, soit tenté à son tour de
reproduire ces mécanismes. Retracer la genèse de ce problème et se prononcer sur son actualité
relèvent donc d'une gageure, la rareté d'études d'ensemble ne formant pas encore une masse critique
satisfaisante. C'est avouer par avance les lacunes que pourrait présenter cette contribution.
J'aborderai ici la socio-histoire de l'esclavage chez nous en m'appuyant surtout sur la Mauritanie
négro-africaine, trop souvent occultée dans les études théoriques sur la Mauritanie.
J'articulerai ma problématique autour de trois axes essentiels :
I. Les formations ethniques et sociales de l'espace mauritanien "pré-colonial"
II. Un esclavage de case ancien et constamment renouvelé par la traite esclavagiste
III. Les luttes anti-esclavagistes.
I. LES FORMATIONS ETHNIQUES ET SOCIALES DE
L'ESPACE MAURITANIEN "PRÉCOLONIAL".
L'espace géopolitique mauritanien actuel, circonscrit entre le Mali, le Sénégal, le Sahara occidental,
l'Algérie, le Maroc et l'Océan Atlantique depuis 1900, comprend deux grandes composantes ethnicoraciales et culturelles: les Négro-africains et les Arabo-Berbères.
1. La composante négro-mauritanienne.
Elle est la première qui occupa le pays, de la préhistoire à l'arrivée des Berbères, au IIIe siècle avant
J.-Christ. Très apparentée aux autres ethnies d'Afrique occidentale, elle est surtout composée de
sédentaires, agriculteurs dans leur majorité. Elle serait issue de deux anciens grands groupes
culturels : le groupe tékrourien (Hal Pulaaren, Wolof, Sérère) issu de ce que j'appellerai le "groupe
Wakoré", et le groupe Mandé (Soninké et Bambara) issu de ce que j'appelle le "groupe Wangara"..
Ces deux groupes seraient eux-mêmes issus d'autochtones sahariens que les traditions mauresques
et négro-africaines appellent les Bâfour. Ce peuple - noir, selon les traditions mauresques - se serait
plus tard en partie mélangé aux Berbères nouvellement arrivés du Maghreb au IIIe siècle de l'ère
chrétienne. Il fut à l'origine de la plupart des palmeraies des oasis de la Mauritanie septentrionale.
Les sociétés négro-mauritaniennes issues de ces peuples anciens sont agricoles dans leur écrasante
majorité. La redistribution et la mobilité géographiques actuelles des populations mauritaniennes
résultent du dessèchement historique du Sahara et de l'occupation par les Arabo-Berbères de ce
Sahara abandonné par les Noirs, dont le repli se fera vers le sud, dans la vallée du Sénégal. Les
modes et systèmes de productions fondamentaux chez les Négro-mauritaniens étant agraires, c'est
une lapalissade de rappeler que là où ces populations ont trouvé l'eau en abondance, elles ont établi
avec elle et avec les autres ressources du milieu des contrats immémoriaux d'utilisation et de
conservation durables, empreints de totémisme. Il faut donc considérer comme condition déterminante
des replis vers les zones humides et les plaines d'inondation, non pas les pressions des nomades,
mais les altérations du climat et du milieu, qui obligèrent les Négro-Mauritaniens à chercher fortune
ailleurs. Lorsqu'elles descendront définitivement dans la vallée du Sénégal et ses affluents dans la
deuxième moitié du XIXe siècle, elles n'en continueront pas moins de résister aux diverses pressions
et tentatives de domination des nomades du Nord. Ceci est d'autant plus vrai que la nécessité du repli
que leur imposa le dessèchement historique du Sahara vers les zones humides plus méridionales ne
videra pas totalement les oasis du Nord de leurs autochtones noirs.
Tant que les peuples de l'espace mauritanien vivaient dans des États différenciés, et avant que la
colonisation ne les réunisse dans l'État territorial actuel et se situant au même niveau technologique,
ils avaient su adopter des stratégies de défense qui protégeaient leurs sociétés respectives contre
l'agression de leurs voisins, avec les mêmes types d'armes et les mêmes possibilités de les fabriquer
ou de les acquérir. Quoi que l'on sache, et malgré l'accent mis par certaines études aux conclusions
trop hâtives sur la prétendue supériorité militaire du nomade sur le sédentaire, il est démontré qu'au
cours de l'histoire qui précède la traite négrière atlantique, des tribus entières de nomades maures
avaient été très souvent assujetties par les États noirs agricoles, comme l'empire du Tékrour, du
Ghana, du Mali, du Djolof, du Cayor, du Songhaï et du Fouta Toro (des Satigui et des Almami). Les
États berbères Sanhadja d'Awdaghost et almoravide avaient également très souvent soumis
beaucoup de tribus noires de l'espace mauritanien médiéval.
2. La composante arabo-berbère.
Apparentée aux populations du Maghreb et du Proche-Orient, la communauté maure beydane
(blanche) est née de la rencontre des autochtones Berbères d'Afrique du Nord et des Arabes Beni
Hassan en mal de territoire et à la recherche d'un pays d'accueil. Après que leurs ancêtres Beni Hilal
furent chassés d'Arabie par les khalifes abbassides au XIe siècle, et après une longue odyssée au
Maghreb, les Beni Hassan sont eux-mêmes chassés du Maroc au XIVe siècle. Berbères et Arabes
fusionnent à l'issue de longs conflits et d'alliances qui tournèrent en faveur des seconds dans le
contrôle de la société maure.
L'élite beydane, ou maure blanche arabisée, qui contrôle les sommets de l'État mauritanien
contemporain, cherche depuis 1965 à étendre cette arabisation aux ethnies négro-mauritaniennes
ayant leurs langues et cultures propres. Cette arabisation est le prolongement de celle entamée à la
fin du XVIIe siècle en milieu maure par les Arabes Béni Hassan, et qui a fait disparaître la langue et
l'identité berbères de Mauritanie. Une partie des esclaves et affranchis noirs qu'on trouve dans la
communauté maure est issue des groupes négro-africains de la Mauritanie saharienne d'avant le
désert. Ces esclaves, Haratines et Abîd, forment la composante sociale démographiquement la plus
importante du pays, selon tous les recensements de ces dernières années.
3. Esclavage et recomposition ethnique et sociale
L'espace mauritanien est un espace ouvert de compétition et de compénétration ethniques, malgré les
conflits historiques connus qui traversent son histoire. Ces conflits sont producteurs d'esclaves et
recomposent toujours les formations sociales et culturelles de l'ensemble mauritanien. Les
ressortissanats de chaque communauté ethnico-culturelle se sont vus asservis les uns par les autres.
Ainsi les esclaves provenaient de toutes les ethnies de cet espace mauritanien et des espaces voisins.
Les Maures eurent à se battre contre l'Empire des Déniyanké, dits des "Oulad Tenguella" qui, depuis
le Satigui Sawa Lamu (XVIIe siècle), dominait bon nombre de leurs tribus. C'est contre leurs
descendants que les Croisés de la Char Babba de Nacer Eddine - noblesse de robe maure - se sont
heurtés pour s'affranchir de leur tutelle avant de retourner leurs armes contre les guerriers arabes
soutenus par les Sultans marocains et l'Atlantique. Ces guerres portèrent les guerriers Beni Hassan à
la tête de la société maure au détriment des marabouts berbères (Zwaya).
C'est le phénomène quasi-inverse qui se produisit en milieu négro-africain du Fuuta Tooro, entre
autres, où les marabouts vainquirent la monarchie militaire pour y faire aboutir, un siècle plus tard, le
projet théocratique et d'abolition de la traite esclavagiste initié par l'élite musulmane maure berbère.
En effet, après l'abolition de la traite esclavagiste dans ses Etats, l'Almamy du Fuuta Tooro, Abdel
Kader Kane porte la guerre aux émirats arabes Hassan des Trarza et des Brakna et les soumet au
paiement de tributs à la nouvelle République du Fouta.
Il est donc temps de dépasser les clichés du schéma linéaire, inlassablement reproduit et fixé dans les
esprits et les écrits récents, d'une suprématie presque "congénitale" du nomade sur le sédentaire, du
Blanc sur le Noir. Ce schéma raciste et partisan est difficilement soutenable en Mauritanie. Ceci de
l'empire du Ghana (VIIIe siècle) à la république du Fuuta (XVIIIe-XIXe siècle).
Si les sédentaires noirs avaient toujours été soumis aux Maures, selon une certaine historiographie,
donc dans une position très peu enviable d'éternels asservis, d'où viendrait alors l'adoption, puis
l'assimilation, par le plus grand nombre de tribus mauresques, des patronymes tékrouriens (Pulaar,
Wolof) et wagadou (Soninké)?
Je suis tenté pour ma part de répondre plus simplement qu'avant de porter l'habit arabe, plus
valorisant après le XVIII ème siècle, le beydane trouvait plus gratifiant d'appartenir au moule culturel
négro-africain, plutôt qu'à celui d'un Maghreb alors condescendant à son égard. Bien avant que
l'idéologie récente de l'ultra-arabisme rejette cette négrité revendiquée, ou cette partie nègre dans le
Maure qui fait de lui un métis dans tous les sens du terme, le regard du nomade beydane était
davantage tourné vers les fastes des ensembles culturels, politiques et civilisationnels négro-africains
du Moyen-Âge soudanais. En effet, les Idaw Aly, Tendagha, Ikoumleylin, Tadjidbit (Berbères), Oulad
Ahmed Min Daman et les Ulad Daman (Arabes Hassan), etc... portent les noms totémiques négroafricains de Fall. Les Oulad deyman devinrent des Dieng. Les Oulad Biri (tribu du Président Mokhtar
Ould Daddah) préfèrèrent pour eux le patronyme Diakhaté. LesTadjakant celui des Baby (c'est à dire
Bah). Les Idag Jë devinrent des Dia. Les Laghlal, des Sibi (soninké), et j'en passe. Pourquoi ces tribus
pourant assez puissantes adoptèrent-elles ces patronymes négro-africains ? Les Diagne restent
attifés du superlatif de "maure" : "Diagne-Naar" (c'est-à-dire "Diagne le maure"), et sont wolof et pulaar.
Et tous ces Halpulaar, Wolof, Soninké ou Bambara qui se cherchent, à juste titre, des ancêtres araboberbères, réels ou fictifs ? Les familles Kane, Wane, Sy, Ly, Hanne, comptent de nombreux Maures
d'origine parmi elles. Que dire des Soninké devenus Hal-pulaar, Wolof et Maures (Laghlal) ? C'est de
tous les côtés que la compénétration ethnique s'est opérée.
Les communautés ethnico-culturelles de Mauritanie - aussi bien sédentaires que nomades - avaient
été si fortement opposées par ces conflits, et si étroitement liées après des réconciliations historiques,
qu'elles s'influencèrent fortement les unes les autres. Ce qui serait une des grandes explications des
traces d'un enrichissement réciproque, qui constitue l'originalité d'une personnalité mauritanienne
aujourd'hui trahie. Le système des castes dans la société maure, comme certaines de ses traditions
architecturales, alimentaires, vestimentaires et musicales, est plus de facture négro-africaine que
maghrébine, berbère ou arabe, sociétés qui ignorent totalement ce type de système. Inversement,
l'influence arabo-berbère est si forte dans les sociétés négro-mauritaniennes que certaines ont fini par
ne même plus savoir comment nommer les jours des fêtes religieuses, de la semaine ou des mois
(leur nomenclature existe pourtant dans les langues négro-africaines !) si ce n'est en arabe et en
sanhaja. L'Islam aidant, les familles maraboutiques maures se sont fait des disciples nombreux parmi
les Négro-africains et jouissent chez eux de beaucoup de considération. Inversement, certaines
grandes tribus beydanes ne respirent et ne jurent d'aller au paradis que par la vertu de grands cheikhs
négro-africains.
Si aujourd'hui les esclaves chez les Maures sont majoritairement d'origine négro-africaine, l'histoire de
l'esclavage en Mauritanie montre que beaucoup de Maures blancs avaient été asservis dans les
sociétés négro-africaines. Tous ces "Naar-u-kajor", ces "Gallé SafalBé", ont côtoyé les Awgal, les
Ngadès totalement fondus dans les populations noires du fleuve au rang d'hommes castés. La
pratique dominante chez les Négro-africains, lorsqu'ils en venaient à vaincre leurs ennemis maures
blancs, était d'éliminer la plupart des hommes adultes et de ne conserver que les femmes. Cette
élimination des prisonniers nomades adultes répondait à la nécessité de réduire les bouches à nourrir
inutiles, dans les sociétés agricoles qui cherchaient à combler le manque de main-d'oeuvre.
Un autre fait déterminant est celui des problèmes de survie des nomades dans des zones aussi
humides que les vallées des fleuves sahéliens et de leurs bassins versants sénégalo-mauritaniens.
Essentiellement, en période hivernale lors des fortes pluies et la prolifération des moustiques (malaria,
phtisies et autres parasitoses). La présence de Beydane de condition servile ou modeste est attestée
dans ma communauté d'origine : la communauté dimaroise, mauritano-sénégalaise. Nous avons en
effet mélangés à la population du Dimar et du Waalo depuis le XVIIe siècle, des Oulad Rizg vaincus
qui ont fini par se réfugier dans ces deux États et chez Oulad Beniouk. Leurs survivants eurent à
remplir les rôles de palefreniers aux côtés des Znaga Ngadès, partagés entre le Dimar et les Oulad
Biri. Leurs familles gardent encore les stigmates de leur origine. Ceux de Dialmath (dernière capitale
historique de la province) et de Tékane (cf. les NgadisnaaBe du Dimar) ont leurs parents, restés
blancs à Boutlimit, dans la mouvance des Oulad Biri. Il faut également souligner le fait que les
mécanismes de l'hérédité, au plan phénotypique (loi de la dominance de Mendel), montre la
dominance du sang "noir" sur le sang "blanc". Les esclaves blancs dont les descendants ne se
croisent plus qu'avec d'autres noirs, devenaient noirs dans les générations suivantes, à force de
métissage. On voit encore des types physiques de Noirs qui tirent sur la physionomie et la
morphologie beydanes aussi bien parmi les hommes libres que parmi les esclaves dans les sociétés
wolof, soninké, bambara ou pulaar. Al Oumari (14e siècle) signale la présence de nombreux esclaves
blancs (turcs) achetés au Caire par Kankan Musa, empereur du Mali. Beaucoup de Hassan sont
devenus racialement noirs : à l'Est (Hodh oriental), nous avons l'exemple des Oulad M'Bareck. Dans
le Hodh occidental, les Oulad Nasr. Au Sud, la plupart des Oulad Nogmach ; les Litama (descendants
d'Al Yatim, petit-fils de Kerroum) du Gorgol et de l'Assaba ; les cadets des Oulad Siyed appelés Oulad
Al-hadj Darmanko (les Dramankours des textes français).
A. Une communauté servile particulière au sein de l'ethnie maure : les
Haratines (affranchis) et Abid (esclaves).
Les rapports historiques entre Maures et Noirs et la demande esclavagiste allaient produire sur la
longue durée de nouvelles configurations sociales et des recompositions ethniques comme signalé cidessus. L'innovation sociale opérée par la présence d'esclaves passera dans ces formations sociales
par une lente assimilation des nouveaux arrivants confinés, cependant, au bas de la stratification
sociale. Parmi ces nouveaux acteurs : les Maures Noirs, dits Haratines ou serviteurs (s'ils sont
juridiquement libres) et Abîd ou esclaves (quand ils sont juridiquement asservis).
