Le 7 février 1601, on joue au théâtre du Globe, à Londres, une pièce

Transcription

Le 7 février 1601, on joue au théâtre du Globe, à Londres, une pièce
« Shortly they will play me in what forms they list upon the stage » : Essex
et la construction fictionnelle de l’Histoire
Christine Sukic
Université de Reims Champagne-Ardenne
Le 7 février 1601, on joue au théâtre du Globe, à Londres, une pièce que
l’on suppose aujourd’hui être celle de William Shakespeare1, la tragédie de
Richard II, histoire de ce roi renversé par Henry Bolingbroke, futur Henry IV. Ce
sont des amis du comte d’Essex qui ont demandé que cette pièce, mettant en scène
la déposition d’un monarque, soit jouée par les acteurs de ce théâtre. Le comte luimême, déjà en disgrâce auprès de la reine Élisabeth, n’assiste pas à la
représentation. Confiné chez lui, il a l’intime conviction que l’on en veut à sa vie.
Essex et ses amis ne sachant s’ils doivent fuir loin de Londres ou se rendre à la
cour pour plaider leur cause, il est finalement décidé que le comte, accompagné de
quelques hommes, ira le lendemain trouver le Lord Maire et ses échevins afin de se
mettre sous leur protection et de leur demander d’intercéder en sa faveur auprès de
la reine.
Dès le lendemain, Essex, après avoir communié, rédige une requête qu’il
destine à la reine. Avant qu’il ait pu se rendre à la Cité, une délégation envoyée par
le Conseil Privé de la reine se présente chez lui. Toujours persuadé que l’on vient
l’assassiner, il fait enfermer les conseillers dans une pièce de sa demeure sous
bonne garde, puis se rend chez le Lord Maire, accompagné d’une troupe de
cavaliers. Mais le Conseil Privé lui a déjà donné l’ordre de ne pas recevoir Essex et
la Cité s’arme contre lui, pensant qu’il veut renverser la reine. Acculé, Essex se
rend le soir même. Arrêté avec plusieurs de ses amis, il est condamné à mort pour
haute trahison et exécuté le 25 février, à l’âge de trente-cinq ans. L’historien Paul
E. J. Hammer, se demandant comment Essex, qui avait une telle expérience du
commandement militaire, a pu échouer aussi lamentablement dans son coup d’État,
en conclut que tel n’était sans doute pas son objectif 2.
L’incertitude vient de ce que le nom de l’auteur n’est pas précisé pour cette pièce décrite, dans les
archives nationales, comme « of Kyng Harry the iiiith and of the kyllyng of Kyng Richard the
Second » (cité par Paul E. J. Hammer, « Shakespeare’s Richard II, the Play of 7 February 1601, and
the Essex Rising », Shakespeare Quarterly 59, 1 (Printemps 2008), p. 1-35, ici p. 1).
2
Ibid., p. 16.
1
© Études Épistémè, n° 16 (automne 2009). Reproduction, même partielle, interdite sans autorisation.
79
« Shortly they will play me in what forms they list upon the stage »
Quelle que soit l’interprétation que font les historiens de cet épisode de sa
vie – coup d’État ou naïveté politique – il est évident que le comte d’Essex,
d’abord favori de la reine puis courtisan en disgrâce, est l’un des personnages les
plus marquants de la fin du règne d’Élisabeth Ire, comme en témoigne l’emprise
qu’il eut sur l’imaginaire de ses contemporains: les événements qui constituent la
fin de sa vie donnèrent en effet lieu par la suite à plusieurs œuvres de fiction, en
particulier des pièces de théâtre. On peut se demander ce qui a suscité un tel intérêt
littéraire, jamais démenti. Il faut dire que, dans le déroulement même des
événements3, l’ambiguïté du personnage pouvait donner lieu à une intrigue tragique
mettant en scène un gentilhomme anglais dans toute sa perfection héroïque qui,
après avoir été célébré pour ses victoires militaires et avoir entretenu avec la reine
des relations passionnelles, voyait sa fortune décliner et sa vie se terminer par un
échec presque banal. Ce qui frappe notamment dans la révolte d’Essex, c’est sa fin
rapide et sans panache, alors que le personnage principal était l’un des fleurons de
l’aristocratie anglaise et un héros militaire hors pair 4.
La construction de l’héroïsme essexien ne commence pas avec la révolte
qui le mènera à sa chute, mais débute avec les premières prouesses du jeune
homme. En 1589, alors qu’il a 22 ans, Essex rentre du Portugal, après s’être enfui
de la cour pour rejoindre Drake et Norris contre l’avis de la reine. Les Anglais
n’avaient pu capturer la ville de Lisbonne et Essex, selon la légende, avait envoyé
sa lance contre les murailles de la ville pour défier l’ennemi avant de battre en
retraite, comme les autres. Dans les jours qui suivent son retour, il est salué par
George Peele dans son églogue, Eclogue gratulatorie (1589)5. Elle est écrite à la
manière de Spenser, dans un style pseudo-archaïque. Il s’agit d’un dialogue entre
deux bergers, Piers and Palinode. Piers, comme l’indique son nom, est un berger
Pour un récit de ces événements, on peut se référer aux travaux de Paul E. J. Hammer, l’un des
meilleurs spécialistes actuels de la question. Outre l’article déjà cité et de nombreux autres portant sur
le destin du comte d’Essex, on consultera avec profit son ouvrage : The Polarisation of Elizabethan
Politics : the Political Career of Robert Devereux, 2nd Earl of Essex, 1585-1597, Cambridge Studies
in Early M odern British History , Cambridge University Press, 1999. Sur l’arrière-plan culturel
d’Essex et de ses amis, on pourra se référer également aux travaux en cours d’Alexandra Gajda, qui a
déjà publié « The State of Christendom: History, Political Thought and the Essex Circle », Historical
Research, vol. 81, no. 213 (August 2008), et dont on attend avec impatience l’étude consacrée à
l’importance de la pensée politique de Tacite sur le cercle des Essexiens (dans l’ouvrage d’A. J.
Woodman à paraître en 2010, The Cambridge Companion to Tacitus).
4
Le destin d’Essex peut, dans une certaine mesure, rappeler celui de son grand ennemi Sir Walter
Raleigh qui a également connu les honneurs et le pouvoir avant d’être exécuté sur ordre de Jacques
Ier, après une victoire au cours d’une escarmouche contre les Espagnols, qui lui avait été
formellement interdite par le roi. On retrouve dans cette fin lamentable la même symbolique de la
grandeur rabaissée, d’autant plus que Raleigh est condamné et exécuté p our des faits militaires, ce qui
rend sa fin encore plus dérisoire.
5
Le titre complet en est : Eclogue gratulatorie. Entituled : To the Right Honourable and renowmed
Shepheard of Albions Arcadia : Robert, Earle of Essex and Ewe, for his welcome into England from
Portugall, Londres, 1589. Édition utilisée : The Life and Minor Works of George Peele, éd. David H.
