Seuris bulk

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Seuris bulk
Vingt-quatre ans d’histoires
relatives au quartier de Seuris
(Auvelais, Basse Sambre)
de 1936 à 1960
par
A.-B. Ergo
Les familles pionnières du quartier de Seuris
Le quartier de Seuris doit son origine à la mise en chantier d’un
nouveau cimetière. Terrains agricoles de valeur médiocre sur une base
schisteuse qu’on aperçoit très bien dans la tranchée du chemin de fer près de
pont de Chère-voie, le lotissement créé à Seuris était particulièrement bien
situé à deux pas des industries de Tamines et à courte distance de la fosse de
Falisolle en pleine activité à l’époque et d’une autre en devenir derrière le
cimetière, et également pas trop loin du centre d’Auvelais. La seule rue
existant sur ce plateau était la rue Chère-voie qui reliait la route provinciale
de Falisolle à la Sambre sur le territoire de Tamines. Cette route de
campagne, peu carrossable comportait quelques maisons avant la création du
nouveau quartier.
Le lotissement avait été très simple; une avenue qui conduisait au
cimetière depuis le carrefour de la rue Saint Sang, à bonne distance de celuici une longue rue parallèle à la rue de Falisolle reliait l’avenue du cimetière à
celle de Chère-voie. Tout cela avait été calculé pour que toutes les parcelles
aient un grand jardin. Plus tard trois autres rues furent créées, la rue
Nouvelle bordée d’Acacias du côté du cimetière, qui joignait l’avenue du
cimetière à celle de Seuris, puis deux rues cul de sac partant de la place,
l’avenue du Progrès et l’avenue Centrale. Les trottoirs de ces rues sont très
larges car on a demandé aux acheteurs des parcelles de faire une avant-cour
à chaque maison. Les premières maisons bâties dans le lotissement auront
toutes ces avant-cours, puis cette exigence coûteuse sera officieusement
levée.
Le quartier de Seuris est un quartier d’artisans et d’ouvriers, particulier car
chacun des ouvriers a contracté un emprunt pour devenir un jour
propriétaire de sa parcelle et de sa maison. Le quartier est composé de jeunes
couples et il y a beaucoup, beaucoup d’enfants. La langue du quartier est
celle des ouvriers, le wallon, même chez les couples où le mari est flamand
ou chez ceux qui sont originaires d’Italie.
Tout le monde se connaît; il n’y a aucune auto et aucune moto. Les enfants
jouent à même la rue. Nous sommes aux environs de 1930.
On entre dans le quartier par l’avenue du Cimetière qui a été bordée
de platanes comme le montre la carte ci-dessus qui doit dater de +/-1950 ?
Le côté droit de la rue ne possède que 3 maisons. Celle du coin, qui est un
magasin de poêles avec un petit atelier de plombier zingueur; chez les
Lannoye où il y a un garçon, André, qui fera des études d’architecte. Une
deuxième maison chez les Lambert où le papa marbrier à un petit atelier de
polissage et de découpe du marbre; un garçon également, Gérard, qui
deviendra, je pense, enseignant. La maman, Lucienne Mercier tient un petit
commerce de mercerie.
Entrée de l’avenue du cimetière, bordée de platanes à l’époque.
La dernière maison, près du cimetière, celle du fossoyeur, la famille
Massinon où il y a aussi plusieurs enfants mais je ne me souviens que de
Nelly qui avait à peu près mon âge. Tous les terrains autour sont des prairies
ou des champs cultivés qui appartiennent à la commune et qui sont loués à
des particuliers. Sur ce côté de la route, il y a aussi pratiquement dès le début
du quartier, une petite école communale gardienne justifiée par les nombreux
enfants. Deux classes, la plus grande celle de Mademoiselle Yvette
(Patriarche) où on retrouve les 3 et 4 ans; la plus petite classe, celle de
Mademoiselle Lorand, celle des 5 ans, où on apprend déjà des éléments de
calcul et d’écriture. Je suis entré dans cette école en 1938, à l’âge de 2 ans
après m’être sauvé de la maison (en face) probablement attiré par les cris des
autres enfants et après être passé à travers les barreaux de la barrière J’étais
sur le bras de Mlle Lorand quand ma mère apeurée est revenue me chercher.
L’institutrice a insisté pour que je reste à l’école puisque j’y avais été de ma
propre initiative. C’est comme cela que je suis resté toujours chez elle, dans
la classe des grands jusqu’à mon entrée à l’école primaire. C’est comme cela
aussi que j’ai arrêté de boire un biberon car les autres, plus grands, se
moquaient de moi.
Il faut parler de Mademoiselle Lorand qui était une vieille jeune fille,
institutrice par vocation, parce qu’elle était appréciée de tous les habitants du
quartier et qu’elle le méritait bien.
Autour des platanes de la cour de l’école, il y avait des parterres bordés d’un
cercle de béton et remplis de terreau, qu’elle attribuait entre les “grands”
élèves pour qu’ils y plantent des fleurs. En 1940, la petite école fut occupée
par les troupes françaises et quand tout le monde fut rentré d’évacuation, les
enfants de l’école ont dû affronter les restrictions de la guerre. Mademoiselle
Lorand veillait à ce que chacun des enfants boive jusqu’à la dernière goutte
du bol de soupe qu’on recevait du secours d’hiver et surtout la cuillerée
d’huile de foie de morue qui était plus difficile à avaler que la grosse pilule
rose de vitamines que chacun allait chercher, chacun à son tour, dans un
gros bocal au couvercle rouge, pour la croquer comme un bonbon. A midi,
on mangeait en classe la “miche” préparée par notre maman. Combien de
fois Mademoiselle Lorand n’a-t-elle pas compensé de ses propres tartines la
miche trop pauvre d’un des gosses. J’étais trop petit pour m’apercevoir de
ces choses, c’est ma mère qui me l’a raconté beaucoup plus tard.
École gardienne communale de Seuris en 1940
Laïque convaincue, Mademoiselle Lorand a été déçue quand mes parents
m’ont mis à l’école Saint Joseph. Mais le samedi, jour du bulletin, elle
changeait son itinéraire et descendait au centre par la rue Radache,
caillouteuse et boueuse à l’époque, pour me rencontrer.
Je peux voir ton bulletin ? Et je m’exécutais. Tu as 8/10 en discipline,
pourquoi ?
J’ai bavardé à l’école ! Elle souriait et murmurait pour elle-même : ils ne
pourront jamais rien changer à cela. Comme elle avait raison.
Mademoiselle Lorand est morte en 1943 ; j’avais 7 ans. Il ne manquait pas
un seul de ses anciens bambins à l’enterrement. C’était mon tout premier
contact avec la mort d’un être cher.
J’ai souvent été frustré que l’école de Seuris ne s’appelle pas École
Mademoiselle Lorand.
Le côté gauche de l’avenue du Cimetière était presque entièrement
construit. La première maison, celle où une rampe inclinée conduit à un
garage souterrain, était occupée par la famille Stiernon un jeune couple qui
avait plusieurs enfants dont les plus jeunes étaient des jumeaux. Ils ne sont
pas restés longtemps à Auvelais et ont été remplacés par la famille Rigault
qui avait aussi un garçon Marcel, et une fille. Ce Marcel était un personnage.
Avec une cape noire, un chapeau comme Zorro et des hurlements de loup
qu’il imitait à la perfection, c’est lui qui fut tout un temps l’homme loup du
bois de Chère-voie à tel point que la gent féminine du quartier n’osait plus
passer là-bas sans être accompagnée. La mafia des garçons de Seuris savait
qui était l’homme loup, mais la loi du silence était scrupuleusement
respectée. C’est dans le garage des Rigault que j’ai vu mes premières
séances de cinéma organisées par Marcel, moyennant l’une ou l’autre pièce
qu’on prélevait sur le stock de “mastoques” collecté aux baptêmes assez
nombreux à l’époque à Seuris.
J’ai peu de souvenir précis des gens de la maison suivante la famille Croes,
qui étaient un couple assez âgé, marchands ambulants qui s’étaient
sédentarisés, avec une fille Liliane. Après la guerre la maison fut d’ailleurs
vendue à une jeune fille de la rue, Edith Latour, qui venait de se marier
L’espace qui suivait était occupé par une famille flamande de forains; les
Peeters, qui avaient à l’époque un manège de chevaux de bois et des
balançoires et qui ont eu plus tard un auto-scooter. On ne les voyait qu’en
dehors de la saison des foires et des fêtes. Les enfants qui étaient déjà des
adultes avaient repris le manège des parents et remettaient le matériel en
ordre durant la morte saison. La maman une petite flamande rondelette qui
souriait toujours était appelée « ons Moe » (notre mère) par ses enfants et par
mimétisme (prononcé à la wallonne : onze mou) par tous les enfants du
quartier qui croyaient que c’était son nom. Son mari était plus rugueux et
courait après nous quand notre balle s’égarait dans le champ de patates ou de
poireaux qu’il cultivait de l’autre côté de la route, en ponctuant sa course de
nombreux Godferdomme. Ce fut la première rencontre des gamins de Seuris
avec la langue flamande. Un jour, le vieux Peeters remontait à vélo la rue
Seuris le long de la bordure gauche. Je commençais à peine à tenir sur un
vélo mais je faisais déjà la course avec les copains autour du quartier, dans le
sens inverse des aiguilles d’une montre; à l’entrée de la place, il était sur ma
trajectoire et je n’avais pas encore appris à freiner. Le choc fut violent et le
vieux Peeters se retrouva à terre, la chaîne sautée, le bas du pantalon pris
dans les rayons et une jambe entre le cadre et le pédalier.
C’est ce que mes copains m’ont dit, car je n’avais pas attendu mon reste,
poursuivi par une litanie (je ne sais pas si le mot convient à la situation) de
mots flamands prononcés de telle manière que j’en devinais sans difficulté la
signification et les conséquences. Il ne sut jamais que j’étais l’auteur de son
malheur.
Le bâtiment suivant était occupé par la famille de Félicien Vassart qui avait
une fille, Micheline. Félicien était un ouvrier qualifié, qui savait tout faire;
C’est d’ailleurs lui seul qui a construit plus tard, le garage qui jouxte sa
maison.
Le temple protestant devant l’école n’était pas encore construit et les
mauvaises herbes qui poussaient à cet emplacement, cachaient parfaitement
ceux qui allaient marauder les poires sur espaliers du premier jardin de la rue
Seuris.
La dernière maison avant la rue Seuris était un magasin crèmerie où vivaient
Anselme Drèze et Virginie (presque un titre de roman) et leurs parents Mèlie
et François Doumont, des gens originaires de Ham sur Sambre. (Les gamins
sans pitié disaient des baloûches) Anselme et Virginie, couple sans enfant,
allaient collecter en voiture du beurre et des œufs pendant que Mèlie tenait le
petit magasin. François se reposait de ses années de fosse en embaumant la
rue de la fumée des pipes de tabac Semois qu’il fumait sans discontinuité.
On aimait bien accompagner notre maman au magasin, car Mèlie qui était
aussi gentille qu’elle criait fort, nous donnait souvent soit un caramel Lutti
au beurre, soit un Cuberdon qu’elle gardait dans des gros pots transparents
sur son comptoir.
Le début de la rue Seuris séparait le magasin de notre maison. Comme nous
étions parmi les premiers habitants du quartier, celle-ci était entourée d’une
avant cour sur les deux rues et mon père y avait planté une haie de troènes.
Une petite cour devant la façade était flanquée de chaque côté de deux beaux
arbres, des Acer panachés qui furent longtemps mon école d’escalade. Du
côté de la rue Seuris, 3 ou 4 sortes de Lilas et des boules de neige.
Mes parents avaient trois enfants, deux filles et un garçon dont les naissances
avaient été relativement espacées. Ma sœur aînée avait quinze ans quand je
suis né et ma seconde sœur avait six ans. Mon père était fonctionnaire au
Ministère des Finances et pendant la guerre, le bureau des Accises se
trouvait à la maison où arrivaient chaque année de la guerre des centaines de
déclarations de plantations de tabac (700 rien que pour Auvelais) sur
lesquelles l’État prélevait des taxes. Nous étions réquisitionnés, mes sœurs et
moi, pour plier ces formulaires qui devaient partir au Ministère dans des
délais prescrits.
Un petit jardin clôturé par un treillis, séparait notre maison de la suivante,
celle de la famille Lahaye, où il y avait deux enfants, une fille Arlette et un
garçon Jackie. Le papa Joseph avait un atelier derrière la maison; il était
artisan modeleur et travaillait pour les industries et les fonderies d’Auvelais.
C’est lui qui m’a appris à voir dans l’espace au départ d’un plan; ce qu’on
appelait pendant les études secondaires, la descriptive de Monge, matière qui
ne fait plus partie des programmes des Humanités aujourd’hui. Il m’a aussi
appris les types de bois, les coupes sur dosse, sur champ et les retraits
qu’elles provoquaient ce qui était essentiel à connaître pour les modèles. J’ai
encore dans les oreilles le bruit strident de la raboteuse et dans les narines, la
senteur des copeaux et des sciures que j’allais parfois brosser en fin de
semaine ou celle de la couleur des modèles.
La maison suivante était occupée par un couple d’âge moyen sans enfant,
Alice et François Michaux, remplacé assez tôt par la famille Haeck, sans
enfant également, dont le mari Maurice était l’afficheur public officiel la
semaine et un fervent supporter de l’équipe de balle pelote le dimanche. Les
femmes de la famille, épouse et belle-mère, étaient terriblement effrayées
par les alertes durant la guerre et on les entendait courir sur la route pour
rejoindre un abri précaire dans la rue Seuris. La vitesse de la course
mesurant l’intensité de leur peur.
Cette maison était suivie de celle de Vassart Léon qui avait épousé une fille
du quartier, Rosa Dubois. Il y avait deux fils, François et Edgard dont le plus
jeune qui habite toujours Seuris avait mon âge et était un de mes compagnons de jeu. Émile Vassart, le frère aîné de Léon était un ami de mon père
car ils avaient longuement fait la première guerre mondiale ensemble et
appartenaient tous deux au groupe auvelaisien des Croix de feu.
La maison suivante était celle des Latour où il y avait deux jeunes filles,
Irène et Edith dont je viens de parler plus tôt. Attenante à la maison Latour,
celle d’une veuve, Louisa Legrand qui avait un jeune homme assez trapu,
René, que les garçons du quartier appelaient sans raison apparente, le gros
René, puisqu’il fit son service militaire chez les paras un peu après la guerre.
Les deux maisons suivantes qui tiennent ensemble, avaient été construites
par un maçon italien, la première, pour la famille de son frère, la seconde,
pour lui, bien qu’il y habitât peu de temps. Angelo Parisi, un menuisier du
Tyrol italien avait épousé une fille du quartier Gilberte Deroo. Ils eurent trois
enfants Gino, Ginette et Gina qui sont toujours à Sambreville aujourd’hui.
Gino et Ginette furent des compagnons de jeu de ma petite enfance. La
seconde maison était occupée par les Wauthelet qui avaient deux fils,
Alphonse et René. L’aîné, Alphonse fut un excellent joueur de balle pelote
dans l’équipe d’Auvelais; on en reparlera plus tard.
La dernière maison du côté gauche de l’Avenue du Cimetière était occupée
par la famille Debrulle qui avait une fille Evelyne d’un an mon aînée; des
gens très discrets qui vivaient un peu repliés sur eux-mêmes. Après cette
maison et avant l’avenue Nouvelle, on trouvait les terrassements d’un futur
bâtiment qui n’a pas été construit faute à la guerre; ce lieu était connu sous le
nom de « trou de chez Debrulle ». Il fut totalement remblayé pendant la
guerre par des immondices.
Près du cimetière, en face de la maison du fossoyeur, un bâtiment contenait
le ou les corbillards.
…
Tous ces gens n’étaient pas riches; beaucoup de maisons n’avaient comme
porte de devant qu’un assemblage de planchettes rainurées de plancher, muni
d’une grosse serrure et d’un imposant verrou. La « belle » porte ne viendra
que beaucoup plus tard, après la guerre. Les courtes culottes des garçons
seront bien souvent taillées dans les « jambes » des vieilles culottes des
papas et leurs nouveaux pulls seront souvent tricotés au départ de vieux pulls
détricotés. Ce qui n’empêchait pas d’être heureux. L’Avenue du cimetière
voyait passer tous les enterrements; les civils avec de la musique et les
religieux avec le curé. Je pouvais les regarder à travers la haie de troènes
sans être vu. La musique recommençait à jouer devant la maison et j’avais
remarqué que c’était toujours la place où le cheval, probablement effrayé par
le souffle du bombardon qui le précédait, faisait sans pudeur son paquet de
crottins en perturbant l’ordre de ceux qui suivaient le corbillard, ou en
souillant les souliers des distraits Quand tout le monde était repassé, on
courait vite chercher les crottins pour la vigueur des poireaux de nos papas.
Dans les enterrements religieux, le curé aussi ne s’y trompait pas et, devant
la maison, il baissait la tête lisait à côté de son bréviaire non pas par piété,
mais pour être certain de savoir où il mettait les pieds. Le cheval du
corbillard était souvent celui du fermier Collige, qui amenait d’habitude du
lait dans le quartier. Quand il s’arrêtait à la maison, ma mère donnait parfois
un sucre au cheval et il est probable que d’autres habitantes du quartier le
faisaient également. Le vieux Collige racontait qu’il avait du mal à retenir
son cheval le jour des enterrements car celui-ci aurait amené les morts dans
la rue Seuris; il fut forcé d’avoir une réserve de sucres dans sa poche pour
faire suivre le bon chemin au cheval.
La rue Seuris était la plus longue rue du quartier. Parallèle à la rue de
Falisolle, elle était pratiquement construite d’un bout à l’autre, sauf près de
la rue Chère-voie, où il restait quelques emplacements à bâtir. Du côté droit,
elle était divisée en deux parties séparées par la place Joseph Wauters. Sur
ce côté, la première maison qui suivait la nôtre était celle de la famille
Vandenheede-Tondu; Hyacinthe Vandenheede (qu’on appelait le Hiass)
était un Flamand d’origine gantoise, parfaitement intégré qui, après un
accident de travail aux mains, faisait un second métier de chauffeur pour les
dirigeants de l’ESMA, la centrale électrique. Le couple avait deux enfants,
un jeune homme Roger et une jeune fille Antoinette.
La maison suivante était occupée par la famille Genot-Thys qui avait deux
filles, Marcelle et Jacqueline. Pendant la guerre, Julia Thys, une robuste
femme d’origine flamande conduisait sa brebis sur les trottoirs de droite de
l’avenue du cimetière pour qu’elle puisse brouter les plantes qui y poussaient. Chaque jour, le mouton était déplacé de quelques mètres. Cela a
permis à la famille Genot d’avoir du beurre et du lait de brebis pendant toute
la guerre.
Jules Mathieu et sa famille habitaient la maison suivante. Le fils, qui était
électricien avait épousé la fille Noël du bout de la rue et le baptême de leur
fille, la petite Yvonne, fut mémorable chez les enfants de Seuris, par le
nombre de piécettes qui y furent jetées aux cris de « potches trawéyes » des
enfants.
Marthe Sinte, de la maison suivante, était déjà veuve lorsque j’étais gamin;
elle avait un grand fils, Alexis, qui a habité le quartier après son mariage. Un
espace séparait sa maison de la suivante, qui était un petit magasin de jouets
tenu par une femme que nous appelions « Gènie » dont je n’ai pas mémoire
du nom de famille. Son mari, Camille Virlée était un ancien mineur, pas trop
grand, trapu et déjà retraité. Le couple avait un fils, déjà âgé, que je n’ai pas
connu, car il avait déjà quitté le quartier.
Une petite avant cour garnie d’arbustes et d’une barrière métallique
protégeait l’entrée de la maison des Capuzzo, un couple d’Italiens discrets,
dont la fille Lydia était le lien social avec les voisins. Cette jeune fille a
d’ailleurs épousé le fils des voisins d’en face, Fernand Vassart, et le jeune
couple a fait construire après la guerre une maison sur un des emplacements
libres de la rue Seuris.
La maison suivante était celle de la famille Pietquin où il y avait trois
enfants d’âges assez espacés; la fille aînée s’est mariée dans le quartier après
la guerre avec un jeune homme habitant en face de chez elle; le garçon
Roland notre aîné de 3 à 4 ans qui fera carrière à l’aviation, était le chef de
bande des gamins du quartier et la plus jeune fille Ginette qui, ayant perdu
son papa trop tôt, était plus réservée et plus timide. Le père Pietquin, ancien
mineur également, fut arrêté par les Allemands pendant la guerre. Cela s’est
passé de nuit et je ne dois pas faire un gros effort de mémoire pour encore
entendre le bruit des portières du camion, les pas, les coups de crosses sur la
porte, les cris, et le dernier geste d’amour de sa femme (une fille
Lusignan) se hâtant près du camion: « tiens, prends ton paletot ». Parti
malade, de la maladie des mineurs, il ne reviendra jamais à Seuris et
disparaîtra au camp de Buchenwald.
Un grand espace séparait la maison des Pietquin de celle des Legrand,
ménage recomposé où la femme tenait un magasin d’alimentation et où le
mari Omer réparait tous les souliers du quartier. Il était connu surtout par le
surnom qui lui avait été attribué, « le flatte », pour sa démarche élastique
particulière, comme un squelette qu’on secoue. Chacun des parents avait
amené deux grands enfants dans le nouveau ménage et ils avaient eu
ensemble 3 autres enfants, Josée, Albert et une plus jeune fille qui avait mon
âge et que je n’ai jamais connue sous un autre prénom que « Fifille ».
La maison des Legrand était attenante à celle des Luc dont le père était
représentant en souliers et où il y avait trois fils, deux jeunes hommes et un
garçon de mon âge. Quelques jeunes gens de Seuris ont porté l’uniforme de
l’occupant pendant la guerre; certains en noir, certains en gris. C’était des
garçons un peu simples qui s’étaient laissé impressionner et embrigader bien
souvent contre le gré de leurs parents, pour la honte ou la rage de ceux-ci.
Un père mineur avait même dit de son garçon : « si rvins al maujone, djel
tuwe» ! Et il l’aurait fait.
Je ne parlerai pas d’eux davantage.
Chez les Luc, c’était différent, le père et les deux fils aînés ont porté
l’uniforme noir et étaient des militants de l’idéologie nazie. Les arrestations
de Seuris ont été effectuées peu de temps après qu’on eût tiré au fusil sur le
père en uniforme qui remontait la côte de Chère-voie et la concordance des
deux événements ne fut pas interprétée comme un hasard par les habitants du
quartier. Ils furent arrêtés à la fin de la guerre et ne revinrent jamais à Seuris.
On avait découvert chez eux des listes de suspects à arrêter éventuellement
par les Allemands Le nom de mon père était sur une des listes.
La maison suivante était celle d’un porion de la fosse de Falisolle, Jules
Bauloye. Homme d’une force tranquille. Il était marié à Julia Warichet
originaire de la rue Chère-voie, une petite femme nerveuse qui lui avait
donné deux garçons dont le premier était mort bébé et Jean-Marie, le second,
d’un an mon aîné et qui était mon meilleur ami et mon compagnon de jeu
depuis l’école gardienne. Doué pour tout, études, musique, sports, c’est lui
qui m’a entraîné dans le scoutisme à la fin de la guerre, mais contrairement à
moi, il n’y est pas resté. Jules Bauloye avait été étonné de la fermeture de la
fosse de Falisolle : « où il y avait encore tellement de charbon ». Le charbon
y est toujours !
Victor Vigneron, propriétaire de la maison suivante, était un personnage
pittoresque du quartier. Son hobby était la peinture à l’huile qu’il pratiquait
comme un peintre naïf. Il avait d’ailleurs décoré de fresques de la vie
courante, les murs d’une salle que les Luc avaient fait construire sur le côté
et l’arrière de leur maison. C’était aussi un homme sociable qui avait
organisé pendant la guerre un abri dans les caves de sa maison, où la sécurité
était moins assurée matériellement que mentalement. Les personnes
peureuses qui s’y réfugiaient trouvaient sans conteste un apaisement au
contact des uns et des autres. Le couple Vigneron qui avait perdu un enfant
bébé, avait adopté une fille Suzanne, laquelle a épousé plus tard un garçon
du quartier Georges Moreau, puis avaient eu eux-mêmes une petite fille
Josette, d’un an ma cadette.
La maison suivante était celle des Stassart qui avaient deux enfants; un
jeune homme et une fille un peu plus âgée que moi et qui s’appelait Josée.
Un peu après la guerre toute la famille a émigré au Québec.
Quatre enfants, trois filles Irène, Denise et Josée et un garçon Albert, étaient
nés à Seuris, dans la famille Oleffe qui habitait la maison suivante. Le père,
maçon, était un homme de grande stature comme sa femme d’ailleurs avec
laquelle ils formaient un des plus beaux couples du quartier. À la maison
adjacente, chez les Hambursin, il y avait deux filles et un garçon, Jenny qui
avait mon âge et Jean un peu plus jeune et une plus jeune sœur, lesquels
auraient pu jouer le rôle de poil de carotte à cause de leur chevelure rousse
éblouissante. Une autre petite fille, Bernadette est née après la guerre.
La famille Sanglier, de la maison suivante, n’avait qu’un seul fils appelé
Willy, littéralement couvé par sa maman. C’était des gens très discrets et
tout le monde fut étonné lorsque le papa fut arrêté puis déporté comme
prisonnier politique en Allemagne. Il eut plus de chance que le père Pietquin
puisqu’il survivra aux camps de la mort et qu’il reviendra à Seuris après la
guerre.
J’ai oublié le nom des premiers occupants de la maison suivante, mais ceuxci furent rapidement remplacés par la famille Somreyns où il y avait deux
filles et un garçon, puis par la famille Hiernaux, dont le père était un
grossiste en bonbons. Il y avait deux enfants, une fille de mon âge, Josette et
un garçon plus jeune José.
Place Joseph Wauters à Seuris. Aujourd’hui, place de la Jeunesse.
La dernière maison de ce premier tronçon avant la place était occupée par la
famille Noël dont le papa était prisonnier de guerre en Allemagne. Il y avait
deux enfants à cette époque, Lucien qui avait mon âge et Lucie, une sœur
plus jeune. Une seconde fille naîtra après la guerre. La maman Andrée tenait
le salon de coiffure pour dames du quartier et vivait avec ses parents.
La place Joseph Wauters à Seuris fut longtemps un des plus beaux
ballodromes du pays. Il faut avouer que sa forme triangulaire s’y prêtait
parfaitement et que le revêtement en briques de béton permettait d’éviter les
faux bonds imprévus. Des centaines de personnes venaient de partout pour
suivre les parties de balle le dimanche et certains jours de fête. Comme il y
avait très peu d’autos à l’époque, le jeu était très rarement interrompu.
C’était l’événement social majeur du quartier. Après la guerre, les jeunes
gens de Seuris ont créé un comité des fêtes chargé d’organiser une kermesse.
La première kermesse fut un succès. Il y avait sur la place un carrousel à
tonneaux, un carrousel à chaînes et un petit tir aux pipes. Bien qu’on soit en
plein été, Line Renaud a seriné tout le weekend la chanson « Etoile des
neiges » et le cœur amoureux des petits garçons fut pris au piège des grands
yeux des petites filles. Une autre ère commençait.
La rue Seuris continuait au bout de la place. C’est un couple de
Français qui habitaient la maison du coin. Le papa, un petit homme nerveux
était un technicien radio. Les radios étaient assez rares et n’existaient que
chez quelques privilégiés; on était encore très loin des télévisions dans
chaque ménage. Cette famille et ses deux enfants, un garçon et une fille, ont
quitté Seuris très tôt après la guerre, et c’est un boucher qui est venu
s’installer dans cette maison.
La maison suivante était celle de la famille Burton, dont le mari, homme
grand et droit, travaillait au chemin de fer. Il y avait une jeune fille appelée
Lucienne. Dans la maison de la famille Evrard qui suivait, les trois enfants,
un garçon et deux filles étaient déjà des jeunes gens à la déclaration de
guerre. Pour peu que je me souvienne et pour peu que je puisse me permettre
cette appréciation, les sœurs Evrard étaient parmi les plus jolies filles du
quartier, et même d’Auvelais.
Il y avait deux fils, Firmin et Robert à la maison suivante, chez les
Franquin. Dans le garage attenant à la maison, Robert, qui était un
adolescent avait créé le club ADS (Amis de Spirou). Le journal de Spirou
avait été lancé par les éditions Dupuis quelques mois auparavant et des clubs
de ce type naissaient un peu partout; les garçons mettaient des fanions
triangulaires au logo du club à leurs vélos.
Les plus grands construisaient les modèles réduits dont les plans paraissaient
chaque semaine dans le journal ; les plus petits jouaient à Red Ridder et à
Petit Castor ou à Jean Valhardi et à Jacquot, les héros des bandes dessinées
de l’époque. Robert Franquin a fait partie de l’équipe de basket qui a, un
moment, joué sur la place de Seuris et dans laquelle figuraient les 3 frères
Peysen (Raoul, Robert et Jean) de la Grippelotte, Jean Degraux fils d’un
boulanger et André Brosteaux également de la Grippelotte ainsi que Roger
Henrioul de la rue de Falisolle à la jonction avec la rue Chère-Voie.
La maison suivante appartenait à la famille Noël qui n’était pas apparentée à
la famille de même nom de la place de Seuris. On y trouvait un petit magasin
de cycles et, dans une annexe à l’arrière de la maison, un petit atelier de
réparation. La fille de cette famille était la maman de la petite Yvonne dont
on a évoqué le baptême plus haut.
Les deux maisons suivantes étaient identiques et attenantes. La première
était un magasin de mercerie; la seconde dont les habitants étaient apparentés
à la famille Turcry (taxi de la rue Chère-voie) avait été touchée, pendant la
guerre, par un obus de DCA qui n’avait heureusement pas explosé, mais qui
avait fait de sérieux dégâts à la façade.
La dernière maison était celle de la famille Warichet dont le papa,
typographe chez Duculot, était décédé très jeune en 1939. La maman élevait
seule, courageusement, ses deux garçons, Willy qui avait mon âge et
Fernand, plus jeune de deux ans. Il y avait deux chiens célèbres dans la
famille, Milou et Moli, deux terriers qui suivaient les garçons comme leur
ombre et qui participaient à tous leurs jeux. Willy était un garçon très éveillé,
d’une extrême intelligence et il aurait probablement fait de hautes études si
son père avait vécu et si la situation de sa famille n’avait pas été aussi
précaire.
La première maison du côté gauche de la rue Seuris était occupée
par la famille de Henri Deroo, un ancien mineur d’origine flamande, dont les
deux filles Gilberte et Georgette étaient déjà mariées et Roger le plus jeune
était encore célibataire pendant la guerre. La maman, (Twènette) était veuve
d’un premier mariage. Georgette habitait avec ses parents et avait épousé
Marcel Bourguignon prisonnier en Allemagne durant la guerre. Ils avaient
une fille, Marcelle d’un an mon aînée. Henri Deroo était souvent assis sur le
seuil de la porte d’entrée pour puiser le plus d’air possible dans ses poumons
malades, comme beaucoup de mineurs du quartier. Notre maison avait une
sortie sur la rue Seuris, fermée par une barrière, et je bavardais avec lui
quand un soldat allemand s’approcha de moi, me caressa la tête et me tendit
une barre de chocolat que je refusai malgré son insistance. C’est Henri
Deroo qui a rapporté la scène à ma mère tout heureux qu’un gamin de 4 ans
ait montré aux boches qu’il ne les aimait pas. En fait, l’explication était
beaucoup plus simple, mes parents m’avaient appris à ne pas accepter
quelque chose de personnes que je ne connaissais pas.
La maison est toujours occupée aujourd’hui par Georgette Deroo.
La seconde maison était occupée par un couple italo-français assez discret, la
famille Despinito qui avait un fils déjà adulte, Léopold. L’homme était un
mineur pensionné et la femme répondait au prénom assez spécial de MarieAnge. Le seul fils qu’ils avaient eu avait déjà quitté la maison.
Louis Vervotte, un porion mineur, et son épouse Oliva Grégoire occupaient
la maison suivante avec leur famille nombreuse. Ils avaient 4 enfants,
Joseph, l’aîné qui deviendra monteur et sera tué encore jeune sur un chantier;
Clémence qui habite toujours Seuris, avenue du cimetière dans la nouvelle
cité; François mon ami dès l’école gardienne et sa plus jeune sœur Odette.
Le frère d’Oliva qui habitait aussi Auvelais, devint plus tard, le secrétaire
général du MOC (mouvement ouvrier chrétien).
La maison suivante changea souvent d’occupants. On y retrouve
successivement la famille Namèche, qui s’établira plus tard sur la rue de
Falisolle, Eloi Goffin le coiffeur, qui fera construire rue centrale, et une
femme appelée Germaine qui y ouvrit un magasin de lainages et qui fut
remplacée plus tard par la famille Germinal qui y développa un magasin de
quincaillerie
L’agent de police Victorien Jonet , son épouse et sa jeune fille, habitaient la
maison suivante. C’était en quelque sorte le shériff du quartier. Il s’activait
beaucoup et s’annonçait de loin pour ne jamais nous attraper quand on
montait sur les murs de l’école ou bien quand on allait « pèstèler » le champ
de patates qu’il cultivait tant bien que mal dans l’avenue du Progrès le long
du cimetière. Mais il nous aimait bien. J’en eus la preuve en 1955, quand,
avec les étudiants de Gembloux je fus arrêté par la police de Leuven devant
La Fourmi, le local de la Namuroise parce que je chantais dans la ville
thioise des chansons hostiles à la police (c’était déjà les prémisses du Walen
buiten). Le procès-verbal arriva jusqu’à la police d’Auvelais pour suite.
Victorien chargé du cas, vint m’interroger à la maison.
Et si on ne t’avait pas rendu ta carte d’identité ? On embarquait de force le
policier avec la carte dans notre bus, on récupérait celle-ci et on lâchait le
policier en petite tenue dans le Brabant wallon. Vous n’auriez pas fait cela ?
Sans hésiter ! Et Victorien, qui imaginait la scène, me faisait répéter pour
son plus grand plaisir. Il n’y eut jamais de suite.
La maison suivante qui avait une avant cour était occupée par une famille
dont j’ai oublié le nom, mais dont le mari ancien mineur, s’appelait Clément.
Celui-ci qui était déjà très pris par la maladie souhaita la présence de mon
père, son compère au jeu de couillon, au moment de mourir. Et mon père qui
pourtant avait vu beaucoup de garçons disparaître à la guerre de 14-18 en
revint bouleversé tant la mort d’un mineur à la recherche d’une dernière
bouffée d’air, est douloureuse et stressante.