Les Abîd et les Haratines se singularisent par leur double appartenance raciale, négro-africaine et
linguistique, arabo-berbère. Sur le plan culturel, les patrons négro-africains et arabo-berbères
s'hybrident plus clairement dans ce groupe social. Les démographes affirment que les Haratines sont
la composante mauritanienne numériquement la plus importante par rapport à chaque ethnie prise à
part. Ceci laisserait-il supposer qu'elle est une ethnie à part, ou en devenir ? En tout cas, ils sont plus
qu'une classe sociale, au sens marxiste du terme, puisqu'à l'intérieur même du groupe, des rapports
d'exploitation et d'inégalité économique, juridique et politique existent. Ils sont moins qu'une ethnie,
puisqu'ils sont, bien que d'origine négro-africaine, une composante de l'ethnie maure dont ils ont la
langue et les moeurs. Frange linguistique arabe et berbère chez les Négro-africains et composante
nègre chez les Arabes et Berbères, la communauté haratine pourrait jouer dans une durée longue un
rôle intégrateur très important. Elle est synthèse et différence dans toutes les acceptions de ces
termes.
C'est ce qui la rend aujourd'hui à la fois désirable et redoutée de l'ensemble de la classe politique
mauritanienne qui cherche soit à s'inscrire dans son mouvement d'émancipation pour ne pas être
surprise le moment venu, soit à la manipuler au mieux de ses intérêts.
C'est donc un groupe transitoire proche d'une nationalité en action, mais qui n'a pu s'individualiser,
malgré sa conscience de sa propre identité.
L'histoire culturelle et sociale l'interpelle au niveau de la condition sociale, de la race, de la langue, de
la culture et du poids démographique. À ces niveaux correspond la quadruple origine du groupe :
1. il descend de citadins assimilés par une cohabitation avec des Maures majoritaires
2. il descend des autochtones noirs restés coincés dans les oasis sahariennes, dominés tour à tour
par les Berbères et les Arabes
3. il descend des paysans noirs pris au Sud, soit dans les guerres de razzia, soit volés à l'orée de leur
village (toujours des jeunes)
4. il descend, enfin, des captifs achetés chez des pourvoyeurs qui parcouraient les pays sahéliens et
soudano-sahéliens. Quelquefois la pauvreté poussait les parents à vendre leurs enfants comme
esclaves pour sauver la vie des autres.
Les serviteurs suivent leurs maîtres et se réclament de la tribu ou du groupe ethnique de ceux-ci. Ils
en ont les préjugés et les sensibilités culturelles eu égard aux divers degrés d'assimilation à la culture
beydane. Intervient ici la notion de proxémie (degré d'éloignement et de proximité par rapport à
l'environnement culturel et linguistique négro-africain, et son impact sur le comportement de l'individu).
L'analyse de cette distance est importante parce qu'elle permet de déterminer le degré d'assimilation
ou de résistance, la profondeur de l'aliénation et les origines des mouvements d'émancipation qui
traversent la communauté haratine d'aujourd'hui.
Dans toutes les régions où ils habitent, les Haratines sont, comme les autres Négro-africains,
sédentaires, et ils forment des hameaux appelés "Adduwaba" (pluriel de Debbay). Ils cultivent toutes
les portions de terrain le long des talwegs et ruisseaux asséchés en dressant des barrages, selon la
coutume des peuples soudano-sahéliens. Ceux d'entre eux qui vivent dans les oasis, coupés de tout
environnement culturel et linguistique négro-africain, n'en continuent pas moins de chercher à faire
désespérément survivre ce qui leur en reste, et sont les agriculteurs de ces lieux. Ils cultivent le
palmier dattier et, à ses pieds, entretiennent l'orge et les cultures maraîchères. L'environnement et la
domination beydane durable dans ces régions ont fini par les convaincre de la fatalité de leur
condition. Différents sont ceux de l'est et du sud-ouest, dans une aire dominée par les ethnies négroafricaines. La cohabitation avec les Soninké, Bambara, Hal-pulaar'en et Wolof (Néma, Timbédra,
Aïoun El Atrouss, Djigenni, Bassikounou, M'Bout, Selibaby, Barkéol, Rosso, etc ) joue ici un rôle
primordial dans la reconnaissance d'une proximité parentale entre les Haratines de ces régions et ces
entités dont, très souvent, ils parlent encore la langue et possèdent la culture. Cette proximité
commande la conscience de la parenté indéniable entre les Haratines et les ethnies noires du même
espace. Ils peuvent en effet faire ressentir les liens qui les unissent à ces entités d'autant plus
parentes que leurs patronymes sont encore là pour leur rappeler que l'arrachement douloureux dont
parlaient leurs ancêtres a quelque chance d'être oublié.
C'est au sein de ces ethnies libres que le Hartani va chercher ses repères. La proximité géo-culturelle
est déterminante dans ses rapports à l'autre. L'enfant hartani vit et grandit dans ce climat, avec ces
rappels constants d'une unité culturelle éclatée. La plupart des Haratines de ces régions (Kiffa, Fasala
Néré, etc ) sont très métissés avec les ressortissants de ces ethnies noires. Les Kdhadra (Dey O/
Brahim, 1959 :12), situés en Adrar et dans l'Est mauritanien, et les Ahel Filali (Trarza) ressemblent
aux AwgalnaaBe chez les Hal-pulaaren, qui se sont hissés à un statut souvent supérieur à celui des
ressortissants des Maures libres. Nombre de Haratines de ces régions n'étaient pas des esclaves
achetés mais des cultivateurs dominés par les Maures et progressivement assimilés dans la culture
maure. Ce sont des sédentaires comme ceux des oasis, à la seule et grande différence que ces
derniers sont dans un isolat géo-culturel négro-africain, dominé par le poids numérique et linguistique
des Arabo-berbères. Tout en parlant le hassaniya, ils se disent indistinctement Maures, Bambara,
Soninké ou d'origine peule, dans les régions allant de l'Assaba aux deux Hodh. C'est le même
processus qui se serait répété au Trarza avec les Oulad Beniouk, ces guerriers d'extraction noire,
bras séculier et armé de l'Emirat des Trarza, d'origine surtout wolof, maure et pulaar. Ils en portent les
patronymes. Dans cette tribu du sud-ouest mauritanien, les lignages sont ceux des Sow, descendants
de Dina ou Deïna Ould Samba Al Foulaani (un Bodaado Jasarnaajo), de Samba El Kowri et de
Samba Ould Chergui Ould Heddi Ben Terrouz et les M'baye, Diop, Fall, Dieng, Kane, etc .
Nous sommes en face du groupe tékrourien (Fouta et Waalo). Ce groupe, issu d'une rencontre des
reliques des Oulad Rizg, des Wolof du Waalo, et des Peuls du Fouta, du Djolof ou de R'kiz, est l'une
des principales fractions appelées "Trarza el Këhlë" (Trarza Noirs), sur lesquelles s'appuyaient l'émir
des Trarza, dont les Oulad M'bareck, de M'Bomri, les Ulad Zimbotti (la suite de N'dimbëtt, reine du
Waalo et épouse de l'émir du Trarza), entre Rosso et Dagana-Mauritanie, les Ulad Khayyaroum, les
Ahel Attam, sur le Koundi, les Oulad Aïd de Tékane, etc .. A l'Est et au centre, les Maysara (c'est-àdire l'élite de l'empereur du Mali), les Toumani, les Diangina, les Nama, les Demba, les Samba, les
Moriba, les Makass, les Dianfa, les Tiémokho, les Makha, les Niouma, les Dougou, les Kéba, les
Simbara, les Téné, etc , nous renvoient à tout, sauf à une quelconque arabité ou berbérité des
Haratines. Nous sommes en face des ressortissants du groupe mandé avec ses segments soninké et
bambara. Et que dire des grands noms comme Sirimakha (Silimakha), Fodé, Modi, Samori, Dieydi,
Tamba, qui refusent de céder à l'assimilation culturelle ? Les Touré, les Diarra, Traoré, Dicko, Diakité,
qui ne laissent plus de doute sur leurs origines du Kaarta, du Fouta Kingui, du Songhaï et du
Wassoulou ? Aux captifs, achetés chez des pourvoyeurs, mêlés aux sédentaires noirs, on a pu voir
s'ajouter de nombreux étudiants coraniques, venus du Sahel (Mody Sahil) qui se rendaient aussi loin
que Tombouctou, Djenné ou Chinguetti pour y parfaire leurs connaissances islamiques et qui, surpris
et vendus par des coupeurs de routes, ne reviendront plus chez eux. Combien de pèlerins du Fouta
ou du monde manding et soninké n'arriveront jamais à la Mecque ? Tous ces "Vrig al Kuwar" (=
campement négro-africain)?
Ces patronymes, comme des buttes-témoins, s'opposent à leur disparition définive. Ainsi peut-on
admettre que les Sylla, Camara, Sissokho, Sanokho (des Sénoufo du Kénédougou), les Sibi, les Eyyi
(originaires du Macina malien) sont, comme ceux cités plus haut, des ressortissants des ethnies du
groupe mandé.. Leur art vestimentaire, monumental et culinaire, est également révélateur de leur ère
d'appartenance originelle. La griffe négro-africaine et la greffe arabo-berbère donne aussi à ces
Haratines un label musical dominé par la musique bambara (seyéñima; seyni kar; lëgneydiyë; etc ) et
les danses guerrières songhaï. Les instruments de musique sont encore pulaar (Moolo ou Moolaaru,
guitare monocorde) ou gambari (ou baylol), Nyanyooru ou Rbaab (vielle), etc La permanence de la
parure de l'ensemble Kingui- Wagadu- Mali- Songhaï n'est plus à discuter. L'habitat, avec ses cases,
ses clôtures, les modes de fabrication des briques d'argile, seront les mêmes de l'Adrar au
Guidimakha, en passant par toutes ces régions où le fond négro-africain s'affirme fortement, à telle
enseigne que nous mettons plus l'accent sur une assimilation linguistique beydane et une continuité
de la civilisation nègre agricole et urbaine. La continuité culturelle nègre est là, permanente. La
marque de l'arabisation est également là, qui crève les yeux.
Communauté en transition, les Haratines se donneront contradictoirement, par leur spécificité même,
un rôle unificateur bénéfique. Non seulement à toute la Mauritanie, mais à toute la région. Sauf si, pris
par le vertige de leur force montante, ils commettent l'erreur de ne pas jouer entre les communautés
nationales le rôle qui doit être le leur : le véritable trait d'union entre deux communautés maures et
noires auxquelles manquait une passerelle de communication. Cette communauté transitionnelle
exprime, en effet, très clairement et mieux que toute autre, la nature complexe des rapports actuels
entre Maures et Noirs.
B. Esclaves intégrés dans le système des castes dans les sociétés négromauritaniennes
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Chez les Soninké du Guidimakha
L'esclavage est intégré dans le système des castes, et les sous-catégories d'esclaves étaient
nombreuses jusqu'à ces dernières années chez les Soninké.
Les Komo se subdivisent en Sardo (captifs acquis par héritage de père en fils) et Nanouma
(captifs acquis par achat).
Les Komo-Khasso (étymologiquement = vieux esclaves) qui se subdivisent en Dionkourounko,
Wanakounko et Douragandi-komo. Les Dionkourounko comprenaient les mercenaires au
service du Tunka. Les Wanakounko étaient des voyageurs manding auxquels on refusait la
main de jeunes filles libres et qui se mariaient à des esclaves. Ainsi les descendants de ces
étrangers devenaient esclaves. Douraganda-Komo sont des esclaves qui se sont rachetés.
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Chez les Bambara
On distingue quatre catégories d'esclaves :
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Les Tonjon, en bambara de Ton = association et jon, esclaves
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Les Sôfa en bambara, de Sô = cheval et fa =père, ou préposés au pansage des chevaux.
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Les Wolosso en bambara, de wolo = né et so = maison, esclaves nés dans la famille.
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Les Dyon-fin en bambara, de dyon = esclave et de fing = noir.
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Chez les Hal-pulaaren, Wolof
La nomenclature est moins poussée. Nous avons les :
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MaccuBé en pulaar, esclaves ; Jaam, en wolof. Or, les Jaam Juddu, esclaves de case,
intimement liés à la famille, sont différents des Jaam Sayor, captifs qu'on peut vendre sur le
champ et issus des guerres. Cette catégorie n'existe plus et l'esclavage est pratiquement
inexistant chez les Wolof de Mauritanie. Par contre, chez les Hal-Pulaaren, la caste des
esclaves compterait plus du tiers de la population. En tout cas, c'est la majorité d'entre eux qui
se trouve émigrée en Afrique, en Europe ou en Amérique.
-
Il y a les affranchis, nouveaux et anciens : Awgal,en pulaar; Jaambuur,en wolof.
4. Réflexion sur les formes et la permanence de l'esclavage en Mauritanie
L'esclavage est, sous toutes ses formes, présent dans toute la société nationale mauritanienne,
aussi bien chez les Négro-africains que chez les Arabo-berbères, même s'il est plus brutal chez
ces derniers. Dans les formations sociales négro-mauritaniennes, il y subsisterait sous forme de
"séquelle" et est intégré dans le système des castes. Dans ces sociétés, les préjugés de castes
touchent l'ensemble des couches sociales. Dans la société maure, il s'y présente sous la forme de
"survivances". Dans sa forme d'esclavage de case, qui semble être aujourd'hui la seule existante
dans la Mauritanie rurale, il y satisfait aux besoins domestiques. Mais ces rapports esclavagistes
en milieu maure sont largement reproduits dans les centres urbains à travers divers canaux de
production au profit des maîtres (commercialisation de l'eau dans les bidonvilles, docks, tâches
ménagères, etc ).
Car dans nos sociétés, l'esclave est dans tous les cas de figure un paria "arani" (étranger). Il n'a
pas de parents dans sa société d'accueil. Il y perd sa référence culturelle originelle. C'est un
"perdu" ou "qui a perdu" ses racines. C'est bien le sens que lui donne l'expression pulaar de
MaccuDo : "celui qui est perdu" ou "celui qui a disparu". L'esclave est alors un bien, un non-être,
chargé d'apporter un plus à la famille qui l'asservit. Sa fonction économique est précise. C'est un
Beydaari : celui qui fructifie ou qui croît. Il est Malal : celui qui apporte le bonheur, Malu.
Les anthropologues estiment que deux types d'esclavage ont coexisté dans l'histoire de la
Mauritanie : l'esclavage de subsistance ou domestique, que l'école anglo-saxonne appelle
"esclavage mobilier", et l'esclavage marchand (traite). Le premier serait lié aux structures de
sociétés de subsistance, c'est à dire qu'il est un simple "générateur d'une rente vivrière", tandis
que le second, l'esclavage marchand, serait "générateur de profit".
Cette typologie ne fait pas l'unanimité. Car, pour ceux qui la contestent , elle est accusée d'être
par trop réductrice des multiples facettes de l'esclavage et de ses fonctions. En effet, certains
descendants d'esclaves ne sont pas loin de penser que cette catégorisation semble plus insister
sur des aspects formels que sur la nature intrinsèque de l'esclavage. Le réduisant à ces deux
formes, domestique et marchande, cette typologie reste piégée par une approche trop économiste,
qui pourrait faire oublier au passage que, dans tous les cas de figure, quels que soient les circuits
ou les sociétés dans lesquels l'esclave se retrouve, il n'est, après tout qu'un instrument. Mais un
instrument dont l'utilité n'est pas uniquement économique. Il est aussi moyen de contrôle politique,
administratif ou militaire. L'histoire mauritanienne a connu l'existence d'esclaves remplissant des
fonctions multiples hors du champ strictement économique, et régnant quelquefois sur des
catégories libres ou aristocratiques au nom du souverain. Mais, dans tous les cas, et quelle que
soit sa fonction, économique ou autre, l'esclave est " un être " dont l'humanité est disqualifiée..
Quelques soient les modes de son acquisition, de domination et les modalités de son exploitation.