Horne, vol. 1, New Haven, Yale University Press, 1952, p. 224-30.
3
© Études Épistémè, n° 16 (automne 2009).
80
Christine Sukic
anglais dont Palinode décrit l’aspect rural et fruste : « thy rude tire, and gray russet
cote » (v. 13). C’est justement lui qui chante les vertus de la chevalerie et vante sa
valeur : « Then give me leave, sonizance 6 to make, / For chivalrie, and lovely
learnings sake » (v. 25-26). S’il le fait, c’est pour accueillir un berger, « To
welcome home that long hath lacked beene, / One of the jolliest Shepherds of our
Greene » (v. 34-35). Palinode, lui, n’est pas convaincu de la valeur de ce berger-là,
et Piers s’efforce de le persuader :
Fellow in Armes he was, in their flowing deies,
With that great Shepherd good Philisides :
And in sad sable did I see him d ight.
Moning the misse of Pallas peereles Kn ight.
With him he serv’d, and watcht and waited fate,
To keepe the grim Wolfe fro m Elizaes gate :
And for their M istresse thoughten these two swains,
They moughten never take too mickle paines.
But, ah for griefe, that jolly groome is dead,
For who me the Muses silver teares have shed:
Yet in this lovelie swaine, source of our glee,
Mun all h is Vertues sweet reviven bee (v. 61-74).
[…]
And of his dread adventures here sing I,
Equivolent with the Punic Ch ivalrie:
That brake his Launce, with terror and renowne,
Against the gates of slaughtered Rhemus Towne (v. 136-39).
Aux deux premiers vers de cet extrait, Peele associe Essex à « Philisides », c’est-àdire à Sidney, selon le nom utilisé par Sidney lui-même dans l’Arcadia. Peele
évoque aussi la mort de Sidney, survenue trois ans auparavant, en 1586, afin de
montrer que c’est Essex qui est désormais le successeur de Sidney – dont il avait
épousé la veuve – en tant qu’éminent représentant de la chevalerie anglaise. Puis
Peele abandonne la veine pastorale pour prendre un ton épique, la chevalerie
d’Essex s’inscrivant aussi dans la tradition romaine des guerres puniques. Il est à
noter que Palinode, le berger sceptique, change de nom à la toute fin du poème et
devient « Palin », nom à la sonorité beaucoup plus anglaise, au moment où il
change d’avis sur Essex. Ce changement est déjà contenu dans son nom originel,
Palinode, dont l’étymologie (du latin palinodia, « rétraction poétique », emprunté
au grec) indique l’action de se dédire.
6
La signification de ce mot est obscure. Hugh Gazzard suggère le sens de « resounding noise »
(« 'M any a Herdsman more disposde to morne': Peele, Campion, and the Portugal expedition of
1589 », Review of English Studies 57:228 (2006), p. 16-42, ici p. 26).
© Études Épistémè, n° 16 (automne 2009).
81
« Shortly they will play me in what forms they list upon the stage »
Essex est donc transformé en personnage littéraire par l’intermédiaire de
Sidney, dont il avait également reçu en héritage l’épée, symbole suprême du statut
chevaleresque. Cette construction littéraire est de tradition pastorale, afin d’établir
un lien avec Sidney, auteur de l’Arcadia et berger-poète, et de suggérer une
relation amoureuse entre la reine et Essex. Piers déclare par exemple : « He is a
great Herdgroome, certes, but no swaine / Save hers that is the Flowre of Phaebes
plaine » (v. 48-9). Utilisant le mot « swain », terme obligé de la pastorale anglaise,
Peele prend soin d’en rejeter le sens de jeune homme au service d’un chevalier,
donc de basse extraction, ce qui aurait été une insulte au jeune aristocrate. Mais
Essex peut néanmoins être un swain, puisque ce mot veut dire aussi « amant ». Le
poème, en plus de la dimension pastorale, fait également allusion aux valeurs
chevaleresques et martiales. Cette églogue est donc voulue comme spécifiquement
anglaise, notamment à travers le personnage de Piers, berger rustique anglais qui
est le seul capable de percevoir toute la valeur d’Essex, et de l’exprimer dans un
anglais pseudo-archaïque. L’emploi de cette langue, que l’on remarque également
chez Spenser, peut être perçu comme une volonté de revenir – de manière
fictionnelle – à un anglais « pur », non latin, non catholique donc 7. Essex est donc
représenté comme une figure de l’anglicité 8.
Le statut héroïque d’Essex, qu’il acquiert dans ses faits d’armes ou dans ses
exploits, prend une dimension littéraire dans la célébration poétique qui en est
faite. Peele exalte encore Essex dans Polyhymnia (1590), consacré à ses prouesses
dans un tournoi organisé pour la reine. Il réutilise son association d’Essex et de
Sidney, en évoquant cette fois la couleur d’Essex, le noir, qu’il interprète comme le
deuil qu’Essex porte en souvenir de Sidney :
His staves were such, or of such hue at least,
As are those banner staves that mourners beare,
And all his co mpanie in funerall blacke,
As if he mourn’d to thinke of him he mist,
Sweete Sydney, fairest shepheard of our greene,
Well lettred Warriour, whose successor he
In love and Armes had ever vowed to be (Polyhymnia, v. 108-114) 9.
7
David Horne a fait le compte des archaïsmes de ce court poème et en a noté la proximité avec les
œuvres de Spenser : « In 173 lines some 33 archaisms are used, no fewer than 15 appearing in E. K.’s
notes to Spenser’s work, with most of the others taken from the text of The Shepheardes Calender »
(op. cit., p. 164).
8
Essex apparaît d’ailleurs également en « swaine » dans Britannias Pastorals (1625) de William
Browne :
He was a Swaine whom all the Graces kist,
A brave, heroicke, worthy Martialist :
Yet on the Downes he oftentimes was seene
To draw the M erry M aidens of the Greene
With his sweet voyce... (Livre 1, chant 4, consulté sur Literature Online Fulltext – LION ProQuest).
9
In The Life and Minor Works of George Peele, op. cit., p. 231-44.
© Études Épistémè, n° 16 (automne 2009).
82
Christine Sukic
Il est intéressant ici que Peele mette l’accent sur ce deuil à propos d’Essex, comme
s’il suggérait que l’héroïsme anglais était mort avec Sidney. Essex ayant juré d’en
être le successeur « en amour et dans les armes », il est donc, de manière
symbolique, le dépositaire de cet héroïsme disparu et sur lui se portent tous les
espoirs.