Les Marion qui habitaient la maison suivante avait un fils appelé Robert, de
deux ans mon aîné. Ce sont les premières personnes du quartier que nous
avons rencontrées près du mur d’enceinte du château de Presles à notre
retour d’évacuation; un de mes tous premiers souvenirs. Je venais d’avoir 4
ans.
La famille Vassart, dont l’épouse était la sœur de madame Jonet, habitait la
maison suivante; il y avait trois enfants dont deux grands jeunes gens Denise
et Raoul et un plus jeune, Fernand qui épousera après la guerre sa voisine
d’en face.
La maison suivante était un magasin d’alimentation, chez Léa Hue laquelle
avait un fils appelé Raymond. Lorsque le magasin arrêtera un peu après la
guerre, les Vanhal qui occupaient la maison suivante ouvrirent eux-mêmes
un magasin d’alimentation. C’était un couple sans enfant. Ils adoptèrent une
fille de mon âge.
Le couple Lorand qui habitait à côté, était un couple disparate; le papa
mineur, grand, bien bâti, bel homme avait épousé une petite femme
rondelette et la disparité s’était reportée sur les 7 enfants (4 filles et 3
garçons) dont certains ressemblaient au papa et les autres à la maman. Les
aînés étaient déjà des jeunes gens lorsque les derniers étaient encore des
enfants. C’était la plus grande famille de Seuris et on les appelait, je ne sais
pourquoi, les manants.
Suivait une série de trois maisons attenantes. La première était occupée par
la famille Grégoire dont le fils unique a épousé l’aînée des filles Pietquin.
La seconde était habitée par un vieux couple dont le nom m’échappe, qui
avait deux fils déjà adultes en 1940. La troisième était occupée par la famille
Grolet qui avait 4 enfants, une fille, déjà âgée, un fils Désiré et deux autres
filles un peu plus âgées que moi, Monique et Lucie.
C’est un couple âgé, les Dubois, qui occupait la maison suivante. Certains
des plus vieux enfants étaient déjà mariés (notamment Rosa Dubois) mais
deux jeunes hommes étaient toujours avec les parents, Emile et Achille. Le
père Dubois s’était coupé l’index de la main droite pendant la guerre en
vannant du froment au moyen d’un tarare.
Le couple de la maison suivante avait un fils, François Vassart de deux ans
mon aîné, et dont la mère, très petite était appelée par les habitants du
quartier : la petite Hélène. Les Dumonceau qui habitaient la maison
adjacente, était un couple très discret qui avait 3 enfants, deux filles et un
garçon de mon âge, Victor.
La maison suivante était occupée à l’origine par la famille Heuvart dont la
fille unique s’est tuée à vélo. Ils furent remplacés plus tard par les Jeanmart
qui avaient une fille. Les parents de la femme Jeanmart, les Lambiotte,
habitaient la maison suivante; leur deuxième fille Dina fit construire une
maison après la guerre à la rue Nouvelle, elle épousa un Delatte et ils eurent
un fils Jacques actuel président du club philatélique d’Auvelais.
La maison suivante, en retrait derrière une avant cour, était occupée par la
famille Servais dont le père était maçon et qui comptait 3 jeunes gens, un
fils et deux filles. Les habitants de la maison suivante, dont l’homme était un
ancien mineur qui s’appelait Maurice Lombaux et était un fervent de la
balle pelote, avaient une fille déjà adulte au début de la guerre.
La maison des Laviolette était la première de la rue Seuris donnant sur la
place. Il y avait deux enfants avant la guerre; Nestor plus âgé que moi et
Jeanine qui avait mon âge. Un deuxième garçon naîtra après la guerre.
Un menuisier retraîté, Alidor Alardo et sa femme la petite Lucie habitaient
la maison suivante. Ils avaient un fils qui fut déporté pendant la guerre et
dont l’histoire miraculeuse mérite d’être racontée.
A la libération des camps, un déporté d’Auvelais, originaire du quartier du
Pont à Biesmes regardait les tas de morts pour voir s’il n’y avait pas
d’Auvelaisien parmi eux, pour informer les familles. Il reconnut le fils
Alardo et en s’approchant il vit qu’il respirait encore faiblement. Il en avertit
les alliés. C’est ainsi que cet homme fut sauvé, mais il dut être amputé d’un
bras. Il revint plus tard en bonne santé à Seuris où il habita avec sa femme au
33 avenue du Cimetière.
La maison suivante était celle de la famille Back où il y avait un jeune
homme appelé André; elle était suivie de la maison de la famille Guyaux,
les beaux parents du boucher Moret établi au début de la rue Saint Sang,
lequel fut longtemps le seul boucher disponible pour le quartier de Seuris.
La maison suivante dont la façade était particulière parce que recouverte de
toutes petites pierres colorées comme des morceaux de silex, était occupée
par des gens très discrets dont j’ai oublié le nom, mais qui avaient un fils
chétif et malade qui est mort à l’âge de 15-16 ans et à l’enterrement duquel
tous les jeunes gens de Seuris ont participé.
La maison suivante était celle des Dussart qui avaient deux enfants, un fils
André qui jouait de l’accordéon et une fille Marie-Rose. Au cours des
premières kermesses, une guinguette était construite à l’arrière de la maison
et André y jouait de l’accordéon pour le plaisir des nombreux danseurs.
La maison suivante, en retrait de la rue à l’époque et précédée d’une large
avant cour remplie de fleurs, était occupée par deux vieilles personnes, la
famille Degueldre, qui élevaient leur petite fille. Cette maison fut occupée
ensuite par la famille Ganhy qui avait une fille ayant épousé un nommé
Schutz. Cette famille Schutz eut trois enfants, un garçon Pol et deux filles.
Cette famille a construit la maison actuelle où elle ouvrit un commerce
d’alimentation.
La famille Jaumotte qui avait une fille Jeannine occupait la maison
suivante. Le père Jaumotte était un monteur aux ateliers Heuse-MalevezSimon (HMS). C’est la famille du facteur Rouffiange qui habitait la maison
suivante. Les Rouffiange avaient un fils déjà adulte au moment de la
déclaration de guerre.
Les deux maisons suivantes qui tenaient ensemble étaient occupées par les
deux frères Paye. À la seconde maison, il y avait une fille, Yvette et à la
première, où le père était employé au chemin de fer, il y avait quatre enfants,
Georgette qui fut institutrice primaire à l’école communale de Seuris,
Georges, Jacques qui fit des études universitaires à l’ULB tout comme sa
jeune sœur Michelle dont on n’aurait pas d’excuse d’oublier le prénom car,
toute bouclée, elle était parmi les plus jolies filles du quartier. Le père Paye a
été conseiller communal communiste à Auvelais.
Quant à la maison suivante, elle était occupée par la famille Brostaux qui
avait une fille qui a épousé un jeune homme de la Grippelotte..
Plusieurs emplacements n’étaient pas encore bâtis entre la maison des
Brostaux et celle des Quertinmont, la dernière du côté gauche de la rue
Seuris. Cette maison qui avait une avant cour, est la plus ancienne du
nouveau quartier. Le père était connu sous le nom de « gros Quertinmont »
c’était un grand fort homme dont l’épouse était par contraste une petite
femme noiraude bien portante. Ils avaient une fille, Micheline, qui avait fait
des études d’infirmière et qui fut plusieurs fois conseiller communal
socialiste à Auvelais.
Cette longue rue Seuris comptait pas moins de 64 familles et près de 250
habitants.
A côté de la maison Noël que j’ai classée à droite de la rue Seuris, on peut
voir sur la carte de la place Joseph Wauters deux maisons, la première
appartenant à la famille Albert où il y avait trois enfants, Catherine, une fille
de mon âge et des jumeaux Jules et Gisèle. L’autre maison est celle de la
famille Marchand dont l’épouse imposante et limbourgeoise (elle insistait
là-dessus ne voulant pas être flamande) était une infirmière répondant au
nom de Croes, elle exerçait son métier comme indépendante sur un lourd
vélo comme il se devait à l’époque, harnaché d’un bissac à l’arrière. Jules
Marchand était un personnage qui mérite une longue description. Originaire
de Le Roux, il avait fait des études moyennes à Fosses mais était entré
ensuite comme ouvrier dans les glaceries où il était très vite devenu un
ouvrier d’élite. Jeune homme, il avait réalisé seul un poste à galène qui était
toujours opérationnel dans les années 50. Cavalier au premier régiment des
Lanciers à Namur durant la guerre de 14-18 pendant laquelle il avait été
grièvement blessé, il avait fait construire à Seuris une petite maison avec un
atelier en sous-sol et s’était établi à son compte après avoir acheté un vieux
tour déclassé qu’il avait réparé lui-même. Il travaillait pour les entreprises
d’Auvelais et des environs et avait inventé un appareil très performant pour
réaliser des roues dentées dont certains avaient voulu lui acheter le brevet, ce
qu’il a toujours refusé. Ferronnier d’art, à la force des poignets, il avait
même gagné un concours européen en la matière en représentant en fer forgé
une plante de gui. Curieux de tout il avait acheté une vieille voiture qu’il
entretenait en fabriquant lui-même les pièces qu’on ne trouvait plus dans le
commerce. Il venait souvent passer des soirées à la maison pour discuter
avec mon père, ancien cavalier au premier Chasseur à cheval de Tournai
pendant son service militaire et durant la première guerre pendant laquelle ils
s’étaient battus dans le même secteur du front de l’Yser. C’est comme cela
que gamin, j’ai fait des dizaines de fois cette guerre-là, chargeant au sabre à
la forêt d’Houthulst, piétinant dans les tranchées du Reigersvliet, protégeant
la retraite d’Anvers ou étant évacué, vers la France, blessé devant Dixmude.
Il ne fait aucun doute, que dans des conditions sociales plus favorables, Jules
Marchand aurait fait des études supérieures. A la fin du 19éme siècle, le
destin n’était pas clément pour les fils d’ouvriers.
La première maison sur la place était celle de la famille Géonet, des parents
du moins puisque le fils avait fait construire une maison dans l’avenue du
Progrès. A côté on trouvait la maison des Moreau où il y avait deux fils,
Georges qui épousa plus tard Suzanne Vigneron et qui était un très bon
joueur de balle pelote et François de quelques années plus jeune. La maison
suivante était occupée par une grande jeune femme qu’on appelait Simone,
dont le mari Pierre était prisonnier en Allemagne; ils avaient eu un garçon
après la guerre. La maison suivante, qui était seule, était occupée par un
ancien mineur, Maurice Scieur, qu’on appelait le « petit Maurice », qui a été
plusieurs fois conseiller communal socialiste à Auvelais et que les gens de
Seuris appelait humoristiquement « Not’ Maieur ».
La première des deux maisons suivantes qui tenaient ensemble était occupée
par la famille du fils aîné de la maison suivante, celle de la famille Henrioul,
dont le grand père Gillain était un comitard fervent de l’équipe de balle
pelote.
L’avant dernière maison était celle de la famille Vanherck dont l’épouse
était une fille de Gillain, où il y avait trois enfants, Georges, Yvonne et Alice
qui avait mon âge. Le père Vanherck avait, si ma mémoire est bonne,
inventé une amélioration au masque que portaient des mineurs.
La dernière maison qui était une épicerie appelée Au Variéta, était occupée
par la famille Vandenbossche, dont le surnom était les Biouche, dans
laquelle on trouvait une fille appelée Lucie, elle-même mère de Martine,
mais aussi les grands parents. Le vieux Biouche a été longtemps, lorsque
j’étais jeune, le doyen d’âge de Seuris, ce qui ne l’empêchait pas d’être bon
pied bon œil. Martine a épousé Jean Willem, vedette du football auvelaisien
et leur fils est médecin. Il est installé à l’avenue centrale dans l’immeuble
habité jadis par les Baudoux.
On pouvait aussi rejoindre la place Joseph Wauters en venant du
cimetière par la rue Nouvelle, route parallèle au cimetière et séparée de
celui-ci par une bande de terrains communaux divisés sur leur longueur par
un sentier central.(Aujourd’hui, c’est un parking et une petite sapinière). Le
côté droit de la route était planté de petits arbres, des Acacias, que les
services communaux taillaient en boule. Seul le côté gauche de la route
comportait une dizaine de maisons. La première était celle de la famille
Back, dont la fille épousa plus tard Firmin, l’aîné des fils Franquin. La
maison suivante était celle d’un vieil Italien qui y vivait seul mais dont je ne
sais plus le nom. La troisième maison était occupée par le fils aîné du
fossoyeur et sa famille, Jean Massinon, qui s’était essayé au sport cycliste
comme amateur après la guerre. J’ai oublié le nom des habitants de la
maison suivante mais ils avaient un fils plus âgé que nous et appelé Anatole,
que les plus jeunes du quartier surnommaient avec ou sans malice «
balatum ». La maison suivante était occupée par la famille d’un ouvrier
communal appelé Baptiste et par celle des parents de sa femme. Ils avaient
un fils qui quittera le quartier plus tard pour ouvrir un commerce de beurre et
de lait.
La famille Bruyère qui occupait la maison attenante avait trois enfants, deux
garçons et une fille. Le plus jeune des garçons était mon aîné de deux ans et
s’appelait Hector. On accédait à la maison suivante par un escalier de
quelques marches. Celle-ci était occupée par la famille Massart, qui avait
quatre jeunes filles ( ?, Félicie, Lucienne, Marie-Jeanne) et un fils de mon
âge Camille. Marie-Jeanne Massart épousa un jeune boulanger pâtissier du
bout de la rue Radache au centre d’Auvelais et tint pendant très longtemps
une pâtisserie en face du photographe Namèche. La maison voisine était
occupée par la famille de Lucien Maghe (matériaux de construction et
carrelages) dans laquelle il y avait deux enfants, un garçon de mon âge,
Francis qui avait une plus jeune sœur.(Lucienne, je crois ?) La famille
Tondu occupait l’avant dernière maison; il y avait 3 jeunes filles et un
garçon plus jeune que moi, prénommé Roger. Enfin, dans la dernière maison
un peu en retrait de la route vivait la famille Henriet, où il y avait deux filles
dont la plus jeune épousa Jean Géonet, lequel habitait avec ses parents et sa
sœur Camille la première maison de l’avenue du Progrès, Camille Geonet fit
des études d’infirmière puis entra comme religieuse dans l’ordre des sœurs
soignantes à l’hôpital Romedenne-Delos. L’avenue du Progrès était une rue
cul-de-sac également parallèle au cimetière et perpendiculaire à la rue
Nouvelle. Seul le côté gauche était construit et on n’y trouvait à l’époque
que trois maisons. Celle des Géonet, puis une seconde occupée par un vieux
couple qui servait de famille d’accueil à une jeune fille et une troisième dont
je n’ai pas souvenir des habitants.
Au bout de la place et parallèle à l’avenue du Progrès, on avait une rue
nettement plus bâtie, appelée assez curieusement vu sa situation, l’avenue
Centrale. C’était également une rue cul-de-sac dans laquelle certaines
maisons étaient en cours de construction au début de la guerre. La première
maison du côté gauche était celle de la famille d’Eloi Goffin, qui avait un
atelier de coiffure pour hommes où j’allais régulièrement avec mon père. Il y
avait un billard russe à l’entrée du salon sur lequel les clients en attente
pouvaient tuer le temps. Le rituel de ma taille de cheveux était immuable.
Eloi demandait : court ou pas court ? Et mon père répondait invariablement :
« comme à l’armée ! » Eloi y allait alors de bon cœur, comme à l’armée. A
la fin du massacre, mon père disait : « mets-lui du patchouli ! » Et Eloi me
frictionnait la tête avec une mixture probablement de son invention qu’il
tirait d’un récipient en inox secoué au-dessus de moi, avant de séparer la
touffe des cheveux mouillés qui me restaient suivant une ligne aussi droite
que la rue Seuris. Je rentrais fier à la maison, donnant la main à mon père et
éloignant à coup sûr tous les moustiques du quartier par l’odeur du patchouli.
Une maison en construction où a habité la famille Baudoux, suivait le salon
de coiffure et précédait celle de la famille Hennuy qui avait une fille de mon
âge répondant au prénom peu commun d’Antoinine. La maison suivante était
celle de son oncle et de sa tante, couple sans enfant. La famille Legrain
occupait la maison suivante; famille nombreuse où il y avait au moins deux
filles dont la plus jeune Madeleine avait mon âge. A la fin de la guerre,
toutes les écoles d’Auvelais ont été à l’enterrement de plusieurs résistants
décédés au combat dont un jeune homme Legrain apparenté au Legrain de
Seuris (fils, frère, cousin ?) et mis dans un caveau de famille à l’entrée de
l’allée centrale du cimetière, à main droite.
La famille Quertainmont occupait la maison suivante; il y avait également
plusieurs enfants dont deux fils déjà jeunes hommes durant ma jeunesse. La
dernière maison était habitée par la famille Jeanmart, apparentée aux
Jeanmart de la rue Chère-voie.
Le côté droit de la route était également construit et la première maison qui
suivait le jardin de chez Biouche était celle d’une famille dont j’ai oublié le
nom, mais dont le père était électricien de fond dans la mine. La maison
suivante était celle des Berlaimont, où il y avait trois enfants, deux garçons
et une fille Annette. Cette maison était suivie de celle des Boucher où il y
avait trois garçons dont le plus jeune, Claude, était moins âgé que moi.
Suivait la maison de la famille Deroo (les épouses Deroo et Boucher étaient
des sœurs) où il y avait à l’époque deux fils, Henri qui habite l’entité de
Beauraing et Maurice qui fut un dirigeant du Patro. Un troisième fils, Léon
est né après la guerre.
La maison suivante était occupée par le plafonneur Jean Vigneron dont
l’unique fils s’appelait Georges. Claire, la mère de Georges était fière de
montrer son meuble radio « avec tous les musiciens dedans ». Meuble radio
avec platinetourne-disques qui devait être le premier de la rue sinon du
quartier. Venait ensuite la maison occupée par la famille Schutz-Ganhy où
habitera plus tard Monsieur Guillaume Maurice, instituteur en 3e année
primaire à l’école Saint Joseph. La maison suivante était celle de la famille
Braeckman dont le fils Henri avait mon âge. Les Braeckman père et fils se
sont établis plus tard à leur compte comme marchands de charbon. Henri a
épousé Laurette Hanquet, voisine des Legrain à l’Avenue centrale. Ils ont eu
un fils, avocat, qui est installé dans la maison des grands parents au bout de
la rue de Falisolle..
La dernière maison non encore terminée à l’époque de la guerre était déjà
occupée par un Italien, le frère d’Angelo Parisi, et ensuite par la famille
Brosteaux, dont le fils Raoul est une des mémoires du quartier de Seuris.
Je n’ai pas parlé des habitants de la rue Chère-voie parce que celle-ci existait
longtemps avant le quartier de Seuris et qu’elle était habitée bien souvent par
des personnes plus âgées. J’aurais pu cependant parler de la famille de
Eugène Istasse, le plafonneur qui avait deux fils et une fille; de celle des
Malengré qui avaient une fille laquelle a épousé l’ingénieur Legros de la rue
de Falisolle, ou de celle des Turcry qui avaient un fils, des jeunes de l’âge
de ceux du nouveau quartier. A l’emplacement actuel de l’hôpital, il y avait
des roulottes où habitait une famille dont le mari s’appelait Hadrien, et qui
faisait les marchés en vendant de la mercerie. Ils avaient une charrette et un
cheval et charriaient parfois du charbon pour les gens. Leur petit fils qui
habitait Bruxelles a vécu pratiquement toute la guerre à Seuris où il revenait
en vacances par la suite. Pour être complet, il faut aussi parler de la famille
Depauw qui habitait une maison isolée sur un petit chemin à gauche de
l’autre côté du pont de Chère-voie et qui avait trois enfants, une fille MarieJosé et deux fils, Joseph qui avait mon âge et Emile. Le père devait être
charpentier car son surnom en wallon était le « Tcherpètî ». La maman était
une des filles Dubois de la rue Seuris. Devant leur maison se trouvait un petit
verger de pommiers et de poiriers que nous avons souvent visité et, à côté,
un ancien terrain de tennis en briques pilées, pratiquement à l’orée du bois,
un des terrains de jeu privilégiés des gamins de Seuris.
Combien reste-t-il aujourd’hui de ces familles pionnières dans le quartier,
qui pourraient remplir les vides de ma mémoire ?
On vivait pratiquement en autarcie à Seuris, sauf pour l’achat des
souliers et des vêtements, mais comme la plupart des femmes restaient à la
maison, elles allaient au marché d’Auvelais le mercredi à celui de Tamines,
qui n’était pas plus éloigné, le vendredi. La seule boucherie était celle des
Moret, comme on l’a vu, au début de la rue Saint Sang. Les deux boulangers
disponibles se trouvaient sur la rue de Falisolle; la boulangerie Zicot, près
du carrefour de Saint Sang, dont le fils Georges était un très bon coureur à
pied, et la boulangerie Capelle en face de la rue de la Bruyère où, les jours
de fêtes, les mamans du quartier allaient faire cuire les tartes qu’elles avaient
préparées. Mais l’essentiel était amené par des marchands ambulants, le pain
par la coopérative socialiste et par le Bon Pain qui amenait aussi le lait. La
Bonne Source de Velaine amenait la bière et les limonades. Il passait même
régulièrement un aiguiseur de couteaux.
La première cavalcade qui est montée jusqu’à Seuris
Les quartiers périphériques d’Auvelais étaient souvent oubliés par le
cortège de la cavalcade. Le quartier de Seuris existait depuis plus de 25 ans à
la fin de la guerre et il n’avait pas encore été visité par cette réjouissance
importante. C’était assez incompréhensible et particulièrement injuste, car le
quartier était très populeux et qu’il avait la voierie la plus moderne et la plus
belle d’Auvelais. .
C’est en 1948 que le comité des fêtes décida de monter vers Seuris par la rue
de Falisolle et de redescendre vers le Pont-à-Biesmes par la rue de la
Bruyère. La cavalcade passait donc à l’entrée de Seuris, au carrefour de la
rue Saint Sang où se trouvait le seul café du coin, le café des étrangers. Tous
les habitants du quartier étaient évidemment massés au carrefour puis ceux
qui souhaitaient voir les rondeaux et la remise des prix sur la place
communale descendaient par la Radache pour rejoindre et suivre le cortège
devant la chapelle de l’école des sœurs. Ce fut une des plus belles
cavalcades. La guerre était déjà oubliée et malgré qu’il y avait encore des
timbres de ravitaillement, les tartes au sucre et celles aux fruits et le café
passé au ramponneau avec une pincée de chicorée avaient été préparés dans
toutes les maisons. Je finissais l’école primaire, je venais d’avoir ma
première culotte golf, comme Tintin, j’entrais dans le monde des “grands”!
Les quelques photos qui suivent ont été prises au cours de cette cavalcade
La fanfare le
Réveil de Dison
Groupe Blanc sur Noir de Bruges
La pagode Chinoise d’Andenne
Groupe Les Mexicains de Willebroeck
Groupe Le Far West de Courtrai
Cercle Irène Janssens
Groupe Les vrais Courtraisiens
Faut-il les présenter ? Les Chinels de Fosses
Le quartier de Seuris pendant la guerre 1940-1945
Les rues du quartier et la place Joseph Wauters viennent d’être
pavées avec les pavés de bétons que l’on a connu jusqu’il y a pas longtemps.
Les pavés centraux de la rue sont marqués par un côté renforcé par un angle
en fer marquant le centre de la rue. L’évacuation des eaux est très moderne
et installée profondément sous la rue. Les trottoirs sont très larges mais pas
encore pavés. C’est le quartier d’Auvelais qui a la plus belle voirie. La rue
de Falisolle qui joint le quartier au centre de la cité est encore pavée avec les
gros pavés de Quenast; la rue de la Bruyère et la rue Radache ne sont pas
pavées du tout du moins dans la partie pentue pour cette dernière.
C’est très difficile à imaginer aujourd’hui, mais le quartier de Seuris était
pratiquement à la campagne, entouré de tous côtés par des champs cultivés
ou par des prairies.
En 1940, lorsque la guerre éclate, la plupart des gens du quartier
évacuent et les maisons restent sous la surveillance de quelques vieux
couples. Pour expliquer cet exode, il faut rappeler les exactions des troupes
allemandes pendant la première guerre mondiale et les nombreux fusillés
dont le cimetière tout proche rappelait le souvenir. Mon père fonctionnaire
ne voulait pas quitter son poste; et ce sont les demandes répétées de ma mère
qui l’ont décidé à partir, quelques jours après les autres habitants. Entre
temps des troupes françaises avaient pris quartier dans la petite école où de
la paille avait été amenée, et lorsque ma famille a quitté Seuris, mes parents,
après avoir fermé la porte de la maison, ont remis une clef au sous-officier
qui commandait le détachement. Ce sous-officier, qui a été prisonnier en
Allemagne durant 5 ans, nous a renvoyé cette clef après la guerre, avec une
photo de sa femme et de sa fille.
Nous avons évacué par des chemins de campagne jusqu’à Monceau Saint
Vaast en France, où les troupes allemandes nous ont rattrapé. Nous sommes
rentrés à Seuris parmi les premiers. Le quartier était intact et je ne crois pas
qu’il y eût des décès parmi les habitants, en cours de route.
Les gens de Seuris ont dû, comme partout, s’organiser pour survivre à la
guerre. Il y avait des timbres de ravitaillement pour la plupart des choses
utiles; et la population était très rationnée sur la nourriture. Mais un quartier
d’ouvriers, c’est bourré d’initiatives et de savoir faire. On a vu apparaître à
Seuris chez certains des chèvres et des moutons qui étaient mis au piquet
dans les terrains vagues, des poules chez d’autres ou des lapins. Mon père
avait opté pour ceux-ci; il avait fabriqué des cages dans une remise et les
lapins mangeaient les pelures de pommes de terre (que ma mère faisait très
fines), les rebus de légumes et les pissenlits que nous allions chercher dans
les champs en face de la maison. Les enfants donnaient des noms aux lapins;
c’est difficile de manger un lapin qui a un nom, mais c’était la guerre Quand
on nettoyait les cages, la paille souillée était mise dans le fumier et servait à
enrichir la terre du jardin. Partout dans le quartier, les jardins étaient utilisés
à bon escient et les cultures s’y succédaient avec la pomme de terre, suivie
des poireaux et des choux pour l’hiver.
Les enfants participaient à la chasse aux doryphores. Les surplus de légumes
ou de fruits étaient mis dans des bocaux et stérilisés pour plus tard. Les
fumeurs gardaient un petit coin du jardin pour y faire pousser quelques
plants de tabac. Mais cela ne suffisait pas; alors, les gens ont loué des
parcelles dans les terrains de culture entourant le quartier pour y planter bien
souvent un complément de pommes de terre et des haricots. Parcelles qu’il
fallait bêcher avant ou après la journée de travail ou le dimanche si le temps
le permettait.
Le pain aussi était rationné, pas question de pain blanc bien sûr, mais
un pain gris, collant dans mes souvenirs, et les tartines étaient comptées.
C’est pourquoi, en été, à l’époque de la récolte du froment, les gens partaient
en famille dans les villages des alentours pour aller ramasser, sur les champs
récoltés, les épis qui restaient sur le sol (on disait en wallon qu’on allait
« mèchner » = glaner). Quand on avait beaucoup de chance on ramassait sur
la saison 6 ou 7 Kg de grains qu’on allait faire moudre dans un moulin à
Arsimont et les mamans du quartier pouvaient cuire de cette manière
quelques beaux pains complets. Il y avait aussi des réductions sur le charbon,
on ne chauffait qu’une seule pièce de la maison et le poêle de chauffage
servait aussi pour cuire les aliments. Le soir, il fallait occulter les pièces où
on vivait et où la lumière était allumée; l’éclairage public était également
éteint.
Les soirées d’hiver étaient mortelles et très longues, avant d’aller
coucher, on plaçait sur le poêle des pierres réfractaires et lorsqu’elles étaient
chaudes, on les enroulait dans un papier journal et on allait les placer dans le
lit, une dizaine de minutes avant d’aller dormir.
Les soirées d’été étaient plus plaisantes; les habitants, aussi bien les femmes
que les hommes, se rassemblaient à certains endroits, les uns apportant une
chaise, les autres un banc et ils bavardaient jusqu’à ce que le soir tombe et
parfois jouaient aux cartes. Il faut dire qu’il n’y avait pas de TV à l’époque
et qu’il n’y avait que quelques radios, qu’on n’ouvrait pas trop fort parce
qu’on y écoutait parfois la radio belge de Londres.
Toutes ces petites choses ont rapproché les gens.
Les dimanches se succédaient suivant les mêmes rites. On voyait
tout d’abord passer certains hommes avec de petites cages à la main. Ils
allaient dans les cours Scohy pour faire chanter leur coq. Le chant des coqs
remplaçait les cloches des églises. L’église du centre était inutilisable et les
offices religieux avaient lieu à la salle Saint Joseph, souvent bondée, car la
frousse stimulait la piété des gens. L’après-midi, les hommes organisaient
quelques jeux. Sur le trottoir de la maison, du côté de l’avenue du cimetière
se trouvait un jeu de quilles, ancêtre du bowling mais où il n’y avait que 5
quilles et où les boules faisaient l’objet d’un tir tendu. Les points se
marquaient sur une planche à trous au moyen de broches. Un plan incliné
permettait de renvoyer les boules vers la zone de lancement D’autres
jouaient « al Djass » au moyen de grosses billes de roulements avec
lesquelles on devait retourner des pièces de monnaie placées sur une large
pierre plate ; un autre jeu d’argent « al flote » se jouait également, les pièces
d’argent étaient empilées ici sur un bouchon. Tous ces jeux avaient leurs
règles que j’ai oubliées, mais les mises en argent étaient très petites et
n’étaient là que pour stimuler les joueurs. Tout cela se faisait sur les trottoirs,
improvisés terrains de sport.
Les garçons du quartier vivaient en bande; on les voyait
généralement une dizaine à la fois, mais pas souvent les mêmes. Il y avait
parmi eux une hiérarchie basée sur l’âge, la force ou l’audace. Curieusement,
alors que les garçons des autres quartiers, scolarisés dans des écoles
différentes, appartenaient davantage à leur école qu’à leur quartier, ceux de
Seuris ne faisaient pas cette distinction. Ils étaient tous passés par la petite
école du quartier.
On était de Seuris comme on est d’un pays.
Et ce pays avait des frontières, défendues âprement contre d’autres bandes
(Saint Sang, Pont à Biesmes, Tamines les Alloux) autre version de la guerre
des boutons. Il y avait des sites privilégiés par la bande; la vieille fosse
derrière le cimetière, fortin inexpugnable dont les garçons connaissaient tous
les coins et recoins et où les anciennes canalisations permettaient de prendre
l’ennemi à revers. Le bâtiment principal avait été muré et le chevalement du
puit central avait été heureusement recouvert d’une dalle en béton. De ce
fort, on passait facilement, par les champs et par le chemin de fer, au bois de
Chère Voie, autre lieu magique, où on construisait des cabanes tellement
bien cachées qu’on ne les distinguait pas des sous-bois environnants. Parce
que c’était interdit, on passait parfois derrière le débarcadère du charbonnage
de Falisolle sous le carrousel des wagonnets amenant le charbon à la Sambre
et on poussait jusqu’au pied du terril où on cassait des pierres pour découvrir
ce qu’elles cachaient, des dessins de fougères. Nous ne savions pas que
c’était des fossiles. On y pêchait aussi …les grenouilles nombreuses à
l’endroit. Une épingle à boule pliée comme un hameçon attachée à du fil à
coudre blanc, au bout de laquelle on plaçait un bout de laine rouge. On
balançait le tout au dessus des marais et la grenouille se faisait prendre en
sautant après le bout de laine. On récoltait aussi les têtards dans de vieilles
boites à conserve et même, pour les plus adroits, des épinoches arrivées là on
ne sait comment.
L’hiver, lorsque la neige était présente, le « tienne » de Chère Voie
était un lieu de sport incontournable. Tous les garçons s’y rendaient avec le
traîneau fabriqué par le papa. La descente s’effectuait sur le côté gauche et la
remontée se faisait sur la droite qui était plus haute, à partir du premier tiers
de la descente, à cause d’un affleurement schisteux. Ceux qui rataient
s’engageaient en traîneau sur la partie de droite, finissaient toujours la
descente sur leur derrière ou sur le ventre, loin derrière leur véhicule.
Chaque saison avait donc ses jeux et ses activités.
L’automne était ma saison préférée car le plateau de Seuris était
balayé par les vents d’ouest. On pouvait voir alors, dans le ciel du quartier,
jusqu’à une vingtaine de cerfs-volants à la fois. Tous ces cerfs-volants
avaient été fabriqués par les garçons eux-mêmes. Il fallait d’abord choisir les
baguettes, droites; enlever l’écorce puis les laisser sécher pour qu’elles
deviennent plus légères. Il fallait alors les joindre en croix, au moyen d’un
brelage en fil à coudre puis joindre les quatre sommets avec le fil à coudre.
On appliquait tout cela sur un papier fort qui, découpé un peu plus large que
le modèle, était alors retourné sur celui-ci puis collé. La construction la plus
délicate car elle allait conditionner la capacité de flotter en l’air du cerfvolant, était l’attache du fil qui se faisait sur la plus longue baguette suivant
un triangle rectangle, théorème de Pythagore sans le savoir. On finissait le
tout par une longue queue garnie de papillotes et il ne restait plus qu’à tester
le prototype. Lorsque le cerf-volant était bien haut dans le ciel de Seuris, on
lui envoyait des messages composés d’un bout de papier placé autour du fil
et collé à la salive, sur lequel on écrivait bien souvent le nom de la petite
amie du moment. Le vent se chargeait de le faire grimper jusqu’au cerfvolant. C’était un mauvais présage pour l’idylle lorsque le papier se décollait
avant d’atteindre le sommet, et redescendait en virevoltant. Le vent faisait
aussi tomber les feuilles des platanes pour le désespoir des femmes de
l’avenue du Cimetière.
Un été, l’entraîneur de boxe Tréfois, était venu à Seuris avec des
gants d’entraînement et tous les garçons avaient voulu se mesurer au noble
art. On avait dessiné un ring sur le trottoir, et opposé des adversaires de
même taille. Je devais combattre contre mon ami Jean Marie Bauloye, mais
les gants étaient trop lourds pour mes bras et j’avais la garde un peu basse.
J’ai été deux fois au tapis en deux coups, et on a jugé bon de me retirer les
gants. Je ne serais jamais boxeur! Heureusement, j’excellais dans d’autres
types de sports, comme les billes par exemple, où j’étais un champion à la
« potelle ».
