Revue généraliste des travaux de recherches en éducation et en

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Revue généraliste des travaux de recherches en éducation et en
Revue généraliste des travaux de recherches en
éducation et en formation
CONSTRUCTION D’UNE PROFESSIONNALITE EN EDUCATION
La reconnaissance professionnelle dans l’entretien entre formateurs et
professeurs novices
CROCE-SPINELLI Hélène, MERCIER-BRUNEL Yann
Numéro 7– Année 2012
pp.11-24
ISSN Format électronique : 1760-7760
PERMALIEN
http://rechercheseducations.revues.org/1337
POUR CITER CET ARTICLE
CROCE-SPINELLI Hélène, MERCIER-BRUNEL Yann, « La reconnaissance
professionnelle dans l’entretien entre formateurs et professeurs novices », Recherches &
Educations, n°7, octobre 2012, pp.11-24, [en ligne], http://rechercheseducations.revues.org/1337
(consulté le ...)
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Paris- France- 2013
Numéro 7 – Octobre 2012
La reconnaissance professionnelle dans l’entretien entre
formateurs et professeurs novices
Hélène Crocé-Spinelli
Université Lyon 2, Education, Cultures, Politiques
Yann Mercier-Brunel
Université d’Orléans, Laboratoire Ligérien de Linguistique
pp.11-24
La formation des Professeurs de Lycée et Collège (PLC) doit aujourd’hui relever le défi de
l’accompagnement des futurs enseignants dans la construction de leur professionnalité, dans
un contexte marqué par des mutations accélérées : le métier d’enseignant se transforme, le
public scolaire devient plus hétérogène et les attentes institutionnelles plus nombreuses. Des
recherches actuelles tentent de caractériser le travail enseignant 1. Se pose alors la question de
l’accompagnement des processus de professionnalisation des futurs enseignants, confrontés à
des situations de formation, d’adaptation, de transition, de remous identitaires, de
repositionnement etc. L’enjeu est, pour eux, de faire reconnaitre une mobilisation des
compétences professionnelles suffisante pour être certifiés par l’Institution (le seuil reste
d’ailleurs assez flou) et un engagement dans le métier reposant sur l’expérience de certaines
réalités du terrain.
En réponse à ces enjeux de formation et d’évaluation mais également de reconnaissance,
on voit se développer en France, au sein des formations, le portfolio comme un dispositif
réflexif de professionnalisation et de certification. Dans cet article, nous présentons une
recherche conduite en 2009 sur l’accompagnement des portfolios de plusieurs PLC stagiaires
en formation initiale dans un IUFM. Le portfolio y a été introduit à la suite du cahier des
charges de la formation des Maîtres et du référentiel des 10 compétences professionnelles 2.
Dans le plan de formation de cet IUFM, il est un important dispositif intégrateur de la
construction de la professionnalité du stagiaire. Ses objectifs sont ceux qui lui sont
traditionnellement assignés : permettre au stagiaire de se former par l’écriture réflexive, en
développant des capacités réflexives, métacognitives, critiques et créatrices, dans un
processus de mise à distance de l’expérience intégrant des savoirs théoriques et pratiques (e.g.
Doyon & Desjardins, 2004). Nous le définissons, conformément au plan de formation de cet
IUFM, comme une collection structurée de travaux, sélective et présentée sous la forme un
écrit réflexif de synthèse. Il comporte un double enjeu d’apprentissage et d’évaluation dans
ses modalités formative et certificative.
1
. Cf. colloque : Le travail enseignant au XXIe siècle. Perspectives croisées, didactiques et didactique
professionnelle. INRP et ENS Lyon, 16, 17 et 18 mars 2011.