L'esclave n'est pas un " être humain ". Il lui reste à reconquérir son humanité perdue. Il n'est
qu'une "une chose animée" (Aristote) dont l'usage et les modalités d'utilisation dans n'importe
quelle tâche, de subsistance (rapports viagers) ou de production de surplus (rapports marchands),
ne sauraient masquer cette réalité cruelle d'humiliation, d'exploitation, d'oppression et de
dépersonnalisation, d'injure fondamentale. Ces types de distinction bipolaire : domestiquemarchand, sont même jugés aptes à "banaliser leur calvaire, à profaner leur mémoire". Refusant
de nous enfermer dans les nouveaux qualificatifs d'"archaïques" et/ou de "modernes", de
l'esclavage en Mauritanie, nous souhaiterions tout de même voir les distinctions "esclavage de
subsistance" et "esclavage marchand" être enrichies par la prise en compte des particularités
historiques de l'esclavage, de son caractère hybride dans cet espace ouvert et inscrit, depuis le
Haut Moyen-Âge, dans une géopolitique de longue durée. ll nous faut cependant admettre
l'impossibilité de lui trouver un modèle théorique unique. Nous ne pouvons faire l'économie d'une
analyse serrée de ses modalités dans les différentes formations sociales de l'espace mauritanien.
Selon les époques et la dynamique actuelle des sous-systèmes de la formation étatique postcoloniale mauritanienne, l'esclavage traditionnel s'est sécularisé dans le système des castes
négro-africain; il survit, en milieu maure, dans des logiques de production capitaliste et des
stratégies contemporaines de pérennisation dans le secteur rural et celui des services.
En attendant une étude plus serrée de l'esclavage en Mauritanie qui irait plus loin que de simples
descriptions, je m'en tiendrai à l'essentiel pour traiter d'une catégorie analytique aussi complexe :
l'aliénation de la force de travail de l'esclave.
Je suis d'accord avec Claude Meillassoux lorsqu'il précise qu'en définitive "l'esclavage est ainsi le
seul mode d'exploitation qui permette de s'emparer du surplus humain, indépendamment de tout
progrès de la productivité du travail au-delà de la reproduction simple". En Mauritanie, la
particularité est que l'esclavage domestique est à géométrie variable. Il a pu se transformer très
tôt en esclavage de traite, et vice-versa. Encore à ce jour, l'esclave domestique, avec lequel nous
vivons au quotidien, peut se retrouver vendu à des commerçants de passage le lendemain. Sans
état d'âme de la part du maître qui l'échange en vue d'autres investissements de type marchand.
A contrario, un "esclave marchand" peut se retrouver dans la production domestique, rurale ou
urbaine. Dans tous les cas de figure, l'esclave est un "sans domicile fixe". Instrument à tout faire
selon les besoins du moment, il est toujours un voyageur en transit.
Un esclave, dans notre pays, n'est donc pas seulement une force de travail, attaché à des tâches
de subsistance dans le cadre de l'économie domestique. Il est ce pour quoi il a été acquis : un
capital vivant. Un cheptel sur pied. Une épargne. Il est, en plus, un gardien de l'ordre politicoadministratif et un instrument privilégié pour la sécurisation et la pérennisation du pouvoir du
maître et de sa force sociale. Il est un faire-valoir. Cet état de fait est fort ancien. L'histoire de
l'esclavage et de la traite esclavagiste du Moyen-âge à nos jours est assez documentée dans la
partie mauritanienne de l'espace saharo-sahélien sur ces types de transformations de l'esclave
domestique en esclave de traite, en esclave guerrier, ou en marchand d'esclave lui-même, et
faiseur ou tombeur de rois. Cette situation, comme nous le verrons après, se compliquera
davantage aux XVIe-XVIIIe siècles, avec la rivalité entre la demande atlantique et la demande
saharienne tardive.
5. Interpréter la différence de la condition servile en milieu négro-africain et
en milieu maure
Les différences soulignées sur la nature de l'esclavage et les conditions serviles en milieu négroafricain et en milieu maure dépendent de la dynamique historique, du contexte écologique et des
structures sociales. S'il a disparu chez les Wolof du Waalo mauritanien, et si aucun maître n'ose
faire travailler son esclave sans son consentement au Fouta, ce dernier reste encore soumis,
chez les Soninké, au service de son maître. Sur le plan économique, il peut posséder des biens et
aller et revenir librement chez lui, accomplir des travaux chez qui il veut en milieu négromauritanien. S'il vit dans la marginalité sociale et politique, son travail n'est aliéné que dans des
situations exceptionnelles, comme ce serait le cas chez les Soninké.. En effet, chez cette
population, existerait encore certaines catégories d'esclaves de peine (Kusa), d'esclaves mansés
(ayant un petit lopin de terre) et des esclaves de case (cultivant une terre en compensant le
maître d'une redevance). L'affranchi (Kome khoré) est rarement mieux loti que l'esclave mansé. Il
y a encore dans cette société, où la stratification de l'ordre servile est la plus complexe de la
société mauritanienne, des esclaves héréditaires, nés dans la captivité et appelés Saarida.
D'autres sont des Manga, affranchis et principaux garants du pouvoir des Bathily. Quant aux
Wanukunke, ils sont des esclaves venus d'ailleurs qui vivent sous l'aile protectrice du chef de
village, toujours chez les Bathily.
Mais dans tous les cas de figure, en dehors de ces cas spécifiques aux Soninké, les esclaves et
leurs descendants n'ont pas de prérogatives politiques ou sociales, même dans la Mauritanie
post-indépendance, dans nos villages et assemblées de villages. Il s'agit là très probablement de
séquelles.
Ces "séquelles" existent chez les Maures, sous une forme très secondaire (pour les Nan'ma).
Dans la société maure, au risque de me répéter, les survivances de l'esclavage sont plus
évidentes. Et le glissement du concept d'esclave domestique est reproduit dans les nouveaux
rapports de production et d'échanges mercantiles. L'exploitation y est si forte et l'aliénation de la
force de travail de l'esclave si prégnante, qu'il est difficile de ne pas y voir une exploitation barbare
sans nuance. Le maître peut facilement vendre ses esclaves dans cette société. Ce qui est
impossible à l'heure actuelle dans les sociétés négro-mauritaniennes, même si le système social y
est encore fortement inégalitaire.
De nombreux rapports existent, publiés par l'ONG mauritanienne SOS-ESCLAVES et le
Mouvement EL HOR, faisant état du commerce et de l'existence d'héritage d'esclaves, ou de leur
emploi au profit du maître dans la production d'un surplus économique dans les centres urbains.
Selon SOS-ESCLAVES, la servante y est encore incorporée dans la dot. Ce n'est donc pas par
hasard que le premier mouvement de lutte le plus radical pour la libération et l'émancipation des
esclaves en Mauritanie soit lancé par les ressortissants de la catégorie servile de la société maure.
Il faut chercher l'explication de ces différences dans la dynamique de l'esclavage dans les deux
grandes communautés ethnico-culturelles, dans les déterminations et surdéterminations tant agroécologiques et climatologiques, qu'historiques ou culturelles. Même si le rôle de ces deux derniers
paradigmes module la dynamique des sous-systèmes esclavagistes mauritaniens. Mon
présupposé est que les facteurs agro-écologiques, climatologiques et environnementaux jouent
un rôle fondamental dans les formes et modes de domination et d'aliénation du travail
esclavagiste, et ce d'une manière plus évidente dans la société maure que dans les sociétés
négro-mauritaniennes. Ce qui revient à souligner toutes les différences existant en Mauritanie
entre les biocénoses désertiques et sahélo-soudanaises qui agissent sur la condition servile.
Dans l'une, la rareté des ressources naturelles végétales et en eau augmente la pression sur elles.
Cette pression est plus grande en milieu désertique et semi-désertique et demande une
intensification du temps de travail de l'esclave comme surplus aux tâches domestiques. La
recherche des pâturages qu'il faut chercher sur de longues distances, une alimentation sommaire
et un surtravail exigible pour l'alimentation en eau des bestiaux et du ménage, les travaux
domestiques de toutes sortes, etc , reposent sur une seule force de travail : l'esclave. Là où les
ressources naturelles sont plus nombreuses, les activités sont plus diversifiées et les catégories
sociales plus nombreuses. Le mode d'occupation est la sédentarisation avec une spécialisation
d'autant plus poussée que les ressources sont plus nombreuses. Cette division sociale très
poussée est protégée par le système des castes.
Le système des castes dans les sociétés négro-mauritaniennes induit la transmission
générationnelle des savoirs, des charges et des ordres (la biologisation des rapports sociaux).
Cette technique de rigidification du système social et de sa reproduction permet une plus grande
stabilité sociétale, et trouverait son origine dans la réponse que les sociétés - bâties sur le socle
écologique mouvant et ouvert à toutes sortes de mouvements humains, entre Sahara et forêt - se
seraient données pour s'assurer une cohésion plus grande.
Les activités agricoles et artisanales dans ces sociétés traditionelles font de la main-d'oeuvre
servile un appoint dans la production économique. Contrairement au système maure dans lequel
le travail productif repose entièrement sur l'esclave, ici, toutes les forces valides du lignage esclaves ou descendants d'ego - travaillent en commun.
D'autres facteurs, historiques et géoclimatiques, modulent ces trajectoires et provoquent des
évolutions dans le sens du renforcement ou du relâchement des rapports de domination et
d'aliénation de la main-d'oeuvre servile. Ainsi, les sécheresses des années soixante-dix ont-elles
joué un rôle important dans la reterritorialisation de nombreux Haratines dans les zones
intermédiaires des Aftoût.
Les Haratines y construisirent de nombreux barrages et développèrent l'agriculture. Outre les
problèmes fonciers que cette arrivée massive devait poser, l'éclatement des liens traditionnels
avec les maîtres ajoutait une distanciation sociale plus grande encore que la distance
géographique qui les séparait de leur groupe tribal de référence. Les sociétés négromauritaniennes n'auraient pas connu ce phénomène.
II. UN ESCLAVAGE DE CASE ANCIEN ET CONSTAMMENT RENOUVELÉ
PAR LES TRAITES ESCLAVAGISTES
1. Des origines au milieu du Moyen-âge
L'esclavage est si ancien et si actuel que nous croyons être, au-delà de l'institution, face à une culture
esclavagiste canonique. Abdel Weddoud Ould Cheikh dit que l'esclavage chez les Maures est "une
institution aussi ancienne que les Maures eux-mêmes".. Nous pourrions en dire autant des sociétés
négro-mauritaniennes construites sur une base inégalitaire d'ordres et de castes restées inchangés,
malgré les bouleversements intervenus de la fin du Moyen-âge à nos jours. On pense qu'avant l'Islam,
cet espace fournissait des esclaves aux thalassocraties méditerranéennes comme Carthage et
Syracuse (cf. routes des chars et marchands Garamantes de l'Antiquité). Les légendes et les mythes
fondateurs des États traditionnels de l'espace mauritanien nous signalent l'existence et l'ancienneté
de l'esclavage dans l'ère culturelle du Tékrour et du Wagadou, le futur empire ouest africain du Ghana.
Déjà, la Légende du Wagadou, charte fondatrice de l'empire du Ghana, nous apprend que la mère de
Dinga Khoré - l'ancêtre fondateur de la dynastie régnant sur cet empire - avait une servante idéale du
nom de Faduwani Bafouje avec ses "101 têtes". Image qui laisse entendre qu'en esclave idéale, elle
remplissait toutes sortes de tâches en même temps.
S'appuyant sur les travaux de Patrick Mumson, Abdoulaye Bathily fait remonter la pratique de
l'esclavage en Mauritanie centrale (Dhar Tichit-Oualata) vers le 9e siècle de l'ère chrétienne. Cette
chronologie basse est rectifiée par les travaux d'anthropologues et d'archéologues qui font remonter
plus tôt la pratique esclavagiste dans la région. Georges Thilmans et son équipe ne sont pas loin de
penser que certaines civilisations mégalithiques de la région sénégambienne du VIe-VIIe siècle après
J.-C. (594-790) avaient pu être détruites par des expéditions de chasseurs d'esclaves venus du sud
de la Mauritanie. Nous pensons moins à des expéditions berbères qu'à la dynastie des Dya-Ogo, qui
avait à cette époque créé le royaume du Tékrour dont la civilisation métallurgique très remarquable
supposait de fortes activités agricoles et guerrières, et des relations économiques avec des formations
sociales lointaines. Parce que l'économie locale ne nous semble pas capable, à l'époque, d'absorber
à elle seule toute la production de fer de ces dizaines de milliers de bas-fourneaux, beaucoup
d'esclaves étaient sans doute nécessaires au travail agricole et à la civilisation urbaine initiatrice de
cette haute métallurgie. D'où la nécessité d'une main-d'oeuvre servile sur laquelle les sources arabes
médiévales sont prolixes : trafic des esclaves noirs en Mauritanie et leurs destinations intérieures et
extérieures. Ces sources nous parlent des guerres à l'issue desquelles les victimes pouvaient
satisfaire à la demande méditerranéenne et proche-orientale.
Selon le Hudûd Al Alam, c'est de l'espace mauritanien et de ses confins soudanais que viennent la
plupart des esclaves, transformés en eunuques, une fois amenés en Egypte. "Les marchands
d'Egypte volent dans ces régions des enfants et les castrent". Parmi les informations rapportées par
les auteurs musulmans, celles du XIe siècle ont le mérite de décrire explicitement les régions, les
circuits, le caractère gratuit de certaines captures et l'origine raciale des esclaves (Al yakûbi, 872).
Elles font mention de l'exportation d'esclaves du Soudan occidental de Awdaghost - où le roi de
Ghana avait installé un gouverneur (Farba) - à Zawila, vendus par les rois Sudan, "sans raison de la
guerre". Zawila, au sud du Maroc, recevait les Sûdan "vendus dans les pays d'Islam". "Ils sont une
race qui est d'une couleur noire très pure". Al Idrissi, le célèbre auteur du Livre du Roi Roger de Sicile
(12e siècle), nous dit que les populations de Barissa, Tékrour, Ghana, Ghiyaru (Noirs du sud et du
sud-est de la Mauritanie et de l'ouest de l'actuel Mali) et les populations du désert (Berbères de
Mauritanie du nord) réduisaient en esclavage les Lam Lam. Il ajoute : "les Lam Lam qui, par la grâce
de Dieu, leur sont échus en partage".. Claude Meillassoux, citant J.M. Cuoq, fait aussi parler
clairement le même Al idrissi : " La ville de Tékrour est le marché où les Maures échangent de la laine,
du verre et du cuivre contre des esclaves et de l'or " [ 1998 : 45]. Mais, où les Maures prenaient-ils ces
" esclaves " qu'ils échangeaient au Tékrour ? D'autres auteurs arabes ou arabisants dont Al
Biruni(1050), As-Sharish (1223), Ibn Khaldûn (1375), Al-Maqhrizi signalent l'existence de caravanes
venant du Tékrour pour le pèlerinage à la Mecque, avec leurs centaines ou leurs milliers d'esclaves.
Une de ces caravanes partait aux lieux saints avec 1700 têtes d'esclaves. Ghana avait la réputation
de posséder une puissante cavalerie et des milliers de fantassins pour faire la guerre aux populations
et États voisins afin de satisfaire la demande saharienne d'esclaves et d'élargir ses assises
territoriales, même si l'esclavage n'était pas forcément le ressort principal de sa puissance. Ghana
prenait pourtant ses captifs parmi les populations qu'il razziait la plupart du temps, du côté du Mali
actuel, chez les Bambara (les Amima de Az-Zuhri, 1154-1161).