Pendant la guerre, nous avons eu un hiver long et rigoureux et nous
avions construit dans les champs de l’avenue du cimetière, pour nous mettre
à l’abri, un véritable igloo. La technique avait été simple, on faisait de
grosses boules de neige, qu’on équarrissait en blocs, puis on empilait ceuxci en donnant à la construction la forme d’un igloo, avec une petite entrée.
Cet igloo avait survécu quelque temps à la neige.
La fin de la guerre amena les bombardements (pas à Seuris) et le passage des
forteresses volantes nombreuses, qui traçaient des faisceaux de lignes
blanches dans le ciel et qui lâchaient des tonnes de papier argenté pour notre
plus grand plaisir. Parfois elles étaient accompagnées par des bandes de
chasseurs qui repassaient seuls quelques minutes plus tard et qui en
profitaient pour mitrailler çà et là quelques objectifs. Ainsi, deux lightnings
(avion à deux queues), après être passés en rase motte au dessus de Seuris,
ont lâché deux petites bombes sur la centrale électrique, bombes qui n’ont
pas explosé par bonheur car la chaudière de la centrale était sous pression et
son explosion aurait créé de sérieux dommages. On était averti des attaques
par un système d’alerte; les gens se précipitaient alors dans les caves ou dans
l’abri qui avait été construit sous terre au coin de la rue Nouvelle et de la rue
du Progrès. Les alertes de nuit étaient particulièrement pénibles, elles étaient
aussi plus impressionnantes; parfois on voyait repasser des forteresses
volantes en feu.
Après la guerre, la bande de garçons prendra cet abri comme quartier
général. Mais la guerre laissa d’autres séquelles dans l’esprit des garçons.
La résistance avait essayé sans succès de faire dérailler des trains dans la
région. En jouant à la résistance, les garçons ont donc essayé de faire
dérailler le train Dinant Tamines dans la tranchée de Chère Voie, en plaçant
un gros boulon dans un aiguillage. Et la locomotive se coucha sur le côté des
voies, sans dommages pour les passagers. On ne peut pas en dire autant des
fesses des garnements, ni de la bourse des parents qui durent payer le
déplacement d’une grue du chemin de fer. J’étais heureusement absent ce
jour là.
La fin de la guerre amena d’autres festivités. On pendit et on brûla
Hitler sur la place de Seuris devant la plupart des habitants du quartier. Les
femmes avaient confectionné des drapeaux et lorsque la libération arriva,
toutes les maisons étaient garnies. Aussi la déception fut grande quand on
apprit que les Américains ne passeraient pas à Auvelais, mais à Velaine et à
Fosses; Auvelais était isolé du reste du monde, car les ponts étaient détruits.
On se déplaça donc pour « voir » nos libérateurs. Plus tard on accueillit à
Auvelais, dans le garage Lauten (ensuite Lecharlier) un peu au dessus de la
maison du peuple mais à l’autre main, une boulangerie de l’armée
américaine, composée uniquement de grands soldats noirs. C’était pour
chacun des garçons, les premiers hommes noirs qu’ils voyaient. Ils
distribuaient des « chiques » aux garçons et parfois leur donnaient un
curieux un pain blanc, qui reprenait sa forme après avoir été écrasé. Ces
soldats furent reçus chez l’habitant, ce qui pour eux fut un événement
important puisqu’aux États-Unis, il était impensable alors qu’un Blanc
reçoive un Noir chez lui.
Sur le petit terril de la fosse derrière le cimetière, d’autres américains avaient
installé un canon de défense aérienne (il n’a jamais rien tiré) et le lieu fut
interdit à la bande des garçons.
Une autre manifestation qui eut son succès pendant la guerre fut la
procession du Saint Sang, dont la chapelle appartenait manifestement au
quartier de Seuris. La procession suivait la rue de Falisolle, prenait la rue
Chère Voie et retournait par la rue Seuris. Sur le parcours, de nombreuses
maisons improvisaient de petits autels, sur une chaise garnie d’un drap blanc
ou bleu, d’un crucifix ou d’une vieille statue et de beaucoup de fleurs,
parfois placés à la fenêtre et plus souvent dans la porte ouverte.
Les habitants du quartier s’étaient appropriés cette procession.
La guerre finie, comme la vieille fosse était interdite aux gamins,
ceux-ci allèrent à la découverte d’autres terrains de jeux, notamment sur la
Biesme au lieu-dit « La Batte » où ils construisirent des barrages de cailloux
pour remonter le niveau d’eau afin de pouvoir « nager »! Mais le vrai sport,
que je n’ai jamais osé pratiquer, était de plonger du pont du chemin de fer
dans la Sambre et de rejoindre le chemin de halage sur la lancée. C’est aussi
l’époque où la bande allait sur le territoire des Alloux, provoquer les garçons
de là-bas, en utilisant le bac placé pour que les ouvriers puissent traverser la
Sambre pour rejoindre leur lieu de travail.
Les plus âgés du groupe quittaient celui-ci pour aller travailler à
l’usine (à 14 ans) après avoir fait une septième et une huitième primaire,
d’autres allaient à l’Athénée et portaient fièrement la casquette à penne qui
les consacraient « étudiants »; comme j’étais le « raculot » de la famille, mes
parents se privèrent pour me mettre en pension, dans une institution de grand
renom, grâce à un de mes instituteur de l’école primaire. L’éloignement
cassa certains liens avec mes copains d’hier que je ne rencontrais plus que
durant les week-ends des vacances ou pendant la fête du quartier. Je
m’efforçais de ne pas devenir le petit bourgeois, destin qui me semblait
tracé, et je cultivais la langue wallonne qui était celle de « mon » quartier,
celle qui me valut mes plus grandes punitions, mes nombreuses blessures de
guerre : « vous me conjuguerez le verbe parler français à tous les temps » !
C’est sur ce verbe là que j’ai appris les conjugaisons.
Auvelais Pelote, champion de division 1 en 1945 à Seuris
Le ballodrome de Seuris, situé sur la place Joseph Wauters, était un
des plus beau du pays, par sa forme idéale tout d’abord, par le fait qu’il était
entièrement couvert de pavés en béton maçonnés et pour les dégagements
qui permettaient au public d’assister à l’aise aux différents matches. Il n’est
pas étonnant qu’à la fin de la guerre, le club de balle pelote d’Auvelais ait
choisi cet endroit pour y jouer ses matches.
Mais il y avait aussi d’autres équipes moins réputées dans d’autres quartiers
de la ville. Le jeu de balle était très en vogue dans la région et deux sports de
balle différents y étaient représentés. La balle au tamis, qui se jouait sur la
grand’ place, devant l’église, au moyen de petites balles très dures de 3 cms
environ de diamètre. On livrait à main nue une de ces balles qu’on avait fait
rebondir sur un tamis. Les joueurs du champ avaient un gant spécial
ressemblant à celui de la pelote basque. Toutes les fenêtres des maisons de la
grand’place étaient protégées par des grillages, car il n’était pas rare que les
balles frappent les façades. Les arbitres eux-mêmes, près de la ligne centrale
du terrain, étaient à l’abri dans une cage grillagée. Les balles ne servaient
qu’une seule fois, et elles finissaient souvent leur vol dans la Sambre toute
proche, chaque fois qu’un des joueurs avait « talonné ».
La balle pelote était beaucoup moins dangereuse pour le public. Plus grosse
que la balle au tamis (+ ou moins 5 à 6 cm de diamètre) elle était composée
de morceaux de cuir entourés de fine corde et recouverts d’une peau en cuir
fin. On livrait également à main nue, mais sans tamis et les joueurs du
champ avaient un gant de cuir renforcé à la paume.
Une équipe était composée de 5 joueurs (c’est pourquoi ce sport était prisé
dans les villages car on ne devait y trouver que 5 jeunes gens) qui avaient
une place bien déterminée sur le terrain selon leurs talents de frappeurs. Le
plus éloigné (le mouchtî en wallon) était précédé du « grand mitan » luimême précédé du « ptit mitan ». Les deux joueurs de la ligne centrale étaient
les « passîs ».
Le jeu était très simple, le point était marqué dès que la balle dépassait la
ligne du fond dans le prolongement du terrain. Lorsqu’elle sortait du terrain
après au moins un bond dans celui-ci, on marquait une chasse à l’endroit de
sortie. Lorsqu’il y avait 2 chasses, les équipes changeaient de côté et les
points se jouaient pour les chasses. Le point était gagné lorsque la balle
sortait du terrain après au moins un bond dans celui-ci, au-delà de la chasse,
dans le camp adverse. Quatre points avant l’adversaire attribuait le jeu. Un
tableau marquoir tenait la comptabilité des points et des jeux. Le match était
terminé après 15 jeux gagnés.
Il y avait un arbitre près de la ligne centrale, hors du terrain et des juges de
ligne sur les lignes de fond.
De chaque côté du terrain, il y avait des bancs de bois, mais il n’était pas rare
que les spectateurs amènent leur propre chaise pliante. Les matches à Seuris
étaient suivis par un nombreux public de connaisseurs.
Les gamins qui connaissaient les règles (bien souvent des joueurs d’équipes
d’âge) étaient marqueurs de chasse ou préposés au marquoir.
Equipe championne en 1945. Alphonse Wauthelet est la quatrième personne
debout en commençant par la gauche.
.
L’équipe auvelaisienne qui fut championne de division 1 en 1945 comptait
dans ses joueurs un jeune homme de Seuris, Alphonse Wauthelet, qui fut un
très bon « grand mitan » durant quelques années. Peu de temps après, cette
équipe comptait 3 jeunes gens de Seuris, Alphonse Wauthelet, bien sûr mais
aussi Georges Moreau (ptit mitan) et Firmin Franquin (passî). On peut dire
que le sport de balle pelote était devenu le sport du quartier.
Le Comité, excepté le président, habitait le quartier ou très près.
Maurice Haecke habitait l’avenue du cimetière, Gillain sur la place et Raoul
Debilde habitait la rue de Falisolle.
De gauche à droite : debout, Maurice Haecke, Raoul Debilde, Le Grand
Gusse (mouchtî), Georges Moreau (ptit mitan), Alphonse Wauthelet (grand
mitan), Ducoffre président ?, Gilain; accroupis, les passîs : ? et Firmin
Franquin.
Les gamins de Seuris jouaient également à la balle pelote, dans la rue et sur
des terrains plus petits qu’ils dessinaient à la chaux, avec les balles qui
n’étaient plus bonnes pour les matches officiels et que leur donnait le comité.
N’étant pas un grand frappeur, j’ai joué quelque temps à la place de « passî »
avec des amis, Gérard Lambert, Jean-Marie Bauloye, Nestor Laviolette et
René Wauthelet, le petit frère d’Alphonse. On passait sur le « grand
terrain », quand on était capable de livrer au-delà de la ligne centrale.
Beaucoup de gamins possédaient un gant, à la taille de leur main, cadeau
souvent d’un papa qui avait été lui-même joueur de balle pelote. On prenait
déjà les poses des grands joueurs et comme eux, on criait avant chaque balle,
en se tournant vers eux, les prénoms de nos compagnons : « Gérard, JeanMarie, Nestor, René ! » de quoi stimuler l’esprit d’équipe, en insistant, selon
la trajectoire de la balle, sur le prénom de celui qui allait devoir la renvoyer,
« Jean-Marie !! ». Et on suivait du regard la balle qui retournait loin, dans le
camp adverse, que nous avions déjà investi, en champions ou bien, comme
les grands, on contestait déjà l’emplacement des chasses en essayant
d’influencer l’arbitre.
La première kermesse à Seuris
Je ne sais plus en quelle année la première kermesse eut lieu
exactement, mais c’est de suite après la guerre. Les jeunes gens du quartier
avaient créé un comité des fêtes et décidé de faire une kermesse à Seuris,
comme avaient d’ailleurs leur kermesse les autres grands quartiers
d’Auvelais, le Voisin, la Sarthe et le Pont à Biesmes.
La nouvelle excitait les gamins d’autant plus que les préparatifs débutaient
quelques semaines à l’avance. Le comité allait voir les commerçants du
quartier pour obtenir un « soutien » qui leur vaudrait une visite de la fanfare,
puis les jeunes gens décoraient eux-mêmes les entrées du quartier au début
de l’Avenue du Cimetière et de la rue Chère-Voie, ensuite on plaçait des
haut-parleurs et on les essayait, … une, deux, trois…une, deux, trois …
avant de passer un disque, le tube du moment et d’entendre le préposé à la
musique affirmer, bien haut, à tout le quartier, que … ça marchait.
Mais la première kermesse c’est comme une première amourette, elle
marque plus les esprits et les garçons surveillaient l’arrivée des forains et
essayaient de deviner le type de manège d’après la taille et le nombre des
véhicules.
Il n’y avait pas beaucoup de carrousels à la première kermesse de
Seuris; un carrousel à chaînes pour les amateurs de sensations fortes, un
carrousel à tonneaux qui ondulait comme une chenille et passait dans un
tunnel sombre propice aux gestes amoureux et un petit tir à pipes où les plus
adroits pouvaient gagner un plumeau coloré pour leur petite amie ou bien
montrer leur patriotisme en bottant le derrière d’Hitler en tirant sur une cible
ronde impossible à rater, qui déclenchait le ressort de la jambe vengeresse.
Tout cela éclairé de lampes de toutes les couleurs.
Une kermesse inoubliable quand même pour plusieurs raisons !
On pouvait dédicacer gratuitement des disques et pendant les trois jours on a
entendu une bonne centaine de fois, pour la bobonne des uns ou le pappy des
autres …. Étoile des neiges (au mois d’août, encore !) et … Ma cabane au
Canada qu’un présentateur facétieux ou innocent annonçait de temps à
autre … ma cabane à canadas. Et la rengaine recommençait …. mon cœur
amoureux, est pris au piège, de tes grands yeux ce qui fit dire à un vieux
mineur assis sur le pas de sa porte : « Oyi, one fameuse attrape à biesse ! »
Une autre raison était la guinguette qui avait été construite sur le côté de la
maison Dussart et où le fils André, qui taquinait l’accordéon, faisait le bal
aussi longtemps qu’il y avait un couple en activité; un slow pour amener les
gens sur la piste, un tango pour qu’ils y restent et une valse pour qu’ils aient
bien soif, et de temps à autre une farandole, ou bien la danse interminable de
la « grawiye » pour bien mélanger les gens.
Il y avait aussi les jeux organisés pour les enfants; les courses en sacs pour
les filles et la course à pied autour du quartier pour les garçons à laquelle je
pris part. Nous étions quatre au départ et il y avait 4 prix. J’eus le dernier
prix car je m’étais fait harponner par ma sœur aînée en passant près de la
maison …- tu es tout en nage !- et j’avais dû me dégager d’un coup de pied.
Ce qui m’avait valu deux prix, un tour gratuit au carrousel à tonneaux et une
fessée gratuitement administrée en rentrant, plus tard, à la maison.
Mais on ne peut pas parler de la kermesse de Seuris sans évoquer le vicaire
Philippot. Il avait étonné tous les curés du doyenné en souhaitant être le
vicaire de Seuris, le quartier qu’aucun curé ne voulait. Il montait chaque
année à la kermesse (car on montait à Seuris et …tout ce qui monte
converge) et en voyant certains gamins qui flânaient près des tourniquets et
qui, manifestement ne monteraient jamais dessus, il allait près du patron du
manège et lui payait de quoi assurer deux tours gratuits pour les enfants. Et
c’était la ruée. Et d’aucuns se demandaient pourquoi le vicaire redescendait à
Auvelais en souriant.
Voilà la première kermesse de Seuris; elle dut avoir du succès, car les
mêmes attractions sont revenues avec d’autres les années suivantes. Il y eut
aussi une vraie guinguette cette fois, avec des instruments de musique …qui
jouaient seuls, sans musiciens. On ne parla plus de l’étoile des neiges qui
n’avait été que l’étoile filante d’une seule kermesse.
Mais je doute qu’on se souvienne de ces kermesses là comme on se souvient
de la toute première. Je venais d’avoir dix ans.
Eh bien non ! Je me souviens d’une autre kermesse, c’était la première fois
que des vrais chevaux venaient à Seuris. Ils aimaient bien le quartier car il y
avait des prés tout autour et aux heures de relâche, ils allaient y brouter
l’herbe. Ils aimaient tellement bien les lieux, qu’un jour, un des chevaux
s’est sauvé du manège au galop, avec une fille du quartier, accrochée à sa
crinière, braillant comme une auto de pompiers. Et le cheval s’est arrêté de
lui-même, au bout de l’avenue du progrès, dans le pré où on l’avait conduit
durant la matinée. La fille était toujours sur son dos, verte comme le pré. Je
ne sais plus avec certitude qui était la fille; je ne dirai donc pas de nom pour
ne pas me faire une ennemie; mais je me souviens très bien du cheval
farceur, une petite jument à la robe blanc pommelé.
Seuris et les petits métiers.
La vie du quartier était rythmée par l’apparition régulière de petits commerçants ambulants. Il y en avait un qui excitait particulièrement la curiosité des
gamins deux fois par an. Il poussait une charrette à bras particulière, elle
avait un toit, et une planche qui se rabattait sur les bras, pouvait servir de
siège à celui qui poussait la charrette lorsque celle-ci était à l’arrêt. Il y avait
aussi des pédales qui actionnaient plusieurs meules, dont une blanche, plus
grande que les autres, qui pouvait être mouillée, car elle était surmontée
d’une boite remplie d’eau et munie d’un minuscule robinet.
L’homme annonçait sa venue en raclant une ferraille sur la petite meule
dure, ce qui faisait du bruit mais ce qui provoquait surtout une gerbe de
« scrabilles » du plus bel effet, son enseigne lumineuse. On lui conduisait les
couteaux, ciseaux et tous les objets qui servaient à couper et à piquer et qui
avaient perdu leur coupant et leur piquant. C’était le rémouleur.
Tous les ans, une charrette tirée par un mulet passait également dans le
quartier durant la belle saison. Elle était tellement chargée qu’on avait de la
compassion pour le mulet qui devait tirer une masse pareille. C’était un
marchand d’objets en osier ou en rotin, des fauteuils pour les plus gros
objets, mais surtout des paniers de toutes les sortes, les marchandises les plus
vendues, car le plastic n’existait pas encore. Le travail de l’hiver était vendu
durant l’été. Et le commerce « marchait » bien car il fallait souvent ici ou là,
une « banse » pour aller pendre le linge au jardin ou un panier pour aller y
chercher les légumes.
Deux ou trois fois par an, passait dans les maisons, un homme qui
n’avait qu’un bras, l’autre ayant été perdu au travail ou à la guerre, et qui
vendait de la petite mercerie qu’il portait dans une espèce de gibecière sur
son épaule valide. Il vendait du fil, de l’élastique, des boutons ou des aiguilles à coudre car toutes les mamans de l’époque savaient utiliser ces
objets-là, parce qu’elles avaient eu des cours pratiques à l’école primaire. Il
vendait aussi des craies spéciales pour tracer les tissus à l’endroit où il fallait les découper; on n’achetait pas beaucoup de confection toute faite, les
longues soirées étaient propices aux tricots : des écharpes, des gants ou des
passe-montagnes pour l’hiver pour les enfants et le papa mais aussi la découpe d’une robe ou celle d’une courte culotte pour le gamin dans les jambes
d’une vieille culotte du père ou du grand-père. Dans ce temps-là la fierté
venait moins des dépenses qu’on pouvait faire que de l’habilité des mains
des mamans.
De suite après la guerre, on a eu la visite régulière du Flamand, le
marchand de fruits. Il avait déjà un vieux camion de l’armée avec un hautparleur et s’annonçait en criant la marchandise : « les bigarreaux, dix francs
les 3 kilos » ! Eh oui, c’était une époque où un franc avait de la valeur.
Comme il n’était pas avare d’une poignée de cerises ou d’une poire il
vendait une grande partie de son camion dans le quartier et les kilos qu’il
pesait étaient des kilos d’avant-guerre. Il travaillait en famille et c’est
comme cela qu’on a vu grandir le Kamiel et la Godelieve. Ils venaient de la
région de Saint Trond et, parce qu’on les acceptait, ils étaient aussi de chez
nous. Et je ne serais pas étonné qu’ils y aient fait souche.
Le marchand de crèmes glacées venait aussi avec une petite charrette
dont la lenteur assurait aux clients d’arriver toujours à temps. Mais il n’annonçait pas sa venue proche par une ritournelle électronique comme aujourd’hui, mais plutôt avec une espèce de cor de chasse dans lequel il soufflait plusieurs fois, suivant un rythme que les gamins de Seuris avaient traduit par : « V’nez les p’tits enfants, dépenser les sous d’ vos parents » ! Une
boule, un franc et quelle boule !
Le marchand de bière
À une certaine époque, le pain a même été amené chez les clients par un
garçon boulanger au moyen d’un triporteur.
J’ai déjà évoqué les gros chevaux brabançons de la Bonne Source de Velaine
qui apportaient la bière de table toutes les semaines et dont on ne se lassait
pas du spectacle lorsqu’ils mangeaient leur avoine ou lorsqu’ils buvaient leur
seau d’eau; le « brasseur » quant à lui avait un long tablier de cuir contre
lequel il posait les casiers ou les tonnelets avant de les mettre sur la charrette
dont le plancher était incliné vers l’intérieur, pour bien les maintenir en
place. Il apportait aussi de la limonade gazeuse à laquelle on avait donné un
joli nom de chez nous, poétique et évocateur, «champagnette», très loin du
coca américain et de ses produits chimiques. Toutes les semaines, passait
également dans les maisons, le marchand de beurre et d’œufs, qui, bien
souvent amenait, avec son quarteron d’œufs et ses deux livres de beurre, les
potins de la ville. « Vous ne saviez pas qu’un tel est mort ? Ou qu’une telle
se marrie ? Il était temps elle est déjà à son troisième mois » Et la nouvelle
se répandait de bouches à oreilles et paraissait importante à l’époque;
aujourd’hui elle serait banale. Les petits métiers sont malheureusement
disparus et pourtant ils avaient un rôle social essentiel, ils parlaient avec les
gens.
Le scoutisme à Seuris
Une première troupe scoute avait été créée à Auvelais dans les
années vingt, mais elle n’avait duré que peu de temps. En 1932, Jean
Devuyst relance le mouvement à Auvelais et quatre garçons de Seuris
deviennent scouts; Julot Namèche qui a habité rue Seuris d’abord puis rue
de Falisolle ensuite, Roger Vandenheede qui était son voisin et qui, après sa
promesse, porta le totem de Moustique et les deux frères Rouffiange de la
rue de Falisolle.
Pendant la guerre, Jean Devuyst fut prisonnier en Allemagne et les
Allemands avaient d’ailleurs interdit les mouvements de jeunesse; mais le
scoutisme à Auvelais a continué clandestinement sous la direction de
Georges Bouchat, qui organisa même un camp à Wanfercée Baulet au nez et
à la barbe des occupants.
Mais la branche des petits (les louveteaux) avait été stoppée pendant toute
l’occupation et ce n’est qu’à la fin de la guerre (1944-1945) que deux
étudiants, anciens scouts eux-mêmes, ont relancé la meute. Trois garçons de
Seuris avaient été invités à faire partie de la nouvelle meute; Gino Parisi,
Jean-Marie Bauloye et André Ergo. Seuls Gino et André resteront dans le
mouvement.
La photo qui suit et qui est prise près de la grand’place, est une photo de la
nouvelle meute en 44-45 avec les deux louvetiers de l’époque, Willy Félix
(Akéla), celui qui créa les paroles du chant d’Auvelais, et Firmin Lambot
(Bagheera). Le local de l’époque est dans un petit bâtiment dans la cour
d’une ancienne brasserie qui a arrêté ses activités.
Willy Félix (qui deviendra professeur) est à droite et Firmin Lambot (qui
deviendra ingénieur) à gauche de la photo sur laquelle on trouve de haut en
bas et de gauche à droite, Dorchain (?), Jean-Marie Demoulin, Camille
Massart et Gino Parisi, Georges Legrand et André Ergo et, le plus bas,
Pierre Deporter qui n’était pas Auvelaisien mais qui avait été choisi comme
chef de la sizaine car il était dans le mouvement depuis un an ou deux. Cette
meute fera un premier camp en 1945 à Thuin puis disparaîtra faute de chefs
et de déménagement vers une autre ancienne brasserie à la rue Saint Roch.
Elle reprendra en 1947 avec des cheftaines cette fois, avec André Ergo
comme responsable de la sizaine des « blancs » dans laquelle on retrouvera
notamment les frères Roger et Claude Fichefet de la rue de Falisolle. André
passera à la troupe en même temps que Jean-Marie Demoulin et Pietro
Strappazon en 1948 alors qu’elle est dirigée par un chef remarquable,Yves
de Wasseige, le bouvreuil, (celui qui deviendra sénateur plus tard). À partir
de ce moment, plusieurs jeunes garçons de Seuris entreront dans le
mouvement, Léon Brouns, Pol Schutz, Jackie Lahaye, Christian et André
Hanquet, Claude Sandron, Maurice Vigneron, le petit Baudoux etc.
André Ergo deviendra chef de troupe plus tard durant cinq années,
avec Pol Schutz comme assistant et aura le bonheur de voir son ancien
second de patrouille créer une troupe à Tamines. Jackie Lahaye et Claude
Sandron seront chefs de patrouille, marqueront la troupe de leur passage et
seront un des relais qui ont permis au scoutisme d’Auvelais d’être encore
très vivant aujourd’hui et de fêter 80 années d’existence sans discontinuité
en 2013.
Cette longévité a deux raisons essentielles; la fidélité à la méthode et la
volonté que le mouvement soit le reflet le plus fidèle possible de la société
auvelaisienne et même de la Basse Sambre par un mélange raisonné
d’enfants de toutes les classes sociales, de tous les réseaux d’enseignement
et de toutes les origines.
Les maisons de Seuris
À Seuris les gens vivaient généralement à l’arrière des maisons, dans la
dernière pièce où dans une petite annexe qu’ils avaient fait ajouter et dans
laquelle on trouvait une armoire, une table, quatre chaises et … le poële. Ce
poêle était manifestement l’objet le plus important de la pièce, surtout
pendant la guerre; il avait toute l’attention des mamans. Tout d’abord il avait
un nom, un nom de ville de chez nous qu’il portait comme une garantie de
solidité, il y avait les Ciney, les Tamines (Tamines domine) ou ceux de la
Couvinoise, spécialement inventés pour apprendre la géographie régionale
aux enfants. Ils étaient lourds, construits pour l’éternité, en fonte brute pour
les plus pauvres, émaillés et décorés pour les plus riches, mais à quelques
détails près, ils avaient tous la même forme utilitaire.
Il y avait tout d’abord le pot, rebondi comme le ventre d’une femme
enceinte, qui rougissait parfois et qu’on apprenait très tôt à ne jamais
toucher. C’est à l’intérieur de ce pot que le charbon brûlait au dessus d’une
grille épaisse, en fonte également, qui retenait les « crayats » et laissait
passer le charbon consumé et les cendres recueillis dans un bac. L’arrière du
poêle était plus mystérieux, plus volumineux aussi. On pouvait y accéder par
deux portes situées latéralement et qui donnaient sur un large coffre où les
mamans plaçaient leurs fers à repasser, des briques réfractaires et les platines
qui servaient à « faire » les tartes ou le pain. Tout cela avait été très bien
étudié : on cuisait les aliments au-dessus du pot, on les faisait mijoter à feu
doux au-dessus du coffre, près du pot et on réchauffait les aliments ou la
soupe au bout du coffre, près de la courte buse qui reliait celui-ci à la
cheminée. La buse aussi était mystérieuse et on ne pouvait pas y toucher;
elle était munie d’une clef qui, couchée, excitait le feu et debout, ralentissait
ses élans. On disait de la cheminée qu’elle « tirait », mais elle tirait sans
bruit, sauf les jours où les grands vents d’ouest balayaient le quartier de
Seuris; alors on entendait les cheminées chanter et le vent porter jusqu’aux
maisons les plaintes des morts du cimetière.
Tout avait été créé en fonction du poêle; les fers à galettes et à gaufres, en
fonte également ou le grille-pain, en fil de fer qui se plaçaient au-dessus du
pot après avoir enlevé, un par un, toute une série de cercles concentriques
premiers éléments de géométrie homothétique.
Le charbon lui-même était source de formation. On brûlait dans le poêle du
charbon arithmétique, le 10-20, le 20-30 produits du système métrique des
tamis du charbonnage, des boulets ou des briquettes aux formes
géométriques éprouvées et pendant la guerre du « Schlamme », un ersatz de
charbon fabriqué à base de poussier, à qui on avait donné consciemment ou
pas un nom à consonance teutonne pour bien lui marquer l’estime où on le
tenait.
Le poêle chauffait la maison, il la réveillait aussi quand la maman, toujours
la première levée, secouait la grille, le matin, pour réactiver le feu qu’on
avait laissé dormir la nuit ou lorsque la bouilloire clamait à la maisonnée que
le café serait bientôt prêt. Le café se faisait dans un grand pot brun en terre
cuite surmonté d’un ramponneau dans lequel on plaçait, mystérieusement
comme un pharmacien, X cuillerées de café Java et deux pincées de chicorée
Pacha ce qui en faisait un breuvage exotique, noir comme le charbon, et
dont les senteurs embaumaient l’étage et tiraient de leurs rêves les plus
endormis.
Ah, les senteurs des maisons de Seuris comme elles étaient humaines et très
différentes des senteurs artificielles d’aujourd’hui qui se calfeutrent
égoïstement dans des maisons où l’air ne peut ni entrer ni sortir. C’était des
senteurs partagées; les tranches de lard qui cuisaient quelque part attisaient
l’appétit des gamins du quartier qui passaient par là et leur annonçaient
l’heure du repas. Mais les odeurs marquaient aussi les jours de la semaine et
rythmaient leur succession; il y avait l’odeur du savon mou, le vendredi,
quand on nettoyait la maison entièrement en finissant par la rigole de la rue;
celle du début de semaine quand, sur le poêle, on bouillait le linge pour faire
la lessive, opération mystérieuse où le mélange au savon en paillettes d’un
peu de poudre bleue fabriquée à Jemeppe Froidmont suffisait pour faire
humblement ce que les enzymes d’aujourd’hui ne font qu’à force de
publicités répétées; l’odeur aussi, le lendemain, du linge qu’on repasse à
l’envers, avec une « pattemouille » pour ne pas le salir, au moyen des fers
chauffés sur le poêle, encore.
Mais il y avait un autre poêle dans la maison, dans la belle pièce, la
pièce de devant, celle où on allait plus rarement et qui contenait un buffet et
les souvenirs de famille. Il était plus petit que l’autre, plus ramassé. Il n’avait
aucun pot et aucun coffre mais une fenêtre permettait de voir l’intérieur. Ma
mère disait que c’était un « continu » et j’ai pensé longtemps qu’on lui
donnait ce nom parce qu’il était presque continuellement éteint. Mais lorsque
on l’allumait et qu’on laissait la pièce dans le noir, c’était un poêle magique,
il marquait les formes des meubles et les faisait danser; il créait des ombres
bizarres et si, par hasard, les vents d’ouest, ceux qui caressent le cimetière,
faisaient gémir la cheminée, on se trouvait en pleine ambiance Harry Potter
avec des frissons dans le dos. Mais le feu dans la pièce de devant, c’était le
luxe qu’on ne se permettait que les jours de fête, un baptême, une communion, la cavalcade, parfois un mariage, la Noël en famille; c’est pour cela
également que le poêle était magique; ne dit-on pas « un feu de joie ». On ne
l’allumait pas lorsque le grand-père mourrait et qu’on le plaçait dans la pièce
de devant, toute garnie de tentures sombres et que tous les habitants du
quartier venaient lui rendre un dernier hommage en l’arrosant d’eau bénite.
Alors tout Seuris était en peine car la tristesse y était collective.
Le passé charbonnier de Seuris
On pourrait croire que le passé charbonnier de Seuris se résume au puit
creusé derrière le cimetière un peu avant la seconde guerre mondiale et aux
très nombreux mineurs qui avaient choisis ce plateau schisteux pour y
construire leur maison, ou même à ceux du quartier qui descendaient encore
à la fosse de Falisolle il y a soixante ans.
Eh bien non ! Une veine de charbon affleurait à Seuris et elle s’appelait « la
platteuse »; on en fait mention dans les actes de procédure de l’Abbé de
Floreffe, à la fin du 18ème siècle, qui concède l’exploitation de cette veine au
bois de Seury, à Jean Carlier de Velaine. Pourquoi la platteuse ?
Probablement parce qu’elle affleurait sur un terrain élevé et plat dominant la
contrée environnante. Mais ce n’était apparemment pas la seule veine
puisqu’à la fin du 18ème siècle, on cite encore l’attribution d’une veine à la
Radache (1775) à Jean Carlier toujours, puis une autre comme étant en
exploitation et appelée « Veine du trésor » concédée à un nommé Pierre
Legrain. Cette veine devait être particulièrement riche pour porter ce nom,
elle devait se situer dans les champs entre le quartier de la Grippelotte et
celui de Seuris, à l’endroit où le Foyer Taminois a construit une cité, et voilà
probablement l’explication du nom de la petite rue du Trésor. Il y a eu d’autres évidences du passé charbonnier de Seuris. À l’endroit où on a construit
la cité, un fermier qui ramassait ses récoltes avec son cheval tirant un lourd
tombereau, s’est retrouvé brusquement avec tout son attelage quelques mètres plus bas, dans un trou dû à l’effondrement de galeries souterraines proches de la surface. Un autre effondrement de ce type s’est produit récemment
dans le jardin d’une des maisons de la cité. Il y a aussi dans certaines maisons du quartier, les dégâts classiques (importantes crevasses) observés sur
les habitations des régions minières. Mais il y a aussi des preuves plus étonnantes. Des habitants de l’avenue du cimetière prétendaient que leur maison
était hantée car on entendait des bruits de pas dans leur cave. Un vieux
mineur descendu constater le phénomène est remonté en souriant; c’était tout
simplement l’eau de remplissage des galeries de vieilles exploitations qui
clapotait contre les parois de celles-ci; un bruit que le mineur connaissait de
la fosse. Faut-il rappeler comment on reconnaissait un mineur à sa manière
de se reposer, accroupi, assis bas sur ses talons dans une position qui
fatiguerait après quelques instants n’importe quelle autre personne. Quand je
rentrais de l’école primaire avec ma « carnassière » en cuir sur le dos, un de
ces vieux mineurs assis de la sorte sur le pas de sa porte m’a souvent
demandé « çà a stî à scole gamin ? Faut studî savoz pou dné aller à fosse
! » Ils ne voulaient pas de ce métier pour leurs petits enfants, et pourtant, ce
métier, ils y étaient tous attachés avec une ferveur presque amoureuse.