2
. BO n° 14 janvier 2007
2
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Fondements théoriques et problématique
Si, dans ce contexte, les enjeux sont clairement définis par un texte de cadrage, la
démarche du portfolio - avec notamment ce double enjeu - court « le risque d’une prégnance
du référentiel de métier » (Jorro, 2006) qui réduirait la démarche de professionnalisation à
« l’intention institutionnelle de formation » (Wittorski & Briquet-Duhazzé, 2008). Il s’agirait
d’une approche rationalisée de l’action et des compétences qui occulterait : premièrement
l’implication du sujet ; deuxièmement l’investissement subjectif de l’enseignant débutant au
cœur de l’activité professionnelle (Jorro, 2006) ; troisièmement les dynamiques identitaires en
jeu dans leur processus de professionnalisation (Perez-Roux, 2008). C’est en nous référant
aux travaux de Wittorski (2008, 2009) que nous nous inscrivons dans une approche complexe
qui pense les liens entre la professionnalisation pour l’Institution, les compétences attendues
et le développement professionnel et identitaire du sujet. A partir de cet ancrage
épistémologique, nous reprenons à Jorro (2006) son approche du processus de
professionnalisation : par les savoirs d’action mobilisés et agis par le formé ; par les savoirs
en action faisant appel à ses processus de transformation et à ses initiatives ; par les savoirs
d’accomplissement en référence à ses valeurs, projets, à son implication subjective et affective
- qui introduit son rapport identitaire à l’activité professionnelle. C’est en prenant appui sur la
théorie de l’homme capable (Ricœur, 2004), que Jorro (2009) se démarque des théories
rationnelles pour réintroduire le porteur de l’action au centre de l’analyse, en intégrant ses
dimensions plurielles et existentielles aux aspects fonctionnels de l’activité. Il s’agit de situer
l’investissement subjectif de l’enseignant débutant conscientisant son activité au cœur de la
démarche du portfolio, afin qu’il construise « ce processus de reconnaissance de soi dans
l’activité » Jorro (2009). Cela suppose de convoquer le paradigme de l’accompagnement en
formation initiale3. Selon Ardoino (2000), le formateur doit mobiliser une posture4
d’accompagnateur, partir du « projet de l’autre » (Beckers, 2007), et comprendre le sujet
« comme seul à même de se déterminer […]. Le modèle dominant n’est plus alors celui d’une
transmission [...] de savoirs, ou de savoir-faire. » Cependant, le concept d’accompagnement
revêt aujourd’hui de multiples acceptions dans le champ de la professionnalisation, ce qui
conduit Paul (2002, 2004) à employer le terme de « nébuleuse ». Nous nous proposons alors
de descendre dans un grain fin de caractérisation de cette posture d’accompagnement qui
puisse, dans l’interaction verbale entre un formateur et un enseignant débutant, permettre cette
construction du soi professionnel dans la démarche du portfolio. Nous mettrons à l’épreuve de
notre corpus les trois postures d’accompagnement identifiées par Jorro (2002), la posture
d’accompagnement « comme soutien », d’accompagnement « comme appui » et
« d’accompagnement
cheminement ».
Notre objectif est d’observer comment le formateur peut, en formation initiale, permettre au
sujet d’appréhender à travers la réalisation de son portfolio, la construction de sa
professionnalité dans cette triple approche (Jorro, 2006). Nous nous appuyons sur les
rencontres individuelles entre les formateurs et stagiaires, temps forts de l’accompagnement
des stagiaires dans l’écriture de leur portfolio.
Nous faisons les hypothèses suivantes :
3
. Les travaux de recherches de Beckers en ont déjà montré la pertinence. (2007, p. 265-266).
. Nous reprenons à Bucheton, 2009, sa définition du terme de posture : « des sortes de schèmes-réponses
disponibles, cognitifs et langagiers, pré-construits dans l’histoire et l’expérience des sujets, des sortes de
« manières d’être » [qui] s’actualise[nt] dans un contexte spécifique […] ; la posture est relative au sujet, au
contexte et aux objets travaillés ».
4
3
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

- l’accompagnement du portfolio peut permettre, en formation initiale, une
reconnaissance de l’acteur dans son activité propice à la construction d’un
processus de professionnalisation ;
- cet accompagnement se traduit, dans l’entretien individuel, par différentes
postures liées à différents types de dialogues formatifs et régulateurs.
Nous chercherons à caractériser les interactions entre les interlocuteurs et à préciser les
objets de reconnaissance d’une professionnalité en cours de construction.
Préalables méthodologiques
Dans cette partie, nous présenterons le recueil de données, les acteurs de la recherche, la
méthodologie d’analyse.
Recueil de données et dispositif de recherche
Notre recueil comprend la transcription des premiers entretiens d’accompagnement par
trois formateurs de stagiaires dans la réalisation de leur portfolio.