Jusqu’à la fin du XVIe siècle, Essex conserve ce statut héroïque à
dimension littéraire, grâce notamment aux nombreuses œuvres qui lui sont dédiées,
ou qui comportent des allusions à ses faits d’armes ou à sa personne. Pendant cette
période, il devient héros national, notamment grâce à ses victoires dans la guerre
opposant l’Angleterre à l’Espagne, et dont le point culminant est sans doute la prise
de Cadix en 1596, célébrée notamment par Edmund Spenser dans son poème
Prothalamion, publié la même année.
Mais c’est la révolte de 1601 qui va donner à Essex son véritable statut
littéraire. Elle débute par la représentation d’une pièce de théâtre, mais l’intérêt
dramatique de la vie d’Essex ne tient pas vraiment à ce « Richard II », d’autant
plus que la pièce ne semble pas avoir eu une quelconque incidence sur le
déroulement de ces fameuses journées des 7 et 8 février 1601. En revanche, ce qui
est théâtral, c’est le fait qu’Essex représente un point focal de cette période, en
particulier en cette fin de règne marquée par la question de la succession
d’Élisabeth. Soupçonné de vouloir prendre le pouvoir, il est placé dans une
position névralgique où il concentre toutes les haines, notamment de la part de Sir
Walter Raleigh et surtout de Sir Robert Cecil. Il se trouve également au centre d’un
imbroglio politico-religieux — lié à la succession — qui le fait passer soit pour un
partisan des catholiques, soit pour un protestant avéré. Il y a donc dans ce
personnage à la grandeur potentiellement tragique matière à construire une intrigue
dramatique, qui s’enrichit aussi des aspects secrets de son histoire, tout emplie de
missives confidentielles et de rencontres discrètes10.
On se rend compte aussi en examinant les différents récits dans les sources
primaires que l’histoire d’Essex est en perpétuelle construction, ce qui en fait un
matériau littéraire de choix. En effet, le pouvoir de l’époque a voulu livrer une
version officielle de la révolte d’Essex, que l’on peut voir à l’œuvre dans les
minutes du procès d’Essex et de son ami Southampton, de même que dans le
sermon prononcé par William Barlow à St Paul, le 1 er mars 1601 sur ordre de
Robert Cecil, censé justifier l’exécution et empêcher toute manifestation en faveur
du comte. Ce sermon fut de plus publié la même année, afin de mieux convaincre
10
Dans les récits du procès, le terme « private » est d’ailleurs récurrent.
© Études Épistémè, n° 16 (automne 2009).
83
« Shortly they will play me in what forms they list upon the stage »
les sujets anglais de la culpabilité du comte et du bien-fondé de son supplice 11. Le
caractère édifiant de ce texte ne fait pas de doute 12. Quant aux différentes versions
du procès – il n’y a en effet pas une, mais des histoires officielles –, elles montrent
bien le caractère mouvant de ce récit, de ce work in progress. Elles ont également
un but d’édification, mettant en scène un Essex hautain et sûr de lui dont le
comportement change du tout au tout après sa condamnation à mort. Mervyn James
a expliqué ce retournement en montrant comment l’attitude d’Essex était dictée par
une culture de l’honneur, issue d’un sens aigu du lignage et de la supériorité du
métier des armes. En apprenant qu’il allait être décapité à la Tour de Londres,
Essex aurait pris conscience que ce sens de l’honneur ne lui était plus d’aucune
utilité et que ce qu’on attendait de lui désormais, c’était une reconnaissance,
sincère ou non, de sa culpabilité et le choix d’une rhétorique religieuse conforme à
son rang et à sa situation 13. Au cours de son procès, on l’aura vu successivement
rire à l’arrivée d’un des témoins 14, contester le déroulement du procès 15, et accuser
son rival Sir Robert Cecil de trahison 16. Puis, après que la sentence de mort a été
prononcée, le Comte reconnaît soudain sa faute et se soumet à la loi des hommes et
à celle de Dieu :
I only say this, that since I have committed that which hath brought me within the
compass of the law, I may be counted the law’s traitor in offending the law, for
which I am willing to die, and will as willingly go thereto as ever did any. But I
beseech your Lordship and the rest of the Lords here to have consideration of what
I have formerly spoken, and do me right as to think of me as a Christian, and that I
have a soul to save, and that I know it is no time to jest 17 .
11
Le titre complet du sermon est à cet égard éloquent : William Barlow, A Sermon preached at
Paules Crosse, on the first Sunday in Lent […], With a short discourse of the late Earle of Essex his
confession, and penitence, before and at the time of his death, Londres, 1601.
12
Sur le sermon, voir l’article de Thomas S. Nowak, « Propaganda and the Pulpit : Robert Cecil,
William Barlow and the Essex and Gunpowder Plot », in The Witness of Times. Manifestations of
Ideology in Seventeenth Century England, éd. Katherine Z. Keller et Gerard J. Schiffhorst, Pittsburgh,
Penn., Duquesne University Press, 1993, p. 34-52.
13
« The earl underwent a violent revulstion, and repudiated almost all of the positions he had taken
up at his trial. The essence of the change was an ab andonment of the canons of honour » (M ervyn
James, « At a Crossroads of the Political Culture : the Essex Revolt, 1601 », in Society, Politics and
Culture. Studies in Early Modern England, Cambridge University Press, 1986, p. 416-65, ici p. 455).
14
« When the lord Grey was called, the earl of Essex laughed upon the earl of Southampton, and
jogged him by his sleeve » (Howell, T. B., (éd.) A Complete Collection of State Trials and
Proceedings for High Treason and Other Crimes and Misdemeanors from the Earliest Period to the
Year 1783, 21 vol. Volume 1 (1163 to 1600), London, T. C. Hansard, 1816, p. 1335-36).
15
Par exemple : « Will your lordships give us our turns to speak, for he playeth the Orator, and
abuseth your lordships ears and us with slanders; but they are but fashions of orators in corrupt
states » (Ibid., p. 1339).
16
Essex accuse en fait Cecil d’être en faveur de l’Infante d’Espagne pour la succession d’Élisabeth :
« he, speaking to one of his fellow-counsellors, should say, That none in the world but the infanta of
Spain had right to the crown of England » (Ibid., p. 1351).
17
A Complete Collection of State Trials, op. cit., p. 1356.
© Études Épistémè, n° 16 (automne 2009).
84
Christine Sukic
Néanmoins, il est difficile de considérer le récit du procès comme un reflet
objectif de la vérité historique. La littérature officielle qui concerne cette affaire va
toujours dans le même sens, celui de la soumission et de l’humilité du comte,
comme s’il était indispensable de faire rendre gorge au grand héros, mais surtout
de justifier l’arrestation et le procès. Cela se confirme à la lecture du texte qui suit
le sermon de William Barlow, « The true copy, substance, of the late Earle of
Essex, his behaviour, speach, and prayer, at the time of his execution », dans lequel
il est évident que Barlow a construit un coupable idéal :
My Lordes, and you my Christian Brethren, who are to be witnesses of this my
just punishment, I confesse to the glory of God, that I am a most wretched sinner,
and that my sinnes are more in nu mber then the hayres of my heard, I confesse that
I have bestowed my youth in wantonnesse, lust, and uncleannesse, that I have bene
puffed up with pride, vanitie, and love of this worlds pleasures. And that
notwithstanding diverse good motions inspired into me fro m the spirit of God, The
good which I would, I have not done, and the evill wh ich I would not, that have I
done18 .