Y-a-il encore du charbon sous le quartier de Seuris et dans la région?
D’après les dires du porion Jules Bauloye lorsqu’on a fermé la fosse de
Falisolle, je suis persuadé qu’il y en a encore beaucoup, car on n’a pas
creusé très profondément. Je suis aussi persuadé qu’à l’époque de la
robotique on pourrait aller le chercher sans que les hommes soient obligés
de descendre. Mais ce serait une autre et belle histoire.
Quand des jeunes gens d’Auvelais encadraient un centre
de vacances pour enfants de mineurs à Oignies
L’histoire se passe un peu avant 1960. Madame Henry, l’épouse de l’ingénieur en chef du Roton de Farciennes avait organisé, avec l’aide du charbonnage, un centre de vacances dans les locaux de l’abbaye d’Oignies. Des dizaines de bus amenaient les enfants des environs (650 à 700) sur deux
plaines contiguës, une pour les garçons, l’autre pour les filles. Le chef de
plaine des garçons, un instituteur de Tamines qui avait été scout à Auvelais,
m’avait demandé d’aller diriger la section des aînés, car les moniteurs dont il
disposait, avaient peu de pratique d’encadrement de jeunes.
La plaine était très bien gérée, mais en effet, l’encadrement des garçons était
un des problèmes majeurs. L’année suivante, l’instituteur étant indisponible,
Madame Henry me demanda de diriger la plaine des garçons. Pour ne pas
avoir de problèmes d’encadrement, je fis appel au milieu du scoutisme
d’Auvelais et à des amis proches pour encadrer les enfants (dans le scoutisme, les responsables ont toujours été obligatoirement brevetés et les chefs
de patrouille ont une très bonne formation sur le tas de chef d’équipe). Un
bus venait même d’Oignies chercher quelques enfants de Seuris. La plaine
cette année-là eut un très grand succès et se termina par une belle exposition
des travaux des enfants à l’intention des parents qui vinrent très nombreux.
Il était de coutume d’organiser, le dernier jour, une fête et un goûter pour
tous les moniteurs et toutes les monitrices, qui avaient passé bénévolement
huit semaines au service des enfants. (Eh oui, c’était comme cela à
l’époque).
Les Troubadours de la Basse Sambre. De gauche à droite Jules Marchal,
Guy Cereghetti, Roger Deltombe et André Ergo, en répétition. (Photo sur
une affiche imprimée à l’IBSA et reçue grâce à l’amitié de P. Boulvain).
Pour agrémenter la fête, les moniteurs avaient décidé de créer un groupe
vocal reprenant une douzaine de chansons en vogue réaménagées quant à
l’accompagnement vocal (3 ou 4 voix) et instrumental (guitare et harmonica). Le soliste (et guitare) Guy Cereghetti était un instituteur taminois, les 3
autres étaient auvelaisiens, Jules Marchal (instituteur), Roger Deltombe
(étudiant et harmonica) et André Ergo (étudiant) de Seuris. La fête fut très
réussie et le groupe vocal qui chantait sans micro eut un succès bien au-delà
des espérances, ce qui l’incita à continuer. Quelqu’un appela le groupe
« Troubadours de la Basse Sambre »; et le nom est resté.
On étudiait les 4 voix séparément, au piano, on les chantait ensemble en les
enregistrant, on perfectionnait la synchronisation, parfois on changeait des
accords jusqu’à ce que cela nous plaise. Ensuite la chanson était mise au
répertoire.
Ce sont les services militaires successifs qui ont dispersé le groupe.
Pour ma part, j’avais fait partie d’une chorale d’enfants pendant et après la
guerre, dirigée par le vicaire mélomane Leurquin (avec notamment Pierre
Ratier de la rue des Glaces et André Hubert de la rue Hicguet). Nous avions
même été chanter à la radio, à Tamines, en face du chemin de fer, en 1944
ou 45 (La Truite de Schoubert, la Berceuse de Mozart, et le Dies Irae de
Rouffiange) avant d’aller goûter chez Duculot avec la chorale Sainte Cécile.
C’était, si j’ai bon souvenir, Luc Varenne qui était à la radio, à Tamines à
l’époque.
Nous avions fait également une petite prestation à trois, avec Raymond
Remacle et Joseph Rasador, pour une réunion (?) de la Ligue des femmes,
quand nous avions tous trois une dizaine d’années. Après avoir persévéré à
l’Académie d’Auvelais, seul Joseph a fait la carrière de ténor que l’on sait.
Us et coutumes à Seuris
Avant la guerre, on ne voyait pas souvent le médecin à Seuris et les bobos
quotidiens étaient bien souvent soignés avec les moyens du bord. C’était
probablement le cas dans tous les quartiers populaires mais c’est à Seuris
que j’ai observés ceux dont je vais parler.
Lorsqu’un enfant toussait, l’hiver, on n’allait pas chercher du sirop chez le
pharmacien, mais on utilisait celui que les mamans avaient fabriqué à
l’arrière-saison et qui était composé de jus de fruits de sureau pressés, cuit
avec du sucre candi brun jusqu’à réduction en sirop. Avant de le mettre en
bouteille, on y ajoutait un peu de rhum, mais cela n’était pas nécessaire. Le
sirop se conservait au frais, à la cave, pendant toute la saison. Et cela
marchait ! De nombreuses toux ont été éradiquées grâce à ce sirop.
Les enfants chétifs étaient revigorés au moins par deux traitements qui ne
devaient rien à la médecine. Le premier utilisait de la bière de table de la
Bonne Source à Velaine, ou de la brasserie de Falisolle. On faisait fondre un
sucre pour casser l’amertume dans un tel verre de bière rempli aux deux tiers
et on plongeait dans celui-ci un tisonnier rougi au feu, ce qui permettait à la
bière d’absorber du fer; et comme le fer est un constituant du sang ! Rempli
aux deux tiers, parce que çà « chimait » ! Rien à voir avec la trappiste.
L’enfant devait boire le tout, mousse comprise. Le second traitement était
plus coûteux et consistait à mélanger un jaune d’œuf avec un verre de
Malaga (espèce de porto) et il fallait engloutir cette mixture sirupeuse, ce qui
n’était pas facile.
N’allez surtout pas croire que ces traitements avaient été créés pour que les
enfants de Seuris deviennent des alcooliques.
Les grands aussi avaient leurs médecines. Les maux à droite, à gauche, dans
le dos, étaient combattus par des ventouses. Traitements spectaculaires qui
relevaient de la science des fakirs. On plaçait de l’ouate dans des espèces de
pots à confiture vides, on faisait flamber celle-ci avec une allumette et on
plaquait le pot sur le dos du malade. L’ouate s’éteignait et l’air raréfié à
l’intérieur du pot, aspirait la peau en faisant adhérer la ventouse. Le nombre
de ventouses dépendait de l’importance du mal. Quand on retirait les
ventouses, le dos du patient était parsemé de ronds rougeâtres, par où
s’échappait la douleur. Et cela marchait! C’était peut-être psychologique,
mais cela permettait de ne pas ingurgiter à tort et à travers des produits
chimiques, en gardant à ceux-ci leur efficacité lorsqu’on en avait réellement
besoin.
Les vieux n’allaient chez le dentiste que pour se faire arracher les dents, et
encore, certains jouaient eux-mêmes au dentiste avec leurs dents branlantes.
Il faut dire que les lois sociales n’étaient pas ce qu’elles sont aujourd’hui.
Rares étaient ceux qui utilisaient un ratelier (mot plus évocateur que dentier
et surtout que prothèse dentaire). On savait l’âge approximatif d’un vieux à
sa façon de parler ou à la distance séparant le bout de son nez de son menton.
Pour que ceux-ci puissent se nourrir sans dents, on avait inventé la « potée ».
On mettait dans un gros bol une ou deux tartines de pain rassis bien beurrées,
découpées en une vingtaine de morceaux sur lesquels on plaçait une ou deux
cuillerées de sucre. On versait là-dessus du café chaud et, pour les plus
gourmands, la crème épaisse qui surnageait au-dessus de poêlon de lait (du
lait de la ferme bien sûr, l’autre lait celui en bouteille, n’a qu’une peau). Cela
se mangeait à la cuillère et c’était bien meilleur à la santé et bien meilleur
marché que les Corn Flakes du docteur américain.
L’hiver on allait chercher chez le boucher de la graisse de porc fondue à feu
doux, qu’on appelle je ne sais pourquoi « saindoux » et on la retravaillait
avec des épices. On en tartinait du pain grillé encore chaud et le saindoux
fondait dans la mie, embaumant celle-ci de la senteur des épices. Un délice.
Le cholestérol n’était pas encore inventé !
Pendant la guerre, certaines femmes du quartier ont même fait du sirop de
Liège avec le jus des betteraves sucrières. Un peu plus foncé, un peu plus
piquant à la gorge que le véritable sirop, il a fait passer plus facilement le
pain collant qu’on allait chercher avec des timbres. Époque curieuse où on
donnait des timbres pour avoir du pain, alors qu’aujourd’hui, on distribue
parfois des timbres avec le pain !
Ce qui était rare mais très spectaculaire à Seuris, c’était les feux follets, ces
petites émanations de gaz, au raz du sol, qui s’enflammaient à l’air libre et
qui semblaient courir sur le sol avant de disparaître Certains disaient que
cela provenait des vieilles mines; d’autres prétendaient que cela venait du
cimetière et ceux qui pensaient cela avaient généralement une frousse bleue
du phénomène en l’attribuant aux morts. Parfois, en été, une explosion
secouait le quartier. C’était le revêtement de la rue qui s’était soulevé sous
l’effet de la chaleur et qui avait explosé. Il ne restait plus aux ouvriers de la
commune qu’à venir réparer les dégâts, après quelques semaines, et cela ne
dérangeait personne puisqu’il n’y avait pas d’autos.
La maison parentale à Seuris
Dans le cas de notre maison, on aurait dû dire la maison maternelle,
puisqu’elle était née surtout de la volonté de ma mère. Elle n’est devenue la
maison paternelle que plus tard, après que mon père se soit investi dans des
travaux d’embellissement ou d’utilité. Je ne suis pas sûr qu’elle ait été
l’œuvre d’un architecte et j’ai même connu le maçon qui l’a construite au
départ de croquis précis d’un dessinateur coaché par ma mère. Celle-ci
souhaitait une maison isolée (une quatre façades), voilà pourquoi le choix de
mes parents s’était porté sur une parcelle, à la jonction de la rue Seuris et de
l’avenue du cimetière, qui correspondait à leur désir. Les plans de
lotissement du quartier étaient d’ailleurs déposés chez nous.
La maison était construite parallèlement à ces deux rues, mais en
retrait, avec l’entrée principale sur l’avenue du cimetière. Le long de la rue
Seuris, deux mètres de terrain bordés par un muret la séparaient du trottoir
mais sur l’avenue du cimetière le retrait était plus important et laissait un
trottoir herbeux de trois mètres au moins. Un haut mur, en dalles de béton
protégeait notre jardin des vents du nord et marquait la limite du trottoir.
Devant la porte d’entrée, une avant-cour entourée également d’un muret
tronquait avec bonheur l’angle formé par les deux rues et bordait une petite
loggia, dernière coquetterie de l’imagination maternelle.
La maison paternelle
L’avant-cour de notre maison était la seule du quartier qui possédait deux
arbres, des Acer panachés qui, l’été, cachaient toute la façade. Deux
pilastres, soutenant chacune des barrières ajourées toujours fermées,
séparaient l’avant cour de la rue et s’appuyaient sur le muret qui entourait la
propriété, auquel s’adossait une haie de troènes, taillée au cordeau par mon
père, géométrique et impénétrable. Une balustrade construite également par
mon père, nous empêchait de courir dans les parterres où poussaient des
Wegelias d’un vert tendre aux fleurs roses odorantes et quelques
rhododendrons exotiques. Le long de la rue Seuris, surplombant la haie en
s’écartant du mur de la maison couvert d’une vigne vierge, alignées, quatre
espèces de lilas blancs, bleu ciel et violets, simples ou doubles, étaient
flanqués d’un Viburnum boule-de-neige. Par ci par là dans les parterres,
poussaient des petits massifs de phlox bigarrés dont on arrachait en cachette
les fleurs pour sucer la base du calice qui était sucrée.
Mais le domaine sacré de mon père était le jardin dans lequel il passait la
plus grande partie de son temps libre et de ses congés. Celui-ci avait été
divisé en quatre parcelles inégales accessibles par des sentiers pavés et reliés
au système d’évacuation des eaux de pluie par deux crapaudines judicieusement placées. Tous les murs disponibles avaient été utilisés pour y adosser
quatre variétés de poiriers taillés en espaliers qui nous gratifiaient jusqu’au
nouvel an de nombreuses poires succulentes aux noms mystérieux : Conférence, Durondeau, Beurré Hardy et Doyenné du Comice. Mais ce n’était pas
les seuls fruits, de grosses pêches Amsden hâtives, à chair blanche juteuse
nous annonçaient le mois de juillet; plantés en bordure, des fraisiers de
plusieurs espèces parmi lesquelles nous préférions les petites fraises des bois
surettes et permanentes, des cassissiers, des groseilliers aussi, à épines ou à
grappes rouges avec lesquelles, en les pressant, ma mère faisait mystérieusement une délicieuse gelée à froid, sans la cuire.
La grande fierté de mon père était la cinquantaine d’espèces de rosiers
hautes tiges qu’il avait greffés lui-même, sur des églantiers sauvages qu’un
de mes oncles lui amenait de la vallée de la Molignée. L’opération se préparait de longue date et débutait, l’hiver, par la fabrication des tuteurs de chêne
qu’il allait acheter à la scierie Gabriel de la rue Saint Sang. Il rabotait
d’abord les 4 angles pour en faire des huit faces, affinait la base jusqu’à
obtenir une pointe qu’il passait au minium pour qu’elle ne pourrisse pas puis
peignait le reste du tuteur en vert, sauf les quinze derniers centimètres qui
avaient droit à une couche de couleur blanche. Au printemps, chaque églantier aligné au cordeau avait droit à son tuteur, planté exactement à la même
hauteur, aussi vertical que possible. L’opération du greffage se faisait à
l’aide d’un canif spécial dont une des lames était en corne. À la même hauteur, sur chaque tige, il pratiquait avec grande précaution deux incisions en
« T » puis soulevait l’écorce, avec sa lame spéciale, à l’intersection des
incisions, en mettant à nu une fine pellicule transparente, qu’il ne fallait
jamais toucher, m’expliquait-il. Il prélevait alors, avec son canif, un
bourgeon dormant sur tige de rosier ramenée de ses voyages dans la région
ou de chez Lepas à la rue de Falisolle, enlevait le bois aoûté qui adhérait
encore au greffon et plaçait celui-ci dans l’entaille faite dans l’églantier, puis
rabattait l’écorce sur le greffon et maintenait le tout au moyen de raphia
acheté chez un fleuriste. Et l’attente commençait; chaque jour on allait voir
si le bourgeon dormant s’était réveillé et lorsque la greffe était prise, mon
père coupait le morceau d’églantier qui surmontait celle-ci et auquel il avait
laissé quelques feuilles, dont le rôle était, m’expliquait-il, d’attirer la sève.
À la jonction de deux sentiers il avait construit une gloriette pour soutenir un
rosier grimpant généreux et prolifique qui portait un nom de femme
(Caroline Testou) et des centaines de fleurs; le sentier qui y conduisait était
bordé d’un côté d’œillets blancs doubles et de l’autre de plantes grasses à
fleurs roses si fines qu’un jardinier poète les avait appelées désespoir de
peintre. Le jardin proprement dit, qui n’était pas grand, était utilisé de
manière intensive et avait droit, tous les quatre à cinq ans, à une charretée de
fumier de ferme que mon père faisait venir à la sortie de l’hiver, avant la
période de bêchage. Pour fumer la terre, les autres années, il utilisait, le
contenu d’un fumier qu’il avait construit en béton, auquel était jointe une
fosse à purin recouverte d’une dalle. À côté du fumier et bénéficiant de la
chaleur dégagée par celui-ci, une couche sous châssis vitré était destinée aux
semis hâtifs des plantes à repiquer.
Le jardin de mon père était tout un cours pratique d’horticulture.
Les femmes de la famille pouvaient y cueillir des fleurs, et ne s’en privaient
pas, mais elles ne pouvaient pas entrer dans les parcelles de légumes car,
m’expliquait-il en rattrapant son wallon : « Elles pestèlenut pa-t’t-avau tot ».
Elles piétinent à travers tout !
Je suis presque né dans le jardin, en pleine guerre d’Espagne, dix jours avant
l’été et les premiers congés payés, dans la dernière pièce du rez-de-chaussée
où la fenêtre était entr’ouverte car il faisait déjà chaud. À la gloriette du
jardin, le rosier Caroline Testou, envahissant, était tout en fleurs; dans le
parterre jouxtant la maison, un seringa embaumait tous les environs et deux
tourterelles blanches roucoulaient dans un colombier sur pilotis construit par
mon père. À Seuris, ce n’était pas impossible de naître au paradis !
Je suis le seul de ma famille à être né dans cette maison et mon père est le
seul à y être décédé, mais elle aurait beaucoup de bons souvenirs à raconter,
le mariage de mes sœurs, les fêtes de Noêl en famille, et les nombreuses vacances des petits enfants de mes parents jusqu’au départ de ma mère à l’âge
de nonante ans, celle qui l’avait voulue et imaginée.
Aujourd’hui, que je suis moi-même un homme âgé, c’est toujours dans mon
propre jardin que je pense à mon père, en tondant la pelouse ou en taillant les
quelques rosiers chétifs dont il ne serait pas très fier. J’imagine même qu’il
me parle : « Po z’awè des craus pourias faut mèt del noûv’ansène »! Pour
avoir de gros poireaux il faut mettre du nouveau fumier !
Et je me suis déjà surpris à répondre à haute voix : « Oyi, pa »!
Les enfants de Seuris et l’éducation
Au début du quartier de Seuris, l’éducation était obligatoire pour
tous les enfants jusqu’à l’âge de 14 ans. La commune avait créé
immédiatement une école gardienne composée de deux classes où pratiquement tous les enfants du quartier et de la rue de Falisolle faisaient leur
premier apprentissage avec la discipline scolaire et la gentillesse de
Mademoiselle Lorand et de Mademoiselle Yvette. Mais quand les enfants
arrivaient en âge d’école primaire ils devaient rejoindre les écoles primaires
situées dans le centre d’Auvelais, soit l’école communale, soit l’école Saint
Joseph pour les garçons ou l’école des RR. Sœurs rue du Pont à Biesmes.
Les écoles primaires comportaient à l’époque 8 années, les six années
classiques du primaire et deux années supplémentaires pour ceux qui
arrêteraient leur scolarité à l’âge de 14 ans, ce qui était le cas de la majorité
des garçons. Ceux-ci allaient travailler à l’usine avec leur père et apprenaient
sur le tas les métiers tout en suivant parfois les cours de promotion sociale
qu’on appelait à l’époque cours du soir
Ceux qui continuaient leurs études devaient aller suivre les cours soit
à Namur, où il y avait des collèges, des athénées et des lycées, soit à
Tamines où ils pouvaient suivre les Humanités complètes à l’Athénée ou
bien les trois premières années, qu’on appelait les « Moyennes », chez les
Frères des Écoles chrétiennes. D’autres élèves quittaient l’école après les
« Moyennes » et entraient alors dans la vie active comme employés en
suivant également souvent d’autres types de cours du soir.
Enfin, il y avait ceux qui finissaient leurs Humanités classiques (latin-grec
ou latin-math) ou leurs Humanités modernes (math-sciences), ou
l’enseignement normal (gardienne, primaire et régence) 1 mais ils étaient
relativement peu nombreux et moins nombreux encore étaient ceux qui
poursuivaient leurs études au niveau supérieur car il fallait aller chercher cet
enseignement encore plus loin, dans les grandes villes du pays.
À l’époque des pionniers du quartier de Seuris, peu de garçons du
quartier poursuivront leurs études au niveau supérieur.
Le premier de ceux-ci habitait sur la rue de Falisolle, près de la boulangerie
Zicot. Alix Motquin fera des études d’ingénieur agronome à l’Institut
Agronomique de Gembloux tout comme le second, Roger Henrioul, habitant
également la rue de Falisolle, près de la rue Chère Voie. André Lannoye de
l’Avenue du Cimetière fera des études d’architecte. Le quatrième, également
de la rue de Falisolle, Léon Brouns, sera diplômé de l’École Royale militaire
1
On accédait à l’enseignement normal (gardienne et primaire) après les moyennes
inférieures, les études duraient 4 années. La régence (en deux ans) était déjà de
l’enseignement supérieur; on y avait accès après les Normales ou après les
Humanités.
et fera une carrière d’officier à l’armée. Pour ma part, je choisirai
l’agriculture des régions chaudes à l’Institut supérieur agricole de Huy.
Trente années après la naissance du quartier de Seuris, il n’y aura donc que 5
diplômés de l’enseignement supérieur.
Suivront rapidement Jacques et Michelle Paye de la rue Seuris qui
obtiendront leur grade à l’Université Libre de Bruxelles, puis Freddy Legros
et Michel Mouyart, tous deux de la rue de Falisolle, qui obtiendront leur
grade à l’Université de Liège. Il est probable qu’il y en eut beaucoup
d’autres depuis. Michelle Paye fut donc, à l’époque, la seule fille à faire des
études supérieures. Il faut dire que les filles n’étaient pas gâtées au point de
vue enseignement dans la Basse Sambre. Mis à part l’Athénée de Tamines,
elles pouvaient faire, à Auvelais, tout au plus des études professionnelles.
Heureusement, tout cela a changé depuis.
Beaucoup de jeunes de Seuris avaient la capacité de faire des études
supérieures, mais les temps étaient différents et les « quinzaines » des
gamins et des gamines étaient parfois nécessaires dans les familles pour
boucler les fins de mois. Et puis, il y eut la guerre qui a obligé beaucoup de
jeunes à faire d’autres choix.
Quatrième année, École Saint Joseph, rue Radache. 1945. 24 élèves.
Instituteur : Crèvecoeur.
De gauche à droite :
Troisième rang : Henri Braeckman, André-Bernard Ergo, Lucien Noël, Massaux
(dit Bèdo), Jean-Marie Tesmoingt, Georges Legrain, Arnold Ferry, Jacques Ressort.
Second rang : Raymond Englebert (debout), Legros, Charles Noël, Guy Delvigne,
Raymond Remacle, Max Vanderus, Willy Warichet, Delcommène, debout devant
l’instituteur, François Vervotte.
Premier rang, assis, Jean-Pierre Gérard, Daniel Grobovsek, Collard, Willy Delvigne,
Roger Fichefet, Georges Marlet, Adelin Lorand.
(En gras les garçons de Seuris, soit ¼ de la classe).
AUVELAIS, 1942 Sixième année primaire École des Sœurs du Pont-àBiesmes, 35 élèves
3ème rang de gauche à droite
Anne-Marie Barbiaux, Colette Rubay, ?, Renée Pietquin, Odette Hérion, ?,
Marcelle Waregne, Suzanne Dehasse, Marie-José Honnay, Monique Evrard,
Georgette Monroy.
2ème rang, de gauche à droite.
Gilberte Beeckmans, Gilberte ?, Marie-José Degroof, Jacqueline Petit, Ghislaine
Thange, Fernande Brion, Simone Dechamps, Francine Charles, Marie Lefèvre,
Joséphine Jeanmart, Christiane Laloux, Georgette Anciaux.
1er rang, de gauche à à droite
Vastille Henrioul, Maggy Feraille (fille de l’ancien bourgmestre), Mariette Coppe,
Josée Gillain,Arlette Somville, Marcelle Carion, Monique Ergo, Francine Courant,
Jeannine Ratier, Andrée Falise, Jeannine Vigneron, Francine Stroobants.
Fait remarquable pour l’époque (en pleine guerre), une seule institutrice pour
une classe de 35 élèves. Et ces filles en sortant des études primaires savaient
toutes lire, écrire et compter. Autre fait remarquable, un cache poussière
identique nivelait les classes sociales si ce n’est le petit col blanc qui
donnait une touche plus personnelle.
Ces filles, du moins celles qui sont toujours en vie, fêtent leurs 80 ans cette
année 2010.
Seuris et la culture
Je ne me souviens pas d’événements culturels à Seuris sinon la
montée vers le cimetière des anciens combattants et des croix de feu, en
musique, tous les drapeaux déployés, pour rendre hommage aux morts des
deux guerres et aux fusillés de 1914, dont le mémorial occupe toujours une
grande partie du mur ouest. Une cérémonie analogue avait lieu au cimetière
des Français et au monument aux morts de la rue des Deux Auvelais avec la
participation des élèves de toutes les écoles et des scouts. Une gerbe était
déposée au mémorial des fusillés apposé au mur de la Maison du peuple.
C’était l’occasion aussi, pour les instituteurs et les institutrices, de donner
une leçon d’histoire particulière dans les écoles.
Les gens de Seuris qui voulaient se cultiver, devaient descendre dans
le centre d’Auvelais, où se trouvait la plus grande partie des activités
culturelles, notamment les bibliothèques. Celles-ci étaient au nombre de
trois : la bibliothèque communale, à l’étage de la maison communale était
probablement la plus riche en nombre de livres; la bibliothèque Saint-Joseph
qui se trouvait au rez-de-chaussée de l’école des garçons, rue Radache et la
bibliothèque de la Maison du peuple, rue de Falisolle, qui exposait les
derniers livres arrivés, dans deux petites vitrines près du magasin de la
coopérative. On pouvait y emprunter des livres moyennant une toute petite
contribution, laquelle servait à l’entretien du patrimoine ou à l’achat des
nouveautés. Ces trois lieux de la culture auvelaisienne possédaient
également une salle de spectacle de même que deux cafés situés sur la place
communale à gauche de l’église, la Renaissance et l’Harmonie. Ces cinq
lieux concentraient chez eux l’essentiel des activités culturelles et si on leur
reconnaissait une parenté politique, les jeunes gens y faisaient peu attention
et allaient de l’un à l’autre pour autant que les activités y soient plaisantes.
Quatre d’entre eux avaient des troupes théâtrales (Maison du peuple, Saint
Joseph, l’Harmonie et la Renaissance), les deux derniers organisant même
parfois des opérettes. À la salle Saint Joseph furent organisées pendant tout
un temps, les Conférences de la Basse Sambre qui amenèrent dans la cité du
porion des orateurs réputés comme Henri Guillemin. Au cercle, en dessous
de la salle, il était possible d’essayer son adresse au billard à trois billes.
L’Harmonie était aussi le local de l’Union Basse Sambre Auvelais, club de
football qui a évolué jusqu’en division 3 nationale avec quelques joueurs de
Seuris (Jules Libois, Albert Oleffe, Jean Willem époux de la fille Biouche et
André Dury qui fit aussi un bout de carrière au Sporting de Charleroi), tout
comme Albert Burton dont le père était le tenancier de l’Harmonie et
excellent trompettiste. La Renaissance était également le local de la société
de gymnastique l’auvelaisienne
Ces deux derniers lieux drainaient tous les week-ends une
importante partie de la population (il n’y avait pas de TV) car ils projetaient
des séances de cinéma, une le samedi en soirée et deux le dimanche et ils
organisaient parfois des bals propices aux rencontres galantes. Mais à
l’époque, les mères suivaient leurs filles et les surveillaient du balcon d’où
elles avaient une vue plongeante sur la piste de danse, en commentant entre
elles, les mérites ou les défauts des garçons qui invitaient leur progéniture,
sujets du débriefing de l’après bal auquel la fille avait droit, si elle s’était
accrochée à un seul danseur. Parfois les danseurs et les danseuses
s’arrêtaient pour applaudir le couple Moretti, frère et sœur, dans une
démonstration des danses modernes de l’époque.
Comme toutes les danses étaient des danses « à deux » et que la musique
était souvent suggestive, de nombreuses idylles sont nées dans ces lieux
aujourd’hui disparus.
L’académie de musique à l’école communale était aussi pour
certains jeunes, l’occasion d’apprendre l’ABC des arts majeurs qu’ils
poursuivaient parfois à l’harmonie ou dans les troupes de théâtre et qui, pour
d’autres, comme Joseph Rasador, ont été la base de leur profession. Une
chorale d’hommes, réputée, existait également au cercle Saint Joseph, sous
la direction de Jules Dalebroux. Elle avait à son répertoire des chants
profanes et pieux dont un chant de Noël qu’elle était la seule à chanter à
l’issue de la messe de minuit et qui commençait dans la douceur : …la douce
vierge a mis au monde l’enfantelet divin… pour finir dans la toute puissance
des voix d’hommes et le fracas de l’orgue : gloire au seigneur dans les
immensités… qui faisaient trembler les fondations de l’église, qui donnaient
la chair de poule à ceux qui ne dormaient pas et qui réveillaient à coup sûr
ceux qui s’étaient assoupis.
On a déjà évoqué certains clubs sportifs, la balle pelote et la balle au
tamis, le football, le basket, il faut y ajouter le club de ping pong qui a mis
en évidence des joueurs de grande qualité comme Bureau, Jean Ferraille, les
frères Willems ou Alex Conreur et également le club d’athlétisme dont les
représentants les plus capés furent, à l’époque, Georges Zicot et Jean Marie
Bauloye, deux garçons de Seuris.
Sans salle ni même sans bistrot, Seuris était un quartier calme (on
dirait aujourd’hui résidentiel). Mais il faut aussi préciser qu’on travaillait à
l’époque six jours sur sept, qu’on allait à l’école six jours sur sept et même
tous les jours pour les jeunes qui fréquentaient l’école du soir, qu’il n’y avait
pas d’autos et que tous les déplacements s’y faisant à pieds ou à vélo, on
n’allait fatalement pas très loin.
Le jour du repos dominical était bien souvent le seul jour où les jeunes
pouvaient s’éclater.
La vie à Seuris avant la télé, le plastic et l’informatique
Les personnes nées après la guerre imaginent mal qu’on puisse
vivre sans ces attributs de la vie moderne. Et pourtant, à la naissance du
quartier de Seuris, rien de cela n’existait. Mais comment vivait-on alors ?
Je vais essayer de peindre la vie familiale à l’époque en précisant toutefois
que ce dont je vais parler ne se limitait pas au quartier de Seuris; mais c’est
là que j’ai pu l’observer.
Les pampers n’existaient pas, le rôle de ceux-ci était tenu par des
pièces carrées de tissu absorbant qu’on appelait d’un beau mot de chez nous
d’origine celtique, les braies. Les braies se pliaient en deux sous forme de
triangle, la grosse pointe passant entre les jambes, sur laquelle on rabattait
les deux pointes latérales, l’ensemble étant tenu par une épingle de sûreté.
Cela faisait une petite culotte que les mamans lavaient chaque fois que
c’était nécessaire. Si le bébé n’allait pas bien à selle, on fabriquait une
espèce de suppositoire avec un bout de savon de Marseille qui, placé où il
fallait, était rapidement rejeté par le nourrisson. Dans les cas plus
préoccupants, une poire en caoutchouc et de l’huile faisaient l’affaire.
Aujourd’hui on mettrait les parents au tribunal pour des pratiques pareilles.
Cela ne coûtait pratiquement rien et cela marchait.
Le contact physique avec la maman durait très longtemps. Peu de
mamans travaillaient et celles qui travaillaient le faisaient souvent à temps
partiel. Pas question de mettre les petits dans des garderies ou des nurseries,
cela n’existait pas; tout au plus les mettait-on chez la grand’mère si elle
habitait tout près, et celle-ci utilisait les mêmes pratiques, celles apprises à sa
fille. Il n’y avait pas non plus toutes ces nourritures en petits pots, coûteuses,
scientifiquement préparées, supposées fabriquer des athlètes et des génies.
Des fruits de saison pour de la panade, de la farine lactée Nestlé (déjà), des
biberons préparés avec du lait de ferme bouilli fabriquaient une ossature
solide chez les enfants; en fait, je n’ai pas souvenance de fractures chez
aucun de mes copains. Au demeurant, lorsque le lait « tournait » durant les
journées lourdes et chaudes de l’été, on ne le jetait pas, on le versait dans un
essuie de vaisselle qui, noué par une petite corde était pendu dehors, au fil à
pendre les linges. Lorsque l’essuie était sec, on le dépendait et à l’intérieur
on avait un délicieux fromage blanc crémeux, qui, retravaillé avec du poivre
et du sel était un délice si on pouvait le manger avec des radis, ou étendu sur
une tartine grillée ou même sucré à la cassonade.
La présence permanente de la maman était comme un cordon
ombilical fictif qui était seulement coupé au moment de rejoindre l’école
gardienne. Rupture pénible pour certains. À ce moment-là, le contact
changeait, il y avait au départ vers l’école la caresse dans les cheveux du
gamin pour redresser une mèche rebelle, ou le lissage de la robe de la petite
fille pour que les plis tombent bien. On n’était pas riche à Seuris mais on
avait sa fierté. Au retour, le bol de lait et les tartines étaient toujours prêts sur
la table; on était attendu.
J’ai parlé plus haut des lessives. N’allez pas croire qu’il y avait des
machines à laver à programmes, automatiques dans les maisons et qu’on
était suffisamment riche pour mettre son linge aux rares lavoirs. Rares
d’ailleurs étaient les maisons où il y avait une machine activée à la main,
plus rares encore une machine à moteur électrique. Chez la plupart, le linge
se lavait dans une grande bassine en zinc dans laquelle une planche à
rainures remplaçait la pierre des lavandières.
Les machines qui existaient étaient fabriquées en bois, comme les tonneaux
avec, au centre, trois bras qui malaxaient le linge et qui étaient activés soit
par les bras de la maman, soit par un moteur. C’est seulement bien après la
guerre que les premières petites machines électriques Hoover sont apparues
en même temps que les premiers aspirateurs. Avant cela c’était le règne des
brosses dont les poils étaient faits de fibres naturelles.
Le vendredi était le jour où les brosses s’activaient, c’était le grand
nettoyage de toutes les maisons, le jour des serpillières, des seaux en tôle
étamée, des peaux de chamois (des vraies) et des loques à poussière coupées
dans une vieille robe de la maman ou dans un vieux singlet du papa. Tout
était recyclé naturellement sans qu’il y ait besoin d’inciter les gens à le faire.
Les vieilles loques à poussière finissaient leur vie dans la remise, près des
outils du jardin. Elles servaient à graisser les outils après l’usage, puis elles
passaient finalement, irrécupérables, à la poubelle.
