fundación apel·les fenosa - Fundació Apel·les Fenosa
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Exposición de Jean-Marie del Moral Photographies sur Fenosa FUNDACIÓN APEL·LES FENOSA Del 13 de julio al 30 de septiembre de 2006 Con el patrocinio de: Bertrand Tillier Entretien avec Jean-Marie del Moral Pourrait-on, pour commencer, revenir sur les circonstances de ta rencontre avec Fenosa ? J’ai découvert Fenosa en 1980, à Paris, en passant presque par hasard rue de Varennes, où il y avait une exposition de Fenosa au Musée Rodin. Son nom d’abord m’a frappé. Je me suis dit que c’était un nom à consonance espagnole. Et je suis entré dans le musée. Il faut préciser que depuis assez tôt, à partir de 20 ans, sans avoir un rapport obsessionnel à l’art, je suis souvent allé visiter des musées. Je suis donc allé voir cette exposition qui m’a beaucoup touché. Et quelques jours plus tard,par le plus grand des hasards, je tombe sur un article publié dans Le Monde, un article de Jean Thibaudeau, qui présentait l’exposition et l’œuvre de l’artiste Fenosa, mais qui racontait surtout l’homme Fenosa. Il y était décrit comme un Catalan ayant connu Picasso à son arrivée à Paris dans les années 1920. Et le parcours de cet homme était assez proche de celui de la génération de mes parents, qui avaient également dû quitter l’Espagne, après la défaite de la République à la fin de la guerre civile. Évidemment, pour moi, cet article était très touchant. À tel point qu’irrésistiblement, j’ai été saisi de l’envie de rencontrer et connaître Fenosa. J’ai donc appelé Le Monde, où l’on m’a donné le numéro de téléphone de Jean Thibaudeau. Lui-même m’a gentiment communiqué les coordonnées de Fenosa. J’ai découvert que Fenosa passait ses étés dans un village, El Vendrell, près de Tarragone, qui se trouvait sur ma route vers le village où vivaient mes parents, à La Granja d’Escarp, près de Lleida —un village situé, par le plus grand des hasards, à 8 km du village d’origine des parents et des grandsparents de Fenosa : Almatret—. C’est donc dans ce contexte que je suis arrivé chez Fenosa, à El Vendrell, en disant que j’étais photographe et que je voulais commencer un travail de photographies sur Apelles Fenosa. Je dois dire que ce qui était très frappant, c’est qu’Appelles avait cette espèce de silence, de tenue et de port qui étaient très impressionnants. Je me suis assez vite rendu compte que mon idée ne l’amusait pas particulièrement et que ce n’était pas gagné. Après une citronnade et quelques propos, on s’est aperçu que nos familles étaient originaires de la même région. Je crois aussi qu’il a été touché par l’envie sincère que j’avais de faire des photos de lui et de son œuvre. Et au bout de quelques moments, j’ai eu la sensation qu’une amitié pouvait naître. Et jusqu’à sa mort en 1988, ce furent des rendez-vous réguliers, à El Vendrell l’été, ou à Paris, dans son atelier. J’ai ainsi commencé et poursuivi mon travail de photographe sur Fenosa sculpteur et sur son univers. Est-ce que Fenosa a été le premier artiste que tu as photographié ? La première fois où j’ai pénétré dans l’atelier d’un artiste, c’était dans l’atelier de Miró. C’était une façon assez belle de commencer ! (rires). À l’époque, j’étais photographe au quotidien L’Humanité. En 1976, un an après la mort de Franco, je suis parti pour L’Humanité à Barcelone, faire une série de reportages et de portraits d’écrivains, de chanteurs engagés et de personnalités catalanes, pour rendre compte de l’après-Franco et essayer de montrer comment l’explosion culturelle se produisait. Par hasard, au théâtre du Liceu, j’ai assisté à un spectacle extraordinaire et bouleversant, « Mori el merma », qui était une variation d’Ubu roi de Jarry, montée par une troupe théâtrale très militante et très anti-franquiste, qui s’appelait La Claca. Dans ce spectacle, Ubu était la figure de Franco et Miró avait conçu les décors et les