Si, dans cet article, nous nous en tenons au premier entretien, nous disposons, dans le cadre
d’une recherche en cours, d’un corpus plus vaste. Le choix d’étudier ces premiers entretiens
s’appuie sur l’importance, selon nous, de décrire cette entrée dans le processus
d’accompagnement. Ceux-ci permettent, par ailleurs, des mises en perspectives des
accompagnements, car ils se déroulent à une même période de la formation (au mois de
janvier), avec des stagiaires ayant commencé leur portfolio et qui entrent dans l’entretien avec
des préoccupations comparables.
Les acteurs de la recherche
Certaines modalités d’accompagnement pourraient être en partie corrélées aux
caractéristiques singulières des formateurs. Il convient donc de les caractériser. Les trois
formateurs sont particulièrement impliqués dans la mise en œuvre des portfolios et sont
inscrits dans une formation sur ce thème. Nous les nommons F1, F2 et F3.
F1 est une jeune maître de conférences stagiaire en Anglais. Chargée jusqu’alors de
l’enseignement de la littérature anglaise à l’université et de la préparation disciplinaire au
CAPES, elle vient de soutenir une thèse en littérature anglaise. Elle intervient à l’IUFM dans
la formation didactique disciplinaire.
F2 est une formatrice associée, professeure de philosophie à mi-temps en Lycée. Elle est
chargée à l’IUFM d’interventions sur l’écriture professionnalisante auprès des professeurs
stagiaires d’anglais et de la formation générale et transversale auprès de ceux de toutes les
disciplines. Longtemps responsable de la formation continue au rectorat, elle prépare, au
moment de la recherche, une thèse en Sciences de l’éducation sur les écrits professionnels des
formateurs d’enseignants5.
F3 est un maître de conférences en Sciences de l’éducation et en Didactiques des
mathématiques depuis plus de dix ans dans cet IUFM. Il intervient dans la formation
didactique des professeurs de mathématiques. Organisateur en 2009 d’un colloque sur le
développement professionnel des enseignants, il s’intéresse à leurs processus de
5
. Thèse soutenue en décembre 2010.
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professionnalisation.
Les trois stagiaires retenus, respectivement S1, S2 et S3, sont issus des formations conduites
par ces formateurs. S1 est une professeure de lycée professionnel (PLP) stagiaire en anglais,
S2 une stagiaire PLC en anglais, et S3 un stagiaire PLC en mathématiques.
De plus, dans l’accompagnement de « l’écrit professionnalisant »6, les séances
d’accompagnement individualisé sont associées à des séances collectives sur « l’écriture
professionnalisante ».
Le choix d’une analyse qualitative
Notre traitement des données est qualitatif : nous procédons à des analyses du discours
pour observer comment, dans l’interaction, des formateurs accompagnent les processus de
professionnalisation de leurs stagiaires.
Notre analyse du discours est à la fois thématique, pragmatique et stylistique : nous
procédons aux découpages des phases thématiques, à la précision des intentions du discours
du formateur (cf. 4.1.) ainsi qu’à une analyse lexicale et énonciative.
Analyse
L’analyse successive du discours des trois formateurs nous permettra ensuite de
caractériser leur accompagnement puis les formes de reconnaissance mobilisées.
Analyse du discours tenu par les formateurs
L’analyse sera d’abord thématique, pour identifier la structuration d’ensemble de ces
entretiens, puis discursives, à partir d’une classification en 7 catégories identifiées dans notre
corpus7, et enfin énonciative (Kerbrat-Orecchioni, 2006).
L’entretien F1/S1
Analyse structurale
Cet entretien comprend 384 tours de parole et dure 46 minutes, la parole étant
équitablement répartie entre la formatrice et la stagiaire.
L’entretien est structuré en trois grandes phases. D’abord, F1 ouvre l’entretien (1 à 48) : un
rapide inventaire des documents reçus (1-8), une évaluation des aspects formels comme
l’orthographe ou les liens manquants entre des thèmes (9-38) et une présentation du
déroulement prévu pour l’entretien (39-48). Ensuite, le cœur de l’entretien (49-347) est
6
. La terminologie « écrit professionnalisant » est employée dans cet IUFM pour laisser aux formateurs et aux
stagiaires le choix du portfolio ou du mémoire.