Parlons des poubelles. Comme on jetait peu, il y avait peu de
poubelle dont les cendres du feu constituaient le principal contenu, et encore,
comme le charbon, unique moyen de chauffage, était excellent dans la
région, il laissait relativement peu de cendrées. Certains les récupéraient
même pour le jardin, après les avoir tamisées et n’évacuaient que le
machefer qu’on appelait « crayats » chez nous. Les chutes de légumes
allaient aux animaux de basse-cour ou aux lapins, les inutilisables allaient
dans le fumier au bout du jardin. Les journaux après lecture servaient
d’allume feu, parfois d’emballage, avant d’être ramassés et recyclés par les
papeteries. Comme le plastique n’existait pas de nombreux emballages, dans
les magasins du quartier, étaient fait de papier journal, il n’y avait que la
viande, la charcuterie et le beurre qui bénéficiaient d’un papier spécial, mais
sans plastic comme aujourd’hui. De quoi faire frémir le monde aseptisé dans
lequel on vit maintenant.
Les journaux pour enfants étaient conservés précieusement numéro
par numéro. Il y en avait deux pour les garçons pendant la guerre, SPIROU
et BRAVO et un plus particulièrement pour les filles LISETTE. Les mamans
étaient abonnées à Femmes d’Aujourd’hui ou au Petit Echo de la Mode où
elles trouvaient les modèles de pulls pour les enfants.
Les jouets étaient sommaires et bien souvent imaginés et construits par les
garçons eux-mêmes.
Je me souviens particulièrement d’un pistolet à élastique construit avec un
bout de bois, une boite d’allumettes et une pince à linge en bois comme dans
le dessin ci-dessus. La portée du tir dépendait de la longueur du bois et de la
tension que l’on donnait à l’élastique. L’ouverture de la pince à linge
déclenchait le départ du projectile, sans danger (l’élastique).
On fabriquait des arcs et des flèches, des épées (un bout de bois et une boite
de conserve adroitement découpée), des coiffes d’indien (une bande de
carton ondulé qu’on décorait de dessins et dans les trous de laquelle on
plantait des plumes de poule); les jouets achetés les plus courants étaient les
billes (en verre ou en terre cuite; ces dernières servaient de paiement dans les
jeux lorsqu’on perdait), des petits soldats de plomb (en plâtre !), une balle.
Les garçons construisaient aussi des
pétards à bon marché comme dans
le dessin ci-contre. La poudre utilisée (en noir sur la coupe) était de la
poudre d’allumette. Celle-ci était
serrée entre les deux tiges filetées
qui se rejoignaient dans un seul
écrou. Lancé en l’air, ce projectile
explosait lorsqu’il tombait sur la
tête d’une des tiges; parfois
dangereusement lorsqu’une des
tiges était mal introduite dans
l’écrou.
Comme il n’y avait pas de TV, il n’y avait pas de raison de se coucher tard,
ce qui ne veut pas dire qu’on dormait de suite, mais en principe, on se
reposait nettement plus qu’aujourd’hui et je pense qu’on lisait beaucoup plus
également.
Comme il n’y avait pas d’auto, on apprenait très vite à aller seul à
l’école; mais vers 16 heures, les instituteurs nous ramenaient, en rang, dans
les différents quartiers. C’était valable pour les garçons mais pas pour les
filles qui rentraient d’ailleurs à la maison quelques minutes avant les
garçons, mais qui les attendaient parfois lorsque les rangs étaient disloqués.
On avait école six jours par semaine; un demi-jour de congé le jeudi et une
heure en moins le samedi, soit 32 heures par semaine. Dans une mallette, qui
servait bien souvent durant les 6 années de primaires, on trouvait un plumier
en bois au couvercle coulissant, avec un crayon, une plume ballon et une
touche pour écrire sur l’indispensable ardoise en carton, le journal de classe,
les livres peu nombreux et les cahiers recouverts soigneusement de papier
uni, bleu, rouge ou vert et munis d’une étiquette rectangulaire écornée à
chaque coin.. Toutes les semaines, on recevait un bulletin que les parents
devaient signer, où était côté le travail de la semaine (devoirs et leçons) mais
aussi la politesse, l’ordre et la tenue, l’assiduité et les remarques éventuelles
de l’instituteur parfois pleines d’humour. On y trouvait aussi le règlement de
l’école et les points des examens trimestriels. Plus tard, lorsqu’on faisait des
études, il n’était pas question d’avoir des calculettes (elles n’existaient pas),
mais on avait des règles à calcul qui facilitaient la tâche de ceux … qui
savaient s’en servir.
Il n’y avait pas de comité de parents dans les écoles comme aujourd’hui; on
laissait les enseignants faire leur travail à leur gré et à leur rythme et cela
donnait de bons résultats. Il arrivait même que les papas doublent une
punition méritée infligée par le « maître » d’école.
La seule musique qu’on pouvait entendre était celle de la radio (chez
les gens qui en possédaient une). Certains possédaient aussi des phonos qui,
avant la guerre, marchaient avec un ressort et qu’il fallait remonter à la
manivelle, sur lesquels on pouvait écouter des disques de 98 tours. Musique
étonnante parfois lorsque le ressort se détendait progressivement et que la
voix de la chanteuse devenait grave comme celle d’un homme, avant de
mourir dans un gargouillement incompréhensible.
Les habits des garçons étaient aussi très différents de ceux
d’aujourd’hui. Tout d’abord, on portait des culottes courtes pratiquement
jusqu’à la communion solennelle; été comme hiver. Pas de blue jeans,
d’anorak ni de cawé mais de gros pulls, des moufles, une écharpe au besoin
et un passe montagne tricotés par la maman, faisaient l’affaire et fabriquaient
des enfants résistant au froid. Pour la communion on descendait au magasin
Jeanne d’Arc faire tailler un beau costume sur mesure, avec la première
culotte golfe bien souvent. La première culotte d’homme venait encore plus
tard, quand on allait voir les filles.
On ne chauffait dans la maison que la pièce où on vivait. Il n’y avait pas de
chauffage central et on dormait dans des chambres non chauffées que la
maman s’empressait d’aérer dès qu’on était parti à l’école. Juste le contraire
de ce qui est pratiqué aujourd’hui où on calfeutre tout, où on favorise
l’apparition de moisissures et où on collectionne les allergies de toutes
sortes.
Les congés payés ont été créés l’année où je suis né, mais je ne me
souviens pas avoir eu des camarades dont les parents allaient à la mer à cette
occasion. Les congés payés, pour les papas de Seuris, se passaient souvent à
bricoler à la maison : mettre en couleurs, maçonner une annexe, réparer un
toit, aménager le jardin, retapisser une pièce ou une chambre, etc. On
voyageait peu à l’époque sinon pour aller visiter de la famille, des oncles ou
des grands parents habitant encore à la campagne. Expéditions toujours
programmées en train et parfois en tram à vapeur qui sillonnaient tout le
pays et qui n’allaient pas vite pour qu’on puisse jouir du paysage. Les
voitures d’alors étaient construites en bois et la locomotive à vapeur fumant
de tous côtés, était impressionnante au démarrage, quand elle patinait sur les
rails où quand les chauffeurs, noirs comme des africains, se penchaient pour
voir si le garde avait terminé de mettre les loquets aux portières. On
entendait de loin le train qui haletait en laissant derrière lui un panache de
fumée blanche généralement et noire lorsqu’on chargeait la chaudière. Les
gamins de Seuris qui jouaient près de Chère-voie, couraient alors sur le pont
pour être pris dans la fumée et sentir ainsi, le reste de la journée, une odeur
de vacance
Les gamins de Seuris et les collections
Faire des collections est un passe-temps qui peut être hautement culturel. Les
garçons de Seuris n’ont pas échappé à cette manie et beaucoup se sont
essayés à plusieurs types de collections avant de se concentrer sur une seule,
les autres tentatives faisant l’objet d’échanges et de marchandages au profit
de la collection choisie définitivement.
Tout était objet de collection, même les choses les plus farfelues comme les
cartons de bière, les capsules de bouteilles, les bagues de cigares ou les
boites d’allumettes. Plus tard certains collectionneurs en herbe passaient à
des choses plus sérieuses comme les timbres postes ou les pièces de
monnaie.
Les firmes agroalimentaires avaient très vite compris l’intérêt de cette
pratique comme stimulant des ventes et de nombreuses collections d’images,
puis de photos en couleur ont vu le jour chez les fabricants de chocolat et
même chez les marques de café. Mais ces collections de chromos ont
commencé, de suite après la guerre, dans les chewing gums (les chiques)
amenés par les Américains, dans lesquels on pouvait trouver, sous forme
réduite, les photos en noir et blanc des stars américaines du moment,
hommes et femmes, qui faisaient surtout le délice des petites filles.
Les collections d’origine belge étaient beaucoup plus éducatives : le chocolat
Jacques avait mis en place une belle collection intitulée Notre Congo pour
laquelle il était possible d’obtenir un album. Le chocolat Côte d’Or quant à
lui avait lancé plusieurs collections de photos en couleurs sur les thèmes
Faunaflor, Faunaflor Congo, Faunaflor aquatic et Antartic qui ont permis à
beaucoup d’enfants du quartier de faire des voyages au loin sans se déplacer
et de pouvoir mettre des noms sur certains animaux au cours des voyages
scolaires incontournables au zoo d’Anvers ou au Musée de Tervueren.
Avant la guerre, quand ces collections n’existaient pas, on pouvait acheter
dans certains magasins des pages d’images dessinées en couleurs, sur des
sujets précis, images aux coins arrondis, dont le but était d’illustrer les
cahiers. Ces pages étaient manifestement destinées à des élèves de plusieurs
pays et nationalités car les légendes y étaient écrites en plusieurs langues :
Le singe cynocéphale (du grec kynoképhalos, de Kynos : chien et
de Képhalê : tête, explication qu’on retrouve dans les noms d’origine
germanique)
De hondskopaap
The dog-headed monkey
Der hundsköpfiger Affe
El mono cynocefalo
La scimmia cinicefala
O maccaco cinocefalo, ce qui avait pour avantage de préfigurer
l’Europe et d’apprendre, en s’amusant et en s’instruisant, les langues et
l’origine des mots.
La firme des cafés La Créole de Marcinelle avait imaginé une collection
intéressante et touristico-géographique en présentant des images photos
couleur de cathédrales et de châteaux, des clochers et des tours ainsi que des
vieilles pierres. On pouvait s’évader ainsi, en esprit, dans les châteaux de la
Loire ou sur les sites mégalithiques d’Irlande et de Bretagne.
Les conversations entre les échangeurs d’images devenaient hermétiques
pour un public non averti : « Je te donne une sauge écarlate et un flamboyant
pour le Camara corbeille d’or »! Ce qui voulait dire je te donne les images
75 et 23 pour la 43 ! On mémorisait des noms et des images car la plupart
des garçons avaient une bonne mémoire visuelle ce qui nous permet
aujourd’hui de paraître intelligents et de répondre aux questions de nos petits
enfants.
C’est quoi papy cet oiseau-là ? (vu à la télé ou à Paradisio) : c’est un
serpentaire car il attrape les serpents. Et celui-là ? : c’est un tisserin, regarde
comme il « tisse » son nid ! Les collections nous apprenaient beaucoup de
choses.
Les collections développaient également le sens des classements, des
contrôles et des inventaires et aussi la pratique du marchandage, du troc et
des contacts humains. Plus tard d’autres collections d’images ont été créées
notamment par les produits Liebig, par les points Artis et par Historia.
Ainsi les matières les plus boudées des études primaires, la biologie,
l’histoire et la géographie étaient illustrées par les collections et, comme
pour l’informatique aujourd’hui, certains élèves étonnaient leurs maîtres par
leurs connaissances à ce sujet.
Il y avait également chez les garçons d’autres pratiques bizarres,
difficilement explicables, comme celle du comptage des chapeaux de paille
(encore nombreux à l’époque), comptage qui correspondait à un rite précis :
on mouillait le bout du pouce droit avec la langue, on appliquait ce pouce sur
la paume de la main gauche qu’on frappait ensuite du poing droit, comme si
on voulait enregistrer le comptage en le cachetant. Comptage cumulatif qui
permettait (d’après la rumeur) de découvrir quelque chose d’intéressant
lorsque le compteur arrivait à la centaine. Une application sous forme de jeu
du proverbe « qui cherche, trouve ». Et, l’attention aux aguets, on trouvait
parfois une pièce de cinq francs, un vieux canif, un vieil outil démarqué, ce
qui vérifiait la promesse et incitait les gamins à recommencer un nouveau
comptage. On classait alors ce trésor dans une vieille boîte à chaussure
qu’on cachait dans un endroit connu de nous seul et parfois les objets du
trésor faisaient aussi l’objet d’échanges fructueux.
Seuris et les bandes de garçons
En écrivant ces lignes, j’ai une pensée émue pour François Vervotte, Edgard
Vassart, Roger Fichefet, Jean Marie Bauloye, Maurice Istasse, Roland
Pietquin,Willy et Fernand Warichet, Marcel Rigaux, Gino Parisi, Nestor
Laviolette, Hector Bruyère, René Wauthelet, Lucien Noël et quelques autres,
dont beaucoup sont hélas déjà disparus, et aussi pour les deux terriers
bâtards Milou et Moli qui nous suivaient partout et partageaient nos jeux et
nos expéditions Cette bande a vécu de 1944 à 1948.
Entre neuf et douze ans, la plupart des garçons de Seuris vivaient leurs jeux
et leurs temps libres en bande. Cela n’avait rien à voir avec les bandes
d’adolescents qu’on peut observer aujourd’hui mais il existait quand même
une hiérarchie entre les gamins, basée sur l’âge, la force et l’audace. Il y
avait des épreuves non formelles mais qu’il était bon d’avoir surmonté
comme le saut du mur de la petite école dans le bac à sable blanc qui se
trouvait au pied; comme le saut du muret au bout de la rue du Progrès pour
atterrir dans le pré en contrebas en ayant passé 80 cm de vide et une clôture
de fils barbelés ou comme la fabrication d’un sifflet au départ d’une branche
de sureau et même d’une fronde qu’on appelait « catapulte », ou la capacité
de siffler avec une herbe entre les deux pouces pour annoncer sa présence.
La bande constituée n’excédait pas six ou sept garçons, pas toujours les
mêmes, ce qui avait pour conséquence que les garçons d’une même classe
d’âge se connaissaient tous. La réunion de la bande n’était pas programmée,
elle se faisait au hasard des rencontres et des temps libres de chacun, ou du
projet d’un leader : construire une cabane, un barrage, aller à la pêche, mener
une expédition dans un autre quartier ou vers le terril de la fosse de Falisolle,
derrière le bois de Chère-Voie, parce que c’était interdit à cause des
évacuations d’eau, canalisées et profondes, qui passaient par là pour
rejoindre la Sambre.
Il fallait pouvoir s’alimenter en cours de route et donc apprendre ce qui
pouvait être consommé sur le terrain. Le bois de Chère-Voie était riche de
quelques noisetiers dont on connaissait l’emplacement et d’un merisier
(cerisier sauvage) dans sa partie basse lequel nous offrait des fruits à la
saison comme d’ailleurs quelques rares fraisiers des bois qu’on pouvait
trouver à cet endroit. Avec les mûres au bord des routes et des sentiers, dont
on ne cueillait que celles situées sur le dessus des plantes en négligeant
(conseil des plus vieux) les plus grosses au raz du sol, … sur lesquelles les
chiens vont pisser ! On retrouvait aussi les mûres sur la ligne de crête du
plateau de Seuris, entre la fosse de la Grippelotte et le chemin de fer venant
de Falisolle où on pouvait aussi trouver du prunellier arrivé là probablement
grâce aux oiseaux, mais aussi, pas loin d’une maisonnette accrochée au flanc
du coteau, une ou deux aubépines dont on mangeait également les fruits
farineux qu’on appelait, je ne sais pourquoi, des « pèpêches », et qu’il ne
fallait pas confondre avec le fruit de l’épine vinette, qui leur ressemblait
beaucoup, qu’on consommait également mais qui était acide comme un
citron. Les chemins d’expédition passaient toujours à proximité de ces
endroits.
Arrivé au talus du chemin de fer, la progression se faisait à l’abri des
regards, en file indienne, à travers les genêts du remblai. En bordure des
champs, sur les trottoirs non entretenus, on trouvait aussi deux dernières
plantes comestibles, l’oseille sauvage, sûre, et la mauve qui donnait, juste
après la floraison, un calice charnu de peu de goût, qu’on appelait du
« bebeurre ». Au même endroit, on trouvait également de la grande bardane
dont les capitules globuleux (appelés chez nous boutons d’soudards) sont
garnis de bractées crochues qu’on utilisait comme projectiles dans des
bagarres épiques et sans danger, car ils s’attachaient à merveille aux
vêtements de laine, marquant de manière non discutable les points
d’impacts. Ils servaient aussi à taquiner les filles dont on visait alors les
cheveux.
Dans les orées du bois, aux espaces plus éclairés, on pouvait faire provision
de graines d’églantier qu’on appelle « grette culs » succédanés de poil à
gratter et qui servaient aux mêmes usages.
La plupart des garçons coupaient des jeunes pousses de charme pour en faire
un bâton de marche. Chaque bâton était personnalisé par des découpes au
canif dans l’écorce. On y gravait généralement nos initiales entourées de
dessins dus à l’imagination personnelle. Chaque membre se devait d’avoir sa
propre catapulte et les corneilles et les pies ont souvent fait l’objet d’un
« canardage » en règle avec, il faut l’avouer avec humilité, très peu
d’impacts.
Généralement, après douze ans, à la fin de l’école primaire, les garçons
avaient d’autres motivations que celles de la bande. Les plus jeunes
prenaient du galon, accueillaient de nouveaux garçons moins âgés auxquels
ils transmettaient les connaissances acquises ou les contraintes; et la bande
se perpétuait
C’est dans la bande également qu’au moment venu on creusait des betteraves
rouges si possible mais aussi sucrières, jusqu’à ne laisser qu’une très fine
peau, dans laquelle on taillait des yeux, un nez et une bouche laquelle était
garnie de bouts d’allumettes ou d’hampes de plumes de poule en guise de
dents. Un morceau de bougie allumée à l’intérieur; deux bâtons en croix,
dont le plus long fixé dans la betterave, étaient recouverts de friperie et
permettaient de fêter des Halloween non coûteux et pleins de fantaisie, bien
avant la lettre et le battage médiatique des Américains et des commerçants.
La Saint Éloi et la Sainte Barbe à Seuris
Avec la procession au départ de la chapelle de Saint Sang, les saints les plus
fêtés à Seuris étaient Sainte Barbe et Saint Éloi. Rien d’étonnant à cela
puisque la majorité des hommes étaient des mineurs ou d’anciens mineurs et
une grande partie des autres travaillait dans les ateliers de constructions,
dans les fonderies ou dans la métallurgie à Charleroi ou à Châtelet.
Sainte Barbe était la patronne des mineurs qui lui vouaient un culte
particulier qui n’avait pas toujours des motifs cléricaux. Dans toutes les
fosses, on trouvait d’ailleurs une statue de la sainte dans une potale (encore
un mot de chez nous) creusée dans la pierre dès l’entrée des galeries, où elle
était souvent fleurie. La statue les accueillait à l’entrée et était la dernière à
les voir remonter.
C’était la même chose pour la statue de St. Éloi qui, elle, se trouvait
généralement en hauteur comme si elle surveillait l’atelier. Si tous les corps
de métier avaient leur saint, tradition datant du Moyen-Âge. Saint Éloi et
Sainte Barbe étaient de loin les plus fêtés.
Les femmes de Seuris voyaient d’ailleurs arriver ces deux fêtes avec quelque
crainte car il faut dire que leurs maris ou leurs fils ne fêtaient pas ces saints
là à l’eau bénite mais plutôt à la cuvée spéciale de Chassart, un pèket
dévastateur qui ne ressemblait à l’eau que par la couleur. Cela faisait surtout
des ravages chez ceux qui n’avaient pas l’habitude de boire ; ceux-là
remontaient du Centre en mesurant toute la largeur des trottoirs, et quand ils
avaient la volonté de dépasser le café des Écoles, puis la Maison du Peuple
et le café qui lui faisait face, ils étaient à peu près certains de rentrer
directement à la maison. Il y avait ceux qui essayaient de marcher droit en
s’alignant sur les façades des maisons sur lesquelles ils se cognaient parfois,
d’autres marmonnaient des espèces de litanies qui n’avaient leur place dans
aucun missel, d’autres prenaient les passants à témoin, surtout les femmes et
les jeunes filles qui, effrayées avaient changé de trottoir.
Mais Sainte Barbe ou Saint Éloi les ramenaient toujours à la maison, où leur
femme rassurée, leur avait préparé du fort café et les mettait au lit, comme
des enfants, sans les gronder.
Et le lendemain, quand ils se levaient la bouche pâteuse et le regard perdu,
les dix tartines de leur « miche » se trouvaient déjà sur la table avec une
omelette de quelques œufs cuite autour de tranches de lard; leur bidon était
rempli d’un café bouillant encore plus mordant que celui de la veille et leur
femme leur demandait avec un petit sourire en coin : « ça a stî l’ Sainte
Baube ? »
L’histoire qui suit est véridique mais je ne sais plus si elle se passe dans
notre quartier. Le jour d’une Saint Éloi fort arrosée, le vicaire Philippot
rencontre une de ses connaissances qui en tenait une carabinée et qui
essayait de rentrer chez lui, malgré des genoux qui ne le tenaient plus
debout. Le vicaire (en soutane à l’époque) décida d’aider l’homme en le
soutenant sous le bras et le reconduisit chez lui en essayant tant bien que mal
de réduire les titubations du bonhomme. Eh bien, figurez-vous qu’une pieuse
bigotte, « racuzète » invétérée, scandalisée par la scène et baignée de charité
chrétienne, alla chez le doyen Baugnée l’informer que son vicaire et un
poivrot étaient, la veille, bras dessus bras dessous, saouls comme des
Polonais. Cette langue de vipère ne savait pas que le vicaire ne buvait pas,
car il avait une sérieuse maladie du foie.
Je pense qu’au Paradis, s’il existe et si elle y est, elle aura eu des comptes à
rendre à Saint Éloi.
Le vieux Ponlot
Nous faisions le chemin de l’école quatre fois par jour, car nous rentrions le
midi à Seuris où il y avait toujours quelqu’un à la maison pour nous attendre
avec un bol de soupe chaude.
La rue Radache n’avait donc plus de secret pour nous. Elle était d’ailleurs
propice à plusieurs leçons de choses pour ceux qui savaient regarder et se
poser des questions.
En quittant l’école, sur le trottoir de droite, le plus emprunté, il y avait
l’atelier du menuisier Émile Piret, charron à l’occasion, où on pouvait voir
parfois et comprendre le cerclage des roues de chariot. Plus loin, au coin de
la Jonction Radache, un atelier de menuiserie faisait sécher le long du
chemin des arbres entiers débités en planches épaisses séparées par des
calles. Nous comprenions mal qu’on puisse sécher le bois en l’exposant à la
pluie. Par la porte ouverte de l’atelier, on pouvait voir les ouvriers s’activer
autour de raboteuses, de ponceuses, d’un tour ou d’une toupilleuse et d’une
scie circulaire. Chacune de ces machines avait un bruit particulier que nous
avions appris à reconnaître
Plus loin il y avait, porte grande ouverte, le hall de Remy Bodart, le
marchand de pommes de terre avec la bascule, la trieuse et l’ensacheuse.
Plus loin encore l’atelier de Camille Falise dont on ne voyait, du trottoir,
que les courroies de transmission car les vitres basses étaient en verre dépoli,
mais dont le bruit nous informait si on sciait des tôles ou si on travaillait une
pièce au tour et dont les poubelles contenaient de nombreuses spirales
métalliques.
À l’autre main, avant la ruelle Evraux, le petit atelier de fabrication de
souliers de chez Taulaire nous laissait apprécier les différentes senteurs du
cuir et des cirages.
Plus haut, au début de la côte, on pouvait voir, les hangars de l’entrepreneur
Schwartz où étaient entreposés des poutrelles, des blocs de béton, des pierres
taillées, du sable et des graviers de tous calibres, bref tout ce qui est
indispensable pour les constructions.
Mais le lieu magique où nous nous arrêtions souvent au point d’arriver
parfois en retard à l’école était l’atelier du vieux Ponlot, au-dessus de la rue
Radache, juste avant le jeu de quilles du café des étrangers. Bâtiment bas au
toit plat, construit sur un terrain triangulaire en pente. L’habitation était en
sous-sol et jouxtait un atelier dont les portes coulissantes étaient toujours
grandes ouvertes laissant voir un bric à brac de pièces de moteurs, de roues,
de barres de fer, un poste à souder, une petite forge, un compresseur et bien
d’autres choses. Le vieux Ponlot savait tout faire à nos yeux, mais ce qui
nous impressionnait le plus, c’est lorsqu’il mettait, comme un chevalier, un
casque protecteur pour souder et qu’il apparaissait sombre et massif, à
contre-jour, entouré de milliers de « scrabîyes ». Il nous criait alors :
« N’faut né rwétî, c’est mwés po les ouy », et on regardait prudemment à
travers nos doigts.
Il nous demandait parfois de l’aider à bouger quelque chose et on était fier
de participer à son travail.
Je ne sais plus dans quelle circonstance, François Vervotte, mon copain qui
me dépassait d’une tête, avait été travailler un jeudi après-midi dans l’atelier
du vieux Ponlot. Nous étions un peu jaloux de ce privilège aussi est-ce sans
hésiter que j’acceptai d’aller avec lui le jeudi suivant.
Le vieux Ponlot nous avait installés dans un coin de l’atelier, avec des pièces
de moteur à nettoyer. Nous avions pour ce travail des loques et une boîte de
conserve remplie d’essence. Le but était d’enlever le cambouis des pièces et
de les rendre propres. On y arrivait mais, il faut bien l’avouer, en mettant du
cambouis aussi sur nos vêtements. Quand le travail était fini, on se lavait les
mains dans un seau d’eau savonneuse et le vieux Ponlot nous donnait cinq
francs pour la peine. On n’était pas plus fier de ce premier argent gagné que
de nos mains dont les lignes gardaient une légère trace noire, preuve de notre
activité. Preuve qu’on essayait de garder le plus longtemps possible.
C’était autre chose quand on rentrait à la maison et que la maman passait
l’inspection des vêtements.
Mais le travail ne se limitait pas au nettoyage, il y avait aussi les réponses à
nos questions. Le vieux Ponlot nous montrait le vilebrequin où s’attachent
les pistons, l’arbre à cames qui active les soupapes et, si on ne comprenait
pas toujours tout, on emmagasinait des mots qui enrichissaient notre
vocabulaire et qu’on replaçait parfois, pas toujours à bon escient, dans les
rédactions : carter, culasse, bougies, bielle, à l’étonnement amusé de notre
instituteur.
La rue Radache éveillait chez nous d’autres intérêts communs à beaucoup de
garçons de l’époque. Il y avait dans le denier tournant avant l’école une
propriété entourée d’un mur au-dessus duquel, des vieux poiriers généreux
tendaient, vers la route, leurs branches garnies de poires bien tentantes. On
savait que ce n’était pas bien de marauder mais fort du principe que : tout ce
qui pend sur la rue appartient à tout le monde, sans remord, on délestait les
poiriers de quelques poires qu’on mangeait rapidement avant d’entrer à
l’école. Fort du même principe, je n’ai pas honte d’avouer que je maraudais
des pêches, également avec mes camarades, sur le propre pêcher de ma
propre maison.
Une figure marquante de Seuris: Victor Vigneron
Il habitait à droite de la rue Seuris, à mi-chemin de la première section, une
maison possédant une avant cour et, ce qui était rare à l’époque, un garage
sur le côté droit. Les Vigneron avaient perdu une fillette en bas âge et, si mes
souvenirs sont corrects, une petite chapelle avait été construite sur sa tombe,
à gauche dans le cimetière, le long du mur d’enceinte parallèle à l’avenue du
Progrès. Mais les Vigneron avaient aussi un grand coeur, et ils avaient
adopté une petite fille Suzanne qui vit, je crois, toujours à Auvelais, laquelle
avait épousé bien plus tard, à sa majorité, un garçon de Seuris, Georges
Moreau. On m’a même appris récemment que c’est elle qui avait fait, en
wallon, (la langue de Seuris), le discours pour le départ en retraite de la
petite sœur qui tenait l’école des Ternes.
En 1937, une autre petite fille appelée Josette était née dans la famille. Elle
aussi a épousé plus tard un garçon de Seuris, André Hanquet. Je cite ces
mariages, car, malgré le nombre important d’enfants dans le quartier, ce
n’était pas si courant que des garçons et des filles de Seuris se marient entre
eux.
Mais revenons à Victor et à ce qui le caractérisait. Il avait une marotte (on
dirait aujourd’hui un hobby) qui prenait une grande part de son temps libre,
c’était la peinture à l’huile sur toile qu’on pouvait dans son cas apparenter,
toutes proportions gardées, à la peinture du douanier Rousseau. Il était
autodidacte en la matière et s’il y avait des défauts de perspective dans ce
qu’il peignait, il avait néanmoins un style personnel et lorsqu’il dessinait des
paysages avec des arbres ou des fleurs, cela avait un certain charme. Je ne
sais pas pour quelles raisons, mais les arbres qu’il peignait étaient toujours
des arbres habillés d’automne où il mettait dans la frondaison moins de
couleurs vertes que de couleurs vives. Il est vrai que les avenues de Seuris
étaient belles en automne et que les tapis de feuilles de platane tombées
intéressaient plus le peintre que les femmes, en bataille permanente avec le
vent, pour les ramasser. Pendant la guerre, les fruits des platanes trempés
dans des restes de couleurs on fait des boules de Noël originales ; par la
force des événements, tout le monde était un peu peintre.
Faut-il rappeler aussi que Victor avait peint des fresques murales de
plusieurs mètres carrés dans un corridor de la maison des Luc qui conduisait
à une salle construite dans le jardin. C’était des œuvres d’imagination qui
représentaient des moments de la vie courante des gens, mais personne en
particulier ne pouvait se reconnaître dans les personnages qu’il peignait.
Il y avait aussi d’autres peintres à Seuris, pour la plus grande curiosité des
garçons, car ceux-là travaillaient en plein air. La saison foraine terminée, les
Peeters revenaient à l’Avenue du cimetière où ils avaient leurs quartiers
d’hiver et ils nettoyaient à grandes eaux savonneuses les panneaux et
rafraîchissaient les peintures du carrousel des chevaux de bois et des
Deux peintures de Victor Vigneron
Balançoires, leur spécialité et plus tard, celles des autos skooter qu’ils
avaient rachetées. Le spectacle était garanti; chaque panneau, garni de
miroirs et de fresques, était bichonné, réparé si nécessaire et repeint. On
repassait sur les anciennes peintures si possible avec de la couleur de même
ton. Mais pas toujours et quelquefois, certains personnages retouchés
semblaient revenir de vacances à la Méditerranée, plus bronzés que leurs
voisins, à tel point parfois qu’on aurait pu parler de mélange des races. Les
animaux, quant à eux faisaient de manière récurrente, d’année en année, des
mutations de plumage et de pelage.
Les Peeters parlaient le flamand entre eux, mais un flamand différent de
celui qu’on apprenait à l’école, que le père ponctuait régulièrement de jurons
bien sonnants, qui constituaient les premiers mots de la langue de Vondel
que nous retenions, mais dont on avait très vite pris conscience qu’on ne
pouvait pas les répéter en classe. La remise en état du matériel était le travail
des enfants déjà adultes, fils et fille. Cette dernière, Julia, nous étonnait
beaucoup car elle était habillée alors comme un homme, avec une salopette
bleue, ce qui n’était pas courant à l’époque chez les femmes, toujours en
jupes ou en robes sinon en tabliers. Cette Julia maniait d’ailleurs aussi bien
la clef anglaise et le tournevis que le pinceau.
Les Toussaint de jadis à Seuris
On était évidemment aux premières loges à Seuris pour voir passer toutes les
familles qui se rendaient au cimetière aux abords de la Toussaint. Cela
commençait à la mi-septembre, période à laquelle les familles allaient
toiletter les tombes, frotter les pierres ou ratisser la terre. À l’époque, tous les
chrysanthèmes étaient blancs, bien fournis en grosses fleurs et lorsqu’on
entrait dans le cimetière le jour de la Toussaint, toutes les tombes blanches
faisaient déjà penser à l’hiver. On achetait peu de fleurs à l’époque; on n’en
vendait d’ailleurs pas à l’entrée du cimetière. Mais on les préparait, dans la
famille, longtemps à l’avance, en faisant des boutures, puis en pinçant les
tiges sans fleur pour que toute la force de la plante se porte sur les gros
bourgeons floraux qu’on laissait en place. Avec cette manière de faire, on
pensait aux défunts souvent, pendant une grande partie de l’année et la
« potée » de fleurs qu’on conduisait au cimetière était en fait la somme de
toutes ces pensées cumulées. En attendant la Toussaint, les pots étaient
placés dans une pièce non chauffée de la maison, souvent dans le corridor,
pour que les fleurs ne subissent pas une trop grande différence de
température quand on les conduirait sur les tombes.
Comme il y avait très peu d’autos, les gens « montaient » au cimetière à
pied, en famille, endimanchés s’il faisait beau, emmitouflés dans de longs
paletots fermés par un cache nez si le temps était au gel et à la neige ou si la
bise soufflait sur le plateau de Seuris. L’automne couvrait l’avenue du
cimetière d’un tapis multicolore de feuilles de platanes. Certaines personnes,
dont les défunts étaient nombreux, amenaient leurs fleurs dans des brouettes
ou des charrettes ou dans des voitures d’enfants modifiées et aménagées
pour l’occasion. Parce qu’ils étaient à pied et qu’ils avaient le temps, le
cimetière était le lieu de rencontre de nombreuses gens qui ne se retrouvaient
qu’à l’occasion de la Toussaint; certaines venaient de loin, au train; d’autres
profitaient de l’occasion pour rencontrer de la famille encore présente à
Auvelais. On prenait le temps de la visite aux morts pour se promener dans
le cimetière, pour visiter la tombe d’amis décédés ou de voisins. On allait
voir le monument aux fusillés, le jardin où reposaient les petits enfants ; on
expliquait aux plus jeunes la signification d’une colonne brisée ou celle de la
petite plaque tricolore à laquelle ont droit les anciens combattants.
Quelques jours après la Toussaint, à la fête de l’Armistice de 1918, de
nombreux drapeaux montaient également au cimetière et des gerbes étaient
déposées au monument aux soldats tués et à la plaque commémorative des
fusillés à la maison du peuple et encore au cimetière des Français. Il y avait,
à l’église, un Te Deum particulier pour les défunts des deux guerres. Le jour
des morts, le lendemain de la Toussaint, le curé montait au cimetière
entièrement fleuri pour bénir toutes les tombes en commençant par celle
d’un ancien curé d’Auvelais, contre le mur, à gauche de l’entrée.