spectacles de la pièce. À la fin, montre en main, pendant quarante minutes, le public barcelonais était debout, les larmes aux yeux et applaudissait à tout rompre. À l’issue du spectacle, Miró était apparu sur la scène, comme un tout petit bonhomme lunaire. Il saluait de façon souriante et très embarrassée. Et je me suis dit, très naïvement, avec la naïveté de mes 24 ans, que j’allais proposer à Miró de le photographier. Je l’ai apostrophé dans les coulisses. J’ai senti qu’il était réservé. Mais Pilar, son épouse, était plus attentive et bienveillante. Elle m’a invité à les rejoindre, deux jours plus tard, à l’Hôtel Colón, pour éventuellement caler un rendezvous. Mais je la soupçonne aussi d’avoir pensé que je ne viendrais pas. J’y suis pourtant allé, à l’heure du déjeuner. Miró déjeunait avec un ami —je crois que c’était avec l’architecte José Luis Sert, mais je ne suis pas sûr —et leurs épouses respectives. Je ne voulais pas les interrompre. Mais j’arrivais avec cette idée que j’allais faire des photos. Alors que je pensais que son atelier était à Barcelone, j’ai appris qu’il était à Palma de Majorque. Miró m’a proposé de le rejoindre à Majorque en fin de semaine. Ce que j’ai accepté. Mais je reste sidéré que Miró ait accepté, parce que je sais maintenant qu’il se protégeait beaucoup et qu’il ne tolérait guère d’autres photographes que Francesc Català-Roca qui a fait des photos formidables de lui dans l’atelier. Toujours est-il que, jeune photographe, je me suis retrouvé à Majorque, dans l’atelier de Miró, où j’ai découvert une multitude d’objets disposés sur les murs et qui constituaient l’alphabet mental de l’artiste. Et je me suis dit : «On peut regarder le monde comme ça et c’est ce que j’ai envie de montrer comme photographe». C’est une initiation ? Oui, car à partir de là, je me suis dit que mon travail de photographe pourrait être consacré à l’univers des artistes, pour essayer de montrer comment leur univers de création se métamorphose. Cela m’a amené, plus tard, avec Fenosa, à observer son monde, avec lequel il voyageait, entre Paris et El Vendrell, d’un atelier à un autre. Il était entouré de tous les bustes et de toutes les formes auxquels il avait donné vie et qui lui formaient une sorte de laboratoire ou de coquille qui l’a porté et protégé. Pour un photographe, ces choses sont très fascinantes, car elles l’obligent à s’interroger sur les moyens dont il dispose lui-même pour rendre compte et transmettre ça. Comment l’enregistrer ? Comment le mettre en relation avec l’artiste et avec ses actes créateurs ? Ce projet paraît extrêmement ambitieux. Mais, cela me passionne toujours beaucoup. Et je m’aperçois qu’il y aurait tout un travail à faire sur le processus créatif du photographe comme étant celui qui regarde quelqu’un qui crée. On en sait peu là-dessus, notamment parce que peu de photographes ont pris cet état de fait comme un matériau structurant leur démarche photographique. Comme Namuth avec Pollock ? Oui. Mais aussi avec cette idée, semblable à celle de Fenosa qui souhaitait une sculpture sans matière, consistant à photographier audelà des lieux, des objets ou des œuvres, le rien —ce qui n’existe pas—. Mais essayer de le mettre en exergue. C’est-à-dire photographier un sculpteur en train de travailler à une pièce et que, derrière lui, on voie aussi une autre pièce qui raconte d’autres choses, pour mettre cela en correspondance et en perspective. Pour construire un langage, parallèle à celui de l’artiste, qui ne vampirise pas le sien, mais qui dise des choses sur son œuvre. L’instantané m’a beaucoup intéressé quand j’étais jeune photographe. Aujourd’hui cela m’intéresse moins. Tu as été formé à différentes techniques (en studio, en lumière artificielle …) et pratiques de la photographie de reportage ou de sport … Quelles traces cela a laissé dans tes approches ? C’est une chance inouïe. Quand on est photographe, on ne peut pas