La dimension littéraire du comte est aussi liée à l’histoire même de la
conspiration, qui inscrit la rébellion d’Essex dans la tradition de la littérature de
conspiration, inspirée de Cicéron et de Salluste et devenue en Angleterre un topos
du théâtre politique au XVIIe siècle. Cette tradition est établie dès 1601, après
l’exécution d’Essex, dans le sermon prêché par Barlow. Il y inscrit Essex dans une
généalogie, d’une part, de conspirateurs, et d’autre part, de héros passionnés dans
le droit fil du théâtre politique anglais de cette époque. Les conspirateurs sont
d’abord ceux de la Bible : « all the famous rebellions either in Gods booke ».
Barlow donne l’exemple d’Abner (« Abners discontment »). Il est d’ailleurs à noter
que Fulke Greville compare aussi Essex à Abner dans sa biographie de Sidney 19,
consacrée pour une bonne part à Essex. Les autres rébellions auxquelles Barlow
fait allusion sont anglaises (« in our own land »). Evidemment, Barlow évoque les
conspirateurs catholiques en Angleterre, dont Robert Parsons, auteur présumé du
pamphlet A Conference on the Next Succession to the Crown of England (1595),
dédié à Essex, qui avait été obligé de nier toute implication. Barlow cite également
la rébellion de Bolingbroke (« of Henrie Duke of Lancaster, against Richard the
second »), mais il prend bien garde d’ajouter qu’il ne s’agit de la part d’Essex que
d’une piètre imitation.
Évoquant ensuite les grands hommes à propos d’Essex, Barlow le compare
au Coriolan de Plutarque, dont on sait la dette que lui doit Shakespeare :
18
A Sermon Preached at Paules Crosse, op. cit., E4.
« I lament the great fall of this man in Israel » (The Prose Works of Fulke Greville, Lord Brooke,
éd. John Gouws, Oxford, Clarendon Press, 1986, p. 97). Il s’agit évidemment d’une référence à « a
great man fallen this day in Israel », tué par Joab sans que David en ait été informé (2 Samuel, 3 :38).
19
© Études Épistémè, n° 16 (automne 2009).
85
« Shortly they will play me in what forms they list upon the stage »
Men of great mindes and parts, prove either excellently good, or dangerously
wicked; it is spoken by Plato, but applyeth by Plutarch unto Coriolanus, a gallant
young, but a discontented Humane, who might make a fit parallel fo r the late
Earle, if you read his life and this was caused, as he oft confessed to us, by the
inducement of vanity. I told h im it was pride, but his word was vanitie and lewd
counsell.
Incidemment, la description du Comte rappelle ces grands héros qui
arpentent les scènes du théâtre anglais de l’époque et qui ont nom Byron, Philotas
ou Coriolan. Ce sermon ne saurait bien sûr être considéré comme une source de ces
pièces, mais il montrerait plutôt l’intérêt pour un type de situation politique et
psychologique particulière et qui peut s’appliquer, entre autres, aux héros de
Chapman et de Daniel – la confrontation entre un monarque qui se doit de se
maintenir dans une situation de pouvoir et un grand héros militaire accusé de haute
trahison ou en disgrâce soudaine avec son souverain. Nous allons revenir sur ce
modèle théâtral.
Enfin, ce qui est intéressant dans le sermon de Barlow, c’est son caractère
un peu ambigu – qu’a d’ailleurs bien analysé Thomas S. Nowak20 – sans doute
parce qu’il a été entièrement commandité par Robert Cecil. La lettre qu’il a
adressée au prêtre a été conservée, si bien qu’on peut en retrouver dans le sermon
des citations in extenso. Mais en même temps, Barlow semble toujours être sur la
défensive, montrant ainsi combien le sujet est dangereux. Il faut dire qu’en 1596, il
avait déjà prêché, à Saint-Paul, un sermon célébrant le triomphe d’Essex. Barlow
doit donc montrer à Cecil qu’il accepte toute soumission au pouvoir, mais il doit
aussi faire comprendre sa volte-face à un public qui est plutôt en faveur d’Essex.
Dans ce document de propagande, qui dissimule et déforme la réalité, il est
frappant que l’on trouve abondance de termes évoquant la divulgation, la
révélation, la publication. Ce sermon est censé justifier l’action des autorités et le
procès et l’exécution d’Essex mais il fait aussi partie de la construction d’une
version officielle et fournit le portrait d’un Essex que ses partisans vont s’efforcer
de modifier.
Dans cette figure héroïque qu’est Essex, s’entremêlent donc histoire et
littérature : autant Essex est, sa vie durant et après sa mort, un personnage littéraire,
notamment représenté en héros dans une littérature hagiographique copieuse,
autant sa place dans l’Histoire est déterminée par sa position littéraire. Ainsi, à son
propos, les critiques littéraires vont-ils faire œuvre d’historiens, en analysant des
œuvres comme des pièces à clef, alors que les historiens utilisent des œuvres
littéraires afin de mieux cerner ce personnage, qui fait partie intégrante d’une
histoire culturelle, autant que politique, de l’Angleterre de l’époque. Dans son
étude fondatrice sur l’image du personnage d’Essex, Mervyn P. James a invoqué
20
« Propaganda and the Pulpit », art. cit.
© Études Épistémè, n° 16 (automne 2009).
86
Christine Sukic
Samuel Daniel et George Chapman pour tenter de définir la mystique essexienne
de l’honneur, qu’il situe dans une perspective éthique, celle du baroque. Mettant
l’honneur au centre de la problématique essexienne en tant que valeur obsolète, il
établit un lien entre Essex en tant que personnage historique et sa transformation
littéraire par des auteurs tels que Daniel et Chapman :
…there was George Chap man, who also aimed at a revival of honour and heroic
virtue, to be effected however, he hoped, by the dissemination of his translation of
Ho mer into English, which was then in progress. Chapman dedicated the first
instalment of h is Iliad in 1598 to Essex [...]. Samuel Dan iel saw Essex in similar
terms, and as destined to lead the chivalry of Europe in a renewed crusade against
the infidel. The writers and intellectuals were building up Essex into the image of
the baroque charismatic hero, heightening the hopes and expectations which
centred on him21.
Essex serait donc un personnage historique dont l’héroïsme aurait une
dimension littéraire. Les œuvres littéraires qui concernent Essex, directement ou
indirectement, sont d’ailleurs traitées, à juste titre, comme des sources historiques.