Mais parfois, on rendait visite au cimetière en dehors de la Toussaint. Il y
avait eu, au début de la guerre, un soldat enterré rapidement dans le
cimetière de Seuris, dans le fond, à droite, dans une partie en friche, avec
une simple croix de bois, sans nom, sans rien, tout à fait anonyme. C’était
notre soldat inconnu. On ne connaissait pas sa nationalité, mais on supposait
qu’il était français puisque c’était les seules troupes à avoir occupé le
quartier. À la saison des fleurs des champs, on cueillait des coquelicots, des
bleuets et des grandes marguerites qui poussaient encore à l’époque dans les
terrains cultivés près du cimetière et on lui portait, timidement, un bouquet
aux couleurs de la France.
Il y avait quand même à la Toussaint, des morts oubliés ; certains de ceux du
vieux cimetière dans lequel on pouvait se rendre par une rue empierrée
devant l’entrée de la fonderie Sevrin-Migeot. La nature y reprenait
cruellement ses droits, mais quelques tombes y étaient toujours visitées, ce
qui rendait les autres encore plus tristes, plus abandonnées et misérables. Ce
cimetière est aujourd’hui totalement disparu.
Incendie à Seuris
Le quartier de Seuris a été relativement protégé des catastrophes naturelles
durant les quarante premières années de son existence. La foudre est bien
tombée une ou deux fois dans le quartier, une première fois sur la maison
Yernaux dans la rue Seuris, sans grands dégâts et une autre fois, sur un des
poteaux électriques de la même rue. La bande des garçons qui se trouvait à
ce moment sur la place, avait assisté au spectacle, un éclair, le bruit
caractéristique d’un arc électrique et instantanément l’explosion. Ce qui
avait aussi marqué les esprits, c’est le fait que la place était toute humide du
côté du cimetière et sèche du côté de Chère voie, coupée en deux par la
pluie. Mais les orages, qui suivaient la Sambre, étaient souvent spectaculaires à Seuris ; les garçons comptaient les secondes entre l’éclair et le bruit,
ce qui marquait la distance en kilomètres du centre de l’orage. Pour « voir »
des « dérèglements » de la nature, il fallait descendre au bas de Chère voie,
où la Sambre débordait parfois dans les prés voisins, pour notre plus grand
plaisir quand les inondations étaient prises par le gel, ce qui nous donnait des
immenses patinoires gratuites, notamment derrière l’abattoir.
J’ai déjà évoqué l’obus de DCA qui était venu se fracasser, sans éclater,
dans une façade d’une des dernières maisons de la rue Seuris, mais la cause
était due à la bêtise des hommes et pas à des circonstances naturelles.
Aussi avons-nous été surpris quand un incendie important s’est déclaré à
l’arrière d’une maison de l’avenue du cimetière. J’étudiais le soir, dans ma
chambre à l’arrière de la maison, volet baissé mais fenêtre ouverte car la
température était encore élevée. C’est le bruit (des éclatements comme des
pétards) qui m’a intrigué et, en relevant le volet, j’ai vu les flammes sortir du
toit de l’atelier de menuiserie d’Angelo Parisi à une cinquantaine de mètres
de chez moi. Le bruit qu’on entendait était l’éclatement des plaques d’éternit
du toit. Je suis descendu rapidement à la cave prendre notre tuyau d’arrosage
car je connaissais la maison Parisi et je savais où brancher le tuyau. Sur
place, René Lorand (le gros René, un ancien para) avait déjà mis un tuyau en
batterie et protégeait l’arrière de la maison de sa mère, proche de l’atelier. Le
fossoyeur Jacquy et quelques autres faisaient la chaîne avec des seaux
d’eau. À mon arrivée, le toit de l’atelier s’est effondré sur les machines et
l’incendie a redoublé d’ardeur. L’atelier était manifestement perdu et les
tuyaux d’arrosage avaient peu d’effet sur les flammes. Il fallait porter son
effort sur la maison d’habitation et la protéger en l’arrosant, après avoir
branché mon tuyau sur le point d’eau. Notre travail s’est arrêté à l’arrivée
des pompiers quelques minutes plus tard, quand ils ont pris le relais. Ces
minutes nous avaient paru une éternité. Nous étions tous noirs de suie. Les
maisons n’avaient pas subi de dégâts majeurs.
Angelo Parisi était effondré et désespéré. Menuisier indépendant, c’était son
gagne-pain et tout le travail d’une vie qui venaient d’être détruits avec toutes
ses machines et ses réserves de bois. Mais grâce à un arrangement avec
Joseph Lahaye (un modeleur qui travaillait à l’époque chez HMS), Angelo a
pu utiliser rapidement l’atelier de ce dernier, à quelques mètres de chez lui,
satisfaire les commandes de ses clients, reprendre courage et, comme on dit,
se refaire !
Le lendemain matin, j’ai dû subir l’assaut des journalistes : pourquoi,
comment ? dans un exercice que je n’aimais guère. Comment : par réflexe !
Pourquoi : par amitié ! Comme les autres d’ailleurs.
L’esprit de Seuris.
Les martinets à Seuris et ailleurs.
Je ne parle pas des oiseaux cousins des hirondelles, mais des instruments
inventés par les parents pour rétablir la discipline chez les enfants trop
turbulents, martinets qu’on appelait parfois “juges de paix” dans certaines
maisons. En fait, plusieurs lacets de cuir attachés au bout d’un manche en
bois. Cette pratique n’était pas l’apanage de notre quartier, on la pratiquait
partout à une certaine époque comme on pratiquait la bastonnade dans les
écoles en Angleterre ou les coups de règle sur les doigts autrepart.
N’allez pas croire qu’on battait les enfants à Seuris plus qu’ailleurs! Il fallait
avoir fait une très, mais vraiment très grosse bêtise pour mériter du martinet,
punition annoncée d’ailleurs d’une manière imagée : “ tu vas avoir une
danse !” ou « tu vas avoir une correction ! ». La correction c’était le
but : remettre le fautif dans le droit chemin, corriger la mauvaise direction
qu’il prenait ; la danse, c’était la gymnastique inévitable du «martyr» au
moment de l’administration.
Parfois le martinet était donné à cause de l’énorme peur qu’on avait suscitée
chez un des parents, en imaginant a posteriori une catastrophe qui n’était pas
arrivée.
En fait le martinet était plus un instrument de dissuasion qu’un instrument de
discipline ou de correction ; le savoir là, visible, prêt à servir, était bien
souvent suffisant pour stopper les ardeurs des plus “ernaujes” ; mais pas
toujours ; parfois il servait.
Le martinet était un châtiment discriminatoire, son usage était très rare pour
les filles, (l’inégalité des sexes, à ce sujet, était totale) ; celles-ci vous
jureront évidemment qu’elles étaient plus sages. Les garçons, objets
habituels des sévices, avaient donc été obligés d’imaginer toutes sortes de
parades selon les circonstances. Ces parades se transmettaient dans la bande,
des plus vieux qui les avaient expérimentées, aux plus jeunes qui allaient,
peut-être, devoir les utiliser bientôt.
Pour peu que ma mémoire soit fidèle voici quelques manières d’appréhender
et d’adoucir le supplice.
Première parade, la fuite. Mais une fuite réfléchie, raisonnée résultat d’une
série de paramètres obligatoirement présents : de bonnes jambes, beaucoup
d’espace et une certaine avance au départ car certains parents couraient vite !
Le but, fatiguer l’adversaire pour qu’il abandonne : lui laisser croire qu’il
vous rattrape, changer brusquement de direction et recommencer plusieurs
fois, jusqu’à ce qu’on entende derrière soi une voix essoufflée dire : “ tu ne
perds rien pour attendre “ annonce de l’abandon de la poursuite.
On ne perd rien en effet, on gagne du temps et l’espoir que le courroux du
poursuivant s’estompera avec ce temps, ce qui est souvent le cas si on reste
assez longtemps à distance.
Deuxième parade, la fuite étant impossible il faut esquiver ou subir les
coups, mais les subir intelligemment. Ne pas essayer de les éviter mais les
parer avec l’avant-bras garni d’un gros pull si nécessaire ou avec le plat du
pied d’après les situations, le plus près possible du manche mais sans toucher
celui-ci. Cette défense est toujours accompagnée de pleurs abondants et de
cris bruyants pour faire croire que les coups portent et pour attendrir un des
deux parents (la mère généralement) ou leur faire honte chez les voisins,
surtout si ce sont de personnes âgées. Si la punition est administrée avec une
baguette, utiliser le même principe mais en parant près de la main qui tient la
baguette. Ne jamais présenter les fesses, cible recherchée, mais être toujours
de face de manière à prévenir les coups, par la gauche si le « bourreau » est
droitier et par la droite s’il est gaucher.
Une troisième parade préventive mais plus délicate consiste à cacher le
martinet de manière à ce qu’on ne le trouve pas au moment de la punition,
sans pouvoir être accusé de l’avoir caché et même réduire discrètement le
nombre de lanières. Il doit être visible mais à une place impossible et
impensable. Cette parade nécessite énormément d’imagination.
Si je raconte tout cela, c’est par souci du devoir de mémoire ; cela n’existe
plus aujourd’hui, trop dangereux … pour les parents qui pourraient se
retrouver devant le juge.
N’allez surtout pas croire que les parents n’aimaient pas leurs enfants ; ils
les adoraient et chose curieuse, ceux-ci les respectaient, je pense, davantage
qu’aujourd’hui.
Le martinet avait été inventé, paraît-il, comme instrument pour battre les
habits. Dans nos pays, on appelle aussi martinet, un marteau mobile qui bat
le fer.
Il faut préciser aussi que la langue wallonne de chez nous est plutôt riche en
mots désignant les types de corrections qu’on pouvait donner aux
enfants : one tape, one clape, one bafe, one tchofe, one calote, one pètéye,
one clatche et quand la correction était d’importance : one trampe, one
ratoûrnéye.
La grève des enfants de chœur à Auvelais
J’étais un assez bon élève en première primaire à l’école Saint Joseph, car je
bénéficiais de l’avance appréciable que j’avais prise à l’école gardienne de
Seuris chez Mademoiselle Lorand. J’ai, de ce fait et dès le départ, été embrigadé dans un tas de choses : les croisés de l’abbé Honin, les chantres de
l’abbé Leurquin et les enfants de choeur dirigés de main de maître par l’abbé
Philippot. Je parle d’Auvelais pendant la guerre. L’église est fermée au
public, les messes du dimanche se font dans la salle Saint Joseph et tous les
autres offices religieux, les messes en semaine, les mariages, les
enterrements, les baptêmes, les vêpres et les saluts sont organisés dans la
petite chapelle de l’école des soeurs rue du Pont-à-Biesme, où sont
organisées également les deux années obligatoires de catéchisme
préparatoires à la communion solennelle. L’organisation de celle-ci, comme
celle de la confirmation qui attire à Auvelais l’évêque de Namur, AndréMarie Charue (un Auvelaisien), et les confirmés de toutes les communes du
doyenné, se passent également à la salle Saint Joseph.
Il y a donc du travail pour une pléiade d’enfants de choeur uniquement
masculins à l’époque, choisis généralement très tôt parmi les bons élèves, car
il faudra s’absenter parfois de l’école, surtout pour les enterrements.
L’apprentissage de la fonction est progressif et on gravit généralement les
échelons d’une hiérarchie bien établie. On commence comme “posture”,
ceux qui ne servent à rien sinon au décor, utilisés uniquement aux grandes
fêtes. On accède ensuite au poste d’acolyte gauche, celui qui ne fait presque
rien sauf observer l’acolyte de droite dont il espère un jour prendre la place.
Ce dernier a un poste de confiance, il répond (en latin) aux prières de
l’officiant, change les livres de côté, apporte les burettes, manipule la
sonnette à l’élévation. Bref c’est un petit chef des cérémonies usuelles et
c’est lui qui se fait rappeler à l’ordre quand il est trop lent ou trop rapide. Le
grade suivant est celui de thuriféraire, le maître du feu et de l’encensoir
utilisé plus rarement et dans les grandes occasions, comme le poste le plus
important, celui de chef de enfants de choeur, qui dirige ceux-ci dans les
grandes cérémonies et qui porte la crosse et la mitre de l’évêque si celui-ci
est présent.
J’ai donc gravi tous les échelons jusqu’à celui de chef des enfants de choeur,
atteint au seuil de ma 11ème année, non sans anicroche d’ailleurs. Comme
thuriféraire, au cours d’une cérémonie, j’ai reçu une gifle de l’abbé Philippot
pour avoir mal calculé la longueur de la chaîne de l’ostensoir et cogné celuici, en le balançant, sur le tapis persan devant l’autel, répandant partout les
cendres brûlantes au risque de provoquer un incendie. Métier dangereux !
Enfin comme chef, j’avais une mission d’organisateur et je décidais des
calendriers et des rôles de chacun. Je contrôlais également la caisse des
enfants de chœur car nous recevions souvent des “dringuèles” à l’occasion
des baptêmes et des mariages, mais aussi à Pâques, quand nous portions
dans les maisons du buis et de l’eau bénite en agitant des crécelles (bruit
farfelu que j’ai fait supprimer). Nous avions décidé démocratiquement,
ensemble, de mettre tout cet argent dans un pot unique et qu’il serait utilisé
pour effectuer un voyage en commun. Mais voilà que le vicaire Philippot
voulait consacrer le contenu de cette caisse à un autre usage.
En écoutant les vieux à Seuris, j’avais appris beaucoup de choses sur les
droits, les manières de les défendre, les grèves etc. J’ai donc décidé une
grève générale des enfants de chœur ; plus de calendrier, plus de charges,
plus de présence à aucune cérémonie et, après trois semaines de ce régime, le
vicaire de la JOC et des ouvriers avait dû céder, étonné mais curieusement et
intérieurement assez content de la tournure qu’avait prise l’événement. Il ne
m’en a jamais tenu rigueur, du moins je crois. Encore, qu’à bien y penser,
j’étais plus puni que les autres quand je rigolais avec les filles durant le
catéchisme !
Quand je n’officiais pas comme enfant de chœur, j’allais chanter du
grégorien avec une petite chorale d’enfants dirigée par l’abbé Leurquin.
Dans le fond de la salle Saint Joseph, du côté droit avait été construite une
estrade sur laquelle perchait un vieil harmonium poussif que maltraitait tous
les dimanches à la grand‘messe un clerc chantre nommé Volont dont nous
essayions, en vain, de couvrir la voix nasillarde de nos voix enfantines. Le
fond de la salle était surtout le lieu de rencontre des jeunes gens des deux
sexes et on y papotait plus qu’on y priait. Plus d’une fois, le vicaire Philippot
dont la voix portait fort s’en était pris aux bavards sans vraiment réussir à les
faire taire tout à fait.
On sortait de la guerre et la jeunesse retrouvait toute son exubérance.
L’année de mes douze ans, j’avais dû laisser la place de chef des enfants de
chœur à un autre pour cause de communion solennelle. Ah les communions
de jadis ! Il n’y avait pas d’autos et tous les communiants descendaient au
centre d’Auvelais, de leur quartier, à pied, en famille, les petites filles en
mariées miniatures et les garçons, habillés de neuf et à la tignasse
brillantinée comme celle les stars masculines de l’époque (Valentino). Les
habitants des rues de passage regardaient tout cela, en badauds, sur le seuil
de leur porte. Tout ce monde se retrouvait dans la cour de l’école des sœurs
et, en procession, les communiants réunis rejoignaient la salle de l’école
Saint Joseph où les petites filles prenaient place à gauche et les petits
garçons à droite.
Les premières places de chaque rangée étaient occupées par d’autres petites
filles habillées en anges, qui, ayant répété la cérémonie, dirigeaient tous les
déplacements prévus. L’ange qui me précédait était une fille Scohy de
l’impasse Botte qui prenait un malin plaisir à ralentir brusquement sa marche
pour que je me cogne dans ses ailes.
C’est donc en essayant d’éviter des ailes d’ange que je suis entré dans
l’adolescence.
Al Batte
Les gamins de Seuris s’étaient attribué “la Batte” comme terrain de jeu
occasionnel. On y accédait généralement en longeant le chemin de fer vers
Falisolle au départ de la rue Chère Voie, en bordure de terrains cultivés 1, et
en traversant la grand route à la limite d’Auvelais où un chemin de terre,
appartenant à Falisolle, conduisait vers la Biesme, une vingtaine de mètres
en contrebas.
Le lieu-dit “Al Batte” était l’extrême sud de la commune d’Auvelais où la
Biesme devenait auvelaisienne et limitait la commune d’Arsimont sur une
petite centaine de mètres. La rivière caracolait au milieu des prés et l’endroit
choisi pour les ébats était un des coudes de celle-ci où une «gofe» permettait
d’avoir de l’eau jusqu’au-dessus de la ceinture lorsque les eaux étaient
basses. Nous avions aménagé un barrage de pierres qui élargissait de deux
petits mètres le lit de la rivière et nous faisait gagner 15 centimètres de
profondeur, de quoi nous permettre de réaliser trois brasses et de nous faire
croire que nous savions nager. Les moins pudiques nageaient tout nu, les
autres barbotaient en culotte courte. La Batte était aussi le lieu où nous
pouvions attraper des percots 2 et des têtards et parfois des dytiques et des
araignées d’eau que nous ramenions à la maison dans une vieille boîte à
conserve, avant d’improviser un aquarium dans un grand bocal à stériliser
emprunté à notre mère. Quelques galets ronds, dont un avec un peu de
mousse pour faire joli, de l’eau du robinet et ce petit monde vivait quelques
jours jusqu’au moment où, un matin, on découvrait le percot, flottant le
ventre en l’air et que la maman décidait qu’il était temps de jeter tout çà. Il
ne nous restait plus qu’à recommencer.
Les dytiques nous fascinaient car les plus vieux de la bande nous faisaient
croire qu’ils respiraient par leur derrière, et il faut avouer que ces insectes
faisaient tout pour nous convaincre.
Parfois nous rentrions à Seuris via la rue de la Bruyère, par un sentier qui
aboutissait à quelques maisons construites perpendiculairement à la route
dans le dernier tournant avant d’arriver au pont près du moulin, sentier qui
nous conduisait à la rue de Falisolle. C’était toujours un chemin de retour,
car en l’empruntant à l’aller, on risquait d’éveiller l’attention de la bande des
garçons du Pont-à-Biesme, bande adverse et ennemie qui revendiquait aussi
le territoire. À d’autres occasions, nous longions le chemin de fer, dans la
tranchée, jusqu’au pont de Chère-Voie, probablement parce que c’était
défendu, et nous remontions sur le pont, à flanc de colline, par un sentier qui
débutait derrière un signal muni d’un téléphone.
Nous n’allions nous ébattre à la Batte que durant les vacances d’été et
lorsque la chaleur nous conduisait vers l’eau.
1. Ces terrains sont occupés aujourd’hui par l’hôpital.
2. Petits poissons avec des nageoires épineuses (épinoches ?)
La résistance dans la Basse Sambre et à Auvelais (19401945)
L’histoire de la résistance à Auvelais durant la seconde guerre mondiale n’a
jamais été écrite à ma connaissance et bien que je fusse un jeune écolier à
l’époque, je me souviens de quelques péripéties qui m’avaient frappé et qui
appartiennent à cette histoire.
Il est certain qu’il y avait plusieurs groupements de résistance dans la
commune, lesquels n’avaient pas de contact à l’échelon communal pour des
raisons de sécurité, de protection et d’anonymat des membres. Les faits dont
je me souviens concernent au moins 4 groupes de résistance.
Par ordre chronologique, le premier des faits a eu lieu dans le quartier de
Seuris, le soir ou la nuit, lorsqu’un camion est venu arrêter le père Pietquin,
mineur qui faisait partie d’un réseau communiste. Le camion était garé près
de notre maison et je me souviens surtout des bruits de pas précipités, des
ordres gutturaux et surtout de la voix de l’épouse, accourant de sa maison en
apportant le pardessus de son mari en criant : « Tiens, prend ton paletot pour
ne pas avoir froid ».
Florent Pietquin ne reviendra jamais à Seuris, il mourra au sinistre camp de
Buchenwald.
Le second fait se passe alors que j’étais en seconde année à l’école primaire
de Saint Joseph, rue Radache. Les Allemands étaient venus au domicile du
maître Tasiaux pour arrêter celui-ci. Comme il était à ce moment à l’école où
il enseignait en 5ème primaire, le maître avait pu être informé à temps et,
comme il enseignait dans les bâtiments au fond de la cour, il put s’échapper
par les jardins des maisons de la rue de Falisolle.
Le troisième fait se passe après la libération d’Auvelais lors de l’enterrement
de plusieurs résistants armés, abattus au cours de combats avec les troupes
allemandes en retraite. Parmi ceux-ci, un Auvelaisien, Noël Legrain tué au
combat à Graide. Les enfants des écoles (j’étais en troisième année) étaient
présents le long du cortège funèbre que des résistants armés encadraient.
Noël Legrain repose depuis 65 ans dans le caveau de famille au cimetière
d’Auvelais, au début de l’allée centrale à main droite.
Un quatrième fait se déroule à la libération d’Auvelais, lorsque les
Allemands ont détruit le pont sur la Sambre qui conduit aux Alloux et dont
des résistants ont tenté sans succès d’empêcher la destruction. On entendait
les tirs de mitrailleuse jusqu’à Seuris. Peu de temps après cet événement, des
camions avec des résistants arrêtaient les collaborateurs pour les soustraire à
la colère des gens.
Je n’ai su qu’après le guerre (sécurité oblige) que mon père faisait aussi
partie d’un groupement de résistance, le Mouvement National Belge
(MNB), dans lequel son activité principale consistait à recueillir des
renseignements, ce qui était assez facile avec son métier d’accisien qui le
faisait voyager beaucoup et partout. C’est lui qui fit connaître le petit champ
d’aviation (chasseurs) que les Allemands avaient installé dans les bois de
Taravisée. Cette appartenance expliquait les inquiétudes de ma mère et de
ma sœur aînée (au courant de cette activité) lorsque des Allemands se
pointaient dans le quartier.
C’est le seul mouvement de résistance dont je connais l’organisation et les
activités. Il comportait plus de 30.000 membres, était reconnu par Londres et
était dirigé par un Directoire siégeant discrètement à Bruxelles. Il existait un
comité provincial dans chaque province du pays, des zones, des secteurs
subdivisés en comités locaux comportant plusieurs brigades selon
l’importance de la population. Chaque brigade comportait en général deux
sections et neuf équipes de 5 à 6 hommes chacune. Mon père avait constitué
une équipe à Seuris avec quelques voisins dont Joseph Lahaye, Hyacinthe
Vandenheede, Alphonse Wautelet entre autres. Cette structure très
compartimentée, où on ne connaissait que le responsable de l’étage
supérieur, a permis au mouvement de supporter la décapitation du Directoire
de Bruxelles, par deux fois (en 1942 et en 1944) et sa reconstitution
immédiate chaque fois avec des éléments de l’étage inférieur.
Le MNB avait 4 types d’activités :
1) organisation paramilitaire (récupération d’armes, sabotage d’usines et de
matériel ennemi…) ;
2) presse clandestine (périodiques, tracts, tracts défaitistes en langue
allemande, faux papiers…) ;
3) renseignements (mouvement de troupes, endroits de dépôts, etc.) ;
4) secours (aux familles des prisonniers politiques, évacuation d’aviateurs,
cache des réfractaires)
Le périodique édité par le MNB était La Voix des Belges.
Il y eut, à ma connaissance, parmi les 670 journaux clandestins du pays,
deux revues patriotiques publiées dans la Basse Sambre : La Jeune Garde et
Les Mineurs de la Basse Sambre, mais je ne sais pas où elles étaient
imprimées.
32 résistants de ce qui deviendra plus tard Sambreville ont été tués pendant
la guerre. Il n’existe pour eux, je crois, aucun monument, aucune plaque
souvenir. Que la liste suivante rappelle aux Sambrevillois que parce qu’ils
sont morts pour la liberté dont nous jouissons aujourd’hui, ils ont le droit de
vivre dans nos mémoires.
Martyrologue de la Résistance à Sambreville (1940-1945)
Aout Arthur de Tamines mort à Buchenwald
Auquière Joseph de Tamines abattu en Allemagne
Casellas Emilio de Moignelée mort à Buchenwald
Cereghetti Georges de Tamines tué à Noville
Cobut Fernand de Falisolle mort à Ellrich
Corbu Fernand d’Auvelais mort à Flossenburg
Couvreur Camille de Tamines mort à Buchenwald
Degimbe Joseph d’Arsimont tué à Arsimont
Demarcelle Noëlla de Moignelée morte à Neubrandenberg
Deprez Georges d’Arsimont massacré à Mont Gauthier
Dereppe Ferdinand d’Auvelais mort à Bergen Belsen
Destrée Joseph d’Auvelais mort à Buchenwald
Dufaux Théodule de Tamines mort à Nordhausen
Gilson Joseph d’Auvelais mort à Bergen Belsen
Gossiaux Vital de Tamines fusillé à Schaerbeek
Hambenne Émile d’Auvelais tué à Auvelais
Houdy Émile d’Auvelais tué à Auvelais
Jacques Fernand d’Auvelais mort à Gross-Rosen
Jeanmart Aimé d’Auvelais fusillé à Charleroi
Legrain Noël d’Auvelais tué à l’ennemi à Graide
Michaux Jules d’Auvelais tué à Weillen
Mottart Adelin de Tamines mort à Sachsenhausen
Nicolay Raymond de Tamines mort à Anvers
Patris Théodore de Tamines mort à Boussu en Fagne
Pietquin Florent d’Auvelais mort à Buchenwald
Piette Jules de Tamines fusillé à Schaerbeek
Piette Jules de Moignelée fusillé à Flawinne
Rodrigue Alphonse de Falisolle mort à Ellrich
Rousseau Jules de Tamines mort à Ellrich
Stavaux Estelle de Tamines morte à Ravensbrück
Vanhal Émile d’Auvelais mort à Auvelais
Vausort Lucien d’Arsimont tué à l’ennemi à Maibelle
Volan Jean-Baptiste de Moignelée mort à Breendonck
Il est probable que beaucoup d’Auvelaisiens connaissaient d’autres faits
relatifs à la résistance. 65 années après la seconde guerre, il serait peut être
intéressant qu’ils écrivent leurs souvenirs.
Seuris, à la vesprée
Mon intention première en écrivant ces petits textes sur les gens de Seuris,
c’était surtout de continuer à les faire vivre par la magie des mots, car eux,
qui sont disparus pour la plupart je ne voulais pas qu’ils restent des morts
anonymes.
Pour avoir vécu mon enfance à Seuris, même pendant la guerre, je ne me
souviens pas de jours réellement malheureux. On avait bien des fessées,
souvent méritées, sans avoir cette attitude étonnante qu’ont certains jeunes
aujourd’hui d’envoyer leurs parents s’expliquer à ce sujet devant un juge.
La société a bien changé et je ne suis pas sûr que ce soit en mieux et qu’on y
soit plus heureux.
Jadis on était construit de l’amour de sa mère, toujours présente ou du moins
souvent et de l’autorité et du respect de son père. Tout le monde se
connaissait ; on respectait les vieux, on partageait son temps, on se parlait,
on apprenait en écoutant.
Les gens se rassemblaient les soirées où il faisait beau. Près de chez nous,
dans l’avenue du cimetière, le lieu de rassemblement était le mur de la petite
école, à l’abri du vent s’il y en avait et à l’ombre des platanes si le soleil
était encore fort. Chacun apportait son siège, les enfants s’asseyaient sur la
bordure et écoutaient les “vieux” qui racontaient leur jeunesse, leur travail,
leurs farces ou leur guerre, tout cela dans une langue wallonne imagée, riche,
qu’on apprenait comme cela, sur le tas, par osmose, sans livre mais avec
quels maîtres.
Parfois ils nous demandaient de chanter et je me taillais un petit succès (du
moins je le croyais) avec une chanson que m’avait apprise un de mes oncles
habitant le long de la Molignée à l’ombre du monastère de Maredsous,
chanson innocente qui racontait ceci : “ A Bioul, à Bioul, i gna des bèllès
fîyes, à Bioul, à Bioul, c’est mi qui coutch’avou “ !
Raison du succès : j’avais 4 ans.
Ces réunions tenaient lieu de journal, de radio, de télévision. Les gens y
riaient beaucoup, c’était leur thérapie. Je dois avouer qu’il y avait beaucoup
moins de malade qu’aujourd’hui ; sans doute parce qu’il y avait moins de
médecins et moins de maladies. Et puis, les remèdes étaient parfois
terriblement efficaces.
Avez-vous seulement entendu parler du bleu de méthylène ? Il y en avait
dans toutes les maisons, dans une petite armoire inaccessible aux enfants, à
côté de l’eau oxygénée, de la teinture d’iode, de l’éther, de l’huile
gommenolée pour le nez, des aspirines et de la poire à lavements. Premières
notions de chimie. C’était pour celui qui l’administrait, le remède miracle
contre les infections de la gorge. C’était un supplice pour ceux qui le
recevaient.
À la moindre infection de la gorge, un gros tampon d’ouate tenu par une
espèce de pince était trempé dans cette mixture et enfoncé dans la gorge du
patient qui faisait des efforts pour ne pas remettre son dîner. Cela s’appelait
un badigeon. On guérissait toujours, soit par l’effet de la mixture et plus
souvent je crois, par la crainte d’une seconde intervention.
Mais il y avait toujours une énorme surprise à la clé : la prochaine fois qu’on
allait à la cour, on pissait écolo avec effroi, tout vert ! Et la maman
interrogée nous expliquait avec amusement que le bleu et le jaune mélangés
donnent toujours du vert. Leçon de chose à peine rassurante car on savait
qu’elle mettait du bleu dans le linge pour qu’il devienne plus …blanc.!
Les réunions de vieux se tenaient dans les volutes de fumée des pipes car le
tabac ne tuait pas à l’époque, les deux petites gouttes journalières (une pour
chaque jambe), le verre de bière qu’ils buvaient de temps à autre (c’est bon
pour les pierres aux reins) ou la bistouille quand il faisait froid ne tuaient
pas non plus. Quand un autre vieux mourrait, on disait simplement “ il est
rallé “ et on parlait plus volontiers du moral des proches qui restaient. Quand
deux jeunes se mariaient, la mémoire collective retraçait leur généalogie
jusqu’à bien haut avec des anecdotes historiques sur la mémé Suzanne de
l’un, qui pouvait valser sur un seul pavé ou le tonton Bertrand de l’autre qui
manoeuvre de maçon pouvait porter trois sacs de ciment d’un coup (pas les
minimes d’aujourd’hui, des 50 Kg) et qui était un chaud lapin,
manifestement les personnages éminents des deux familles. Langage
énigmatique et poétique pour les enfants que nous étions: je voyais des
lapins construisant des maisons et des vieilles dames en tutu faisant des
pointes sur un pavé unique et minuscule ! On n’avait pas besoin de dessins
animés pour se créer un monde merveilleux, l’imagination suffisait.
Les seuls tags qu’on pouvait découvrir dans le quartier étaient les jeux de
marelle des filles dessinés à la craie, à même la route et qui ne résistaient pas
à la moindre averse. Jeux de marelle partagés souvent avec les garçons ;
exercices de fitness de l’époque.
Quand l’averse s’annonçait au cours d’une de ces réunions de vieux, un de
ceux-ci disait péremptoire : « V’la qui rattaqu’à ploure » et tous
empoignaient leur siège pour rentrer à l’abri chez eux.
Mais les quelques garçons présents et incrédules attendaient encore à l’abri
des platanes pour bien humer l’odeur particulière de cette pluie tombant dans
la poussière en y dessinant de petits cratères et, quand finalement ils
s’encouraient chez eux ou vers un abri plus sûr, Seuris redevenait pour un
moment, désert et calme.
François, Willy, Roger, ABE
Les amitiés d’enfance sont les plus profondes et les plus solides. J’étais déjà
à l’école gardienne depuis près d’un an quand ils y sont arrivés et c’est la
dernière année de l’école primaire qui nous a séparé physiquement, 9 années
ensemble (3285 jours), mais les liens d’amitié n’ont jamais été rompus.
François Vervotte m’a toujours dépassé d’une demi tête, il était plus grand,
plus fort, plus calme également. Aussi loin que je me souvienne, il a toujours
été près de moi, protecteur, comme mon ombre. Il était le troisième enfant
d’une famille de quatre, avec un grand frère, Joseph et deux soeurs, une
grande, Clémence et une plus jeune, Odette qui habitent toujours Auvelais,
je crois. Son papa était mineur et sa ma maman était la soeur d’Olivier
Grégoire qui fut secrétaire général du MOC (Mouvement Ouvrier Chrétien).
Le moins doué des quatre pour les études, il fit néanmoins son école
primaire d’une traite, sans le moindre problème et entra dans le travail à
l’âge de quatorze ans comme beaucoup de garçons du quartier de Seuris. Ce
n’est peut être pas par hasard qu’il choisit de devenir monteur comme son
grand frère qu’il admirait beaucoup, mort jeune homme dans un accident du
travail sur un chantier. François est disparu relativement jeune aussi, il devait
avoir moins de quarante ans.
Willy Warichet était incontestablement le plus doué des quatre. D’une
intelligence vive qui transparaissait à travers ses yeux “ernaujes”, il
appartenait sans effort et sans travail au groupe des premiers de classe. Il
avait trois ans quand son papa, typographe chez Duculot, est mort en 1939,
laissant sa jeune maman au seuil de la guerre avec deux petits garçons Willy
et son frère Fernand de deux ans son cadet. Willy n’était pas seulement
intelligent, il était aussi d’une audace folle et osait des choses qui me
donnent encore aujourd’hui des frissons dans le dos, comme aller à
trottinette sur le parapet en pierres du pont de Chère Voie (35 cm de large, 9
mètres de haut), ou plonger dans la Sambre du pont du chemin de fer, sans
savoir nager Le peu d’audace que nous avons acquise, c’est à Willy que
nous la devons. J’ai souvent pensé à ce qu’aurait pu devenir un garçon de ce
tempérament sous l’autorité tutélaire d’un papa pour canaliser l’intelligence
et les audaces. Le sort est souvent injuste.
Willy avait deux chiens, chiots d’une même portée, qui avaient acquis,
probablement par mimétisme, les qualités de leur maître. L’audace et l’éveil.