ignorer la technique. Il faut la posséder superbement, mais ne jamais en être esclave. Il faut en jouer. Finalement, il faut s’en affranchir et devenir libre. Ce qui me fascine beaucoup dans l’œuvre de Fenosa, c’est comment cet homme, très tôt, est libre. C’est formidable. Quand il arrive à Paris, il est confronté à des courants artistiques qui sont dominants. Il les regarde, mais il continue son chemin. C’est probablement la plus belle leçon qu’un homme puisse transmettre à un autre. Que dit Fenosa ? «Sois toi-même, avec force et sans complaisance». La technique de la sculpture, Fenosa la possédait, mais il ne la subissait pas et il en jouait beaucoup. Dans la photographie, c’est la même chose … La photo de sport m’a procuré une acuité et une rapidité de regard qui me servent toujours aujourd’hui même quand je photographie un objet immobile ou un lieu. Cela m’a appris à me placer et à regarder la lumière, d’une manière furtive et efficace. C’est fondamental. Il faut revenir à Miró et à Fenosa. Je suis d’origine espagnole et je crois que ces rencontres ont été déterminantes, parce qu’elles me permettaient de retrouver cette identité de manière métaphorique. Pour moi, l’idée de l’exil et de cette génération d’hommes —Fenosa, Picasso, Miró … et d’autres, jusqu’à Antonio Saura—, c’était une façon de regarder l’Espagne depuis la France,avec des ambassadeurs culturels qui étaient des hommes magnifiques. Cela me prolongeait dans ma formation d’être humain et c’était un complément de ce que j’entendais à la maison, sur l’Espagne, depuis l’enfance. Mes parents étaient des exilés républicains. Et mon père avait punaisé sur le mur de la cuisine de l’appartement de la rue de Charonne deux cartes postales : le Guernica de Picasso et l’Elegy to the Spanish Republic de Robert Motherwell. J’ai grandi avec ces deux cartes postales sous le nez. Jusqu ’à ce qu’un jour, j’aie la chance de rencontrer Motherwell dans son atelier du Connecticut, qui m’a reçu de façon formidable, à qui j’ai raconté cette histoire et qui m’a dit : « C’est le plus beau compliment qu’on ne m’ait jamais fait ». Tu as photographié plusieurs générations d’artistes ? Pour moi, c’était très important de photographier ceux que je considérais plus ou moins consciemment comme « mes grands-pères spirituels », alors même que je n’avais connu ni mon grand-père maternel (un républicain catalan exilé, enterré à Toulouse), ni mon grand-père paternel (d’une vieille famille andalouse de Jaén et plutôt favorable à Franco). Picasso et Fenosa étaient donc pour moi les représentants d’une génération qui était celle de mes grands-parents. Ensuite, j’ai voulu travailler sur des artistes de la génération intermédiaire —celle d’Antonio Saura, de Tàpies, Arroyo et Chillida— qui n’étaient plus à Paris, mais qui y avaient séjourné à un moment ou à un autre. J’ai donc patiemment tissé le fil, financé des voyages pour aller les voir régulièrement, pour les photographier et leur montrer les étapes de mon travail. Il faut dire que ce ne sont pas des commandes … Non, c’est un travail et une démarche personnels. Et je veux dire que j’ai toujours été accueilli à bras ouverts par ces artistes. J’ai donc découvert leur humanité, la beauté de leur œuvre et leur parcours personnel. Ce qui me touche chez tous ces artistes dont j’ai accompagné la vie et l’œuvre, c’est leur conviction d’un chemin qu’ils parcourent. En fin, j’ai travaillé sur les artistes espagnols de ma génération, qui ont été actifs à partir des années 1980, comme Miquel Barceló, José Manuel Broto, José-María Sicilia, Miguel El Campano, Carmen Calvó … Des gens de mon âge. Il y a donc eu cette trilogie. Mais très vite, j’ai élargi ma démarche à d’autres artistes d’autres nationalités. En France, je me suis intéressé aux peintres et aux sculpteurs, de Pierre Soulages à Robert Combas ou Gérard Garouste. Et à chaque fois que j’allais aux Etats-Unis, je m’arrangeais