Les Berbères n'ont pas échappé aux razzieurs ghanaéns et tékrouriens. Parmi eux, les Sanhaja,
encore dominés par Ghana qui leur impose un Farba ou gouverneur (cf.Al Bakri), se libèrent des
Berbères Zénètes et s'allient au Tékrour pour réduire la puissance de leurs ennemis. Ils fondent avec
les Tékrouriens le fameux mouvement almoravide qui contrôlera à partir du XIe siècle le trafic des
esclaves à travers la Mauritanie centrale et septentrionale. Partis de l'actuelle Mauritanie, les
Almoravides créent Marrakech (1069), avant de conquérir l'Andalousie (1087). Leur mouvement
comptait des milliers de soldats noirs, dont certains étaient des esclaves. Mais la majorité des
contingents était composée de guerriers envoyés aux côtés des Berbères Lamtûna (de Yahya Ben
Oumar, Aboubakri Ben Oumar et Youssouf Ben Tachfîn) par Waar Diabi, le roi du Tékrour et dirigés
par le prince Labba ou Lebbi, son neveu ou fils adoptif. Al Bakri, qui en est contemporain, décrit bien
cette alliance du Tékrour et des Lamtûna. Le Tékrour était la seule puissance régionale amie dont le
nom finira par désigner toutes les contrées musulmanes de l'Afrique sahélienne. Ces alliés Berbères
Sanhaja et Noirs tékrouriens, en s'affranchissant de la tutelle de Ghana, en ruineront la puissance
vers 1076 (date donnée par Delafosse). Les autres petits empires comme le Sosso et le Mali en
profiteront pour s'individualiser.
Au XIIIe siècle, le temps des Soninké et des Tékrouriens est passé. C'est au tour des Manding de
créer un nouvel empire au Soudan occidental, l'empire du Mali. La noblesse de cet État, à peine sortie
de la tutelle de Ghana et du Sosso, n'hésitera pas à faire la guerre pour inonder le marché
esclavagiste. L'empereur étant musulman, la justification est vite trouvée pour légitimer ses attaques
contre ses voisins. Ils sont païens. Les soumettre au nom de la Jihâd relèverait de l'humanisme de
croyants devant amener leurs autres "frères" à la découverte du vrai Dieu : " le roi fait la guerre contre
les Nègres païens qui sont ses voisins ". Un globe-trotter comme Ibn Battûta (XIVe siècle), se rendant
au Maroc, accompagnera une caravane qui " comptait six cents filles esclaves ".
Le trafic malien semble se déplacer plus à l'est vers le milieu du XIVe siècle, hors de la partie centrale
de l'espace mauritanien. Ce qui lui permet de fournir plus d'esclaves à l'Égypte, apparemment plus
demandeuse que le Maghreb. En effet, Al Maqhrizi signale au XIIIème la vente de 10.000 Soudanais
(1275) suite à une expédition militaire à plusieurs lieues à l'Est de "Mali".
2. La Mauritanie, théâtre de la compétition entre traites esclavagistes
saharienne et atlantique à l'époque moderne : " victoire de la caravelle sur la
caravane".
A.
La traite saharienne se fait plus pressante avec le développement des
cultures industrielles au Maroc : XVIe- XVIIIe siècles.
Sous le règne des Askia du Songhaï, les échanges entre le Maghreb et la région reprennent avec,
comme arrière-plan, la Jihâd menée : à partir de Tlemcen par Al Maghili, dans l'Atlas, par Al Ayashi et
dans l'Entre Sénégal-Niger, par l'Askia Mohamed. Cette nouvelle réorientation de la route des
esclaves du milieu du XVe siècle a ses témoins : " Les gros contingents étaient dirigés vers le Maroc,
et ce pays en recevait également par une route plus occidentale venant de la côte mauritanienne,
d'Arguin en particulier, et du Sénégal. Là, Maures et Arabes livraient des produits de luxe importés du
Nord en échange "d'un grand nombre de têtes sans risque d'ailleurs de se voir eux-mêmes kidnappés
par les Portugais nouvellement arrivés sur les lieux".
De larges concentrations d'esclaves se constituent dans l'Oued Drâa (Marrakech), le Touat et l'Oued
Noûn. D'où le fort métissage en ces lieux, outre celui déjà ancien d'autochtones noirs de souche
paléolithique capsienne et d'Ibero-maurussiens, pour former les Négro-Berbères de toute la Hamada
du Drâa et du Soûs Al-Aksa. Dans le Soûs et le Haouz (sud de Marrakech), les esclaves venus du
Sud étaient employés dans les installations industrielles nécessaires pour broyer la canne et
cristalliser le sucre. Ce qui requerrait une forte main-d'oeuvre, forcément gratuite pour la
rentabilisation des ventes marocaines en Méditerranée occidentale et dans la Péninsule ibérique. Le
sucre procure au Maroc le tiers de ses revenus. On comprend dès lors tous les prétextes des Sultans
pour attaquer les États soudanais de la Mésopotamie ouest africaine (l'Entre-Sénégal - Niger dans
lequel la Mauritanie occupe, avec le Mali, une position centrale).
On serait porté à croire que les rivalités autour de cette ponction de main-d'oeuvre sont à l'origine des
conflits entre ces sultans et ceux du Portugal et de l'Espagne (cf. Bataille des Trois Rois). Au même
moment, les Askia du Songhaï mettent encore plus de pressions sur le bassin de Taoudéni (mines de
sel de Tegazza), après celles sur l'Adrar (Atar, Ouadane , etc...) et le Tiris (Arguin). Ils remettraient en
question la politique africaine du roi Sébastien et de son remplaçant, Philippe II d'Espagne et du
Portugal et celle du Maroc de Mulay Mohamed es-Sheikh.
La dynastie saadienne s'empare de Marrakech en 1525, contrôle le Touat et maîtrise le commerce
transsaharien des esclaves. Un de leurs rois, Al Mansour, poursuit une politique ouest-africaine très
militariste. Dès 1578, il restera lié à la volonté de sa dynastie, obligée d'augmenter la production du
sucre. Il mène alors une politique tous azimuts pour rendre plus performante la production et la
commercialisation du sucre marocain. Pour ce faire, la conquête du Songhaï devenait nécessaire. Elle
passera par le contrôle des mines de sel Teghazza et par l'accentuation du commerce des esclaves,
dérivés vers le Haouz comme main d'oeuvre gratuite attachée aux plantations de canne de la région
de Marrakech.
La victoire de l'armée marocaine sur le Songha à Tondibi n'est que "le couronnement de près d'un
demi siècle d'efforts entrepris dès 1543-44 par le Sultan Mohamed Es-Sheikh, et poursuivis par Mulay
Ahmed Al- Mansour, en 1584". Elle avait nécessité pour les sultans marocains de barrer la route aux
Portugais, présents sur la côte mauritanienne, et de les empêcher de dévier la route des esclaves
vers l'Atlantique : empêcher " la victoire de la caravelle sur la caravane " ( A.M. Godhino). Les Sultans
Alaouites n'en font pas moins. Ils font des tournées dans l'hinterland mauritanien pour y trouver les
relais à leur politique. Le plus célèbre d'entre eux, Moulay Ismail (le Sultan Noir, créateur de la Garde
Noire) programme une politique saharienne dans laquelle la Mauritanie est largement tributaire. À
partir du moment où les sultans marocains ont pris l'habitude de sillonner leur mehella à travers les
villes de la Mauritanie du Nord, les expéditions ne cessent plus. Ainsi, en 1665, Mulay Er-Rachid
envoie une expédition à Wadâne, Aratân, et Tichit, dans le Nord et le Nord-Est du pays. Mulay Ismaïl
nomme Hannoun, le chef des Ulâd M'bareck, émir du Bakhouna, en 1672. Ce qui lui permet de
contrôler le commerce de Tombouctou vers l'Ouest, c'est-à-dire vers le Haut-Sénégal-Niger, où les
Européens viennent se ravitailler en esclaves. Il vole au secours de Ely Chandora, roi des Trarza, et
lui permet de s'affranchir de la tutelle des Ulad Dlim et des Brakna chez lesquels, pourtant, il prendra
femme en la personne de En-Nassira Es-Salwi, fille de l'émir Mohamed El Heyba Ould Nogmach.
D'autres sources en font directement la fille même de Nogmach (l'ancêtre des Oulad Nogmach).
Mais tous les souverains de la région n'acceptent pas l'immiscion marocaine, et les Idaw Ich refusent
une quelconque allégeance. Plutôt alliés aux Noirs dans la guerre qui les opposent aux Béni Hassan
(soutenus par le Maroc), les Idaw Ich réussissent à briser leur tentative de domination. Vaincus par les
Idaw Ich, ces Beni Hassan, dont les Oulad Mbarek etles Oulad Nasr, se déportent à l'est (les deux
Hodh). Leur mouvement de repli est définitif au milieu du XVIIIe siècle avec la geste de Mohamed
Cheïn, l'un des ancêtres des émirs actuels du Tagant. Le Tagant est alors le seul émirat berbère de
Mauritanie, alors que tout l'espace maure est linguistiquement assimilé par l'arabe hassaniya.
En même temps qu'il s'immisce dans les affaires des émirats des Trarza et des Brakhna, où il envoie
des contingents (les Horma), le Maroc répond à la demande d'aide des monarques négro-africains du
Sud mauritanien et de l'actuel Sénégal : le Fuuta Tooro des Satigi. On se souvient des démarches de
l'imposteur Labba auprès du Chérif au XVIe siècle, et la contre-offensive du Satigi en titre (Fuuta
Tooro) qui obligea l'imposteur à s'échapper pour demander refuge et aide à Philippe II, roi d'Espagne
et du Portugal. Mais le Fuuta, le Waalo-Brak et les principautés soninké du Guidimakha, sont
contraints de s'accommoder de partenaires fort enclins à la duplicité.. L'action des Béni Hassan et du
Makhzen marocain contre le Fuuta et le Waalo-brak après la victoire sur les Zawaya maures, finit par
ruiner la région et la déstabiliser jusqu'à la révolution torodo (maraboutique) de 1776 qui libére le pays.
Les Marocains interviennent en 1716 dans les affaires du pays, après s'être imposés aux Hassan. Ils
agissent de même dans les affaires du Waalo et du Guidimakha (ou "le Hayré"). À partir de ce
moment, la traite esclavagiste l'emporte sur l'esclavage domestique, et cette nouvelle forme de traite
est sans commune mesure par rapport au mode ancien, transsaharien. Ces régions de la Mauritanie
doivent satisfaire aussi bien la demande saharienne (marocaine et proche orientale) en pleines
convulsions, et répondre en même temps aux exigences de la demande atlantique. L'espace
mauritanien entre dans le vortex de la nouvelle économie-monde capitaliste. Aucune des deux
ponctions ne souffre de tarissement quelconque, durant cette phase d'accumulation capitaliste et de
réaction saharienne. Mais la destruction des cadres sociaux et la refonte des Etats s'accélère. La
Mauritanie est entre deux feux. Le Maroc et l'Europe soumettent son espace à une instabilité durable.
C'est à cette époque que les émirs maures convoitent la vallée du Sénégal, exerçant une pression
accrue aux escales du fleuve où s'échangent les esclaves et la gomme. Certains esclaves pris au sud
sont en partie vendus sur place à des lignages maures et négro-africains, et les autres seront vendus
ailleurs. C'est-à-dire que la traite renouvelle l'esclavage domestique et fournit une plus grande quantité
du bétail "humain" à la demande pressante des formations sociales lointaines.
Avec les armes à feu introduites au XVIème siècle, comme en font foi les sources sur le sort de
l'empire du Songhaï à l'issue de la bataille de Tondibi (1591), les moyens d'approvisionnement de
captifs changent de nature. Les Marocains et les Européens peuvent désormais tenir à leur merci des
chefs de guerre qui dépendent de leur bon vouloir, et auxquels ils fournissent les armes nécessaires à
la nouvelle accumulation, dont ils ont le monopole. L'espace mauritanien passe, par l'introduction de
ces armes à feu et par la demande plus forte d'esclaves de traite, des monarchies constitutionnelles
au despotisme. Car dans un tel contexte, si l'on ne possède pas ces moyens militaires, c'est se voir le
lendemain détrôné, conduit sur la côte ou dans le Sahara. Les sociétés de l'espace mauritanien
évoluent vers leur militarisation. Les hommes en armes servent partout (chez les Noirs et chez les
Maures) les desseins de l'étranger en alimentant le ravitaillement en esclaves. Partout des dynasties
guerrières s'imposent comme nouvelles légitimités à la place des anciennes (Farba, Lamane,
Ezzeyzât, Fama, etc ). Nous glissons des monarchies constitutionnelles au despotisme. La tradition
orale pulaar appelle cette période "jamaanu waawi sengoo" ("qui le peut s'accroche"), et les Wolof
l'appellent "Gnef-nanngou" ("Vaincre et usurper"). Ces nouvelles dynasties guerrières sont les
Dényanké, chez les Hal-pulaaren (royaume du Fouta Toro); les Kangames qui s'en imposent aux rois
ou Brak, chez les Wolof (royaume du Waalo); les Beni Hassan, chez les Maures (émirats du nord, du
sud, de l'est et du centre de la Mauritanie); Songhraï et Bambara de Ségou et du Kaarta (Biton), dans
la mouvance desquels s'inscrit l'espace soninké de Mauritanie. Le glissement dans les charges et les
apanages se fait en faveur des agents de l'atlantisme.
C'est pour lutter contre ces dérives que les communautés paysannes, aussi bien maures que négroafricaines, s'organisent autour de leurs marabouts contre leurs souverains, stipendiés à l'Atlantique et
au rêve impérial marocain, comme nous le verrons lorsque nous aurons à parler des luttes antiesclavagistes. La signification et la portée de ces luttes anti-esclavagistes ne s'éclaire qu'avec une
meilleure connaissance des effets de l'esclavage de traite dans la région qui, par son ampleur, sa
dureté et sa durée, occulte l'esclavage archaïque dit "de case" ou domestique, et met toutes les
institutions politiques et sociales de la région en situation de quasi-anomie.
B. Les États et les sociétés de l'espace mauritanien dans le vortex de la
traite esclavagiste atlantique : une surdétermination de l'esclavage
domestique.
La traite atlantique commence dans l'espace mauritanien lorsqu'en 1441, Antam Gonsalvez, qui
accompagnait Nuno Tristâo, amena des captifs au Portugal, tous Maures blancs et de la tribu des
Tekna. Le chef Tekna promit que s'il était libéré, il fournirait en contre-partie à ses nouveaux maîtres
un plus grand nombre d'esclaves. Gonsalvez rembarqua pour l'Afrique avec ses prisonniers. Arrivé en
Mauritanie, "il y reçut en échange dix Noirs, hommes et femmes, de différents pays". Le 8 août 1441,
un marché fut organisé pour vendre ces captifs à Lagos (Portugal) : il s'agit de la première vente en
Europe d'esclaves noirs venus d'Afrique, sous le haut-patronnage de l'Infant Henri (futur roi Henri le
Navigateur), qui sera le "principal instigateur des expéditions africaines". Cette vente fut organisée
après que furent "offerts à l'Eglise les meilleurs esclaves". Ce qui n'empêche pas les Portugais de
profiter de la traite saharienne d'esclaves obtenus lors des razzias "opérées par les peuples islamisés
du Sahel dans les régions du sud. Un des itinéraires passait par l'escale saharienne de Hoden
(Ouadane)" où les captifs étaient répartis en groupes : pour la Cyrénaïque, la Sicile, Tunis et le reste
était conduit à Arguin (sur la côte du Nord-Ouest mauritanien) pour être vendus aux Portugais en
"échange de chevaux, de blé et de tissus". Un tel mouvement devint si important que les rois
catholiques du Portugal décidèrent de construire un fort à Arguin et deux comptoirs commerciaux à
Atar et Ouadane. "Arguin devint le modèle pour les constructions ultérieures le long des côtes
d'Afrique, aussi bien par les portugais que par leurs rivaux européens"..
La ponction atlantique plus destructrice encore que la ponction saharienne ne se contente pas
seulement de transformer l'espace mauritanien en une garenne de main-d'oeuvre gratuite,
d'extraversion économique locale et de renforcement de l'esclavage domestique. La socio-histoire de
l'esclavage en Mauritanie entre le XVIIe et le XVIIIe siècle s'éclaire mieux dans les Etats de la vallée
du Sénégal - surtout au Fouta Toro - avec demande accrue d'esclaves dans la région.