C’est surtout dans ces deux qualités que résidait leur beauté. Milou était
blanc et ressemblait au chien de Tintin, en plus « crollé » ; Moli était la copie
de son frère en brun très clair. Ils étaient tous deux la terreur des chats du
quartier et avaient un don particulier pour les dépister. Ils acceptaient
facilement chacun d’entre nous comme maître. Mon intérêt actuel pour les
chiens est probablement dû à la rencontre de ces deux-là durant mon
enfance. Willy, comme François a été en usine à quatorze ans et est devenu
également monteur, métier qu’il a exercé jusqu’à sa retraite. Je le rencontrais
parfois quand j’allais sur la tombe de mes parents à la Toussaint. La dernière
fois que je l’ai vu, il m’a expliqué qu’il créait des mots croisés pour les
journaux et les revues.
Roger Fichefet était un garçon calme et un élève d’une bonne moyenne. Il
habitait sur la rue de Falisolle avec ses parents et son petit frère Claude ;
tous les deux m’ont suivi dans la branche louveteau du scoutisme et ont fait
partie de ma sizaine jusqu’à ce que je quitte l’école primaire. À l’âge de
quatorze ans, il a été mis au travail avec son père, comme apprenti, mais plus
tard il a créé sa propre PME de plomberie-zinguerie du côté de Baulet. Je ne
l’ai plus jamais revu, mais il est venu à la maison de mes parents faire des
travaux alors que j’avais déjà quitté celle-ci.
Je n’ai pas honte d’avouer que j’ai pleuré, tout seul, quand nous avons été
séparés à la fin des primaires, c’est comme si on avait détruit une fratrie. Eux
sont entrés dans le circuit du travail pendant que je continuais des études et
qu’on m’apprenait des tas de choses peu utiles, bien moins de toute évidence
qu’une amitié qui avait pris naissance à l’âge de trois ans dans cette nouvelle
petite école du quartier de Seuris.
Tous trois sont disparus aujourd’hui et n’existent plus que dans leur
descendance et dans ma mémoire. Je trouve injuste que les gens simples
n’aient jamais droit à une simple biographie de quelques lignes comme s’ils
n’avaient pas d’histoire.
Voilà une injustice humblement réparée.
.
Auvelais, hier.
Alors qu’on parle de fermer les guichets de la gare et de remplacer le
fonctionnaire par un distributeur de tickets, les Auvelaisiens d’aujourd’hui
peuvent difficilement s’imaginer ce qu’était Auvelais il y a plus de soixante
ans. Imaginez un passage à niveau fermé, une passerelle envahie, les quais
de cette gare noir de monde à partir de 7 heures du matin, les étudiants qui
partent vers leur collège ou leur Athénée ; les ouvriers qui arrivent en masse
dans les nombreuses industries (il y a peu d’autos), d’autres ouvriers et
employés qui partent vers Charleroi, vers Gembloux, Jemeppe, Moustier ou
Franière où des industries prospèrent. En fait on peut dire sans beaucoup se
tromper que la population d’Auvelais doublait au cours des heures de travail.
Le soir, vers 17 heures, c’était le mouvement et la fébrilité inverses.
La gare était le lieu des rencontres ; les groupes s’y formaient pour entamer
quelques parties de couillon le long du trajet et le wallon était l’espéranto de
tous ces gens. Quelques retardataires, souvent les mêmes, couraient sur la
passerelle car le ou les trains étaient déjà en gare. Les horaires du chemin de
fer avaient prévu que les trains vers Namur et ceux vers Charleroi se
croiseraient chez nous, et l’unique quai était utilisé sur toute sa longueur car
les deux convois comportaient 8 ou 9 voitures.
Le « Petit Gembloux » se distinguait des autres convois car il était d’un autre
âge avec ses voitures en bois ayant une portière par compartiment. Plus
poussif, il passait avant le train de Namur qu’il attendait sur une voie latérale
à Jemeppe où transitaient les voyageurs à destination de Bruxelles.
Les jours se succédaient identiques suivant les mêmes rites : on achetait le
journal en passant devant chez Tilis, on montrait son abonnement à la sortie
de la gare vers le quai, et on choisissait sur celui-ci l’endroit supposé où
s’arrêterait le wagon (toujours le même), fumeur ou non fumeur, qu’on
prenait chaque jour, pour y rencontrer les mêmes personnes dans les mêmes
compartiments.
Il y avait 3 classes à l’époque ; une presque vide avec des fauteuils
rembourrés, rouges et beaucoup d’espace ; une à moitié pleine avec des
sièges rembourrés, verts et un peu moins d’espace, et une bondée, celle des
ouvriers qui devaient se contenter de banquettes en bois où les culottes de
velours avaient vite fait disparaître le vernis. Dans cette classe, l’espace était
mesuré entre les banquettes à tel point qu’on aurait pu dire comme dans la
chanson : « vos gngnos conte mes gngnos … »
Le matin, les mallettes des employés ou les muzètes des travailleurs étaient
gonflées des « miches », des thermos ou des bidons, et elles sentaient bon
l’omelette, le lard fumé, le saucisson, le pâté de foie la tête pressée ou le
cervelas. Posées dans le porte bagage au dessus des voyageurs, elles
laissaient tomber sur ceux-ci des senteurs de cuisine, comme si la maison
partait avec eux, avant d’embaumer tout le compartiment et même les
couloirs.
En rentrant le soir, les voyageurs étaient moins pressés, la fatigue ou la
flemme ; ils prenaient le temps de regarder parfois les vitrines des nombreux
magasins.
Il faut d’ailleurs préciser qu’Auvelais était constellé de petits commerces,
dans tout le centre et plus particulièrement dans les rues et les ruelles qui
convergeaient vers la gare mais contrairement à aujourd’hui il n’y avait peu
ou pas de petits restaurants. Mais il existait aussi des petits commerces dans
d’autres directions, par exemple, la rue du Pont à Biesmes qui débutait fort
avec à gauche, la pharmacie Dinant, le magasin d’électricité Hallouin, la
quincaillerie Cauderlier, le peintre tapissier Allard, puis un marchand de
tabac suivi d’un marchand de friandises et d’une modiste. De l’autre côté, le
magasin d’instruments de musique Marquet et le marchand de meubles
Jeanmart.
Mais le magasin incontournable du centre, par la taille, la longueur des
vitrines et l’odeur des tissus, c’était le magasin Jeanne d’Arc, passage obligé
des familles entières avant les mariages et les communions pour se
« r’moussi fén noû », deux pantalons et une veste car celle-ci s’use moins
vite. On pouvait y avoir un costume sur mesure ou en choisir un parmi la
bonne centaine qui garnissait les nombreuses penderies. Il y avait la section
« femmes » et la section « hommes » bien séparées comme il se doit ;
chacune possédait ses vitrines ou des mannequins statiques présentaient les
nouveautés de la mode. Quand on changeait les vitrines, pudeur
exceptionnelle de l’époque, on cachait la nudité des mannequins avec des
housses appropriées qui les faisaient ressembler à des fantômes ; d’autres
prétendaient que c’était pour les poussières faites par l’étalagiste.
Aux grandes occasions, les villageois des environs descendaient «en ville»
Un jour une famille, papa, maman et fiston, (je ne dirai pas de quel village
ils étaient) venaient faire tailler un costume pour le gamin qui allait faire sa
communion, mais le costume devait être solide assez pour servir aussi, plus
tard, à ses deux frères plus jeunes. Monsieur Gigot, de service au magasin,
montrait plusieurs tissus à la femme en lui expliquant les avantages de
chacun, quand celle-ci lui répondit (elle se devait de parler français, en ville,
dans un tel magasin) : « pour nous, n’est-ce pas, ce n’est pas tellement la
joliesse qu’on voudrait bien, mais c’est surtout la forteresse » et se tournant
vers son mari : « n’est-ce pas Mossieu » !.Et l’homme surpris et interloqué,
de répondre : « Mi, Mi, d’jin n’so né avou Madame, d’ji vins qwér one
calote à pène». Histoire véridique..
Dans la même rue, entre la pâtisserie Henry et le magasin Dréval, devant la
banque de Bruxelles, il y avait un petit magasin tenu par une vieille femme,
où on pouvait acheter des canevas représentant des paysages, des fleurs ou
des scènes du passé. Beaucoup de filles d’Auvelais se sont exercées au point
de croix sur ces canevas- là.
La saint Nicolas était l’affaire de deux grands magasins spécialisés, chez
Tilis, déjà cité et chez Sottiaux, petit magasin près de l’hôtel de ville qui
s’était agrandi largement en déménageant dans la rue du Centre, près de
l’Arc en Ciel. On y trouvait toutes les tailles de meccano pour les garçons et
toutes les espèces de poupées pour les filles, jeux orientés qui présageaient
les fonctions et les charges de chacun plus tard.
Auvelais, c’était également le concours de la plus belle vitrine à Pâques avec
le carrosse ou le château en sucre, hors concours, du pâtissier Henry, les
têtes de cochon entourées de charcuterie des bouchers, et les vitrines à
thèmes des autres, l’Italie ensoleillée, la Grèce et ses ruines, la Chine ou le
Mexique.
On ne peut pas ne pas parler de la Cavalcade annuelle à la même époque;
les géants n’existaient pas encore, du moins ceux d’Auvelais, il n’y avait pas
encore de majorettes et la plupart des groupes étaient flamands ; les gilles de
La Louvière et les chinels de Fosses se tenaient à distance dans le cortège où
il n’y avait pas de prince carnaval comme on en voit se pavaner partout
aujourd’hui. Le rondeau final, sur la grand’ place et la remise des
récompenses attirait toute la population et les visiteurs, comme un aimant.
Ce jour-là Auvelais était véritablement la capitale de la Basse Sambre même
si, la veille, tout le monde avait regardé avec anxiété le temps qu’il faisait
sur la cavalcade de Fleurus.
Et quand les flonflons de la fête mourraient et qu’Auvelais s’endormait
enfin, le phare breton, gardien vigilant de la ville, accompagnait de ses
rayons matinaux, les pas hésitants des derniers fêtards qui remontaient, tant
bien que vaille, vers Seuris, la Sarthe ou les Ternes.
Auvelais c’était « notre terre » comme l’a si bien décrite et chantée Willy
Félix, notre terre partagée.
L’UBSA, l’Union Basse Sambre Auvelais.
Une cité industrielle comme Auvelais devait avoir un club de football de
renom, cela participait d’ailleurs à la publicité pour ses entreprises. Située
entre Charleroi et Namur, avec ses industries comme principaux sponsors,
Auvelais était tout indiqué pour créer un club qui avait pour vocation
d’attirer les meilleurs joueurs des villages environnants de la Basse Sambre,
d’où le nom.
Avant la seconde guerre, le club jouait déjà en division d’honneur et
comptait plusieurs groupements de supporters. Les joueurs trouvaient des
emplois dans les industries et celles-ci leur faisaient des facilités pour
assister aux entraînements. Cette manière de faire permettait les transferts de
joueurs, tous amateurs, certains de trouver sur place un emploi d’ouvrier ou
d’employé grâce à leur nouveau club. C’est ainsi que plusieurs joueurs
flamands ont fait souche à Auvelais comme Brouns. Mais des garçons du cru
ont eu également une certaine notoriété à l’époque comme Thérasse ou
Pochet.
Ce dernier a encore joué une ou deux années après la guerre, toujours
soutenu par sa mère, supportrice au parapluie redoutable, si on critiquait son
“gamin” grisonnant et déjà bien engagé pourtant dans la trentaine.
Après la guerre et la réforme du calendrier sportif, l’UBSA a fait du yoyo
entre la première provinciale et la promotion avec des garçons de la ville
comme le grand Bouchat, Guillaume un keeper remarquable qui avait fait
construire à Seuris, avenue du cimetière, Mathieu qui jouait également à la
balle pelote, Jules Libois policier et arrière facétieux et des transferts comme
Aidans, un solide centre avant ardennais ou Hardy.
Dans ce jeu de yoyo, le grand adversaire de l’UBSA était le club namurois
de Jambes et les derbies UBSA-Jambes amenaient au stade du Pont-àBiesmes plus de monde qu’on en trouve aujourd’hui dans certains clubs de
division 2. Autre époque.
Mais l’UBSA deviendra un grand club lorsque le comité engagera comme
joueur entraîneur, un ancien international du Sporting de Charleroi,
originaire de Ham, redoutable buteur : René Thirifays.
Il fera venir à l’UBSA d’autres grands joueurs de la région comme Bauloye
(ex Olympic) de Falisolle, Doumont (ex Sporting) de Ham, le keeper Lebon
(ex Olympic, ex international), Drobek (ex Olympic) entourés de jeunes
joueurs du cru : Sacré, Willems, Revillod, Dury, Montigny, Lorand et plus
tard Albert Oleffe de Seuris, etc. dont certains ont été transférés ensuite dans
les grands clubs hennuyers.
Thirifays avait amené, avec la discipline, un fond de jeu des divisions
supérieures et surtout la volonté de vaincre. L’UBSA devint un home-team
réputé en division 3, où les meilleurs clubs flamands venaient mordre la
poussière. Elle fut même bien près de monter en division 2 une année.
Au football, les gamins apprenaient sans peine leurs premiers rudiments de
langue anglaise : keeper, back, half, corner, penalty, foul, off side etc,
prononcés comme il se doit à la wallonne ( I djouwe au kép) et que les plus
âgés poursuivaient ensuite grâce aux chanteurs et aux chanteuses populaires
d’outre-manche ou d’outre atlantique, Brenda Lee (I ‘m Sorry), les Platters
(The magic touch) et une foule d’autres dont les slows étaient très
…dansants et …très dansés.
Après le match, le dimanche, les jeunes gens repassaient dans leur café
préféré pour les commentaires inévitables et pour se refaire la voix avec une
bonne bière. Leur petite amie les rejoignait là, sauf celles - il y en avait - qui
avaient assisté au match, puis, toute la bande allait au cinéma, à la séance du
soir, à la dernière rangée du balcon, dernière distraction de la semaine.
Certains auraient même eu du mal à raconter le film.
Tous les matches avaient lieu le dimanche et lorsque l’équipe jouait à
l’extérieur, les jeunes allaient voir sur la grand-place si le drapeau du club
était mis au balcon de l’Harmonie, signe de non défaite.
Dans de nombreux cafés d’ailleurs, les résultats du dimanche de toutes les
divisions étaient affichés.
Tous les jeunes gens d’Auvelais tapaient tant bien que mal sur un ballon à
l’époque. Pour notre part, cela se passait le samedi en fin d’après-midi sur un
terrain mal nivelé derrière l’école St. Joseph. Chacun arrivait à vélo de son
quartier et se faisait transpirer une bonne heure de quoi évacuer les toxines
accumulées durant la semaine.
Rien à voir avec le football de compétition, mais cela permettait de garder la
forme. Parfois, Albert Burton (Auvelaisien -il l’est toujours- joueur de
Sporting de Charleroi) venait taper sur le ballon avec nous et on transpirait
plus ce samedi là. Plus jeunes, nous avions fait de longues parties de foot à
Seuris, au bout de la rue du Progrès, à l’endroit actuel de l’école. Des pulls
sur le sol marquant les buts des deux camps. Comme on n’était pas riche, la
balle n’était pas toujours un vrai ballon de foot.
Les matches de football étaient des lieux de rencontres et de mixité sociales.
J’y retrouvais deux fois par mois Jules, un petit être passionné qui travaillait
dans une ferme des Ternes où j’avais été quelquefois avec ma sœur aînée,
amie de Francine (1), la fille de la maison. Jules m’avait appris, parfois avec
humour, les chevaux et les vaches, leur nourriture, leur utilité ; le lait, la
crème, la baratte, la charrue, l’avoine, le froment, le débardage. Peut-être
avait-il été inconsciemment la source de ma vocation d’agronome. Un jour
que, petit garçon, j’étais horrifié par un énorme Brabançon qui faisait sans
gêne ses crottins dans l’écurie, Jules m’a dit : « regarde bien, pour se faire
pardonner, il va faire un clin d’œil avec son derrière ». Et c’était vrai ! Les
paroles de Jules étaient des oracles.
Nous étions tous les deux, fatalement, chauvins. Les couleurs du club étaient
celles de la ville, chose curieuse et particulièrement rare : deux clubs
seulement portaient des maillots oranges, un flamand et un wallon pour que
l’équilibre soit respecté : Eeklo en Flandre et Auvelais dans le sud.
Au football, souvent au même endroit, à quelques mètres de distance, on se
fâchait, Jules et moi, pour les mêmes mauvaises passes et on sautait de joie
pour les mêmes goals, c’était une manière d’être en communion. Lorsque
l’UBSA marquait, toute la ville était informée par les cris de joie des
supporters qu’on entendait même jusque dans les quartiers périphériques.
Les loisirs étaient fatalement sociaux et locaux, car il n’y avait pas ou peu de
TV et très peu d’autos et dans ces loisirs, le football et le cinéma tenaient
une place primordiale et considérable.
Les dimanches où l’UBSA jouait à l’extérieur, les jeunes se défoulaient le
dimanche après-midi en jouant au football de table, au ping pong ou au
billard américain qu’on trouvait dans beaucoup de cafés avec les premiers
juke-boxes. Les premières machines à sous faisaient leur apparition et,
comme les gains étaient payés en cash à l’époque, en les mettant dans une
cagnotte, notre groupe de jeunes put satisfaire sa soif, durant près de 6 mois
sur les avoirs de cette cagnotte, jusqu’à ce que ces gains en cash soient
interdits par la loi. Pas besoin de Bob à l’époque ; on n’avait pas d’auto.
(1) Francine vit toujours bon pied bon œil, en France et doit avoir dépassé la
nonantaine
Les cinémas, jadis, à Auvelais.
Le premier cinéma à Auvelais date de quelques années avant ma naissance,
c’est vous dire s’il y a longtemps. C’était à la charnière entre l’époque des
derniers films muets et des premiers films parlants, entre les deux guerres.
On doit le premier cinéma à Auvelais à la famille Dréval qui possédait entre
la Grand-Place et la rue du centre, une surface assez grande pour ce genre
d’activité. C’est un des vieux de Seuris qui raconte, al chîje, l’histoire
suivante :
…le vieux grand-père Dréval ne ratait pas un seul des films et avait
d’ailleurs son fauteuil permanent au fond de la salle. On passait ce jour-là un
des premiers thrillers qui débutait par quelqu’un qui marchait dans une ruelle
mal éclairée, la nuit. On entendait que ses pas sur les dalles du chemin. La
salle de cinéma était tout à fait sombre.
L’homme entra dans une maison isolée dont la porte grinça et il dit à voix
haute : Y a-t-il quelqu’un ?
Alors on entendit dans le fond de la salle, le vieux Dréval répondre tout haut
pour le plaisir des spectateurs : Oyi dji su co véci, dji m’a èdwarmu !
Une autre histoire vraie s’est passée au cinéma La Renaissance avant la
guerre toujours, mais quelques années plus tard. On y passait un film
d’amour américain. Il faut savoir qu’à l’époque, dans la puritaine Amérique,
la durée maximale des baisers dans les films avait été limitée à 7 secondes,
Mais, pour le plaisir des spectateurs, l’opérateur, qui suivait le film par une
“bawète”, freinait parfois la bobine avec son doigt pour faire durer le baiser
plus longtemps. C’est ce qui s’était passé à la Renaissance ce jour-là, et
l’opérateur avait eu le doigt assez lourd. Le gros Collige, spectateur attentif,
hyper excité par douze secondes de baiser fougueux, cria tout haut dans la
salle : “Mougn-lu tant qu’t’y es”.
Éclat de rire général !
C’était comme cela, le cinéma à Auvelais, avant la guerre ; le spectacle était
sur l’écran et souvent aussi dans la salle.
Il faut préciser que ces gens-là avaient peu de loisirs puisque les premiers
congés payés datent de 1936, qu’on travaillait 6 jours semaines et que les
gamins, pour la plupart commençaient à l’usine à 14 ans. Pas question
d’aller en vacances à l’étranger et rarement à la mer, les voyages se faisaient
à travers le cinéma.
Après la guerre on a eu droit aux actualités Belgavox qui commençaient
toujours par les danses des Tutsis du Ruanda, puis aux premières réclames
filmées ainsi qu’aux films en couleurs que j’ai été pour la première fois voir
au cinéma avec ma mère : “Le livre de la jungle” (pas le dessin animé) avec
Sabu dans le rôle de Mowgli, avec un vrai tigre, un vrai serpent, de vrais
loups et de vrais singes. Cela nous changeait un peu des Buster Keaton,
Charlot et Laurel et Hardy qu’on nous avait permis de voir jusqu’alors.
À Auvelais ou à Tamines on bénéficiait assez souvent des plus grands films
du moment, mais généralement avec quelques semaines de retard. C’était
sans importance car on était averti dans les quartiers par un affichage
régulier des films à venir dans tous les cinémas de ces deux communes.
Un dimanche (cela se passait à l’Harmonie) il y eut foule pour un grand film
américain en technicolor, appelé “Peyton Place” -le nom d’un village aux
États-Unis- qu’un traducteur astucieux ou facétieux avait traduit par un titre
français très commercial : “Les plaisirs de l’enfer”. Tout Auvelais s’était
précipité pour voir ces plaisirs-là, à l’ombre de l’église, encore ! On a même
dû refuser du monde, frustré et fâché. En fait de plaisirs, les gens furent
déçus, mais comme le film était beau, cela fut vite oublié, d’autant plus que
Vadim et Brigitte Bardot se pointaient déjà à l’horizon avec la production
« Et Dieu créa la femme » et que James Dean n’était pas loin non plus.
Après ces films-là, on ne regarda plus jamais les filles d’Auvelais avec le
même regard. Et pourtant on était encore très loin des mini-jupes, des
bluejeans collants et des blouses courtes aérant les « boutroules ».
On choisissait donc le film le plus attrayant entre les six cinémas (4 à
Tamines et 2 à Auvelais) et on y allait en groupe, souvent à la dernière
séance du dimanche. À Tamines, près de la Sambre, un film, dont je n’ai
plus jamais entendu parler ensuite, « Mondo Cane », un monde de chien,
m’avait particulièrement frappé. C’était une critique acerbe de la société
américaine de l’époque.
Pour s’évader autre part, il y avait également les explorations du monde, au
cours desquelles un reporter commentait les images qu’il avait été filmer au
Pérou, en Chine ou en Islande mais c’était des moments plus éducatifs
comme l’étaient aussi normalement les ciné-forums où, après la projection,
un animateur essayait tant bien que mal de tirer, avec les spectateurs, une
leçon du film qu’on venait de voir.
À Tamines les Alloux, notre groupe de jeunes avait complètement retourné
l’opinion d’une salle après la vision d’un film au titre de « Nous sommes
tous coupables » ; l’animateur qui plaidait la culpabilité avait été très vite
dépassé. Le film était un « navet », nous ne nous sentions pas coupables et
nous étions des contestataires. Les prémisses, quelques années à l’avance, de
l’esprit de mai 68.
Gaston Laverdisse
C’est la découverte par hasard de son avis de décès qui me fait penser à
Gaston Laverdisse ; Auvelaisien comme nous tous bien évidemment.
J’ai connu Gaston quand il faisait une spéciale « mathématiques » alors que
j’étais en rhéto et que nous avions quelques cours en commun. C’était le fils
cadet du directeur de la Glacerie (brillant ingénieur civil co-inventeur du
procédé DPC- Douci-Poli-Continu vendu plus tard aux Japonais). Son frère
aîné était aussi un jeune ingénieur civil employé à la glacerie, mais comme
de nombreuses familles wallonnes à l’époque, leur origine était rurale. Il
était, comme moi, le raculot de sa famille.
C’est important de préciser tout cela pour la suite de l’histoire.
Gaston adorait faire des farces, même si celles-ci devaient lui valoir un zéro
pointé à une interro. Ne racontait-on pas qu’à une interro de géographie alors
qu’on lui demandait de disserter sur les espèces de nuages pour prédire le
temps, il avait écrit, sur sa feuille, en wallon : “si ça continuwe, i va
ploûre “ ! Il n’eut pas de point pour cette réponse précise et pourtant, disait-il
: “ il a ploû à rlache”.
Gaston n’était pas un génie en mathématiques ; moi non plus d’ailleurs mais
mon cas était moins désespéré ; c’est pourquoi j’ai été l’aider quelques fois
rue des Glaces pour apprendre en commun les beautés des dérivées, du
calcul matriciel, des nombres complexes et l’utilité de la série de Mac
Laurin. Nos carences respectives cumulées étaient suffisantes pour obtenir
un résultat satisfaisant. Pour nous permettre de survivre (les maths épuisent)
on nous amenait, dans la salle de travail, des tartines beurrées, deux bottes de
radis et du craus stofé.
Son père rêvait de faire un économiste de Gaston ; celui-ci penchait plutôt à
faire de l’économie pratique, comme ses lointains ancêtres, dans une ferme à
la campagne. Il fut quand même inscrit à l’Université de Louvain (avant le
Walen buiten), fut membre de la Namuroise, roi des bleus (il lui fallait moins
de temps pour vider un verre de bière qu’il n’en fallait au cafetier pour le
remplir) et client assidu de La Fourmi, le café des Namurois près de l’hôtel
de ville de Louvain (Ne le cherchez plus aujourd’hui, les Flamands l’ont
débaptisé). En fait d’économie, Gaston a fait celle d’une seconde fois sa
première candi et comme son père l’avait menacé d’un emploi comme
ouvrier à la glacerie en cas d’échec, notre Gaston s’est retrouvé un matin en
salopette bleue prêt à aller renforcer la main d’œuvre de l’usine.
Sa maman, émue, lui avait dit : « tu viendras manger à midi à la maison ».
Mais Gaston voulait être ouvrier jusque dans les détails et il réclama une
musette, une miche et un bidon de café pour partager son temps de repas
avec ses compagnons de travail. On raconte même que c’est lui qui informait
les autres de l’arrivée des « chefs ».
Gaston avait le don de sympathie et le souci du partage. Je l’ai perdu de vue
à cette époque-là, nos destins ayant pris des directions différentes.
Devant tant de détermination et avec, je crois, l’insistance des femmes de la
maison, le directeur Laverdisse eut la sagesse d’accepter que Gaston suive la
voie qu’il avait choisie. Je pense qu’il alla suivre comme élève libre
quelques cours à Gembloux ou à Louvain et puis qu’il put exercer son art
dans notre belle Entre Sambre et Meuse.
Si mes renseignements sont justes, sa sœur, qui adorait son petit frère, habite
encore Auvelais aujourd’hui où elle a créé une famille.
La chorale Sainte Cécile
Petite ville industrielle prospère, Auvelais a toujours eu des fanfares, des
harmonies et des chorales. Je me souviens même avoir vu, enfant, des
chanteurs de rue au marché du mercredi, lesquels chantaient les ”tubes” du
moment et vendaient les partitions des chansons de Maurice Chevalier,
celles de Joséphine Backer, de Rina Ketty et de bien d’autres.
Les radios étaient très rares et on entendait parfois, à Seuris, la jolie voix
d’une femme ou celle d’une jeune fille qui faisait, dans sa cuisine en
préparant le repas, et sans le savoir, du “karaoke” avant l’heure. Elles
chantaient l’amour, bien sûr, mais aussi des chansons plus tristes :
…L’Amour est passé près de vous, un soir dans la rue n’importe où,….
…L’Amour est un dieu si malin….
…C’est aujourd’hui dimanche, tiens ma jolie maman
Voici des roses blanches, toi qui les aimes tant ….
C’était avant la guerre ; on a moins chanté pendant celle-ci, les idées étaient
autre part, mais le conflit terminé la joie exubérante a vite refait surface.
À cette époque, la chorale Sainte Cécile existait déjà et avait déjà un certain
renom puisqu’elle fut sollicitée pour chanter, en direct, à la radio Belgique,
dont un studio se trouvait à Tamines entre la gare et le pont sur le chemin de
fer ; petit studio dirigé par un certain “Luc Varenne”, retour de Londres.
La chorale Sainte Cécile était une chorale d’hommes qui s’était enrichie de
nombreuses jolies voix de travailleurs immigrés italiens, ténors bien souvent,
qui s’harmonisaient parfaitement avec les voix wallonnes, généralement
d’une tessiture plus grave.
La chorale était dirigée de main de maître par Jules Dalebroux, un grand
homme mince, discret, qui avait fait des études de droit et allait tous les jours
à Bruxelles, où il travaillait dans une étude notariale. Il habitait une grosse
maison, rue du Pont à Biesmes, en face de l’école des soeurs. La chorale,
pour Jules Dalebroux, était avant tout un lieu de rencontre et de mélange
d’hommes de toutes les classes sociales, de tous âges, qui poursuivaient
ensemble, un objectif commun.
Leur lieu de répétition était le cercle catholique, rue Radache et si leur
répertoire comportait quelques chants religieux, ceux-ci ne l’emportaient pas
sur les chants profanes, que ces derniers soient d’origine classique ou
populaire. La chorale était réputée et, ambassadrice fidèle, elle portait
souvent haut le nom d’Auvelais bien au-delà des limites de la commune. À
Auvelais même, elle participait généralement aux grandes fêtes religieuses
ou patriotiques.
J’ai souvenance précise d’un chant de Noël particulier que la chorale
exécutait à la fin de la messe de minuit, tous les ans. Chant particulier par sa
simplicité et son message, mais aussi parce que je ne l’ai jamais entendu
autre part qu’à Auvelais ; chant particulier également parce que bien de chez
nous, n’empruntant rien au folklore religieux désuet et commercial anglosaxon.
À l’époque, véritable messe de minuit, qui commençait quand les cloches
avaient fini d’égrener leurs douze coups ; que les scouts arrivaient en retard,
comme d’habitude bons derniers, excités, tout crottés du jeu de nuit qu’ils
avaient fait dans le bois carré, et prenaient place bruyamment dans la nef
latérale. L’église, à l’époque, était bondée de croyants et de moins croyants,
emmitouflés dans leur paletot.
Lorsque le curé se retournait pour annoncer que la messe était finie, la
chorale, au jubé, débutait son chant de Noël, doucement, en sourdine. Seuls
les ténors susurraient :
La douce vierge a mis au monde l’enfantelet divin…
C’était presque un texte de poésie. Au fur et à mesure du chant d’autres voix
s’ajoutaient, donnant encore plus d’ampleur au texte et, au moment du
refrain, toute la chorale : - basses, barytons, ténors, accompagnés et portés
par un orgue qui soufflait de tous ses tubes -, réveillait, en sursaut, dans la
foule, les quelques vieux qui s’étaient assoupis et un petit enfant qui dormait.
La pure voûte romane de l’église d’Auvelais, amplifiait et modulait le chant,
qui pénétrait les assistants et les habitait :
Gloire au Seigneur dans les immensités,
Paix sur la terre aux bonnes volontés,
Paix sur la terre aux bonnes volontés.
Quelques années après la guerre, le message du mot “Paix” avait toujours,
pour les Auvelaisiens, une saveur toute particulière, que la chorale Sainte
Cécile leur faisait goûter, une fois encore, et qu’ils avaient toujours présent
et gravé dans leur esprit quand ils se souhaitaient, les uns les autres, un
joyeux Noël sur le porche de l’église, en quittant celle-ci, a vanté d’aller
déguster en famille, ou entre amis, les « cougnous » de Marie-Jeanne.
14-18
On va bientôt fêter le centième anniversaire du début de la première guerre
mondiale ; une guerre que j’ai l’impression d’avoir déjà fait de nombreuses
fois à travers les récits que mon père et ses copains en faisaient.
Comme beaucoup de jeunes gens de son époque, mon père avait fait, parmi
les premiers, le service militaire obligatoire, puis les 4 ans de guerre au front
et ensuite une année d’occupation, en vainqueur, de l’Allemagne, ce qui lui
valait le droit d’être Croix de feu et de participer fièrement à des tas de
manifestations patriotiques. Dans l’association des Croix de feu et comme il
était fonctionnaire, il s’était occupé activement de faire obtenir une pension
aux veuves de guerre de la région et s’était, de la sorte, attiré beaucoup de
contacts et d’amitié.
Assez discret sur les années de guerre, c’est surtout au cours de la seconde
guerre mondiale que les souvenirs de la première ont curieusement refait
surface et les rencontres entre les Croix de feu étaient l’occasion de rappeler
ces années-là comme si ce rappel pouvait étouffer les événements du
moment. Comme ces rencontres se passaient généralement dans la cuisine
(la seule pièce chauffée à l’époque), j’écoutais, oreilles larges ouvertes, les
récits d’attaques, de contre-attaques, de charges, de retraite, de tir d’artillerie
et enfin de victoire. Et je choisissais mes héros : le colonel Veravert et son
artillerie montée si efficace, le lieutenant Bastin et ses 9 évasions
d’Allemagne, Jacques de Dixmude celui qui ne recule pas. La grande
histoire était rectifiée : la charge de Burkel, le cheval du maréchal des logis
X (machiniste à Tamines) qui prend peur et s’emballe, sa section le suit, puis
le peloton, puis l’escadron et cela devient un fait de guerre exceptionnel ; le
colonel du régiment sera annobli.
La guerre paraît presque belle à travers les récits des anciens ; le chaperon
rouge et le petit Poucet nous paraissent bien pâles à côté de ces héros
modernes.
Aller «à» maraude
Les garçons de Seuris allaient «à maraude» à l’époque des fruits laquelle
tombait toujours bien durant les grandes vacances comme si ces dernières
avaient été créées spécialement pour cette activité. Il ne faut pas croire que
c’était du vol ; un certain code d’honnêteté voulait qu’on ne prélève que des
fruits qui pendaient en dehors des propriétés ; ils appartenaient, selon nos
principes, à tout le monde.
On peut raconter cette histoire aujourd’hui, il y a prescription et on peut
même citer sans risque les endroits connus des garçons à l’époque. Il y avait
durant la guerre, à l’emplacement du temple protestant, un terrain vague qui
donnait sur le mur du jardin de chez Deroo derrière lequel des poiriers
vigoureux tendaient, au-delà du mur, des branches généreusement garnies
des meilleures variétés de poires. On était bien protégé de la maison du
propriétaire par le mur, mais on était visible de la rue. Il va sans dire que le
prélèvement se réalisait sans bruit et rapidement. Le butin était toujours
partagé avec équité. Un autre endroit pour le prélèvement de poires était le
fond des jardins de la rue de la Grippelotte, loin de tous les regards (la cité
n’existait pas) protégé également des regards par un mur en plaques de
béton. Il faut avouer que les fruits récoltés «à maraude» avaient tous une
saveur particulière rehaussée par la poussée d’adrénaline provoquée par la
hardiesse de l’acte. À la moindre alerte, on s’égaillait dans toutes les
directions.