pour organiser une rencontre et une séance de photos avec des artistes comme Franck Stella, Roy Lichtenstein, Robert Motherwell, Sam Francis, Joan Mitchell, Jean-Paul Riopelle … les expressionnistes abstraits … et j’ai été très lié à Hans Namuth qui a photographié Jackson Pollock. C’est dans ce contexte que j’ai commencé à construire modestement mon panthéon visuel personnel, d’après des artistes dont j’aime l’œuvre, malgré la grande disparité des esthétiques en jeu. Ton travail s’articule aussi autour d’une culture plus large ou d’une identité, géographique par exemple … Je pense aux oliviers de Catalogne que tu as photographiés dans les environs d’Almatret, en marge de tes rencontres avec Fenosa. C’est curieux, parce que ces paysages sont des lieux que je connais depuis mon enfance, que Fenosa connaissait aussi et qui comptaient pour lui et je les ai encore retrouvés dans un autre travail que j’ai effectué sur l’histoire et la culture de l’huile d’olive. Il y a des concordances entre cet arbre mythique qu’est l’olivier, Fenosa et moi. Et tout cela se retrouve dans les photographies où je le montre en train de faire, avec des feuilles d’olivier,cette pièce, L ’Olivier,qui lui a été commandée par l’UNESCO pour être remise comme trophée pour la paix. Je me souviens encore du jour où Apelles et Nicole avaient rapporté de Barcelone à Paris une branche d ’olivier du jardin de Jordi Maragall … Là, tu photographies l ’olivier comme une sorte de matrice ou d’outil, avec les outils du sculpteur, sur une sellette ou un établi ? Absolument, parce qu’Apelles vient de là. Avec Nicole et Apelles, en Catalogne, on s’est beaucoup promené, en regardant la nature. Quand on est photographe, on est en perpétuelle gymnastique visuelle. Je passe mon temps à faire les plus belles photographies — celles que je ne fais pas et que je ne ferai jamais, mais que je vois ! — (rires).En me promenant avec Apelles, j’ai compris comment ces paysages l’avaient façonné et transformé, au point qu’il ressemblait lui-même à ces paysages. Fenosa a de l’olivier en lui ; il portait un olivier en lui. Parce qu’en Catalogne, tu ne peux pas faire dix mètres sans voir la silhouette d’un olivier ou d’un amandier. Il y en avait même un dans le jardin de Fenosa, à El Vendrell. Alors, cette photographie de la branche d’olivier posée au milieu des spatules et des outils, elle est presque matricielle. Toutes ces photographies de Fenosa ne sont pas isolées. Elles appartiennent à un reportage et elles forment un travail au long cours. Tu as photographié Fenosa dans sa maison d’El Vendrell, dans son atelier à Paris, à la fonderie Vila ou Coubertin, au Louvre avec Thibaudeau … Comment est-ce que cet accompagnement s’organise, pour être un témoin sans être un voyeur ? Il y a plusieurs choses. Ce que je revendique et que j’essaie de rester c’est d’être tout sauf un voyeur. La photographie se galvaude beaucoup. On est allé très loin dans une surenchère, où les photographes, les journaux, le public et les acteurs sont complices. Nous vivons dans un monde où l’ignominie s’étale avec indécence, dans la misère et la douleur. Je suis un photographe qui a refusé ça et je suis orgueilleux de pouvoir le dire. Comme Fenosa avait élu la beauté, j’ai choisi les êtres comme axe de mon travail. Au fil de mes rencontres avec Fenosa et de cette amitié qui s’est tissée entre nous, je l’écoutais parler de livres ou d’œuvres qu’il aimait et je me disais qu’il était le meilleur des professeurs, puisqu’il était tout sauf un professeur. Je ne l’ai jamais entendu dire une bêtise. Il parlait peu et à chaque fois, ça tombait juste … Tu évoques là une grande complicité entre vous. Mais physiquement, près de lui ou autour de lui, comment tu fais en tant que photographe ? Physiquement, cela veut dire regarder cet homme entrer dans son atelier, comment il enlevait sa veste et ses chaussures pour travailler, comment il les posait, comment