Pour mieux illustrer notre propos j'emprunterai, entre autres sources, les données principales réunies
par le professeur Oumar Kane dans sa thèse sur cette période dans le sous-espace du Fouta Toro,
entre les XVII et XVIIIème siècle, pour montrer l'implosion des sociétés et États de ce qui deviendra la
Mauritanie.
1) L'esclavage et la destructuration des sociétés et États de l'espace mauritanien :
l'exemple du Fouta Toro au XVIIe- XVIIe siècle
Dans la première moitié du XVIIIe siècle, le commerce esclavagiste domine tout l'espace mauritanien.
"On dort le soir homme libre, on se réveille au milieu de la nuit, esclave", dit un chroniqueur qui
caractérisait ainsi l'époque. De nombreux villages du Sud de la Mauritanie et de la Sénégambie nord
disparaissent sous le chassé-croisé des razzieurs. Beaucoup de leurs ressortissants se retrouvent
asservis dans la Mauritanie centrale et orientale, comme leurs patronymes et mythes d'origine le
laissent entrevoir (ponction dans les Etats du Fouta, Waalo, Cayor, Djolof, Cayor, Guidimakha et les
États Bambara du Kaarta et de Ségou, pourvoyeurs d'esclaves). D'autres villages de la rive droite du
fleuve Sénégal se vident pour se replier sur sa rive gauche, qui leur sert de bouclier naturel contre les
attaques surprises des Maures et des Horma marocains. Les capitales provinciales du Fouta et du
Waalo sont replacées dans des abris pratiquement imprenables (ceux de l'Île à Morfil et autres villes
traditionnelles comme Mboumba, Thilogne, Gollere, Nder, etc , pour ne citer que ceux-là). Les émirs
des Trarza et des Brakna soumettent le Fouta au paiement d'un tribut annuel, le Mûd Horma, qui
durera cent ans (1677-1776).
Les Marocains et les Européens alternent sur les rives du fleuve Sénégal. Ils contractent des alliances
avec les souverains des États de l'espace mauritanien, qui affichent une loyauté intéressée dans le
but évident de les mettre de leur côté face à leurs rivaux locaux. Ces souverains jouent très souvent
des rivalités de ces puissances. Or, les puissances en question ont des objectifs à la fois communs et
différents. Le Maroc vise l'acquisition d'esclaves et des débouchés commerciaux qui l'obligent à
inaugurer une politique coloniale indirecte de l'espace mauritano-malien (voir plus haut : 8.2). Mais
une telle politique débouche sur un impérialisme marocain qui ne saurait s'appuyer que sur les Béni
Hassan. En pays maure, les souverains marocains utilisent la technique de l'allégeance au khalife de
la communauté musulmane marocaine (la Baya). Ils se présentent comme les sultans de l'islam
occidental auxquels tous les musulmans de la région devraient se soumettre. Vu que dans l'Islam,
aucune royauté n'est prévue si ce n'est celle de Dieu, on peut flairer là des préoccupations
temporelles et purement manipulatrices d'extension territoriale.
Les Européens, encore au stade mercantiliste, n'avaient nullement programmé de conquête coloniale.
L'assurance de débouchés stables pour les produits européens et la fourniture continue d'esclaves, de
gomme, et d'or étaient leur préoccupation principale. Ils redoutaient donc toute alliance entre le Maroc
et les souverainetés locales. Saint-Robert se plaint des bons rapports qu'entretiennent le Satigi (roi)
du Fouta Boubacar Ciré Sawa Lamou et le Sultan du Maroc Mulay Ismaïl, dans la capitale duquel
(Meknès) le Fouta est représenté par son ambassadeur en la personne de Gakou Sawa Lamou, le
Prince Héritier de la couronne. Mais cette alliance avec le Maroc profite plus aux Horma-soldats de la
couronne marocaine - envoyés comme coopérants militaires auprès de certains monarques
demandeurs - qu'à leurs pays d'origine ou d'accueil. Profitant de leur séjour auprès du nouveau roi du
Fouta Toro qu'ils ont aidé à conquérir le pouvoir, les Horma échappent à toute discipline. Ils attaquent
souvent les navires commerciaux européens, à l'aller comme au retour de Saint-Louis, et traversant le
Fouta en direction du Galam (Haut-Sénégal). La célèbre attaque contre le chaland français "Le
Parfait", le 10 juillet 1718, entre dans cette logique. La Compagnie se plaint de cet acte des Horma et
de la perte de 77 esclaves et six blancs et noirs, membres de l'équipage, détournés vers une direction
inconnue. Ce sera en vain qu'André Brüe, le directeur de la Compagnie du Sénégal, demandera l'aide
du souverain du Fouta pour punir ou l'aider à punir les Marocains.
Il faut souligner également le fait qu'à l'époque, chaque souverain local offrait des cadeaux - des
esclaves - aux Marocains, aux émirs maures et aux Européens en guise de reconnaissance ou pour
se voir vendre des armes dans son conflit avec d'autres prétendants de la couronne. On se demande
encore combien d'esclaves le Satigi Boubacar Ciré eut pu fournir gratuitement aux Marocains pour se
débarrasser de Guéladio Djégui, le prétendant à la couronne du Fouta (vaincu par Qaïdi, le chef des
Horma)? Combien de son côté, Guéladio Djégui en avait-il donné à la compagnie pour son soutien
contre Boubacar Siré? En 1723, Le Satigui Boubou Moussa, une fois arrivé au pouvoir, envoie à
Démion, directeur de la Compagnie des Indes Occidentales, un cadeau de cinq captifs pour
demander son aide afin de combattre Ely Chandora, l'émir des Trarza, et ses Horma qui attaquent les
villages du Fouta et menaçent son trône. Mais cela n'empêche pas Boubou Moussa de perdre le
pouvoir au profit de Samba Guéladio Djégui, alors que Démion continuait à traiter des esclaves au
Fouta. Boubou Moussa élargit la résistance autour Samba pendant six ans. La Compagnie profite du
conflit pour vendre les victimes de chaque camp aux Maures, aux Horma et à la Compagnie du
Sénégal.
Le ratissage d'esclaves dépasse bientôt les frontières du Fouta. Un indice en est donné par la plainte
des marabouts du Gadiaga à Charpentier, à Bakel, concernant les pillages que Samba opère chez
eux. Mais Samba, tantôt allié aux Horma marocains, tantôt aux Maures ou à la Compagnie, ne court
aucun risque d'être rappelé à l'ordre. Il joue intelligemment des rivalités entre les Horma et la
Compagnie, qu'il renseigne sur les déplacements des premiers. Quand il prend le pouvoir, il se
rapproche de la Compagnie et promet à Saint-Robert de lui vendre cent captifs en contre-partie de la
poudre et des balles. Il s'engage davantage auprès de la Compagnie en signant le traité du 5 mars
1737, par lequel il entend livrer des esclaves et recevoir en retour des armes et des marchandises,
indispensables au renforcement de son pouvoir.
a) Quelques sources de l'esclavage de traite
- Les disettes et les guerres économiques (1715-1756)
Les crises alimentaires, les guerres entre royaumes, les conflits dynastiques, les rapines et les
maladies transforment les populations en proie facile pour les esclavagistes. On offre gratuitement des
surplus d'esclaves. Les prix deviennent dérisoires et très souvent, les personnes s'offrent d'ellesmêmes comme esclaves pour éviter la famine ou pour ne pas tomber sous les balles pendant les
guerres civiles répétées et désormais intensifiées dans tout l'arrière pays sénégalo-nigérien. Les
captifs sont si nombreux que se pose le problème de leur entretien. Le seul frein réel à l'acquisition de
captifs est l'impossibilité de les nourrir jusqu'à leur trouver preneur. Lambert se plaint même de la
quantité de captifs (177 au total) traités en rivière en deux voyages, en 1723. En 1726, le stock des
600 captifs de Bakel pose de sérieux problèmes d'entretien alimentaire et sanitaire. La Compagnie
Royale enregistre un chiffre annuel total de 844 esclaves en 1754, parmi lesquels 400 dans
l'esclaverie de Saint-Louis, 350 dans celle de Gorée et 94 dans celle de Bakel. Ces chiffres
augmenteront l'année suivante (1755) puisque la Compagnie peut amortir ses pertes en esclaves
grâce aux 500 qui restent en vie sur un total de 945 acquis au cours de l'année. La Compagnie revend
alors 980 esclaves, parmi lesquels se trouvent les 500 épargnés par la faim et les maladies. Il en reste
encore 222 à Saint-Louis et 200 à Gorée, qui attendent certainement d'être retapés avant d'être
revendus...
Le pays est livré aux pillages, à la guerre civile et aux méfaits de la disette. Plumet en témoigne en
1716 et déplore fort l'affliction des populations. Il nous renseigne encore sur d'autres fléaux :
l'accentuation de la disette de 1723 par l'invasion de sauterelles et des Horma marocains. La gravité
de la famine oblige Noirs et Maures à se nourrir de gomme pour tromper leur faim. Elle est pour eux
"une assez bonne nourriture". La Compagnie se plaint de la mauvaise qualité physique des esclaves
traités dans cette conjoncture. Ils "sont maigres et sentent encore la famine qui était dans le pays".
C'est encore Saint-Robert qui se plaint ainsi d'avoir eu à traiter de tels captifs (le 7 octobre 1723). La
famine et les guerres endémiques, la situation désespérée vécue par les populations du Djolof, du
Cayor, du Waalo, des confins maures et du Fouta dureront longtemps. Delvaux parle de "disette de
mil et de tous autres vivres".. Mais ce sont surtout les années 1734 et 1735 qui semblent les plus
meurtrières et les plus violemment marquées par les guerres intestines. Au Gadiaga, de Saint-Adon
signale la désertion des villages, le spectre de la famine et les conflits qui y règnent, surtout ceux qui
opposent Samba Guéladio et Konko Boubou Moussa, signalés ici parce qu'ils perturbent le commerce
européen. Les Maures en profitent pour contrôler le trafic commercial du Cayor. Les Dramancours,
Maures du Sud-ouest de la Mauritanie, sont en rapport avec les Damel.
Pour les circonscrire, la Compagnie demande à ses membres et traitants de ménager le Fouta pour
tirer le maximum de mil que ce pays risque de vendre ailleurs. Parce que le contingentement opéré
par les Maures à l'encontre des Européens en bloquant le débouché cayorien des céréales ne devrait
pas se répéter au Fouta, devenu le principal pourvoyeur de Saint-Louis. La sécurité des navires est
compromise du fait de la guerre et des razzias. Les paysans maures réduisent l'exploitation de la
gomme pour se reconvertir dans le commerce du bétail, du sel et du mil, qui demandent moins
d'efforts que l'agriculture et la cueillette. Les guerres entre les royaumes du Fouta et du Waalo d'une
part (le Brak du Waalo fait le siège de Podor, 1754) et entre le Cayor et le Sine d'autre part, barrent
les voies de ravitaillement de Saint-Louis en denrées alimentaires. Mais la famine de 1753 est jugée
comme la plus étendue et la plus meurtrière. Dans une lettre adressée au Conseil Supérieur de
Direction de Gorée, Aussenac insiste sur la misère qui règne en Gambie, et sur le fait que pour obtenir
un barrique de mil il fallait donner en échange 10 à 20 fusils. Les maladies endémiques et les
épizooties font le reste. Elles ravagent les populations et les troupeaux. Entre décembre 1724 et
janvier 1725, 15 captifs entassés à l'esclaverie de Saint-Louis mourront des suites de la fièvre jaune.
Le maître du comptoir du Galam, de Saint-Adon écrit avoir perdu pour cause de maladie quelques 160
boeufs et 60 captifs et s'estime encore heureux du fait qu'il lui reste 180 captifs à vendre et une
réserve de 39 marcs d'or. Malgré l'abondance des récoltes dans le royaume du Waalo, suite aux
inondations destructrices et abondantes de l'hivernage de 1753, des villages entiers seront encore
victimes des vendettas. Le mémoire de Lacourbe, appelé "Mémoire sur le Commerce de Guinée"
(1687), souligne que les Satigui du Fouta Toro acquierrent chacun "annuellement des Maures des
chevaux pour une valeur de 60 à 80 esclaves, soit en moyenne 70 esclaves par an".. Ainsi, pour le
seul Fuuta 9950 captifs sont vendus par les Satigi entre 1675 et 1810, rien que pour l'acquisition de
chevaux.
-
Les pillages, les brigandages et les migrations
Entre 1718 et 1759, les crises politiques et économiques au Cayor et au Djolof jettent leurs
ressortissants sur les routes, qui vont chercher refuge au Waalo. Mais les princes et les guerriers de
ce pays les attaquent, prennent tout ce qu'ils avaient espéré vendre pour se nourrir, et les vendent,
ensuite, à la compagnie qui offre de meilleurs prix que les marchands maures et marocains. Le
brigandage n'est plus le fait des simples aventuriers, de simples roturiers qui en tirent des bénéfices,
mais celui de l'aristocratie et de la noblesse, qui arment des troupes entières pour ratisser la
campagne, où les flots de migrants que la famine a jetés sur les routes ne cessent d'augmenter entre
1724 et 1754. Les princes du Fouta, du Waalo, et des confins maures, multiplient les randonnées
dans les villages avec toute leur cour pour être entretenus plus directement par les populations.
Celles-ci courent tous les risques d'être attaquées et vendues en cas de refus de recevoir la tournée
royale. Des abus sont signalés par la tradition orale qui fait état de droit de cuissage, et du fait que
toute protestation du mari ou des parents est sanctionnée par leur capture et leur vente sur le marché.
Beaucoup de fils de la noblesse terrienne et maraboutique, opposés au régime despotique,
connaîtront ce sort.
On se souvient des conséquences de l'échec du mouvement maraboutique contre les négriers de
Malick Sy - un des disciples de Nacer Eddine - au Fouta Toro, et de N'diaye Sall au Cayor, qui
obligent les rescapés à se réfugier au Fuuta Djallon où ils eurent à créer l'Etat du Boundou, lors de
leur exil. Ceux des révolutionnaires qui n'ont pu échapper sont vendus aux négriers. Ce qui
représente un des facteurs déterminants de la révolution de libération nationale de 1776, appelée
"révolution torodo" (maraboutique).
C. Enjeux géostratégiques, duplicité et pérennisation de l'esclavage dans la
situation coloniale
La France coloniale abolit l'esclavage "une première fois en 1794 sous la Convention, une deuxième
fois en 1848, après avoir été réinstauré en 1802 par Napoléon Bonaparte". L'auteur de ces lignes, H.
Panhuys parle bien sûr de l'existence de textes juridiques antérieurs à la colonisation de la Mauritanie,
mais qui feront jurisprudence une fois l'ensemble mauritanien intégré à l'espace politico-administratif
français dès la deuxième moitié du XIXème siècle (pour la Mauritanie du Sud et négro-africaine) puis
dès la première moitié du XXème siècle (pour la Mauritanie du Nord, maure). Cet anti-esclavagisme
de la France concerne plus un esclavage marchand et domestique dans les plantations des Antilles,
plus facilement palpable, que " l'archéo-esclavage " de longue durée dans les sociétés saharosahéliennes devant lequel les États locaux, nés des révolutions maraboutiques, et la France ellemême eurent à se casser les dents.
Avant de revenir sur les mouvements autochtones de libération pendant les siècles antérieurs ou les
décennies postérieures à la colonisation française, disons que la transition coloniale a été marquée
par une série d'élucubrations face à la question de l'esclavage (de 1854 à 1960). En effet, la France
était concrètement plus soucieuse de la préservation de ses intérêts de puissance coloniale. Trois
facteurs joueront contre toute démarche du genre de sa part :
-
la nécessité de s'appuyer sur l'aristocratie pour la mainmise sur l'espace mauritanien
-
la peur de bouleverser l'ordre social, les esclaves étant le support sur lequel repose le
système de production chez les Maures.