7
. Synthèse : articuler ou catégoriser suivant des liens spatio-temporels ou logiques plusieurs éléments en les
nommant. Généralisation : augmenter la portée d’un principe, d’une action ou d’un savoir à d’autres situations,
ou énoncer un principe général qui s’applique à la situation abordée (lien entre la règle et le cas particulier).
Exemplification : illustrer un propos par une situation réaliste (vécue, rapportée ou fictive). Contradiction :
s’opposer au bien fondé d’un savoir, d’une action ou de ses prises de position de l’interlocuteur. Confirmation :
conforter l’interlocuteur dans un savoir, une action effectuée ou une prise de position. Explication : discours
visant à modifier le raisonnement ou les croyances. Questionnement : discours visant à conduire l’interlocuteur
à s’interroger.
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structuré autour de quatorze thématiques, abordées pour la plupart sous forme de questions
adressées à S1. Enfin, F1 conclut en ouvrant un espace pour d’éventuelles questions (348352), synthétise le travail effectué, son évaluation et les pistes proposées (353-368), puis
réassure la stagiaire face au doute et planifie la poursuite de l’accompagnement (369-384).
F1 s’appuie sur des écrits de S1 reçus préalablement, et a préparé l’entretien à l’aide d’un
questionnaire. Dans les phases d’ouverture et de clôture, la parole est essentiellement prise par
F1, alors que durant la phase de questionnements thématiques, les temps de parole de la
stagiaire deviennent majoritaires. On identifie, pour chacune de ces thématiques, une même
structuration des temps de parole, avec un long développement de la stagiaire encadré par une
courte ouverture et une clôture prises en charge par la formatrice.
A partir des thématiques abordées, nous pensons que l’accompagnement du processus de
professionnalisation se situe moins sur le versant des attentes institutionnelles que sur celui du
développement professionnel et identitaire du sujet : 4 thèmes seulement portent sur la
rédaction du portfolio, alors que 6 font des liens entre cet outil et les processus de
professionnalisation et 4 sur les processus de construction d’une identité professionnelle.
Analyse pragmatique
Le discours de F1 comprend 13 actes de synthèse et autant de questionnement, 10
généralisations, 4 exemplifications et aucune explication. Les questionnements s’appuient sur
les propos de S1 tenus dans ces écrits et correspondent la plupart du temps à une demande qui
introduit fréquemment un codage, c’est-à-dire des termes qui placent la discussion à un
certain niveau (demande de précision sur la temporalité pour amener à l’importance du
« cheminement », questions sur la place des fiches de préparation dans le portfolio pour
introduire l’importance de l’« appropriation didactique », etc.). Les développements de la
stagiaire qui s’en suivent – nous avons pointé précédemment l’importance de prise de parole
de S1 – sont synthétisés avec, là encore, un codage favorisant la prise de distance (« identité
professionnelle », « écrits réflexifs », etc.), avant que F1 procède à des généralisations ou des
suggestions. Les exemples reposent tous sur le vécu de la stagiaire.
Cette analyse nous permet d’avancer dans la caractérisation de la conduite de l’entretien de
F1 : sont importants le questionnement, les mouvements de distanciation, de généralisation,
ainsi que le très fort appui sur le discours de la stagiaire – appui qui traduit une posture
d’accompagnement.
Analyse linguistique
La fonction énonciative de la parole de F1 se traduit par une forte présence du je. Un je en
acte, où F1 dit produire des aides (7 fois), où elle dit ses propres processus (12 fois) à l’aide
de verbes subjectifs (savoir, connaître, deviner, comprendre, penser, se dire), où elle contrôle
uniquement la quantité de travail fourni (6 fois). La dimension évaluative est très présente (19
énoncés évaluatifs), mais F1 explicite qu’il s’agit d’un point de vue subjectif à l’aide de
tournures comme « je m’attendais à », « j’avais pas l’impression » (16 fois sur 19). Elle
procède de même lorsqu’elle suggère (14 fois), avec des termes comme « je pense », « je ne
sais pas » ou des modalisateurs (« peut-être » apparaît 38 fois).