il prenait ensuite le temps d’aller à sa sellette. Et comment cette espèce de lenteur, qui est la lenteur des gens forts, se déployait dans l’atelier. Techniquement, quand on est photographe,on doit essayer de capter tout ça, en construisant un kaléidoscope de moments ou de sensations que tu vois mentalement bout à bout, alors que tu ne les donneras pas à voir selon cet enchaînement. Au cours de notre discussion, je m’aperçois que ce travail sur Fenosa que j’ai imaginé comme un reportage, je n’ai jamais pu le montrer dans son unité et sa continuité. Car c’est un enchaînement d’images qui, mises bout à bout, racontent un parcours, celui d’un homme du XXe siècle, qui a eu une vision très singulière de son temps et qui a tracé le chemin qu’il a suivi. Et moi, qui suis beaucoup plus jeune, j’ai marché dans ses traces en essayant de donner à voir ce qu’il a été. Mon travail de photographe sur Fenosa recoupe d’autres pratiques, comme celle de l’écrivain, de l’historien ou de l’historien d’art. Au bout du compte, c’est la vie que j’ai tenté de photographier, pour montrer comment cet homme venait dans son atelier tous les jours, y restait pendant plusieurs heures, y travaillait, se lavait les mains,buvait un thé et rentrait chez lui. Il y a donc une dimension rituelle dans certaines de tes photographies ? J’ai essayé de rendre compte de ça. Ce qui explique peut-être que dans la plupart des photos où tu saisis Fenosa, tu es derrière lui, comme en retrait. C’est presque de l’anti-portrait, puisque ce qui compte, ce n’est pas son visage … Tu es à distance, mais sans être distant, loin et très proche. Tu témoignes … Oui, je suis loin physiquement, mais je suis très près mentalement. Je ne veux pas déranger Apelles qui travaille. En fait, j’ai déjà vu comment il procède et je sais en quoi je pourrais le déranger. Je ne veux pas me mettre devant lui ; je ne veux pas non plus tourner autour de lui. Je ne souhaite pas être trop près de lui. En même temps, ce que j’aime, c’est l’enveloppe charnelle de cet homme massif, droit comme un i, assis devant sa sellette et qui fait une statuette de petites dimensions, à la dimension de sa main. Avec ce geste de la main qui monte … Ce sont mes ingrédients visuels et plastiques. Dans cette optique-là, je n’ai pas besoin de me coller à lui et il doit m’oublier. Et moi aussi, je l’oublie presque physiquement, car c ’est moins le sculpteur que ses gestes et le processus de la création qui m’intéressent. Et dans cette photographie où on le voit au Louvre, devant une tête copte qu’il affectionnait particulièrement ? Comment s’était déroulée cette visite au Louvre avec Fenosa et Thibaudeau ? C’est Apelles qui mène le jeu. Il y a une chose impérative dans ce travail de photographe : il faut être humble. C’est la personne avec laquelle tu as passé une sorte de contrat moral pour la photographier qui mène les opérations. Le photographe n’est là que pour accompagner. Dans le cas de cette visite au Louvre, c’est Thibaudeau qui avait proposé l’idée que Fenosa nous guide et nous amène devant ses œuvres préférées. C’était formidable. D’abord, c’est rare de pouvoir visiter un musée accompagné d’un grand artiste comme guide. Ensuite, c’est une autre vision de l’artiste … Cette photo au Louvre, elle témoigne implicitement du regard de Fenosa. J’ai l’impression que tu as été sensible au regard qu’il porte sur ce qu’il fait et plus généralement sur ce qui l’entoure. Il semble toujours d’une grande attention que tu parviens à restituer … Mais il y a aussi ton intérêt pour les gestes, les mains, les outils … Oui, Fenosa maîtrisait l’économie du geste. Cela ne m’étonne pas qu’il ait été en concordance avec la pensée et la culture du Japon. J’ai voulu photographier sa précision du geste lorsqu’il pressait une petite boule de terre, capter la concentration de son regard, le silence d’un moment très intense. Ce qui me touchait, c’était de