-
le fait que le changement social souhaité relevait plus de pressions morales que des priorités
d'une France non encore assurée de sa possession territoriale de l'hinterland du Nord-ouest
africain.
Dey ould Brahim nous apprend que "depuis bien longtemps déjà, la France [avait] décidé de
supprimer radicalement l'esclavage". Cependant, souligne-t-il, "certains accords de soumission signés
par les tribus rebelles lors de la pacification de la Mauritanie par le Colonel Gouraud, stipulent
catégoriquement que si la France ne peut admettre la continuation de la traite, elle s'engage à
respecter à l'avenir la situation des esclaves telle qu'elle a été trouvée au moment de la signature de
ces actes, les captifs constituant une des ressources principales des tribus mauritaniennes (souligné
par nous). On a donc laissé au temps et à une éventuelle possibilité de persuasion, le soin d'éliminer
l'esclavage en Mauritanie". On peut donc comprendre qu'entre les idéaux de la République, les
intérêts coloniaux, et la faible emprise de la France sur l'espace maure, l'administration coloniale fut
obligée de louvoyer. En fait, la France était confrontée non seulement à son opinion publique, mais
aussi aux exigences des organisations internationales. Incitant certains esclaves à fuir leurs maîtres,
ou créant pour eux des Villages de Liberté près des postes militaires pour les y recevoir,
l'administration coloniale jouera ce double jeu d'une puissance n'ayant pas une prise sur l'espace
quadrillé : faire fuir les esclaves et aider aussi les maîtres à les tenir. Ces villages de liberté que l'on
trouvait à Kiffa, Timbédra, Boghé ou Sélibaby étaient des villages de culture et premiers lieux de
prélèvement d'une main d'oeuvre quasi gratuite et de mobilisation des hommes de troupes lors des
guerres coloniales contre leurs propres régions d'origine. Régions qu'ils connaissaient jusqu'à leurs
moindres recoins. Les populations les appellaient : "les villages de casseurs d'États autochtones".
Le détournement par Faidherbe du décret du 27 avril 1848, abolissant l'esclavage dans les colonies
par l'encouragement de la fuite des esclaves vers les postes français pour les raisons que nous
venons de mentionner, est suivi par tous les autres administrateurs. Le village de Timbédra-Liberté ou
N'diambour, sont considérés à l'époque comme de haut-lieux de débauche et de banditisme. La place
centrale qu'occupent les esclaves dans la société maure surpasse de loin celle qui existe dans les
sociétés négro-mauritaniennes. Les esclaves et serviteurs sont l'épine dorsale de cette société, "car
tout le système de production reposait sur eux".
La vague, devenue "vogue" abolitionniste du XVIIIe-XIXe siècle, atteint la France. Plusieurs abolitionsrestaurations ont lieu entre 1792 et 1848, date à laquelle un décret supprimant l'esclavage dans les
colonies devait faire oublier le tristement célèbre Code Noir de Colbert. La Mauritanie n'en tire
presqu'aucun profit. Par crainte du bouleversement de l'édifice social, l'esclavage n'y est pas
réellement aboli. L'emprise sur le territoire étant inachevée et peu assurée, il faut payer la
collaboration de l'aristocratie en la laissant diriger la tribu au compte de l'administration coloniale. Il y a
sous la colonisation plusieurs abolitions juridiques, chacune plus avancée que l'autre, et d'autres
décrets et arrêtés dont certaines dispositions sont incompatibles avec l'esclavage: décret du 27 avril
1848 ; décret du 10 novembre 1903 (son article 75 sur l'administration de la justice à travers les
principes de la civilisation française) ; décret du 12 décembre 1905 ; décret du 22 mars 1924 ; arrêtés
de la Chambre d'homologation de Dakar et arrêt du 14 novembre 1905 (jugé le plus significatif), etc...
Mais aucune volonté réelle de libération des esclaves n'a été clairement affichée avec les mesures
d'accompagnement en ce sens. Il y a un statu quo de fait. Sinon comment comprendre que des
esclaves volés soient ramenés par l'administration coloniale à leurs maîtres, comme ce fut le cas dans
de nombreuses situations ? Mohamed Lemine Ould Ahmed cite des cas d'espèce dans son mémoire.
Il parle d'esclaves pillés par des Maures R'Guibatt remis à leurs maîtres. Si l'acte est jugé positif parce
qu'on les ramenait à leur lieu d'origine, il n'en demeure pas moins que leur statut et leurs conditions de
vie ne changent pas. Louis Hunkanrin mentionne même des situations où l'administration française
profite de la condition des esclaves en classant ces derniers dans la catégorie des animaux dans le
calcul de l'impôt. Il résume le sens donné par les maîtres et l'administration à la place de l'esclave en
milieu maure sous la colonisation : "Puisque, disent les Maures, la taxe annuelle d'un mouton est de
2fr.50 et que le bétail humain doit coûter un peu plus cher que les animaux proprement dits, vous allez
désormais - c'est l'ordre du chef de la Colonie - payer pour chaque captif que vous détenez la taxe de
cinq moutons, c'est-à-dire 12fr.50... on voit les maures qui n'ont aucun mouton et qui payent des taxes
pour 10, 20, 30, 40 moutons, selon le nombre de captifs dont ils disposent".. Le commandant du
cercle de la Baie du Lévrier (district actuel de Nouadhibou) résume le problème de l'esclavage en
situation coloniale : "en supprimant l'esclavage, nous rejetterions vers un nomadisme exclusif des
tribus que nous aurions pourtant intérêt à maintenir partiellement fixées. Je pense que l'on ne servirait
ainsi ni la cause de nos administrés, ni la nôtre".
Les Maures possesseurs d'esclaves dénoncent les fonctionnaires négro-africains dont les gardes de
cercle qui aidaient les esclaves à fuir leurs maîtres. Dey Ould Brahim, ancien ministre de Mokhtar
Ould Daddah et possesseur d'esclaves, n'a pas pu s'empêcher de commenter ce fait dans son
mémoire cité supra : "Certains serviteurs évolués, disons plutôt poussés par des gardes - cercles
noirs (sénégalais surtout) ont réagi de diverses manières, quoique la violence soit rare malgré la
propagande. Ils se firent les porte-paroles de l'idée d'émancipation à l'ordre du jour et formèrent des
groupes, tinrent des réunions où il était conseillé à tous de cesser tout travail, pendant les périodes de
culture et de récolte, moment où ils étaient le plus indispensables". Dey insiste encore sur le fait que
les maîtres maures n'ont pas perçu le rôle émancipateur de l'école moderne, et continuaient d'y
envoyer plutôt leurs esclaves. Les fonctionnaires négro-africains n'avaient cesse de leur conseiller de
ne pas abandonner l'école comme les Maures blancs, de la classe des maîtres. "Devant cet état
d'esprit des serviteurs, sous l'instigation des gardes-cercles, les maîtres ne sont pas restés indifférents.
En effet, afin d'éviter la fuite et la disparition de leurs "assujettis" ils se sont adaptés aux circonstances
nouvelles nées de la colonisation et ont assoupli les conditions de leurs esclaves ; traitement
convenable, mariages mixtes, concubinage, etc ". Ceci dans le but évident de ne pas les perdre.
Perdre une main-d'oeuvre quasiment gratuite dont l'héritage est garanti ?
Un intellectuel noir, Louis Hunkanrin, instituteur béninois (dahoméen), exilé en Mauritanie et de
tradition politique de gauche, s'indigne de cette situation et dénonce l'esclavage en Mauritanie avec
vigueur, oubliant lui-même sa propre condition de détenu. Il décide d'écrire un réquisitoire sans appel
qui fera date dans les annales du mouvement national de libération des esclaves. E. Reyner,
président de la Fédération Ardéchoise des Droits de l'Homme écrit l'avant-propos du livre de
Hunkanrin, en 1931, et saisit l'opinion publique française sur cette grave question "pour détruire les
abus coloniaux signalés ici".. Les termes de Hunkanrin contre les Maures sont durs : "Les Maures
répugnent à tout travail. Quiconque se sert de ses mains, tout travailleur, tout ouvrier, est pour eux un
être inférieur, méprisable et sans valeur". D'ailleurs , "Tout Maure se considère comme aristocrate
créé par Allah pour vivre aux dépends des autres". Il a encore la force de dénoncer, à Tamchakett, le
1er mai 1930, la politique du gouverneur de la Colonie, Monsieur Chazal, un "pince sans-rire qui tient
les rênes du gouvernement de la Mauritanie [qui aide au maintien ] de milliers de noirs, sujets français,
encore sous le joug de l'esclavage, en plein vingtième siècle ". Hunkanrin passe en revue dans son
livre les textes en sa possession pour montrer le caractère injuste de cette pratique en Mauritanie,
territoire sous le drapeau français. Il nous montre comment les maîtres transformaient les autorités
coloniales en obligés par des offrandes et des permissivités de toutes sortes, pour que celles-ci
ferment
les
yeux
sur
les
pratiques
esclavagistes
des
plus
abjectes.
Certains esclaves continuent d'être vendus et l'administration corrompue ferme les yeux : "Les captifs
n'ayant pas ce que les Maures esclavagistes ont : des cadeaux alléchants qui seuls peuvent aller droit
au coeur du Gouverneur affairiste, celui-ci s'est montré insensible à leur cri d'alarme, et, depuis son
passage, les Maures s'emparent d'eux à qui mieux mieux, et achètent de nouveaux captifs avec la
connivence des Commandants de cercle, ses béni-oui-oui". La duplicité coloniale et post-coloniale
restera forte et marquée par le souci de ménager les maîtres, surtout maures...
III.- LES LUTTES ANTI-ESCLAVAGISTES
De tous les mouvements de libération et d'émancipation sociale du passé et du présent, seul le
mouvement El Hor s'affiche sans détour comme le mouvement par excellence de libération et
d'émancipation
des
esclavages
domestiques
en
Mauritanie.
A quoi cela tient-il ? N'y a-t-il pas eu des tentatives d'émancipation, avant, pendant et après les
Almoravides - Manna du Tékrur et Lamtûna Sanhaja - dans l'espace mauritanien (XIe-XIIe siècles) ?
Les sources concernant cette époque sont rares. Mais leur réinterprétation permet d'attirer l'attention
sur l'importance des soubassements esclavagistes qui n'y manquaient certainement pas, et qui
restent encore à étudier : en l'occurrence, les mouvements sociaux d'alors que suggèrent les modes
de contrôle de l'espace mauritanien, la structure sociale wagadu (soninké), Tékrourienne (wolof et
pulaar) et shinguittienne (maure), ainsi que les problèmes de pouvoir posés par la succession d'États
dans la région, issus des anciens empires, entre le début du XIVème et la fin du XVIème siècle.
1. Les mouvements sociaux anti-esclavagistes dans les
traditionnelles de l'espace mauritanien d'avant l'indépendance
sociétés
A. A la veille de la traite atlantique
La puissance des Lam Taga, Lam Tooro des Lam-Termès, des Brak et des Ezzeyzzat au XIVèmeXVIème siècle n'était-elle pas liée aux rezzou contre des villages d'agriculteurs pour combler les
pertes de main-d'oeuvre servile, ou pour ravitailler la traite esclavagiste saharienne ? Nous savons,
grâce aux Chroniques du Foûta Sénégalais, que les Tonjon avaient, au XIIIe-XIVe siècle, arraché la
direction de l'État du Tékrur des mains des derniers Manna, devenus des tyrans. Or comme leur nom
l'indique, les Tonjon (voir la partie sur les catégories serviles) sont bien des serviteurs de la couronne
mandingue (empire du Mali). Les Tonjon étaient des personnes de même classe d'âge (esclaves de la
communauté) ou Furuba (ils sont Furuba'jon). "Le statut du Tonjon est intermédiaire entre celui du
noble et celui du captif, mais il est plus rapproché du dernier parce qu'un esclave peut y accéder alors
que le Tonjon reste tel toute sa vie". Alors la Mauritanie méridionale serait-elle dirigée par des
affranchis ou Tonjon ? ou s'agit-t-il d'une partie du Tékrour, alors que l'autre était commandée par les
Lam (Tooro ; Termès ; Taga) ? En tout cas, cette partie est suffisante pour ravitailler à leur tour le
marché saharien en esclaves bambara, à partir du Tagant-Hodh, principalement.
Les principautés berbères, soumises aux Ezzeyzat, Idaw Kël ou IdeyChelli comme les Soninké, Wolof
et Hal-pulaar de l'Assaba voient l'espace de sécurité se réduire. Beaucoup de migrations du Nord vers
le Sud ont été notées du côté wolof avec la fondation, entre la fin du XIIIe et le milieu du XIVe siècles,
de villages au centre du Sénégal, mais dont l'origine mauritanienne est incontestable (Ndiourbel,
Gossas, Bokhol, Mouït, etc ). La plupart viennent du Tagant-Assaba, du Trarza et du Brakna actuels.
C'est lors de ces morcellements qu'une grande partie de Peuls émigre vers l'est mauritanien, le Mali,
le Sénégal ou la Guinée sous la direction de leurs chefs, les Lam Termès, Lam Tooro ou Lam Taga.
De nombreux villages sont abandonnés dans l'Adrar, le Tagant et le Hodh pour des régions plus
clémentes au plan climatique et plus sûres au plan militaire. Des patriarches tentent encore d'éviter la
servitude à leurs sujets lors des révolutions de palais qui remettent le sort des vaincus entre les mains
des négriers transsahariens. Parmi eux, Maga Diallo, pour le Massina malien (dont une partie du clan
restera à Tichit, dans le berceau du premier Massina) et Dulo Demba (vers le Fouladou et la Guinée).
Des descendants de ces migrants, dont les Tenguella, reviennent de Guinée. Mais ils doivent faire
face, au Mali et dans la Mauritanie orientale et centrale, au prosélytisme islamique des Askia du
Songhaï. Dans la vallée du Sénégal, ces descendants de Tenguella, suivant Koly, son fils, éliminent
les Tonjon et les différents Lam, trop liés au Songhaï, après avoir été les vassaux du Mali et
principaux supports du commerce saharien d'esclaves. Or, tout laisse à penser que les Tonjon,
d'extraction populaire et servile, avaient tenu les destinées de la région pour eux-mêmes, pendant
plus d'un siècle. Même s'ils finirent par être vassalisés à tour de rôle par les empires du Mali et du
Songhaï.
Koly Tenguella les fait remplacer, à chaque étape de sa marche sur les ruines du Tékrour, par leurs
héritiers, eux-mêmes, vassalisés par le nouveau pouvoir central des Satigi Déniyanké. Nous avons
déjà vu combien ce pouvoir avait été corrompu par les deux grandes traites (saharienne et atlantique).
L'arrivée de Koly élargit le champ de ponction en faveur de l'Atlantique dès le milieu du XVIème siècle :
de Diarra - près de Nioro, au Mali - à Déni Birom N'dao, en face de Bambilor-M'Birkilane et Sangalkam
au Sénégal, pour être en contact direct avec le Gorée des Portugais, des Hollandais, avant celui des
Français et des Anglais. On croit d'ailleurs que certaines familles de Sérères, reliquat de celles qui
avaient déjà fui l'islamisation du Tékrour et le Wagadu au XIème siècle, avaient gagné l'intérieur du
Sénégal avec l'installation de la dynastie déniyanké. Cette descente continuera, quelques décennies
plus tard, avec le développement du mouvement des marabouts (XVIIème siècle). On note la
présence, dans la région de Thiès, au Sénégal, de communautés sérères dont les traditions font
remonter leur présence dans la région entre le milieu du XVIème siècle et la fin du XVIIème. On pense
pour cette période à certaines familles comme celles de Agnam Godo, de Thilluki ou de Fanaye
(Sénégal-Mauritanie). Chaque dynastie se donnait les moyens d'équiper de puissantes armées pour
se défendre, pour faire la guerre et participer au négoce international d'esclaves en en fixant les prix
de vente. On croit comprendre ici l'importance de l'armée du LamTermès de Guimi, l'Ardo Yéro Didi
qui pouvait aligner jusqu'à plus de 40.000 chevaux , en 1534, face à Koly Tenguella si l'on en croit les
Chroniques du Foûta sénégalais.