On sait par exemple l’importance politique de l’ouvrage en prose de John
Hayward, The First Part of the Life and Raigne of King Henrie the IIII (1599) 22,
dédié par son auteur à Essex, puisqu’il fut même évoqué lors du procès qui fit suite
au retour d’Irlande du comte d’Essex en 1599, après qu’il eut désobéi aux ordres de
la reine en concluant une trêve avec le comte de Tyrone. Richard II tient également
une place de choix dans la chronique. Paul E. J. Hammer établit par exemple un
véritable parallèle entre l’intrigue de cette pièce et le déroulement de la révolte,
sans toutefois aller jusqu’à affirmer que la représentation ait pu faire partie
intégrante de la rébellion 23. Il s’agit plutôt pour lui d’une sorte de mise en scène de
l’exemplarité, les trois premiers actes de la pièce pouvant montrer aux spectateurs
qui en avaient financé la représentation qu’Essex pouvait devenir un nouveau
Bolingbroke – son ancêtre – alors que les deux derniers actes constituaient une
sorte d’avertissement contre ce qu’il fallait éviter.
Sous le règne d’Elisabeth, le discours sur Essex est sous l’autorité
exclusive de Robert Cecil, sans nul doute avec l’assentiment de la reine. Après
l’accession au trône de Jacques Ier, les partisans d’Essex pensent sans doute qu’ils
21
Op. cit., p. 437. Sur les pièces « essexiennes » de Chapman et de Daniel, je renvoie le lecteur à mon
article, « Le héros baroque anglais: comment avoir été et être? », Bulletin de la société d’études
anglo-américaines des XVIIe et XVIIIe siècles 54, juin 2002, p. 15-25.
22
Voir la très bonne édition de ce livre : The First and Second Parts of John Hayward’s The Life and
raigne of King Henrie III, éd. J. M anning, Camden Society, 4th series, 42, 1991. On peut consulter
également l’article d’Alzada J. Tipton, « ‘Lively Patterns…for Affayres of State’ : Sir John
Hayward’s The Life and Reigne of King Henrie IIII and the Earl of Essex », Sixteenth Century
Journal 33.3 (2002), p. 769-94.
23
« Shakespeare’s Richard II », art. cit., p. 32-35.
© Études Épistémè, n° 16 (automne 2009).
87
« Shortly they will play me in what forms they list upon the stage »
pourront s’exprimer de manière plus libre sur leur héros 24. Cecil étant demeuré
Secrétaire dans le Conseil Privé du roi, la censure continue de s’exercer sur ce
sujet, mais de manière moins sévère, puisque le début du règne de Jacques Ier voit
la publication de plusieurs œuvres faisant allusion à Essex de manière élogieuse.
Déjà, immédiatement après la mort du héros, sa construction littéraire peut se
développer sous différentes formes.
Il existe tout d’abord de nombreuses ballades consacrées à Essex25, donc
anonymes et difficiles à dater. Néanmoins, on peut penser que beaucoup d’entre
elles furent diffusées avant la mort d’Élisabeth, puisqu’elles échappaient plus
facilement à la censure que les œuvres publiées. Cette fois, la construction du héros
vise à contrer le récit officiel, puisqu’elle s’efforce d’effacer toute idée de trahison,
de conspiration ou de rébellion ; ou bien, si conspiration il y a, elle s’est exercée
contre Essex lui-même. Parfois, il est simplement victime du mauvais sort. La plus
célèbre de ces ballades est sans doute « A Lamentable Ditty composed upon the
Death of Robert Devereux, late Earle of Essex », publiée quelques années plus
tard, en 1625. Les premiers vers en montrent bien l'esprit, que l’on retrouve dans
toutes les ballades portant sur le même sujet :
Sweet England's pride is gone,
welladay, welladay,
Which made her sigh and groan,
evermore still ;
He did her fame advance,
In Ireland, Spain and France,
And by a sad mischance
is fro m us tane 26 .
Le héros guerrier qui a tant œuvré à la grandeur de l’Angleterre est donc
victime de la Fortune, et n'est en rien responsable de son sort, décidé par une
« triste malchance ». On le voit, l’accent est mis sur les prouesses guerrières du
comte. Dans une autre ballade, « A mournefull dittie made on the death of the late
Earle of Essex », publiée en 1603, c'est encore le patriote-martyr qui est célébré.
Après avoir décrit tous ses faits d'armes, l'auteur affirme : « He neve[r] wrong'd
queene Elisabeth »27 . Dans le même esprit, de nombreux libelles sont composés à
24
Sur ce sujet, je me permets de renvoyer le lecteur à mon article, « The Earl of Essex, From One
Reign to the Next » (in The Struggle for the Succession in Late Elizabethan England. Politics,
Polemics and Cultural Representations, éd. Jean-Christophe M ayer, M ontpellier, Université Paul
Valéry, 2004, p. 417-432) qui traite de cette question de manière plus approfondie.
25
Voir à ce sujet l’article d’Alzada Tipton, « The Transformation of the Earl of Essex : PostExecution Ballads and ‘The Phoenix and the Turtle’ », Studies in Philology 99 :1 (Hiver 2002), p. 5780.
26
Cité par Diana Poulton, John Dowland, Londres, Faber & Faber, 1972, p. 402-403.
27
« A 'mournefull dittie' on the Death of the Earl of Essex, Queen Elizabeth's Favourite », éd. W. L.
Braekman, in Elizabethan and Modern Studies: Presented to Professor Willem Schrickx on the
© Études Épistémè, n° 16 (automne 2009).
88
Christine Sukic
la même période contre Robert Cecil ou Walter Ralegh, tous deux considérés dans
ces textes comme des ennemis d’Essex28 .
D’autres vont plus loin dans l’hommage en évoquant Essex dans des
œuvres élégiaques. Un certain Robert Prickett fut un temps emprisonné pour avoir
publié, en 1604, un poème consacré entièrement à Essex, Honors Fame in Triumph
Riding29 , qui lui valut quelque renommée à l’époque. Pensant sans doute qu’avec
l’avènement de Jacques Ier le temps était venu de réhabiliter la mémoire du Comte,
Prickett poussa assez loin l’éloge de celui qu’il nomme « the late Honorable, and
yet still honored Earle of Essex », allant jusqu’à dédier l’œuvre au comte de
Southampton, ami d’Essex emprisonné en 1601 mais réhabilité par Jacques Ier.
Prickett affirme que le Comte n’en voulut jamais à la Reine, et que celle-ci lui
garda également toute son affection.