De même, lorsqu’elle parle des écrits envoyés par la stagiaire, elle emploie les mots
« proposition » et « proposer ». On se trouve vraisemblablement dans un espace de
négociation, de co-construction, d’intercompréhension (Habermas, 1987), où aucun des deux
interlocuteurs n’impose, mais ou chacun propose.
6
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Avec les verbes employés relatifs à son engagement, F1 explicite ses actions, rend lisible
son cheminement intellectuel ainsi que les valeurs qui portent son action et mobilise une
posture réflexive et d’aide : un tiers des verbes relatifs à la formatrice expriment sa propre
activité intellectuelle dans cet accompagnement (« je pense à », « des choses qui me sont
venues à la lecture »).
Les autres verbes employés à l’égard d’elle-même expriment son engagement et révèlent
notamment un regard évaluatif bienveillant jamais dévalorisant, et toujours une évaluation
présentée comme subjective (« des directions qui me semblent intéressantes », « je trouve ça
très bien », etc.).
L’entretien F2/S2
Analyse structurale
L’entretien de F2 avec S2 comporte 93 tours de parole pour une durée totale comparable à
celui F1/S1 (quarante-sept minutes), ce qui implique des tours plus longs. La répartition est
nettement en faveur de la formatrice, qui occupe 4/5 du temps de parole.
Cinq grandes phases structurent l’entretien. D’abord une courte phase d’ouverture (1-7) qui
pose le cadre des échanges et rassure S2. Puis une phase de propositions (8-44) s’appuie sur
les objets que la stagiaire souhaite analyser (photos de classe et cahier de texte numérique).
Ces propositions sont toujours concrètes et liées aux pratiques de terrain – dont F2 montre la
bonne connaissance de par son expérience d’enseignante. Cette phase se conclut par une
courte synthèse (40-44) proposant une articulation des sujets abordés suivant une
« arborescence » thématique. S2 ayant fait part de sa difficulté à intégrer sa discipline dans le
portfolio, arrive ensuite une phase (45-59) où F2 donne des pistes de problématisation, en
s’appuyant sur plusieurs références théoriques (recherches menées en sciences de l’éducation
par A. Barrère ou F. Lantheaume). Lors de la quatrième phase (60-79), F2 revient aux
éléments constitutifs du portfolio et à la façon de les articuler, toujours sous l’angle de la
problématisation et d’une structure « arborescente ». La dernière phase conclut sur l’intérêt du
portfolio sur le plan professionnel – et notamment celui du recrutement – et le travail à
effectuer pour l’entretien suivant.
On note que le passage d’une phase à l’autre est toujours à l’initiative de S2 qui, faisant
part d’une difficulté ou d’un questionnement, amène F2 à opérer un glissement thématique
(sans rupture) pour répondre à la préoccupation exprimée.
Analyse pragmatique
F2 procède par des allers-retours permanents entre concepts et pratiques de terrain (par
exemple entre les différents moments partagés avec l’équipe pédagogique de l’établissement
et la dimension sociale du métier). Elle opère ainsi un grand nombre de généralisations, afin
de permettre à S2 de prendre du recul sur les expériences qu’elle cite – dans ses écrits ou au
cours des échanges. Ces généralisations sont une fois sur deux suivies d’un exemple puisé
dans sa propre expérience de formatrice ou d’enseignante. De même, elle recourt
fréquemment à des synthèses qui aboutissent à la problématisation des situations vécues par
S2.
Pour autant, S2 semble rarement « perdue », ce qui fait penser que ces mouvements entre
réflexion et expérience fonctionnent assez bien.
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Analyse linguistique
On peut noter plusieurs aspects remarquables dans cette analyse. Premièrement, F2
exprime très peu sa subjectivité. De plus, les rares évaluations ou injonctions ne portent
jamais sur les processus ou sur la stagiaire elle-même, mais sur les écrits mis ou à mettre dans
le portfolio. Les structures impersonnelles sont privilégiées (« il serait intéressant de » - le
mot « intéressant » revenant 23 fois), dans un très grand nombre de suggestions - une tous les
trois tours de parole.
Pourtant, on note une forte présence des je, qui se rapportent à son expérience passée lorsqu’elle exemplifie ses généralisations - et à ses processus en œuvre dans l’échange (« je
me dis que », « je me saisis », « je suis en train de penser à »). F2 s’appuie sur les écrits de S2
lus préalablement, explicitant donc des processus amorcés lors de la lecture qui s’actualisent
pendant l’entretien.