savoir à quoi il rêvait à ce moment précis où il faisait la statuette. Je crois qu’il y a chez cet artiste et chez les Espagnols exilés de cette génération une grande mélancolie. Il ne faut pas oublier qu’ils ont été des vaincus et qu’ils ont dû quitter leur pays. Apelles répond à cela en sculptant des choses belles, tout au long de sa vie. C’est la réponse de l’honnête homme. Ce qui transparaît aussi dans tes photographies, c’est ton intérêt pour la dimension archaïque et très rudimentaire de la sculpture : la sculpture, c ’est aussi une affaire d’outils ? Tous les sculpteurs de cette génération ont eu un amour fou des artisans, des objets, des outils alignés à portée de mains. Cela correspond à leur bonheur de faire, que l’on percevait chez Fenosa. Mais ce regard que je porte sur la technique, il est un peu un inventaire à la Perec. Qu’est-ce qu’il y a autour du sculpteur ? Tu montres aussi Fenosa en train de dresser une sculpture, avec des armatures en bois, des ficelles … Tout cela ressemble à du bricolage ? Chez Fenosa, je crois que cette manière de faire vient aussi de sa culture catalane. Il y a en Catalogne, et plus généralement en Espagne, une grande détermination et très rarement de l’organisation. Le chaos des ateliers d’artistes espagnols est très différent de celui d’un artiste français. J’en reviens à l’idée de l’atelier-coquille. L’atelier de Picasso, comme celui de Barceló, sont des lieux chaotiques et merveilleux : ils ne jètent rien, gardent toutes sortes de choses et transportent partout leur envie ou leur nécessité de conserver tout cela. Je crois que c’est un peu la même chose pour Fenosa, dont l’atelier était une sorte de grotte où il élaborait ses œuvres. Et quand il rentrait rue Boissonade, à son domicile, il trouvait d’autres objets, glanés avec Nicole au cours de leurs voyages et au gré de leurs rencontres ou de leurs amitiés. Fenosa allait de l’un à l’autre,de l’atelier-capharnaüm au musée imaginaire, avec beaucoup de tranquillité et de bonheur. Et à la fonderie ? J’ai fait une photo où l’on voit un fondeur affairé à une phase capitale de la fonte du Monument à Pau Casals. Et Fenosa est là, en retrait, avec le respect du travail de l’artisan. Il est,vis-à-vis de l ’artisan, à la même distance que celle qui est instaurée entre lui et moi. Tu parles d’un effet-miroir ? Le fondeur est à mi-distance entre Fenosa et moi. Tu regardes le fondeur et Fenosa regardant le fondeur. À ton avis, Fenosa regarde quoi ? Il observe une phase décisive de la fonte de ce monument qui lui a coûté tant de temps et d’énergie. Il est confiant. Il sait que les artisans vont travailler avec science. Il vient aussi pour les soutenir. Les artistes aiment beaucoup les artisans et inversement. Les artisans sont très touchés quand le maître d’œuvre est là, attentif à leur propre tâche. Et ma photo rend hommage autant à l’artisan qu’à l’artiste et à leur alliance. C’est un moment rare que j ’ai essayé de photographier. Dans ton œuvre photographique consacré à Fenosa, il y a beaucoup de moments. On a l’impression que tu sais attraper le moment, en dépit de sa fugacité. Comme dans cette photo où il a l’air émerveillé que la statuette qu’il vient de dresser ne s’écroule pas. Comment réussit-on une image comme celle-ci ? Je me souviens très bien des circonstances de cette image. L’assistant d’Apelles préparait le travail. Juste avant, ils avaient fait une pièce qui avait du mal à tenir debout. Appelles a commencé cette statuette et je sentais que ça se passait bien, qu’il était content. J’étais placé et je ne bougeais pas. À un moment, il a mis la boulette de terre et la pression finale. Il a reculé et regardé, en retenant presque son souffle. J’ai senti que quelque chose allait advenir et j’ai déclenché mon appareil. J’ai un mal fou à expliquer cela, mais on pressent que quelque chose va se produire. Tu le sens aussi par rapport au lien que tu as établi avec ton modèle ? Robert Doisneau a magnifiquement évoqué ça. Il racontait qu’il voyait dans la rue un élément visuel qui l’intéressait. Il se postait là, longtemps parfois, en se disant que quelque chose allait se produire… et il se passait quelque chose qu ’il photographiait. C’est aussi une histoire de patience ?