La publication du poème de Pricket, en dépit de son emprisonnement – qui
ne fut que de courte durée – montre que les partisans d’Essex avaient une certaine
latitude pour exprimer leurs sentiments et participer à la construction posthume
d’un héros. La réhabilitation d’Essex, en même temps que celle de son fils, le
troisième comte, qui venait de retrouver ses droits et son héritage et allait devenir
un ami du Prince de Galles, Henry, se fit essentiellement par voie littéraire. L’éloge
du fils était d’ailleurs parfois l’occasion d’un éloge posthume du père 30, comme
dans un sonnet de John Davies of Hereford datant de 1603, adressé au troisième
comte d’Essex, où l’auteur n’hésite pas à évoquer le père, « To the Right honorably
honored and right wel-beloved yonge Earle of Essex » :
Deere offspring of that all-belooued One,
Deere vnto all, to whom that one was deere;
The Orphanes God requites thy cause of mone
By Him, that doth to all like God appeere.
Al those that loue you (al-beloued Two)
Will blesse and loue him fo r it; blest of God
To comfort Innocents, and Orphanes too,
That ruin'd were by fell Disasters Rod.
Liue like His Sonne, that liv'd too like him selfe;
Occasion of His Retirement, éd. J. P. Vander M otten, Gand, Seminarie voor Engelse en Amerikaanse
Literatuur, R. U. G., 1985, p. 21-36.
28
Je renvoie ici à un site Internet consacré à ces libelles et qui est d’une grande richesse: « Early
Stuart Libels: an Edition of Poetry from M anuscript Sources », éd. Alastair Bellany et Andrew
M cRae, Early Modern Literary Studies, Text Series I (2005). http://purl.oclc.org/emls/texts/libels/.
29
Honors Fame in Triumph Riding. Or, the Life and Death of the Late Honorable Earle of Essex,
London: Printed by R. B. for Roger Jackson, and are to be solde at his Shoppe in Fleet-streete, neere
the Conduit, 1604.
30
Cette propension à faire l’éloge du père à travers le fils se renouvellera au moment de la mort du
troisième comte d’Essex en 1646 pendant la guerre civile. Une importante littérature lui sera
consacrée, des biographies, des élégies, dont certaines font allusion à son père.
© Études Épistémè, n° 16 (automne 2009).
89
« Shortly they will play me in what forms they list upon the stage »
And dide like one, deere to Him without like;
He wrackt his fortunes on false Favors shelfe,
Which are this worlds; that smiles whe it doth strike.
And, that thou mai'st thy country glorifie
No lesse then hee, all pray; then needes must I. 31
Enfin, on voit apparaître sur les scènes londoniennes des pièces qui ne
portent pas encore sur le comte d’Essex proprement dit, mais qui comportent des
similitudes certaines avec la rébellion. Il est inutile de revenir ici en détails sur le
contenu de ces pièces, puisqu’il a déjà été discuté ailleurs 32, mais il est important de
rappeler que se développe à l’époque un modèle d’intrigue théâtrale fondé sur une
opposition de pouvoir entre un souverain et un grand noble ou un héros militaire.
On pourrait dire également que ces pièces opposent un héroïsme fort, donc une
individualité, à un ordre politique représenté par un souverain. Il ne s’agit pas
exactement d’un théâtre de la conspiration, car l’ambiguïté concernant le
personnage principal est en général maintenue et on ne fournit pas au spectateur
une clef morale et psychologique lui permettant d’attribuer ou non une culpabilité
au héros. C’est en cela que ces pièces se démarquent de la version officielle de
l’histoire d’Essex, et notamment le sermon de William Barlow. Ce modèle
correspond peu ou prou à la pièce de Samuel Daniel Philotas (1605), dont l’auteur
fut un temps inquiété par le Conseil Privé du roi pour cette raison même, ainsi qu’à
celle de George Chapman, The Conspiracy and Tragedy of Charles, Duke of Byron
(1608), dont le contenu même fait allusion à la proximité de Byron et d’Essex33. Ce
modèle est également utilisé par Ben Jonson dans Sejanus (1603), pour lequel le
dramaturge, si l’on en croit les « Conversations with William Drummond of
Hawthornden »34, fut également convoqué par le Conseil Privé du roi. On retrouve
cette même structure dans les pièces de Thomas Dekker, The Whore of Babylon
31
Le sonnet fait partie de la première édition de Microcosmos (1603). Voir The Complete Works of
John Davies of Hereford, éd. Alexander B. Grosart, 2 vol., New York, AM S Press, Inc., 1967, vol. 1.
32
Voir en particulier, sur Philotas, Hugh Gazzard, « `Those graue presentments of antiquitie': Samuel
Daniel's Philotas and the Earl of Essex », Review of English Studies (51:203) 2000, p. 423-50. Je me
permets de renvoyer également le lecteur à mon article consacré aux rapports entre Essex et, entre
autres, les pièces de Chapman et de Daniel : « Le comte d’Essex, figure littéraire de rébellion dans
quelques œuvres dramatiques au X VIIe siècle » (in Révérence et rébellion dans la culture angloaméricaine, éd. M ichael Hearn et Raymond Ledru, Arras : Artois Presses Université, 2000, p. 15-24).
33
Voir par exemple John Loftis, qui a bien montré combien la relation entre Byron et Essex était à
l’époque inévitable : Renaissance Drama in England and Spain. Topical Allusions and History Plays,
Princeton, NJ : Princeton University Press, 1987. Selon Loftis, le public de théâtre était conscient de
la ressemblance entre ces deux personnages, dont il montre aussi combien leur héroïsme était de
nature littéraire : « M ost members of Chapman’s first audience had some knowledge of Byron, who
had been in England in September 1601 on a diplomatic mission. They could perceive the
resemblances between Byron and Essex. The historical Byron, like Essex, had something of the
M arlovian overreacher in him. Both were soldiers who had won lavish rewards as well as personal
favors from their sovereigns. In peacetime they could find neither channels for their energy nor scope
for their ambition. They had reached the highest eminence short of sovereignty. Byron was a duke;
Essex was an earl in an England that had no dukes. What, then, did they want? » (p. 91).
34
Ben Jonson, éd. C. H. Herford et P. Simpson, Oxford University Pres, 1925-1952, vol. 1, p. 141.
© Études Épistémè, n° 16 (automne 2009).
90
Christine Sukic
(1605-6) 35 et, quelques années plus tôt, Old Fortunatus (1600)36. Récemment,
Kevin Lindberg a montré que la pièce de Thomas Heywood, The Royall King and
the Loyall Subject (publiée pour la première fois en 1637) pouvait être lue selon le
schéma essexien de la menace constituée par la présence d’un favori à la cour,
objet de toutes les jalousies de la part d’autres courtisans 37. Le grand noble n’est
donc pas uniquement une menace en soi pour le monarque, mais – et c’est là
d’ailleurs un des lieux communs de la littérature essexienne – il constitue un rival
que les autres courtisans jaloux veulent perdre.