Malgré sa forte présence dans l’échange, F2 montre très régulièrement qu’elle souhaite
maintenir un lien fort avec S2, ponctuant ses phrases par « tu vois » (42 occurrences) ou
reprenant les propos de S2. De même, elle situe ses suggestions et son discours au niveau du
faire (92 verbes d’action contre 17 tournures descriptives), semblant vouloir engager S2 dans
l’action, toujours sur le plan de la professionnalisation et de la prise de recul sur sa pratique.
L’entretien F3/S3
Analyse structurale
L’entretien F3/S3 comprend 191 tours de parole et dure trente cinq minutes avec une prise
de parole du formateur une fois et demie supérieure à celle de la stagiaire.
Quatre phases structurent cet entretien. F3 débute l’entretien par la constatation de l’avancée
de la stagiaire en sollicitant les représentations de S3 sur le portfolio et l’expression de son
projet. Dans une seconde phase (25-69), F3 pose le cadrage du portfolio. Une troisième phase,
de nature méthodologique (70-154) reprend une séance conduite par la stagiaire à laquelle F2
a assisté et qu’il a filmée. C’est ici la stagiaire qui amorce la phase de clôture (154-191) par la
synthèse conjointe du travail qui doit être effectué : analyser une vidéo.
Dans la première partie de l’entretien, S1 bénéficie de longs temps de parole. Cette tendance
s’inverse dès la fin de la seconde phase : F3 finalise alors chaque série d’échanges par de
longues prises de parole.
Les différents thèmes abordés – lectures théoriques, référentiel de compétence, documents,
rythme d’écriture, difficultés – sont traités avec un souci d’apport procédural et sont finalisés
par une logique d’autoévaluation et de validation des compétences du référentiel
institutionnel. L’accompagnement du processus de professionnalisation est, dans le cadre de
ce premier entretien, essentiellement du côté de l’intention institutionnelle de formation. La
médiation de l’accompagnement utilisée par F3 n’est pas l’écrit, comme chez F1 et F2, mais
la vidéoscopie. F3 apparaît chercher avant tout à outiller S3 afin qu’elle puisse faire valoir son
gain de compétences.
Analyse pragmatique
Les questionnements et les généralisations sont les deux catégories d’actes de langage les
plus présentes dans l’entretien. Il procède par phase : une phase courte de questions induit un
cadre du travail attendu, puis une longue phase de généralisation fixe un cadre général du
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portfolio ou présente des procédures à suivre avec des exemples provenant de la séance
observée avant l’entretien. Une phase de questions (problèmes soulevés par S3) comporte
également des exemples et des explications qui soutiennent son discours.
Analyse linguistique
L’analyse montre que le je de F3 se situe sur le registre du faire (8 fois), le formateur
précisant ses actions relatives à l’enregistrement ou, sur le mode du don, ses actions tournées
vers la stagiaire (« je te » suivi de verbes - donner, recommander, suggérer). A d’autres
moments c’est le registre sensoriel (8 fois) qui est convoqué, sans doute à cause du média
vidéo très présent, avec des observations introduites par des verbes tels que voir, remarquer,
entendre. Quand le je questionne, c’est la qualité des enregistrements vidéo et non les
processus qui sont interrogés. F3 présente des retours évaluatifs (6) sur le mode impersonnel,
comme des vérités absolues. Placé dans le registre du faire, quand il parle des actions de la
stagiaire (35 fois), il s’intéresse au résultat de l’action, à ses conséquences. Il est moins tourné
vers les actions passées que vers celles à effectuer, avec des valeurs de conseils ou de
prescriptions, avec des actions précises, concrètes, faciles à effectuer. De façon toujours
pragmatique, des suggestions procédurales sont présentées sous la forme d’une narration de ce
qui peut être fait.
La démarche de F3 semble très liée à l’outil vidéo, qui paraît agir comme un instrument
cognitif (Vygotski, 1998) l’outil agissant à la fois sur le réel et sur les processus de celui qui
l’utilise. Ainsi le formateur, dans un accompagnement procédural, reste ancré sur ce qui se
voit, sur les conséquences des actions de la stagiaire ou encore sur ses « compétences », sans
revenir sur les processus.