La séquence historique qui précède l'officialisation de la traite atlantique (fin du XVème siècle) est
riche d'enseignements sur la refonte des États soudanais. Mais, pour ce qui est des mouvements
sociaux, nous sommes réduits à des conjectures. Même s'il est aisé de cerner les effets induits de
cette refonte d'États et des recompositions ethniques perceptibles dans l'anthropogénèse de
l'esclavage et de la résistance anti-esclavagiste en Mauritanie et dans l'ensemble régional de
l'hinterland Sénégal-Niger / Sahara-Sahel.
B. Résistances, libérations nationales et anti-esclavagistes modernes dans
la région sénégalienne.
L'esclavage de case ou domestique était devenu depuis longtemps une culture en soi. L'aliénation des
esprits était telle que l'esclave lui-même aidait son maître à en acquérir d'autres. L'ordre servile ne
constituait pas ou plus une menace de destabilisation des institutions (s'il l'avait jamais été, comme
nous le pensons dans le cas des Tonjon,au XIIIème-XIVème siècle).
La traite saharienne a permis des reclassements et des révolutions politiques, sous le couvert de la
religion (Manna et Lamtûna), au XIème siècle, et de l'anti-atlantisme qui allait devenir, au XVIIème
siècle, le levin nécessaire à la lutte anti-esclavagiste. "Le XVIIème siècle, singulièrement, fut une
période troublée pendant laquelle les convictions religieuses de la classe dirigeante furent ébranlées
par la grande chasse à l'esclave qui venait de s'instaurer". La classe maraboutique, et non les
esclaves, sont, comme au XIème siècle au Tékrour et en milieu maure, le fer de lance de la lutte
contre les monarchies pourvoyeuses du commerce esclavagiste. Il est symptômatique de constater
que la lutte contre l'esclavage domestique n'aura pas été le ressort principal du mouvement des
marabouts, mais bien l'opposition à la traite esclavagiste et à ses agents.
L'idéologie prêchée est cependant celle de l'égalité des musulmans et la traite sert de ferment à la
Jihâd. L'appel s'adresse surtout aux masses paysannes - toutes catégories sociales confondues contre leurs aristocraties, stipendiées pour la traite esclavagiste. Cette dernière pouvant devenir la
porte d'entrée à des développements nouveaux de transformation sociale. Bien qu'entamée, cette
dernière sera inachevée. Déjà au Maroc, avec Mohamed Al Ayashi, en Algérie, avec Al Maghili et au
Songhaï, avec Askia Mohamed, nous assistons à la levée de boucliers maraboutiques contre le
phénomène esclavagiste profitables aux formations sociales lointaines, surtout européennes. Les
adeptes des thèses "du grand réformateur Al Maghili, très nombreux dans le Sudan occidental depuis
son séjour au Songhay sous l'Askiya Mohammed (les zawaya berbères d'origine sanhadjienne,
descendants des Almoravides étaient de ceux là) [prenaient leurs souverains] pour de mauvais
musulmans, et même des mécréants, car, sous des apparences musulmanes (respect des prières, du
jeûne, paiement de la zakat), ces fournisseurs d'esclaves s'adonnaient à des pratiques anti-islamiques,
comme le pillage des biens de leurs sujets musulmans ou la spoliation de ceux des orphelins".
En Mauritanie, le mouvement maraboutique contre la traite esclavagiste et contre ses relais locaux
part du Trarza, dans la deuxième moitié du XVIIème siècle (vers 1674). Il se poursuivra un siècle
après, au Fuuta, au Waalo et au Cayor-Ndiambour. Nasr Al Dîn ibn Abhoum Al-Deymaani en est
l'âme. Il s'allie aux marabouts noirs des Étas sénégaliens et devient l'idéologue du mouvement. Ce
mouvement prend d'abord pour cible les Béni Hassan. "Une violente réaction qui prit l'allure d'un
véritable Jihad contre les Hassan qui opprimaient leurs sujets et qui étaient assimilés à des infidèles".
Le mouvement ne réussit pas à vaincre les monarchies esclavagistes ni à les remplacer par d'autres,
moins compromises par l'atlantique que dans les États négro-africains. En effet, au Waalo, au Fuuta
et au Cayor, les marabouts ont réussi à renverser leurs souverains et à entamer des réformes. En
milieu maure, les marabouts (zawwaya) sont vaincus et déclassés dans la hiérarchie politique et
sociale par les Beni Hassan, principaux relais du commerce esclavagiste. Nasr Al Dîn, vaincu, est tué,
et ce sacrifice ne saurait être oublié par les anti-esclavagistes. Son frère, Mounir Al Dîn, qui prend la
tête du mouvement pour continuer à contester l'ordre Hassan, est lui-même vaincu (même s'il avait fini
par collaborer lui-même avec les compagnies de la traite installées à Saint-Louis du Sénégal, en vue
de contrebalancer la puissance des Arabes du Trarza). Mais sous Mounir Al Dîn, la nature et les
motifs de la poursuite de la guerre contre les Béni Hassan semble avoir changé. Elle n'est plus
entièrement de l'anti-esclavagisme, mais bien la défense d'un ordre politique et social en passe d'être
remis en question, et à leur avantage, par les Beni Hassan. Ces derniers font échouer le mouvement
et, du côté des États négro-africains les souverains reprennent également le dessus.
La chasse aux sorcières ne se fait pas attendre. Partout, les marabouts sont mis à l'index. L'un des
adeptes - probablement disciple de Nasr Al Dîn - Malick Sy, quitte le Fuuta, désormais reconquis par
les Satigi, pour créer l'État du Boundou plus à l'est, dans le Haut Sénégal-Falémé. Cette chasse aux
marabouts, dont certains sont vendus aux négriers, provoque des migrations dont au Fuuta Djallon et
en Guinée-Conakry, et dont les immigrants participent à la révolution maraboutique de 1725 d'Alfa
Sambégou Barry.
L'ordre ancien est rétabli, mais la contestion de l'esclavage continue. Les marabouts ou, selon le
dicton local, "les administrateurs de l'invisible", travaillent désormais dans l'ombre pour d'autres
rééditions de la lutte, mais non pas en milieu maure, où l'élément qui l'animait avait été vaincu, mais
dans les États du fleuve Sénégal et du Haut-Sénégal. Certains de ces marabouts, comme ceux du
Goundiour et du Boundou, ne tardent pas, quant à eux, à divorcer avec ce bel idéalisme pour devenir
eux-mêmes des marchands d'esclaves.
C. Révoltes d'esclaves contre les négriers et contre les marabouts
fournisseurs d'esclaves dans l'est de l'actuel Guidimakha (Mauritanie) et
du cercle actuel de Kayes (Mali).
L'histoire de la traite a retenu les révoltes d'esclaves en 1702 et en 1722 à Kainura. Juste avant la
première révolte, les marabouts de Dramané deviennent le fer de lance de la campagne et des
révoltes anti-françaises.Voyant que la Compagnie du Sénégal, dirigée par André Brüe tire à elle seule
les bénéfices de la traite en plus de la tentative de les contourner pour se ravitailler directement chez
les fournisseurs, ils se tournent vers les Anglais de Gambie. Ce qui jure avec leur message de
libération
et
retourne
les
insurgés
de
Kainura
contre
eux,
en
1702.
On comprend que le ravitaillement en esclaves dans cette partie du Haut-Sénégal-Niger par les
royaumes Bambara de Ségou et de Kaarta, vers les escales des fleuve Sénégal et Gambie, gêne le
Maroc qui y nomme (nous l'avons déjà dit) son représentant, chargé de décourager cet acheminement
d'esclaves entre Tombouctou et la côte atlantique pour ne pas tarir la main-d'oeuvre indispensable
aux usines de sucres et aux plantations de cannes autour de Marrakech.
Combien d'autres soulèvements les chroniques ont-elles laissé dans l'ombre pour ne retenir que le
plus connu qui a eu lieu à travers la révolution de libération nationale du Fuuta Tooro ? Les
recherches en histoire sociale, qui ne font que commencer, le diront.
D. La révolution torodo abolit l'esclavage de traite négrière en 1785
Les archives nationales mauritaniennes, sénégalaises et françaises que nous avons consultées et les
travaux du professeur Oumar Kane auquel nous empruntons l'essentiel de la partie concernant la
ponction esclavagiste dans la région sénégalienne, nous ont appris que la vallée du Sénégal, et
particulièrement le Fuuta Tooro, ont fourni le moins d'esclaves à la traite atlantique. C'était le maillon
faible dans le mouvement historique d'articulation à l'économie-monde capitaliste dans sa phase
d'accumulation. Ce serait par ce maillon que nous devrions certainement saisir la chaîne opératoire
qui permit le triomphe, en 1776, du combat anti-esclavagiste mené par la classe maraboutique, sous
la conduite de son idéologue, le Cheikh Souleymane Baal.
La victoire sur l'esclavage de traite au Fouta entraîne sa suppression dans tout le territoire de l'État, le
remplacement de l'Etat monarchique qui avait eu une existence de près de trois siècles par une
république théocratique éléctive, l'imposition de tributs aux États maures et wolof esclavagistes
vaincus.
Mais si la révolution de libération nationale du Fuuta Tooro a eu des répercussions dont Pétition, l'un
des futurs chefs de la révolution haïtienne, considère qu'elles sont les signes avant-coureurs de bien
des mouvements démocratiques, elle n'a pas pour autant changé l'ordre social. Encore moins le
système esclavagiste domestique. Les Almamy (présidents de cette république) n'étant issus ni de la
caste servile, ni des autres castes socio-professionnelles, avaient-ils jamais essayé de mettre en
avant une politique de réformes sociales dans le sens de la suppression de l'esclavage ? L'histoire est
presque muette sur ce chapitre. Le premier Almamy, Abdoul Kader Kane, a bien entrepris des
réformes radicales en matière politique, éducative, administrative et foncière. Mais le temps qu'il dût
consacrer à la consolidation de son pouvoir et à la défense du nouvel État contre ses ennemis, ne lui
permit certainement pas d'opérer les réformes sociales nécessaires. Parmi elles, celle de la
suppression des castes, comme c'était le projet, à en croire l'idéologie, du mouvement et de ses
objectifs principaux. On peut parfaitement penser, dans ces conditions, que l'Almamy était disposé à
aller jusqu'au bout de sa politique de réformes et à faire disparaître en douceur l'esclavage
domestique - un esclavage déjà sublimé dans le phénomène des castes et dont la disparition était,
selon toute vraissemblance, programmée.
Mais quand l'Almamy Abdoul Kader Kane se mit à appliquer ces réformes en commençant par le
foncier après avoir vaincu les ennemis extérieurs, il se heurta à l'hostilité de l'aristocratie terrienne qui
organise son assassinat, le 4 avril 1807, avec l'aide des États voisins et des compagnies du
commerce atlantique que cette révolution dérangeait. C'est en portant secours en 1794-95 aux
habitants de la province autonome cayorienne du N'diambour, menacés d'être vendus aux négriers de
Gorée en cas de défaite dans la lutte qui les opposait au roi-Damel du pays, que l'Almamy Abdoul
Kader Kane fut fait prisonnier et perdit la réalité de son pouvoir à son retour au Fuuta. Après les
défaites des bracks du Waalo (Fara penda Tegrella) en 1785, et des Trarza (Ely El Kowri) en 1786,
une coalition des souverains de la région, armée par les Anglais de Saint-Louis du Sénégal pour
détruire le nouvel État anti-esclavagiste, affronta l'AlmamyAbdoul Kader Kane et mit fin à sa vie, le 4
avril 1807. L'expérience s'arrêtait là. L'avenir d'un Fuuta stable et indépendant aussi.
Pourtant, dix ans après son avènement, le nouvel État avait fixé, par le Traité du 13 mars 1785, les
conditions du commerce avec les Européens, supprimant ainsi officiellement l'esclavage dans l'État du
Fuuta Tooro, et ce bien avant les abolitions françaises. Ce traité entre le Fuuta et la France, signé par
l'Almami Abdoul et le gouverneur français de Saint-Louis (Blanchot) codifie la circulation des
marchandises et les déplacements des chrétiens le long du fleuve Sénégal, "tolérés parce que payant
les coutumes".
Quelles leçons retenir de toutes ces tentatives de transformation sociale opérées par l'aristocratie
religieuse montante ? Si les Zawayya maures et Torobé pulaar ont mené une lutte acharnée contre la
traite esclavagiste et ses complices locaux, les deux mouvements ne se sont pas, à notre
connaissance, attaqué de manière frontale et claire à l'esclavage domestique. L'Islam qu'ils ont brandi
comme arme de mobilisation contre la traite n'a pas été utilisé au préalable pour combattre la pratique
esclavagiste locale. Je ne crois pas que l'Islam dont ils prétendaient être les représentants puisse
autoriser ad eternam l'asservissement durable d'un correligionnaire, comme c'est le cas
jusqu'aujourd'hui. N'y a t-il pas plutôt sacralisation de l'ordre social inégalitaire dans ces sociétés, où la
fatalité est fortement instrumentalisée par les ordres hégémoniques ? Il faudra attendre dix-huit ans
après l'indépendance de la Mauritanie pour voir sortir de l'ombre un mouvement authentiquement antiesclavagiste, engagé pour la libération et l'émancipation des esclaves domestiques dans la société
maure. Un seul exemple le précède dans l'histoire de la région sénégambienne: le mouvement de
libération et d'émancipation initié par Alfa Molo Eggé, avec prise du pouvoir au Fouladou (région de
Kolda, au Sénégal), et soutenu par El Hadj Oumar Tall.
La Mauritanie indépendante adoptera des abolitions implicites (en droit moderne : constitution du 20
mai 1961 dans son préambule et le reste du texte d'une loi fondamentale républicaine : art. 1er ; 4 ; 6 ;
7 ; 17 ; etc qui évoque le droit musulman et les droits de l'homme), mais aussi des abolitions explicites
(abolitions juridiques). L'examen de l'Ordonnance 81-234 du 9 novembre 1981 nous autorise à
affirmer que son adoption permettait davantage la pérennisation de l'esclavage que de son éradication.
Les esclaves et les citoyens libres ne s'y étaient pas trompés. Car ses articles 2 (la Charia comme
référant pour la compensation) et 3 (recours à la compétence des Ulémas pour l'indemnisation)
favorisent et cautionnent la perpétuation de la pratique esclavagiste en Mauritanie. Et mieux : "au lieu
d'attaquer l'esclavage et de faire pression sur ceux qui le pratiquaient, la stratégie du gouvernement
Beydane fut de détourner de cette question l'attention du monde entier". Toutes ces mesures ne
changèrent rien à la condition servile qui prévaut aujourd'hui, à des degrés divers dans l'ensemble des
formations ethniques et sociales du pays. Aucune politique conséquente d'éradication n'a été menée
par les différents gouvernements. C'est dans ces conditions que le mouvement El Hor voit le jour.