Le goût pour ce modèle d’intrigue à l’époque ne doit pas nécessairement
favoriser une lecture « à clef » de ces œuvres – souvent pratiquée d’ailleurs – et le
personnage historique d’Essex n’est peut-être pas la source de ces œuvres
dramatiques. Néanmoins, la vogue pour ce sujet est caractéristique d’une époque
où la présence d’un grand noble dans le contexte d’une monarchie absolue pouvait
constituer une menace pour le pouvoir. Avant la rébellion d’Essex proprement dite,
il n’y a pas d’ambiguïté dans le traitement littéraire de son héroïsme. Les
événements de 1601 modifient inévitablement le sujet, et le théâtre est le lieu où la
représentation d’un sujet politique au statut instable peut le mieux s’exercer.
L’ambiguïté du sujet tient d’une part à l’existence de différentes versions de
l’histoire d’Essex, qui fournissent des perspectives contradictoires sur le même
événement. C’est en effet une mosaïque de textes (dédicaces à Essex,
correspondances, chroniques, ballades, récits pseudo-historiques, sermons,
poèmes…) qui constitue les sources du traitement théâtral du comte d’Essex au
XVIIe siècle (et également celles de la construction moderne du comte comme
figure héroïque de rébellion pour les historiens d’aujourd’hui). Mais l’ambiguïté
propre à la figure d’Essex est également conforme à une période de mutation
politique où se pose la question d’un droit à la rébellion, voire d’un droit au
tyrannicide.
Le traitement politique de la révolte d’Essex dans le théâtre anglais de
l’époque tient peut-être à des raisons de censure, puisqu’il ne se manifeste en
Sur le contenu « essexien » de la pièce, voir Susan E. Krantz, « Thomas Dekker’s Political
Commentary in The Whore of Babylon », Studies in English Literature, 1500-1900, vol. 35, n° 2
(printemps 1995), p. 271-291.
36
Pour un possible lien entre la révolte d’Essex et des modifications op érées dans le texte de la pièce
entre 1600 et 1603, voir l’article de Fredson Bowers, « Essex’s Rebellion and Dekker’s Old
Fortunatus », The Review of English Studies, New Series, vol. 3, n° 12 (oct. 1952), p. 365-366.
37
Kevin Lindberg, « Thomas Heywood’s The Royall King, and the Loyall Subject and the Fall of
Robert Devereux, Second Earl of Essex », Comparative Drama, Printemps 2005 (39, 1), p. 31-53. À
propos de cette pièce, on peut d’ailleurs noter que dans l’édition moderne de 1906, Kate Watkins
Tibbals — qui n’établissait pas de lien entre la pièce et Essex — en avait montré la similitude avec
une autre pièce de Chapman, The Tragedy of Chabot (1639), fondée également sur une opposition
entre un grand noble et son souverain, et la jalousie des autres courtisans (Thomas Heywood, The
Royall King and Loyall Subject, éd. Kate Watkins Tibbals, Series in Philology and Literature xii,
University of Philadelphia, 1906, Introduction, p. 33).
35
© Études Épistémè, n° 16 (automne 2009).
91
« Shortly they will play me in what forms they list upon the stage »
général que de manière détournée, en particulier au théâtre, alors qu’en Europe, le
personnage d’Essex devient assez rapidement, pour reprendre le titre d’un ouvrage
récent, un mythe européen, comme celui de Marie Stuart 38. En revanche, il faut
attendre 1682 avec The Unhappy Favourite de John Banks pour qu’en Angleterre,
Essex devienne personnage de théâtre à part entière. Sur le continent, en particulier
en France avec les pièces de La Caprenède (1639) de Claude Boyer et de Thomas
Corneille (1678), il est rapidement fictionnalisé et sa transformation est littéraire.
En Angleterre, Essex est un exemplum, comme dans le Byron de Chapman, où il
est invoqué afin d’éclairer le destin du grand noble français. La littérature
essexienne anglaise aborde la révolte de manière indirecte, mais est
idéologiquement plus marquée dans son traitement d’un affrontement entre un
grand noble et un pouvoir monarchique qui se sent menacé. Fulke Greville, dans
son texte sur Sidney, évoque le but qu’il s’était fixé en écrivant ses tragédies
(Mustapha, Alaham, et la pièce détruite par l’auteur lui-même, Antony and
Cleopatra), et qui était clairement idéologique : « to trace out the highways of
ambitious governors, and to show in the practice of life that the more audacity,
advantage and good success such sovereignties have, the more they hasten to their
own desolation and ruin » 39. Comme nombre de ses contemporains, Fulke Greville
envisageait avant tout l’Histoire dans sa fonction didactique, et son utilisation dans
une œuvre littéraire comme une illustration exemplaire. En évoquant Antony and
Cleopatra, la pièce détruite, il établit un parallèle entre son intrigue et la chute
d’Essex, même si son but est de se défendre de s’en être inspiré :
…this sudden descent of such a greatness, toegether with the quality of the actors
in every scene, stirred up the author’s second thoughts to be careful, in his own
case, of leaving fair weather behind him, he having, in the Earl’s precipitate
fortune, curiously observed how long that nobleman’s birth, worth and favour had
been flattered, tempted and stung by a swarm of sect-animals whose property was
to wound and fly away 40.
Greville, à la fois poète et théoricien de la politique, puisqu’il a écrit des traités en
vers (A Treatise of Monarchy, par exemple), est emblématique de la période qui
suit la révolte et la mort d’Essex. C’est un aristocrate qui a été proche d’Essex,
mais il reflète aussi la tendance que l’on retrouve chez certains dramaturges
idéologues de l’époque, c’est-à-dire un goût pour la chose politique, une approche
idéologique de la littérature, et la contemplation nostalgique d’un passé idéalisé
qu’il oppose à un présent détesté. C’est pourquoi pour lui aussi, Essex est un point
névralgique de cette nostalgie. Dans sa « Vie de Sidney », il inclut une autre vie,
celle d’Essex. Dans la lignée de la biographie d’Agricola par Tacite, il retrace la
vie de son héros, Sidney, mais également d’Essex, procédant à un hommage des
38
Due storie inglese, due miti europei. Maria Stuarda e il Conte di Essex sulle scene teatrali, a cura
di Daniela Dalla Valle e M onica Pavesio, Alessandria : Edizioni dell’Orso, 2007.
39
The Prose Works of Fulke Greville, op. cit., p. 133.
40
Ibid., p. 93.
© Études Épistémè, n° 16 (automne 2009).
92
Christine Sukic
deux hommes tout en se livrant aussi à des considérations politiques et historiques.