Synthèses
Les postures d’accompagnement
Notre seconde hypothèse reposait sur l’existence de différentes postures
d’accompagnement liées à différents types de dialogues formatifs. Les analyses que nous
venons de résumer montrent des discours variés sur le plan structural, pragmatique et
stylistique.
F1 recourt à des tours de parole brefs, équilibrés avec ceux de sa stagiaire. Elle aborde de
nombreuses thématiques, suivant un entretien préparé. Les attentes institutionnelles semblent
moins importantes pour elle que le développement professionnel et identitaire du sujet.
L’accent est mis sur le questionnement, la distanciation, la généralisation, en s’appuyant
fortement sur le discours de la stagiaire.
F2 parle nettement plus que S2, mais toujours en s’appuyant sur la parole de cette dernière,
celle-ci étant d’ailleurs à l’origine des changements de thèmes dans l’échange. F2 procède par
des allers-retours entre expérience et conceptualisation, par une parole qui problématise. Le
registre institutionnel est absent, la problématisation consistant à prendre du recul vis-à-vis de
la pratique ordinaire de l’enseignant. Très à l’écoute malgré sa forte présence dans l’échange,
elle maintient le lien et illustre ses propos. Il reste l’impression d’un réel respect de la
stagiaire, d’une force d’aide et de proposition, un guidage vers la prise de recul mais au
rythme de S2 – la très grande richesse des propositions auraient pourtant pu la submerger.
F3 semble laisser plus de place à la parole de S3, mais la répartition est en fait très
différente entre le début de l’entretien et la fin. Les thèmes restent très liés au référentiel
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institutionnel des 10 compétences professionnelles et aux démarches procédurales. Ils
s’appuient sur les moyens audiovisuels, dans une perspective d’outillage de la stagiaire.
L’objectif principal semble être une amélioration des performances professionnelles via le
gain de compétences que permet l’analyse de l’action (filmée). F3 est très présent dans les
échanges, tant comme juge que comme prescripteur.
Pour résumer, nous observons trois conceptions différentes de l’entrée dans la
professionnalisation lors de l’accompagnement du portfolio. F1 est orientée vers la
construction d’un sujet dans ses dimensions professionnelles et identitaires, laissant un large
espace de parole et de prise de conscience de ce qui se joue dans cette parole. F2 cherche
davantage à favoriser la prise de recul par la problématisation des situations vécues et des
difficultés rencontrées. F3, quant à lui, veut permettre une montée en compétences suivant le
référentiel institutionnel, en permettant le développement des savoirs d’action par l’analyse.
Conformément à notre seconde hypothèse, il semble bien qu’il existe différentes postures
d’accompagnement liées à différents types de dialogues formatifs.
La reconnaissance professionnelle
Revenir à notre première hypothèse suppose d’interroger la place de la reconnaissance de
l’acteur dans ces différentes postures d’accompagnement mises au jour. Les analyses des
discours des trois formateurs permettent d’identifier des traces de reconnaissance de l’acteur
dans la triple approche du processus de professionnalisation présentée par Jorro.
La reconnaissance de l’acteur se traduit chez F1 notamment par une posture en retenue qui
assume sa subjectivité, un je qui suggère, implique la stagiaire dans son activité, la reconnaît
comme porteuse de l’action, lui permet de se reconnaître, met en évidence sa capacité à
développer son action, à la transformer. F1 suggère des possibles, régule, questionne sa
posture, interpelle les processus de transformation de soi, renforce l’autonomisation et la
responsabilisation de la stagiaire en la laissant libre et responsable des choix. Elle respecte la
temporalité de son développement – il ne s’agit pas de décider pour ou avant elle.
F2, par des appuis concrets sur l’expérience de la stagiaire et par un processus de
problématisation – qui n’est autre ici qu’un processus d’amplification de la valeur de cette
expérience – montre la portée générale des questionnements et pistes professionnelles que
cette expérience ouvre. Dans une posture de partage d’expériences, F2 reconnaît le
professionnel émergeant, dans son activité et sa potentialité, à travers les liens entre
l’expérience de cette enseignante novice et sa propre expérience d’enseignante experte, mais
aussi à travers les liens avec ses lectures de chercheuse, son expérience de formatrice et les
pistes de développement potentiel que cela permet d’ouvrir.