… La photo,c ’est ça aussi : c’est transcender des moments simples, mais où quelque chose d’indéfinissable se déroule. C’est la façon dont un homme regarde une femme dans la rue … Je suis toujours fasciné par les photos qui montrent des gens émerveillés par ce qu’ils regardent et qu’on ne voit pas ! Alors que le geste primaire du photographe voudrait montrer ces gens, puis le sujet de leur émerveillement … La poétique,c ’est de montrer quelque chose d’énigmatique. C’est comme Fenosa qui, avec ses formes,de la terre et du bronze, raconte la vie. Il y a quelque chose de paradoxal dans ton dessein d’enregistrer la fugacité et de fixer des sculptures qui sont des objets définitifs et immobiles … Pour photographier une sculpture,il faut jouer avec la lumière, la distance,la hauteur, l’axe et le cadre. Un objet immobile paraît toujours te fuir et vouloir se soustraire,alors que tu cherches à l’inscrire et le stabiliser. C’est un jeu de cache-cache extrêmement difficile entre la sculpture que tu vois et ta caméra,entre la technique et ton œil. Est-ce que la solution, ce n’est pas cette photo de La Première, sous la pluie, à Varengeville ? C’est une solution. J’aime beaucoup cette photo. C’est un instant de la vie d’une œuvre, son rapport avec un espace et une temporalité. Le ruissellement de la pluie sur le bronze, c’est un moment de magie et de poésie. Au fond, je crois que cette photo est dans l’esprit de ce qu’Appelles pensait —que ses sculptures devaient vivre—. Quel rapport avait Fenosa à la photo ? Par exemple, quand tu le photographies regardant un portrait de Picasso dans le livre d’Edward Quinn … Fenosa avait ce rapport à la photographie des gens de sa génération. La photo lui était liée à la mélancolie et au souvenir. Dans ce cas précis, c’était la photo d’un homme duquel il avait été très proche et qu’il avait vraiment aimé. Il est heureux de voir Picasso, de le retrouver par cette photo. Mais je ne crois pas que Fenosa avait un rapport esthétique à la photographie, c’était une lecture documentaire. Mais au moment où tu fais cette photographie-là, quelle est ton ambition ? Je photographie Fenosa qui regarde un vieil ami. C’est aussi un clin d’œil, parce que parmi mes regrets, il y a de n’avoir pas pu photographier Picasso et Fenosa ensemble. Mais il y a aussi de ma part une sorte de mélancolie à percevoir la mélancolie d’appelles feuilletant le livre de photos de Picasso par Quinn. La mélancolie, c’est le sens de ton travail ? Peut-être. C’est en tout cas une sorte d’accomplissement, qui vient peut-être des racines juives qu’on prête aux Espagnols. Je ne suis pas un artiste, je suis un photographe. Mon travail témoigne. C’est une écriture, avec les moyens de la photographie comme art appliqué, mais c’est une écriture que j’essaie de mettre en forme. Le livre que j’ai fait avec Barceló raconte 17 ans de rencontres et de photographies avec cet artiste. Quand on referme le livre, j ’espère qu’on a fait un voyage. Dans cet esprit, si tu devais définir ton écriture de ta rencontre avec Fenosa, qu’est-ce que tu dirais ? J’ai cherché à raconter le parcours d’un homme que j ’ai rencontré à la presque fin de sa vie et de la personnalité duquel il émane des sentiments qui me touchent : une mélancolie, une force tranquille, une bonté naturelle, une intelligence et une grande culture. Et ce qu’il a développé dans son œuvre : une idée et une culture de la Méditerranée, qui ne relèvent pas du folklore, mais qui sont portées par un souffle silencieux et une humilité extraordinaire. Propos recueillis par Bertrand Tillier à Paris, le 9 janvier 2006.