Ainsi, il replace Essex dans un contexte historique européen, le comparant à de
grands nobles français comme les ducs de Joyeuse et d’Épernon, et comparant,
indirectement, Henri III de France à Élisabeth d’Angleterre. Là encore, Essex est
un exemplum et un moyen pour Fulke Greville de rappeler – tout en défendant son
ami à tout prix – sa conception d’un pouvoir où les grands nobles peuvent donner
libre cours à leur héroïsme sans que le pouvoir en soit rabaissé en aucune manière :
Neither d id he, like the French favourites of that time, serve his own humours or
necessities by selling seats of justice, nobility or orders of honours till they became
colliers pour toute bête, to the disparagement of creating power, and discouraging
of the subject’s hope or industry in attaining to advancement or profit; but suffered
England to stand alone in her ancient degrees of freedo ms and integrities, and so
reserved that absolute power of creation sacred in his sovereign without any
mercenary stain or allay 41.
Essex est ainsi intégré dans une réflexion sur le pouvoir, ce qui est d’ailleurs
conforme à l’idée qu’il se faisait lui-même de l’Histoire et des exemples fournis
par les grands hommes, comme il le rappelle dans sa lettre au jeune comte de
Rutland du 4 janvier 1595:
Above all other books be conversant in the Histories, for they will best instruct
you in matter, moral, military, and politic, by which, and in which, you must ripen
and settle your judgment […]. All men that live well, do it by book or by examp le,
and in book learning your L. shall find, in what course soever you propound unto
yourself, rules prescribed by the wisest men, and examp les left by the wisest men
that have lived before us42.
Enfin, Essex devient, sous la plume de Sir Henry Wotton, le sujet d’une « vie » à la
manière de Plutarque. En effet, en 1641, soit deux ans après la mort de l’auteur,
paraît A Parallell betweene Robert late Earle of Essex, and George late Duke of
Buckingham, texte dans lequel Wotton s’efforce, comme Fulke Greville, de
justifier les actions de celui dont il avait été le secrétaire. Là encore, Wotton mêle
des éléments et des anecdotes destinés à établir la vérité sur ce qu’il nomme « a
prodigious Catastrophe »43, à des généralités sur la pratique du pouvoir, ce qui
l’amène par exemple à évoquer la question de la succession : « All Princes,
41
Ibid., p. 96.
Walter Bourchier Devereux, Lives and Letters of the Devereux, Earls of Essex, in the Reigns of
Elizabeth, James I, and Charles I, 2 vol., Londres, John M urray, 1853, vol. 1, p. 328-329.
43
Sir Henry Wotton, Reliquiæ Wottonianæ or, A Collection of Lives, Letters, Poems with Characters
of Sundry Personages: And Other Incomparable Pieces of Language and Art, Londres, 1651, p. 31.
Incidemment, Wotton constate que les faits historiques ne sont pas toujours faciles à établir, car
« little was left for Writers to glean after Judges » (Ibid.).
42
© Études Épistémè, n° 16 (automne 2009).
93
« Shortly they will play me in what forms they list upon the stage »
especially those whom God hath not blessed with naturall issue, are (by wisdome
of State) somwhat shye of their Successors »44.
On peut ainsi constater qu’Essex, après sa mort, devient une sorte de figure
emblématique de la réflexion sur le pouvoir, un exemplum, c’est-à-dire un exemple
de comportement humain dont on examine la vie afin d’en tirer un enseignement
moral. John Hayward, dans The Life and Raigne of King Henrie IIII, montre bien
l’aspect à la fois anecdotique et politique de l’exemplum : « [to] set foorth unto us
not onely precepts, but lively patterns, both for private directions and for affayres
of state »45. On retrouve cette tension entre le public et le privé dans le traitement
littéraire d’Essex : exemplum politique en Angleterre, il devient rapidement
personnage de théâtre pris dans des intrigues galantes dans le théâtre européen.
Incidemment, cette tension était déjà présente dans le personnage même, poussé
par ambition à se mettre perpétuellement en avant, alors que dans sa
correspondance privée, il prêche constamment le refus de l’ostentation, comme
dans sa lettre à Rutland :
…you must know, also, that the end of knowledge is clearness and strength of
judgment, and not ostentation nor ability of discourse, which I do the rather put
your L. in mind of, because the most of the noblemen and gentlemen of our t ime
have no other use of their learning but in table talk […]; though, like empty casks,
they sound loud when a man knocks upon their outside, yet, if you pierce into
them, you shall find them fu ll of nothing but wind 46.
De la même manière, dans une lettre à la reine datée du 12 mai 1600, il se plaint
d’être constamment sur le devant de la scène, au sens propre du terme :
I am gnawed on and torn by the vilest and basest creatures on earth. The prating
tavern hunter speaks of me what he lists; the frantic libeller writes of me what he
lists; already they print me and make me speak to the world, and shortly they will
play me in what forms they list upon the stage. The least of these is a thousand
times worse than death47.
Néanmoins, le rôle historique du comte contredit ce goût pour la discrétion.
D’ailleurs, dans une lettre à Essex dans laquelle il lui prodigue des conseils
politiques, Francis Bacon lui conseille aussi de ne pas mettre en avant sa carrière
militaire qui pourrait lui porter préjudice auprès de la reine (ce qu’il nomme « a
suspected greatness »48). En fait, ce que Bacon conseille à Essex, c’est d’être un
animal politique, capable de dissimuler sa grandeur, ou plutôt de mettre en avant sa
44
Ibid., p. 11.
Op. cit., p. 62.
46
Walter Bourchier Devereux, op. cit., vol. 1, p. 331.
47
Ibid., vol. 2, p. 98-99.
48
Ibid., vol. 1, p. 399.
45
© Études Épistémè, n° 16 (automne 2009).
94
Christine Sukic
discrétion : « to take all occasions to the Queen to speak against popularity and
popular courses vehemently, and to tax it in all others; but, nevertheless, to go on
in your honorable commonwealth courses as you do »49.
On peut établir un lien entre l’intérêt littéraire pour Essex qui s’amorce au
XVIe siècle, de son vivant, puis se manifeste pleinement au XVIIe siècle, et cette
tension dans le personnage même, entre la mise en avant d’un héroïsme
chevaleresque, fondé sur des valeurs martiales, et une forme d’intimité et de
moralisme (qui s’exprime également par des références au stoïcisme dans sa
correspondance). La contradiction est en elle-même littéraire et contient les germes
d’une grandeur tragique. Elle renferme des zones d’ombre, des mystères non
résolus qui appellent aussi une transformation fictionnelle, et que l’on pourrait
mettre en relation avec le caractère indirect de son traitement littéraire au début du
XVIIe siècle anglais, entre un désir d’exploiter cette matière fictionnelle, et la
nécessité de le faire par des moyens détournés pour des raisons de censure. Enfin,
si Essex a un tel intérêt pour les écrivains de son temps et de la période qui su it sa
chute, c’est également parce qu’il est le personnage emblématique d’une période
de mutation politique, où le pouvoir doit s’affirmer de manière absolue face à des
pouvoirs individuels dont la grandeur constitue un danger.
49
Ibid., vol. 1, p. 400.
© Études Épistémè, n° 16 (automne 2009).