C’est dans une posture de « don » et dans une approche pragmatique que s’exprime chez
F3 la reconnaissance de l’acteur et de ses potentialités. En effet, c’est en s’appuyant sur le
concret d’une situation observée et filmée, que F3 outille méthodologiquement S3 pour
analyser, auto-évaluer ses compétences et faire valoir l’augmentation de ses performances
professionnelles. F3 exprime ainsi sa reconnaissance des savoirs d’action mobilisés et agis par
le formé dont il reconnaît la valeur, ainsi que sa confiance dans l’évolution professionnelle de
l’acteur. Bien qu’ayant une approche rationnelle, sa posture du don lui permet de reconnaître
symboliquement l’implication du sujet au cœur de l’activité professionnelle. Cependant il
semble que, dans ce premier entretien, cette posture aille de pair, avec un désir de
reconnaissance qui l’empêche à certains moments de reconnaître la stagiaire dans ses
processus et dans ses propres demandes de reconnaissance. Sa posture paraît par moment
l’empêcher de percevoir ces phénomènes.
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Autrement dit, l’analyse de ces trois entretiens montre trois styles de reconnaissance
professionnelle et révèle les liens que ces derniers entretiennent avec les postures
d’accompagnement mobilisées par les formateurs. F1, dans une reconnaissance marquée par
l’intersubjectivité entre un expert et un novice, privilégie les processus de transformation et
d’accomplissement. Bien qu’accompagnant tout en retenue, F1 se positionne elle-même
comme sujet – assumant sa responsabilité de formatrice et d’évaluatrice. F2, dans une posture
problématisante de partage d’expériences privilégie la reconnaissance des processus de
transformation en s’appuyant sur les savoirs d’action. Très présente – avec le risque
d’imposer une temporalité trop rapide pour la stagiaire – elle reste toutefois à l’écoute et
endigue ce risque. F3, quant à lui, place sa focale sur les savoirs d’action, comme support à
l’analyse réflexive, amorçant simplement – pour ce premier entretien – des processus de S3
pour lesquels il l’outille. Également très présent, le risque est ici d’imposer un discours ;
cependant, l’outillage qu’il fournit permet également d’autonomiser la stagiaire.
Ainsi, en réponse à notre première hypothèse, dans l’entretien d’accompagnement du
portfolio ont été mises au jour des postures d’accompagnement qui présentent certaines
formes de reconnaissance de l’acteur dans différentes dimensions de son processus de
professionnalisation.
Conclusion et perspectives
Nous avons pu observer, lors de la recherche présentée dans cet article, trois formateurs
expérimentés, mettant en œuvre toute une palette de savoir-faire dans l’accompagnement des
stagiaires. Chacun montre des points forts et des risques, qu’il parvient à dépasser en adoptant
une posture complexe. Ainsi, bien que F1, F2 et F2 privilégient des entrées très différentes
lorsqu’ils abordent les processus de professionnalisation des stagiaires, il est impossible
d’identifier dans l’accompagnement de ces trois formateurs un type unique de reconnaissance
professionnelle. Ce phénomène tend d’ailleurs à s’amplifier, puisque nos premières analyses
des entretiens suivants de notre corpus montrent une plus grande complexité encore, les
postures des trois formateurs évoluant nettement au fur et à mesure de l’année, afin
d’accompagner plus étroitement les stagiaires dans leurs processus de professionnalisation,
notamment sur le plan de la reconnaissance professionnelle, dans ses dimensions d’action, de
transformation et d’implication.
La suite de notre recherche nous conduit désormais à envisager une analyse longitudinale
de l’accompagnement afin de tenter de mettre au jour ces déplacements, l’évolution dans la
reconnaissance professionnelle de la part des formateurs et les conséquences pragmatiques en
termes de professionnalisation des professeurs stagiaires. Il s’agira alors d’appréhender les
entretiens d’accompagnement en formation sous une perspective plus large, en intégrant une
parole qui reconnaît – ce que nous avons commencé à faire ici – et en étudiant précisément
comment cette parole aide à se construire en tant que professionnel.
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Numéro 7 – Octobre 2012
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