2. El Hor, l'Organisation de Libération et d'émancipation des Haratines.
Mohamed Lemine Ould Ahmed prend l'année 1966 comme point de départ de la contestation de
l'ordre esclavagiste, date à partir de laquelle "la jeunesse mauritanienne, dans son immense majorité,
avait été atteinte par le virus du nationalisme et de la contestation". Or cette année-là est surtout celle
de la levée des boucliers des Négro-mauritaniens contre l'arabisation forcée et les premiers signes du
glissement de la Mauritanie vers une ethno-nation au profit de l'élite maure blanche. La contestation
de la confiscation de l'indépendance nationale au profit de l'élite d'une seule composante ethnicoraciale fut réprimée dans le sang. Les auteurs du Manifeste dit des 19 qui contestèrent cette
confiscation sont voués aux gémonies. Les Haratines furent utilisés par leurs maîtres comme bras
séculier de la répression du mouvement de refus de spoliation des chances d'une Mauritanie
égalitaire.
"Deux mouvements, le Mouvement Démocratque National (MDN) et le Parti des Kadihines de
Mauritanie (PKM) étaient nés de cette prise de conscience". Les Haratines militent dans ces deux
mouvements. Des ressortissants négro-africains d'origine servile autre que haratine y militent
également. Mais il n'y aura pas de groupe d'esclaves originaires de leurs formations sociales qui se
détacheront de tous ces mouvements pour former une organisation de lutte qui leur soit spécifique, à
l'instar des Haratines. Les ressortissants des castes artisanales des formations sociales négroafricaines, pas plus que les Znaga chez les Maures ne formeront de groupe d'émancipation qui leur
soit propre. Les raisons psycho-sociales, culturelles et politiques de tels paradigmes ne sont pas
encore étudiées. Pourquoi seuls les esclaves du milieu maure ont-ils à crée une organisation
spécifique ? L'échec du PKM et du MND conduisent les jeunes Haratines à s'organiser mieux. Ils
l'étaient déjà plus ou moins en 1974. Mais l'idée de créer El Hor aboutit le 5 mars 1976, selon
Mohamed Lemine Ould Ahmed.
Le 5 mars 1978, El Hor manifeste son existence et adopte une charte constitutive pour l'émancipation
et la dignité de centaines de milliers de femmes, d'hommes et d'enfants privés pendant des siècles de
leur droit d'être des hommes parmi les hommes. El Hor prend naissance chez les Maures comme, au
XVIIème siècle, le premier mouvement maraboutique. Certainement parce que dans cette société,
l'exploitation esclavagiste a toujours été la plus féroce, et ce probablement en raison de
déterminations écologiques dominantes. Il faut y ajouter l'imaginaire racial devenu désormais "un
soubassement anthropologique" au concept d'esclavage, justifié par la différence culturelle et
épidermique. Alors que l'esclavage s'éteint par sécularisation dans des sociétés négro-africaines, sa
férocité dans la partie désertique semble n'avoir d'autre issue que le changement radical, ou une
transformation souple, mais longue : une lente évolution, consubstantielle à la pénétration des
nouveaux rapports de production et d'échange d'extraversion capitaliste. Le mouvement qui voit ainsi
le jour entend lutter pour l'égalité sociale, en mettant fin à l'exploitation des Haratines, en combattant
l'ignorance qui les écarte des centres de décision, etc . Il entend agir dans deux directions : en
direction des Haratines et en direction des mouvements politiques et sociaux et des populations.
Après le coup d'État de 1978, le nouveau chef de l'État fait une déclaration le 13 juillet 1978 (voir
journal Châab du même jour) qui laisse penser que le nouveau régime va très sérieusement
s'attaquer au problème de l'esclavage. Or ce chef d'État est profondément esclavagiste, comme ont
dû s'en rendre compte les membres d'El Hor eux-mêmes. Après l'arrestation de certains de ses
militants, au mois de mars 1980, le mouvement est jugé dans un procès célèbre à Rosso. L'action d'El
Hor est telle que le nouveau régime croit bon de promulguer l'Ordonnance du 9 novembre 1981
supprimant (théoriquement) l'esclavage et indemnisant plutôt les maîtres. L'effectivité de cette
disposition est fortement limitée par sa forme étriquée, son champ d'application large qui manque de
règlements d'application.
Lorsque le Colonel Sid'ahmed Ould Taya prend le pouvoir, sa préoccupation essentielle est de casser
le mouvement en nommant à des postes importants certains de ses leaders. Il ne tolère aucun
rapprochement entre Haratines et Négro-mauritaniens, qu'il réprime. Ils revient sur les acquis de ces
derniers sur le plan socio-culturel. Mais El Hor a désormais ouvert la voie à un processus de libération
et d'émancipation que rien n'arrêtera. D'autant plus qu'il va dans le sens de l'histoire. Des associations
et un parti, à la suite de El Hor, voient le jour. Ils sont foncièrement et clairement anti-esclavagistes,
créés par ses ressortissants et qui entendent lutter efficacement contre le phénomène de l'esclavage
en Mauritanie.
3. Les ONG anti-esclavagistes
En Mauritanie existent désormais, générées par l'action d'El Hor ou sous son influence, des
associations de défense des droits humains dont certaines mettent particulièrement l'accent sur la
lutte pour l'éradication définitive de l'esclavage en Mauritanie. Parmi elles, SOS-Esclaves-Mauritanie,
créée en 1994, et dont le président est Boubacar Ould Messaoud, lui-même issu de El Hor. Tout
récemment, en 2001, est créée l'Association des Haratines de Mauritanie en Europe (AHME), dont le
président est Mohamed Yahya Ould Ciré, membre fondateur d'El Hor et de l'Institut Haratine créé en
Amérique du Nord par son président Mokhtar Taïeb. SOS-Esclaves publie annuellement un rapport
détaillé sur la situation de l'esclavage en Mauritanie. Elle a des sections notamment en Europe. AHME
publie un bulletin mensuel appelé : Le Cri du Hartani, à Paris, depuis le 1er octobre 2001. D'autres
associations de défense des droits de l'homme programment la lutte contre les pratiques
esclavagistes en Mauritanie.
4. Un parti politique
Aujourd'hui dissout, Action pour le Changement dont le président était Messaoud Ould Boulkheir, avait
pris en charge la libération des esclaves. C'était le seul parti politique à avoir élaboré un programme
clair et cohérent en matière d'éradication de l'esclavage.
CONCLUSION
L'esclavage existe sous toutes ses formes en Mauritanie. Il est en même temps domestique (mobilier)
et marchand dans la société maure, où il se manifeste sous forme de "survivance". Il subsiste dans les
sociétés négro-mauritaniennes dans le système des castes, sous forme de "séquelle". Il est si ancien
et si profondément ancré dans la mentalité des Mauritaniens, qu'une culture esclavagiste s'y est
développée à telle enseigne que, libérés de leurs chaînes, d'anciens esclaves sont tentés de
reproduire le mécanisme en leur faveur. Même si ces cas sont extrêmement rares.
A l'esclavage domestique, fort ancien dans cet espace géopolitique entre la Méditerranée, le monde
arabo-islamique et ouest-africain noir, sont venues se superposer des formes esclavagistes
mercantilistes dont le rythme, la durée, et les modalités ont toujours dépendu de l'intensité ou de
l'étiolement des demandes saharienne et atlantique. Ces traites transsaharienne et atlantique ont
servi également à alimenter localement l'esclavage domestique, au cours de l'histoire.
Une histoire qui reste à écrire, et qui s'inscrit dans une durée si longue que l'éradication de l'esclavage
en Mauritanie pourrait passer par une confrontation brutale entre les Haratines et leurs maîtres
maures blancs, si aucune politique de libération et d'émancipation réelle n'est entreprise par les
gouvernants. Politique de libération et d'émancipation qui ne doit pas léser d'autres composantes
nationales, elles-mêmes de plus en plus marginalisées, comme les Négro-mauritaniens. Les ethnies
négro-africaines sont en effet soumises, ces dernières décennies, à une domination de type nouveau
pour elles : une forme contemporaine d'esclavage qu'induit sa marginalisation de tous les secteurs
vitaux de l'État. Ceci malgré le fait que ces ethnies partagent avec les Haratines une même origine
raciale et culturelle, et que ces derniers ont en commun avec leur maîtres la langue, les us et
coutumes. Mais c'est précisément pour ces raisons que les Haratines ne peuvent qu'être un trait
d'union entre Maures et Noirs, dans une Mauritanie démocratique et reconciliée avec elle-même.
Grâce à El Hor, les Mauritaniens viennent seulement de prendre conscience d'un phénomène qui,
chez eux, avait jamais toujours été occulté par une idéologie qui se réclamait jusqu'alors de la notion
de fatalité pour asseoir une domination durable. Les Haratines deviennent de plus en plus conscients
de la place que la société mauritanienne actuelle leur refuse. Ils ont commencé à s'organiser pour leur
libération et leur émancipation. Hier, c'est El Hor qui était le fer de lance, peut-être pour la première
fois en Afrique sahélienne, contre l'esclavage domestique. Aujourd'hui, ce sont des ONG comme
SOS-esclaves et AHME, et un parti politique, Action pour le Changement (dissolu) ou Convention pour
le Changement (non reconnu) qui entendent transformer les rapports de production esclavagistes en
rapports
de
travail
plus
égalitaires
dans
une
société
démocratique.
Mais les détenteurs d'esclaves contrôlent les leviers de commande du pouvoir politique actuel, encore
très timoré, et qui s'oppose farouchement à toute possibilité de conquête du pouvoir par les fils
d'esclaves. Les maîtres s'opposent également à l'alliance entre Négro-mauritaniens et Haratines au
sein de ces partis. L'élite maure blanche, qui contrôle la réalité du pouvoir en Mauritanie, perçoit dans
l'émergence des partis ou la multiplication des ONG anti-esclavagistes une tentative de destruction de
son hégémonie. Elle redoute l'alliance entre les Haratines et les Négro-mauritaniens. Elle est même
prête à partager certaines parcelles de pouvoir avec l'élite haratine.Elle l'a prouvé à certains d'entre
eux qui occupent des postes importants. Les seuls leaders haratines auxquels cette élite
hégémonique ne fera pas de quartier sont ceux qui militent radicalement contre le système vermoulu,
ou contre le nouveau système de production qui permet à cette hégémonie de perdurer.
La naissance de tels mouvements sociaux et politiques anti-esclavagistes ne pouvait se justifier que
par la duplicité de l'État colonial et post-colonial en faveur d'un groupe de statut ethnico-racial et
culturel maure blanc, fortement impliqué également dans la marginalisation de l'autre composante
noire du pays, en voie d'esclavagisation : les communautés Pulaar, Bambara, Wolof et Soninké. Dans
les États traditionnels de ces communautés, comme dans la communauté maure, l'esclavage
domestique n'a jamais été clairement combattu. Même si, comme au Fuuta Tooro, une révolution a
supprimé l'esclavage de traite, des rapports esclavagistes continuent à perdurer dans la société
nationale actuelle.
En dehors des luttes contre l'esclavage de traite par les Zawaya et les ToroBé, quelques révoltes
sporadiques ont été signalées ici et là. Quelques serviteurs ont pu prendre le pouvoir, comme les
Tonjon du Tékruur. Mais seul El Hor a clairement affirmé sa volonté d'en finir avec l'esclavage
domestique en Mauritanie. Car l'action d'El Hor concerne toute la société mauritanienne, même si le
mouvement est parti de la société maure.
Ceci s'expliquerait par des déterminations écologiques fortes, et des systèmes de production qui font
reposer la réalité de la production marchande et ménagère sur les épaules de l'esclave. Ce qui
pourrait expliquer la violence avec laquelle toute velléité de révolte et de libération y est sévèrement
punie, comme aujourd'hui, la vigeur avec laquelle l'État moderne dominé par les maîtres Maures
blancs refuse aux esclaves non soumis d'arriver à leurs fins de libération. Les diverses abolitions, par
leur caractère factice et hypocrite, n'ont fait que radicaliser les prises de conscience sur l'absence de
volonté de l'État mauritanien de donner les mêmes chances à l'ensemble de ses citoyens. Il joue la
carte de la division en nommant à des postes importants certains Haratines qui, pour garder ces
privilèges, se marient des à Mauresques blanches.
Le racisme d'État et la peur de perdre le contrôle sur les Haratines sont tels que le pouvoir dissout tout
parti, et refuse la légalisation de toute association qui aura l'outrecuidance de trop afficher son
engagemnt anti-esclavagiste, et qui se rapprocherait des Négro-mauritaniens. A l'heure actuelle, la
société civile émergente s'attaque au phénomène de l'esclavage pour le dénoncer, à défaut de le
combattre. Des organisations et mouvements politiques de l'opposition mauritanienne inscrivent
désormais dans leur programme d'action la lutte contre l'esclavage, devenue incontournable. La voie,
choisie par leurs dirigeants, d'une lutte démocratique pour l'avènement d'un État de droit qui réglera
durablement ce phénomène condamné par l'histoire, montre leur maturité.
Saïdou Kane.
Historien. Professeur à l'Institut Linguarama, La Haye, Pays-Bas
BIBLIOGRAPHIE
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Quelques bonnes monographies existent sur l'esclavage en Mauritanie qui ne sont,
cependant, pas toujours accessibles, mais nous en signalerons ici quelques-unes:
Messaoud ould Boulkheir, El Hor (Organisation de Libération et d'émancipation des
Haratines), Esclavage : Racisme, Discrimination Raciale, Exclusion, Xénophobie et
Intolérance dans le monde, en Afrique et en Mauritanie, Durban (A.du Sud) - août/ septembre
2001.
Louis Hunkarin, l'Esclavage en Mauritanie, Paris, Imprimerie Moderne, 1931.
Gourmo Lô, La Question de l'Esclavage en Mauritanie, Université du Havre, 1999, 33 p.
Dey Ould Brahim, Mémoire sur l'Esclavage tel qu'il se présente en Mauritanie, Ecole
Nationale de la France d'Outre-Mer, 1959, p. 59.
Deherme, l'Esclavage en Afrique Occidentale Française, étude historique critique et positive,
juin-septembre, cité par Abdourrahmane N'Gaïdé, dans sa remarquable contribution sur les
luttes de libération triomphantes des esclaves en milieu peul du Fuladou, au XIXe, in Figures
Peules, éditions Kathala, 1999.
Toute la série K des Archives Nationales du Sénégal (ANS).
Archives nationales du Sénégal 13G 195, pièce 131 : " Circulaire confidentielle du 14
novembre 1857" sur l'application du décret d'abolition de l'esclavage dans les colonies
françaises, C.A.R.A.N (Centre d'Accueil et de Recherches des Archives nationales), cote
200MI 933.
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Archives nationales du Sénégal, série 2G 46, pièce 111-Mauritanie : "Conférence des
commandants de cercle sous la présidence du Gouverneur Général de l'AOF et du
gouverneur de la Mauritanie du 30 mars au 4 avril 1946", tome IV, Mauritanie.
Dey Ould Brahim, Sur l'Esclavage en Mauritanie, Mémoire de l'Ecole Nationale de la France
d'Outre-Mer sous la direction de Jean Poirier, 1959.
Henri Panhuys, Esclavage problématique, Pâturages socio-économiques et Mirages
démocratiques en Mauritanie - conflits de sites et enjeux de sens, GREL, Université du Littoral,
Dunkerque, 1999.
El Kehel Ould Mohamed El Abd, Colonisation française et Mutations sociales en Mauritanie,
Cas de l'esclavage en milieu maure, 1900-1960, mémoire de maîtrise, département d'histoire,
université de Nouakchott, Mauritanie, 1983.
Mohamed Lemine Ould Ahmed, L'Abolition de l'Esclavage en Mauritanie, Mémoire de maîtrise
en relations internationales, Université de Dakar, 1983.
Samuel Cotton, Terreur Silencieuse, Un Voyage dans l'Esclavage Contemporain en Afrique,
Harlem River Press, 1998.
Toutes les productions de l'ONG mauritanienne SOS-ESCLAVES (dirigée par Boubacar Ould
Messaoud) : rapports annuels sur la situation de l'esclavage, depuis 1996.
Toute la littérature de EL HOR, le mouvement d'émancipation des esclaves.

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