C’est le pêcher de mon père qui faisait les frais de notre désir de pêches. En
bordure de l’avenue du cimetière, sous les regards de tout le monde, on ne
pouvait «l’entreprendre» qu’à la vesprée. J’avais bien émis quelques
réticences, mais on m’avait vite rappelé le code et j’avais dû m’incliner, la
conscience légère, car on ne se maraude pas soi-même.
Pour les pommes, il fallait aller beaucoup plus loin, à l’orée du bois de
Chèrevoie, près d’un ancien terrain de tennis, au bord duquel quelques
vieux pommiers chétifs nous proposaient leurs fruits. On pouvait voir toutes
nos manœuvres de la maison du «tcherpètî» qui se trouvait dans notre champ
de vue, mais à une distance respectable. Lorsque l’homme Depauw sortait de
sa maison en criant et qu’un des nôtres affirmait : «Il a on fuzik», c’était la
débandade à travers les buissons du bois. Parfois on rampait et on collectait
des pommes tombées généralement vermoulues, mais aussi plus sucrées. Il
fallait seulement être prudent en les croquant.
Nous n’avons jamais manqué de fruits pendant les grandes vacances de la
guerre, mais quelques-uns parmi nous ont perdu leurs dents de lait en
croquant des pommes ou des poires qui étaient encore vertes ; il faut dire
que, dans le feu de l’action, on prélevait un peu de tout.
Ce qui est étonnant, c’est que tous ces garçons ont été plus tard d’honnêtes
citoyens. On pourrait croire que la maraude prédisposait à des choses plus
graves. Mais il y avait ce code d’honneur qui était scrupuleusement respecté
et je n’ai jamais vu un de mes compagnons prélever une pomme plus grosse
ou une pêche plus rouge si elles étaient au-delà des limites que nous nous
étions imposées librement. Au-delà, c’était du vol !
Tcherpètî = chapentier.
Les jeux de cartes à Seuris
C’est surtout pendant les hivers de la guerre que les jeux de cartes ont eu
beaucoup de succès à Seuris. Il faut dire que les hivers de guerre étaient
particuliers. Dès que le soir tombait, les maisons devaient être occultées, pas
un rayon de lumière ne pouvait être vu de l’extérieur sous peine de procès. Il
y avait aux fenêtres, des stores, des rideaux épais, des tentures et rien ne
filtrait. Les routes n’étaient pas éclairées et même les phares des vélos
devaient être occultés. Dans ces conditions-là, on ne sortait presque plus dès
qu’il faisait noir et on n’éclairait qu’une seule pièce de la maison pour ne
devoir en occulter qu’une seule.
Comme il n’y avait pas de TV et peu de radios, les soirées étaient propices à
jouer aux cartes en famille et parfois avec des voisins courageux qui osaient
braver l’obscurité des chemins.
Tout gamin on apprenait les rites des jeux de cartes : il y avait tout d’abord
le « mâcheu » celui qui mêlait les cartes ; celui qui le précédait dans le tour
de table était le « côpeûs » celui qui coupait le jeu pour éviter la triche, et le
suivant dans le tour était le « doneûs » celui qui distribuait les cartes, une à la
fois, deux par deux ou suivant une autre convention entre les joueurs.
Le premier jeu de cartes auquel on jouait entre enfants était le jeu de
« bataye » qui avait l’avantage de surtout faire connaître les cartes (cautes en
wallon), leur valeur et qui familiarisait les enfants avec les chiffres, avec un
problème cependant puisque le 1, plus petit chiffre, était la plus haute valeur.
Mais on abandonnait très vite ce jeu pour des jeux plus intelligents comme le
chasse cœur où il fallait éviter d’attraper le valet de pique (la plus mauvaise
image) et tous les cœurs, ou comme le rami où il fallait essayer de
construire des séries de cartes de même genre. Tout cela faisait l’objet de
points qu’il fallait enregistrer puis compter ce qui favorisait l’apprentissage
du calcul.
Mais le jeu le plus joué par les adultes et par les enfants les plus malins, était
le jeu de «couyon». Ici, plus question de compter ; chacun commençait avec
un passif de 7 «rôyes» qu’il fallait essayer de « rabate » en gagnant des
parties. On gagnait à coup sûr si on avait « on bia djè ». Si on perdait après
avoir «pris l’mwin», on rajoutait une «crole» au passif du perdant et une
seconde si le perdant « était double » c’est-à-dire s’il n’avait fait aucun pli.
Le jeu de «couyon» était aussi celui des joueurs de cartes dans les trains, car
les parties étaient souvent très rapides et pouvaient se faire facilement entre
deux arrêts.
Il existait aussi à Seuris une variante du jeu de «couyon» qu’on appelait le
«spitch». Pendant la guerre, les hommes jouaient à ces jeux pour des
«caurs» ; les pièces à trous, 5 centimes, la «mastoke» (0,00125€), 10
centimes (0,0025€) et 25 centimes (0.00625€), pas de quoi perdre ses
culottes, même si l’argent avait plus de valeur qu’aujourd’hui. Un cervelas
ou un sachet de frites coûtaient chacun 0,125€. Les garçons, eux, jouaient
pour des allumettes qui étaient distribuées de manière égale entre les joueurs
au début du jeu.
Après on passait à des jeux plus sérieux, comme le «whist» et plus rarement
le «piquet» ; les plus snobs jouaient même au «bridge». Après la guerre,
tout cela a parfois fait l’objet de tournois. Certaines femmes étaient aussi de
redoutables joueuses de cartes, mais dans les « dicausses », les jeunes filles
préféraient aller chercher des infos chez la «tireuse de cartes», une postiche
qui siégeait dans une « gayole » éclairée et qui les renseignait sur la
prochaine rencontre avec un «galant», et tout cela par écrit sur un petit
papier qui sortait de la machine, après payement, bien sûr !
C’était acheter pour pas cher quelques minutes de bonheur ou d’espoir!
Pour revenir à la guerre et à l’occultation obligatoire, il est bon de rappeler
que les enfants qui allait faire leurs «Pauques», allaient au catéchisme durant
deux ans avant celles-ci, que le catéchisme avait lieu après la première messe
et avant l’entrée à l’école, ce qui les obligeait à voyager jusqu’à la chapelle
du Pont-à-Biesmes lorsqu’il faisait encore sombre. Pour vaincre la peur du
noir, on voyageait en groupe.
Un autre détail encore, relatif à la guerre : à l’école de Seuris, des bandes de
papier collant en grande quantité avaient été collées sur les vitres des
nombreuses fenêtres, pour protéger les élèves des débris, au cas où celles-ci
auraient été brisées au cours d’un éventuel bombardement. Ces bandes,
collées de haut en bas, faisaient ressembler la petite école à une prison.
Mais qui se souvient encore de tout cela, septante ans après ?
Seuris et le tabac
Dans toutes les maisons du quartier, il y avait, dans la pièce où on vivait,
pendu au mur et bien souvent héritage du passé, un porte pipes, orné d’une
panoplie de pipes de toutes sortes. Certains de ces porte-pipes étaient même
des petites œuvres d’art, fabriqués maison, dans du contreplaqué verni,
découpés en véritable dentelle.
Tous les hommes fumaient à l’époque et c’était plus rare chez les femmes,
mais tous utilisaient du tabac de chez nous, cultivé et séché amoureusement
dans la vallée de la Semois, abreuvé par l’eau de la rivière, lavé par les
brouillards matinaux humides et la rosée généreuse et puis séché sous abri,
en plein air. Tout tabac de premier choix, qui n’avait pas besoin d’être
« saucé » car nourri des richesses de notre terre.
Pendant la guerre, un petit coin des jardins fut consacré à cette culture, à
Seuris comme partout, mais la qualité n’était pas toujours au rendez-vous. Il
y avait le tabac pour la pipe et celui, haché plus fin, pour les cigarettes,
qu’on roulait soi-même dans du papier Job, Riz la Croix ou Zig-Zag.
Certains fumaient le cigare et d’autres sa forme réduite, le cigarillo, qui se
vendaient alignés dans des boîtes en bois et qui étaient munis d’une bague
dont les garçons faisaient la collection. On prétendait même qu’ils avaient
été roulés sur les cuisses des Cubaines. Il existait également une petite
guillotine manuelle pour couper le bout du cigare que les fumeurs experts
faisaient tourner dans leurs doigts, près de l’oreille, pour l’entendre craquer
et affirmer à l’utilisateur qu’il était prêt à l’usage. Plus rarement, d’autres
hommes chiquaient des rôles, cordes de tabac de la grosseur d’un pouce,
enroulées comme le boudin sur un support et qu’on achetait au poids. Plus
rarement encore, certaines femmes parmi les plus âgées – la mode se perdait
déjà-, utilisaient de la poudre de tabac dans le nez pour dégager celui-ci ; on
appelait cela une prise et cette poudre était gardée près du porte-monnaie,
dans une tabatière.
On devenait un homme quand on avait déjà fumé une vraie cigarette qu’on
avait roulée soi-même, mais les garçons s’entraînaient bien avant, en fumant
les tiges creuses et sèches de certaines plantes pour apprendre à «avaler» la
fumée. C’était en fait, une coutume séculaire ; il y a des siècles, la pipe
servait à fumer des herbes aromatiques ou médicinales. La première
cigarette laissait rarement un bon souvenir, on était parfois malade, tout
tournait ; alors on n’osait même pas tenter de chiquer un bout de rôle car on
était impressionné par les dégâts causés, quand les vieux disaient d’un autre
homme qui titubait sur la route : « il a encore une chique ! » Les rôles
devaient être très forts car les « ratchons brunâtres » faisaient sur les pavés,
des taches indélébiles.
On reconnaissait sans peine les quelques vieilles femmes qui prisaient
encore à la couleur de la goutte qui perlait au bout de leur nez, en hiver.
Tout servait dans le tabac ; les bouts de cigares et les mégots étaient mis à
macérer quelques jours dans de l’eau et cette eau permettait de combattre les
attaques de pucerons car la nicotine est un puissant insecticide. Elle est aussi
dangereuse pour l’homme, c’est pourquoi les embouts des bonnes pipes
étaient souvent munis de filtres et se nettoyaient avec des tiges poilues.
Les pipes et les tabatières étaient parfois de véritables œuvres d’art,
sculptées, peintes, ciselées, fabriquées en matières nobles (bois, céramique,
écume, ivoire etc.), parfois avec couvercles métalliques et faisaient l’objet de
cadeaux ; on offrait une prise et un cigare, on bourrait une pipe entre
copains, on partageait un rôle.
Il y avait même des simples pipes en terre, comme celles qu’on peut voir
dans les kermesses ; elles étaient fabriquées près d’Andenne avec une argile
très fine de couleur brique. Il existait également des bourre pipes
métalliques.
Les gamins imaginatifs utilisaient parfois ces pipes en terre avec de l’eau
dans laquelle on avait dissout du savon mou et cela leur permettait de faire, à
bon marché, des bulles de savon énormes.
Aujourd’hui, les vieilles pipes culottées sont rangées sur leur râtelier et
servent de décor ou de ramasse poussière ; les plus belles sont au musée, les
autres, celles de tous les jours, qui ont partagé les petits bonheurs, les peines
ou les angoisses, qui ont permis de faire une pose de repos au travail (fé
toubac) ou qui ont aidé à la réflexion, n’ont même pas leur place dans les
marchés aux puces.
Je vois toujours les pipes, au mur, à la maison et mon père qui en choisit une,
élue pour le week-end, qui la caresse, qui la bourre de tabac : pas trop serré
pour un tirage facile, pas trop lâche pour une combustion plus lente, qui
l’allume en la penchant, un peu, latéralement, et puis qui la «déguste»
lentement au centre de volutes parfumés, le regard perdu et l’esprit évadé
dans une autre dimension.
Ces pipes-là sont des reliques ; je ne suis pas fumeur, mais je ne peux pas
m’en séparer.
Un Auvelaisien pionnier au Congo
Quand j’étais gamin, il y avait au mur à l’entrée de l’ancien hôtel de ville,
une plaque commémorative rappelant aux Auvelaisiens qu’un natif
d’Auvelais avait fait partie des premiers Belges qui avaient été au Congo. Je
ne sais pas si cette plaque existe toujours ou si elle a été transférée dans le
nouvel hôtel de ville.
L’homme en question s’appelait Paul Le Boulangé, ce qui n’était pas un
nom courant à Auvelais, ni dans la Basse Sambre. Paul Le Boulangé est né à
Auvelais en 1866. C’est donc un gamin âgé de 10 ans quand Stanley traverse
l’Afrique de part en part ce qui ne peut pas manquer de l’impressionner. Il
ira donc au Congo à l’époque de Léopold II mais aussi en Amérique latine et
mourra relativement jeune en Belgique, sans descendance, à Hal, âgé de37
ans, comme la plupart des jeunes hommes qui sont allés sous les Tropiques à
l’époque et qui sont revenus mourir chez nous, d’une maladie mal connue
attrapée dans ces régions.
On peut avoir un bref aperçu de la carrière africaine de Paul Le Boulangé
dans la Biographie coloniale publiée par l’Académie Royale des Sciences
d’Outre-Mer, mais il a aussi raconté lui-même ses souvenirs dans la Tribune
congolaise (un journal belge de l’époque) documents que je n’ai pas encore
pu consulter mais qui se trouvent sûrement à la bibliothèque du Musée
africain à Namur (merveilleux petit Musée, mal connu et qui mérite d’être
visité et sauvegardé).
J’ai cependant eu la chance de retrouver une partie de sa généalogie qui nous
informe sur ses origines.
Son arrière- grand-père s’appelait Jean La Volupté Le Boulangé ! Un nom
qui sent bon la révolution française. Il était né à Paris en 1772 et était avoué
au tribunal de Dinant, ville française à l’époque, où il avait épousé une
Dinantaise du nom de Marie Anne Pauline Monseur. Leur fils Jean-Benoît
né en 1797 à Dinant sera inspecteur des contributions, dans la toute jeune
Belgique alors, et épousera une fille de Gembloux Pauline Thérèse Daube.
Le père de Paul, Paul-Xavier, qui naît à Gembloux en 1827 sera receveur des
contributions et épousera une fille de Virelles près de Chimay, Euphémice
Anne Mathilde Carlier. Paul le Boulangé naîtra donc à Auvelais, un peu
comme moi, probablement au hasard des mutations de son père
fonctionnaire au ministère des Finances.
Paul Jean Auguste Le Boulangé avait commencé des études de droit mais il
les a abandonnées pour entrer comme fonctionnaire au service des
contributions. À l’âge de 24 ans, la SAB lui propose un emploi au Congo
qu’il accepte.
La SAB (Société pour le commerce du Haut Congo) qui est une succursale
de la plus ancienne compagnie du Congo (la CCCI) a été créée en 1887 avec
pour objectifs la réalisation de toutes les opérations commerciales,
industrielles ou minières. Elle possède une douzaine de petits bateaux sur le
fleuve Congo et a déjà créé une trentaine d’établissements quand Le
Boulangé la rejoint. Il n’y a que 4 compagnies au Congo à l’époque et la
construction du chemin de fer Matadi-Léopoldville vient de débuter.
Celui-ci quitte Anvers le 11 mai 1890 à bord du Kinsemba et débarque à
Matadi le 16 juin pour être appelé aux fonctions de chef de transport pour la
rive Nord du fleuve à Vivi au Bas Congo. Après un premier terme il rentre
en Belgique en mai 1892 puis repart en octobre pour séjourner quelque
temps à Kinshasa (un petit village à l’époque) et à Luvituku avant d’être
envoyé pendant une année à Luebo, au Kasai, où il sera chargé de la
direction d’une factorerie à la satisfaction de ses employeurs.
Revenu pour la seconde fois en Europe en octobre 1894, il perd son père et
les circonstances familiales lui font renoncer à retourner en Afrique, mais les
affaires commerciales auxquelles il s’intéresse alors, l’amènent à faire
encore un voyage lointain en Colombie. En 1897 il rentre définitivement en
Belgique et entre au service de la Société franco-belge aux Établissements de
la Croyère près de La Louvière. Il avait coutume de dire que ses années
passées au Congo étaient, pour lui, les meilleures de sa vie.
Sa santé fragile le condamnant parfois à l’inaction, il donnait alors sa
collaboration à la Tribune Congolaise, un journal de l’époque, dans lequel,
conteur charmant, il écrivit ses souvenirs (1902-1903). Comme beaucoup
des 8000 jeunes hommes belges qui allèrent au Congo à l’époque des
pionniers entre 1885 et 1908, il mourut jeune à l’âge de 37 ans à Hal. Les
maladies tropicales mal connues à l’époque en tuèrent 1500 enterrés sur
place ou immergés durant le voyage de retour et autant d’autres, comme Paul
Le Boulangé, revinrent mourir jeunes au pays.
À ma connaissance ce fut le seul Auvelaisien à connaître l’État Indépendant
du Congo à l’époque où il n’y avait simultanément que 700 expatriés belges
et étrangers pour tout le Congo, pays qui est grand, faut-il le rappeler,
comme 80 fois la Belgique, et à l’époque (1885-1898) où il fallait encore
faire 350 Km à pied, en caravane, à travers les monts de Cristal, pour
rejoindre le Haut Congo et Kinshasa, d’où on pouvait alors poursuivre son
voyage par bateau. Paul Le Boulangé connut cette aventure éprouvante au
cours de son second terme
À l’occasion de ces recherches, j’ai essayé de savoir quel avait été l’apport
de la Basse Sambre industrielle et d’Auvelais si possible, dans les débuts du
Congo et j’ai été étonné de lire, parmi les écrits d’un curé historien de
Tamines, que la toute première église de Matadi, construite entièrement en
tôles, et qui existe encore aujourd’hui comme un des plus anciens vestiges
historiques du Congo, avait été construite dans les ateliers de Aiseau, où travaillaient plus que certainement des ouvriers auvelaisiens. Et cela n’a rien
d’étonnant. À l’époque, les Wallons étaient les maîtres des constructions
métalliques dans le monde entier, la Belgique était la quatrième puissance
économique mondiale (la quatrième, vous lisez bien !) et Auvelais et toutes
les communes de la Basse Sambre, avec leurs nombreuses industries,
participaient activement à ces performances.
Suzanne Moraux
On ne peut pas parler de Seuris sans évoquer Suzanne Moraux, la Christiane
Lenain d’Auvelais comme me l’écrivait l’autre jour, avec justesse et à
propos, un de mes correspondants. Bien qu’elle soit un peu plus âgée que
moi, je n’aurais aucune excuse de ne pas m’en souvenir, puisque j’ai souvent
été jouer chez Jean Marie Bauloye, le fils des habitants de la maison voisine
de celle où elle habitait. J’ai aussi connu très bien Georges Moraux son mari
et François, le frère de celui-ci. J’ai d’ailleurs évoqué il y a quelque temps, la
carrière sportive de Georges, brillant petit mitan et champion de balle pelote.
Qu’elle joue des pièces en wallon, ne pouvait pas m’étonner puisque c’était
la langue du quartier ; qu’elle en écrive par contre comme je l’ai découvert
sur Internet, (Al cwade à tot spiyî) et peut être d’autres, m’a particulièrement
enchanté, c’est un don que je ne lui connaissais pas, mais qui ne m’étonne
pas.
Le hasard ( mais est-ce le hasard ?) a amené sur mon bureau un papier en
wallon que Suzanne avait écrit à l’occasion des soixante années de vie
religieuse de la petite sœur Mariette qui s’est dévouée toute sa vie à l’école
des petits sur les Ternes et probablement à l’occasion de celle de ses presque
quatre-vingt ans. Il n’y a que Suzanne qui pouvait écrire ce papier ; les
Ternes ne s’appellent-ils pas ….Ternes .Moreau ? Je ne citerai pas tout le
papier qui est long poème d’une centaine de vers, mais simplement ceux qui
justifient le fait que j’en parle : la description de la petite sœur tout d’abord :
Tout l’bén qu’elle a pu fé
Do timps di s’vicairîye
À Auv’lais, on l’sè bén,
Elle a sièrvu Marie,
Avou s’coeùr èt ses brès
Ses p’titès d’jambes ossi,
Elles z’ont branmint couru,
Todis pou fér plaîgi
Tout le bien qu’elle a pu faire
Du temps de sa vie
À Auvelais, on le sait bien
Elle a servi Marie
Avec son cœur et ses bras
Et ses petites jambes aussi
Elles ont beaucoup couru
Toujours pour faire plaisir..
et la promesse par laquelle elle termine, ensuite :
Mins, faut dire « en rideau »
Pou ridiv’nu sérieux,
Qui c’est s’t’in bia cadeau,
Qu’nos a fè là l’Bon Dieu ;
Et si, dins vingt-deux ans,
Nos estans co su l’tèrre,
Nos sèrons autoù d’lèye
Pou fièstér s’centenaire.
Mais il faut dire « en rideau »
Pour redevenir sérieux
Que c’est un beau cadeau
Que nous a fait là le Bon Gieu
Et si, dans vingt-deux ans
Nous sommes encore sur terre
Nous serons autour d’elle
Pour fêter son centenaire
Éh bien, il y aura 22 ans ce 22 avril 2012 que ce texte a été écrit. Je ne sais
pas si la petite sœur de l’école gardienne a 100 ans et si elle vit toujours,
mais je sais que Suzanne est toujours bien là bon pied bon œil et qu’elle
habite encore « su noss tèrre » dans une rue de notre quartier.
Elle, que le destin n’a pas épargné quand elle était petite fille, a choisi de
faire rire les gens et de partager avec eux quelques instants de joie et de
bonheur par la magie du théâtre. C’est, en fait, une grande psychologue.
Encore longue vie, et, … continue grande sœur !
Le sport cycliste à Auvelais
De suite après la guerre, on vivait chaque tour de France dans l’espoir de
voir un coureur belge ramener le maillot jaune chez nous, comme tant
d’autres l’avait fait avant 1940. Des Wallons s’étaient illustrés aux temps
héroïques, quand les vélos pesaient 20 Kg, que les étapes étaient
interminables et qu’il fallait réparer son vélo soi-même ; puis les Flamands
avaient pris la relève avec Sylvère et Romain Maes.
Après la guerre, à Seuris, je ne me rappelle que de Jean Massinon qui fut un
honnête amateur et qui habitait l’avenue nouvelle, et de Pacorus, un coureur
un peu plus réputé sur le plan provincial et qui devait habiter rue de la
Bruyère si ma mémoire est fidèle. Il y avait à l’époque les juniors, les
amateurs, les indépendants et les professionnels et dans la Basse Sambre, le
coureur professionnel le plus réputé, fut sans conteste Alex Close qui fit
plusieurs fois le tour de France, qui s’y comporta très honorablement et qui
ne mérite pas d’être oublié des commentateurs sportifs comme il l’est
aujourd’hui. Je crois même que la première fois qu’il fut sélectionné pour le
tour,juste après la guerre, il n’a pas su y aller, car le coureur devait payer
lui-même le mécanicien. C’était aussi un des meilleurs coureurs belges en
cyclo-cross.
Je crois que ses parents tenaient le café en face de la Maison du Peuple, et si
ce n’était pas ses parents, c’était de toute façon de la parenté. Alex Close
était un domestique, comme Pino Cérami le fut aussi, mais à l’occasion
comme lui, il était capable de gagner quelques courses importantes comme
le Dauphiné libéré (c’était un bon grimpeur) et je sais même qu’il a fini, trois
fois dans les dix premiers du tour de France, dont les équipes participantes
étaient parfois, à l’époque, nationales pour les étrangères à la France et
régionales pour les françaises. Dans le temps d’Alex Close, les champions
belges étaient Stan Ockers et Raymond Impanis., les étrangers, Coppi et
Bartali.
Après le tour de France, on organisait un creterium à Auvelais pour les
indépendants et les professionnels ensemble, creterium auquel participaient
bien sûr les meilleurs coureurs de la région. La kermesse de Seuris avait
également sa course cycliste pour des coureurs plus modestes ; il y avait
quelques grands tours avec montée de la Bruyère et la course se terminait par
des circuits locaux et une arrivée sur la place, devant chez Dussart. Les
autres kermesses de quartiers avaient aussi leur course et, à la Sarthe, on a
organisé plusieurs fois des courses pour femmes, avec la montée du Rominet
comme difficulté principale.
L’époque de Close terminée, on a eu celle de Brankart, un redoutable
coureur liégeois qui avait terminé deuxième une année et qui avait même sa
chanson que les gamins de Seuris braillaient dans les rues à l’époque du tour
de France :
Vive Brankart, vive Brankart, vive Brankart / C’est le roi de la pédale / Vive
Brankart, vive Brankart, vive Brankart/ Le petit gars de Momalle….. on ne
comprenait pas pourquoi les vieux rigolaient quand on chantait cela !
Les garçons organisaient aussi des courses entre eux dans le quartier. Dix ou
douze garçons s’alignaient avec des vélos disparates, ceux des papas ou des
mamans, ils se mettaient d’accord sur un nombre de tours à effectuer,
généralement 20 ou 30, au départ de la place, puis la rue Seuris, celle du
cimetière, l’avenue Nouvelle et la place. Un garçon qui ne courait pas,
comptait les tours et éliminait les doublés. On courait pour la gloire, avec
quelques chutes spectaculaires quelquefois, aux changements de rues, mais
sans véritable casse. Tout cela était possible car il n’y avait pas de trafic.
Heureuse époque !
La guerre, les baloûjes, les dorifores èt les pûs
L’avenue du cimetière et la rue nouvelle du quartier de Seuris, pendant la
guerre, étaient privilégiées à certaines époques de l’année, car les garçons
pouvaient y collectionner des hannetons, sur et dessous les arbres qui les
entouraient (il en existe encore deux originaux bientôt nonagénaires dans la
cour de l’école, si j’en crois les photos satellites) et des doryphores dans les
champs des alentours. La guerre avait ramené ces insectes dans le quartier où
ils dévoraient allègrement, pour les premiers, les jeunes feuilles des platanes
ou des robiniers qui bordaient les deux routes, et pour les seconds les feuilles
des plants de pommes de terre qu’on trouvait, à l’époque, un peu partout
dans les champs. Les hannetons, qu’on appelait baloûjes, apparaissaient à
deux périodes de l’année sous deux aspects différents : il y avait la grosse
baloûje, brun foncé, avec sur le ventre des galons blancs comme un sergent
et une queue en forme de pointe chitineuse ; la petite baloûje était brun clair
et sa taille ne dépassait pas la moitié de la grosse, on l’appelait la baloûje de
la Saint Jean.
Les garçons piquaient une aiguille munie de fil à coudre, dans la queue
chitineuse des gros hannetons et pouvaient alors se promener en tenant le fil
comme une laisse, avec un hanneton qui volait autour d’eux. Les petits
hannetons de la St. Jean, vu leur taille, ne convenaient pas pour cet usage et
on ne se posait pas de question sur leur origine.
Les doryphores, par contre, on les connaissait beaucoup mieux et sur toutes
leurs formes. Il faut préciser également que c’est comme cela qu’on appelait
les soldats allemands.
Il paraît que les insectes doryphores venaient d’Amérique ; c’était
manifestement des « craques » car cela nous paraissait très loin pour une si
petite bête et nous n’y croyions pas trop puisqu’on pouvait trouver
facilement leurs œufs dans les hectares de patates qui poussaient le long des
deux rues. Les œufs jaunes étaient groupés à la face inférieure des feuilles de
pomme de terre et, à maturité, ils devenaient de laides larves rougeâtres et
voraces. Quant aux insectes, ils étaient zébrés comme les joueurs du
Sporting de Charleroi et laissaient dans nos mains, quand on les capturait, un
liquide jaune nauséabond.
On n’avait pas de pitié pour les doryphores. Les petits hannetons survivaient
parfois pour être déposés délicatement, à leur insu, dans les cheveux des
filles. Effets garantis quand ils faisaient aller leurs pattes et qu’on prétendait
que c’était une grosse araignée. On les conservait dans des boites
d’allumettes vides ou dans des boites rondes de pastilles Valda, en fer, dans
le couvercle desquelles on avait percé des trous, avec un clou et un marteau :
- pour qu’ils puissent respirer- !
Un troisième insecte était réapparu avec la guerre, le pou, dont le lieu de
prédilection était l’école, moins pour son pluriel particulier en grammaire,
que pour les quelques centaines de tignasses qu’il y trouvait rassemblées et
où les récréations étaient involontairement les lieux d’échange ou de
changement de propriétaire. Il paraît qu’ils n’apparaissent que sur les
personnes en bonne santé. Nous étions manifestement tous en bonne santé
mais, tous les jours, à la rentrée de l’école, la première préoccupation des
mamans était d’aller à leur chasse avec un peigne particulier, aux dents
serrées. Elles étaient sans pitié pour les poux et leurs œufs, les lentes.
Aujourd’hui, j’ai pitié du hanneton ou du doryphore, triste d’être solitaire,
que je trouve parfois, errant dans mon jardin, accompagné d’un seul papillon
blanc, tous les deux ou trois ans, et je n’ai pas le cœur à les tuer. On n’est
plus en guerre et leur présence me ramène des années en arrière.
Quant aux poux, ils sont totalement disparus et en plus, nos tignasses de
gamin sont très largement éclaircies et sont passées de la forêt à la savane
pour certains et carrément au désert pour d’autres.
Cela, c’était les « bêtes » nuisibles. On trouvait également les carabes dorés,
grands et petits, ou des bêtes à bon-Dieu, qu’on replaçait délicatement dans
le jardin ; les mille-pattes et les cloportes qu’on pouvait voir en soulevant les
grosses pierres et surtout les fourmis, dont on détruisait le nid, pour les voir
s’activer à sauver leurs œufs. Parfois on avait la chance d’apercevoir des
lucioles, le soir, ces petites bêtes volantes qui ont un phare à leurs fesses ou
même, mais plus rare, les jours ensoleillés, un coq d’awous.
Quand je vous disais que Seuris, c’était presque la campagne.
Auvelais, Noël 1917
On a déjà mentionné, jadis, au foyer culturel de Sambreville, ce poème en
wallon. Mais en connait-on vraiment l’histoire ? Et cette histoire, qui
ressemble à un conte de Noël d’Alphonse Daudet est-elle véridique ?
La première guerre mondiale, qui se traîne depuis 3 ans, fut particulièrement
éprouvante pour la population de la Basse Sambre car s’il y eut de grands
combats avec de nombreux soldats morts, il y eut aussi de nombreuses
victimes parmi la population civile. Dans l’église d’Auvelais - déjà l’église
actuelle, toute neuve, construite 9 ans plus tôt, et pas celle qu’on ne voit plus
que sur les anciennes cartes postales- il y a, cette nuit de Noêl 1917,
beaucoup plus de femmes que d’hommes, certaines sont habillées de noir,
toutes ont le regard triste et sont en pensée avec un époux, un père, un fils,
un frère, un fiancé, toujours sur le front de l’Yzer et dont on n’a pas de
nouvelles. L’église n’est pas chauffée, - c’est la guerre-, et le curé a fait
l’impossible pour construire, à droite du chœur, une crèche avec des
« postures » disparates : le petit Jésus est trop grand pour son âge, l’âne et le
bœuf, eux, sont à peine plus grands que les moutons des bergers et un ange a
été à moitié caché dans un coin, derrière un ballot de paille, parce qu’il n’a
plus qu’une aile : la guerre est aussi passée dans la crèche.
Le moment de l’homélie arrive et le curé se prépare à monter en chaire de
vérité, quand une jeune fille sort un papier de son sac à main, quitte sa place
et se dirige vers la crèche. C’est Bertha Mandos, une fille de caractère, toute
simple, descendue de son quartier des Ternes ; le curé la connaît bien, il
laisse faire. Elle se tourne vers l’assemblée et lit textuellement ceci en langue
wallonne :
Volà d’çà d’aboûrd deus mille ans
Qu’a v’nu au monde li Saint Efant
Del seûle Vierge qu’a sti Mère
Noyé, Noyé, nos l’fièstéyerans
Tant qu’nos sèrans su l’tère
Voilà bientôi deux molle ans
Que naquit le Saint Enfant
De la seule vierge qui fut mère
Noël Noël nous le fêteront
Tant que nous serons sur la terre
Didins on stauve il est d’chindu
Et les bièvdjis ont s’taccouru
Dèl nait pa totes les voûyes
Dilé l’Sauveûr tant ratindu
Tortos, po l’vinu vouy
Dans une étable il est decendu
Et les bergers sont accourus
De nuit, par toutes les routes
Près de Sauveur tant attendu
Tous pour venir le voir
Dissus do foûr, dins l’crépe di bwès
Li pouve pitit tronneûve di fréd
Sins seûlemint one fachète
Li bia p’tit cwarp èsteut to rwèd
Mais I fieut d’dja risète
Sur la paille, dans la crèche en bois
Le pauvre petit frissonnait de froid
Sans seulement un lange
Le petit corps était tout raide
Mais il souriait déjà
Tot ossitoût qu’is l’ont rwétî
Come on’andje vinu do stawlî
Is on criyî mervèye !
Is l’admirinn’t dèl tièsse aus pîds
Dins one djoûye sins parêye
Tout aussitôt qu’ils l’ont regardé
Comme un ange venu des étoiles
Ils ont crié merveille
Ils l’admiraient de la tête aux pieds
Dans une joie sans pareille
Ah ! varmint, èst-I bininmè !
Ah vraiment est-il aimable
Qués bias p’tits ouys, qué bia p’tit nez ! Quels beaux petits yeux et petit nez
Léyiz-m’ qui djè l’rabresse
Laissez-le moi que je l’embrasse
Par li nos sèrans pârdonnés
Par lui nous serons pardonnés
Di totes nos laîdès djesses !
De tous nos laids gestes
Adon, tortotes, les brâvès djins
Alors toutes les braves gens
Ont apwarté dins leû d’vantrin
Ont apporté dans leur tablier
Po l’Efant èt l’djonne Mére
Pour l’enfant et la jeune mère
Des bias lincoûs, des tchoûds moussemints Des draps de lit, des habits
Eco trinte-chîs affaires
Et encore trente-six affaires
On lès-i done do tiène lacia
Do pwin, des bias ous tot novias
Do suc, do büre, del crinme
Chacun apwate tot ci qu’il a
Et l’vout sièrvu li-minme
On leur donne du lait tiède
Du pain, de beaux oeufs tout neufs
Du sucre, du beurre, de la crème
Chacun apporte tout ce qu’il a
Et veut le servir lui-même
On fait blameter on feu d’fagots
Po restschaufer li p’tit bèdot
Saint Joseuf èt Marîye
Adon tortos on s’tape à dgnos
Et on tchante èt on prîye
On fait flamber un feu de fagots
Pour réchauffer le petit mouton
Saint Joseph et Marie
Alors tout le monde s’agenouille
Et on chante et on prie
Puis, se tournant vers la crèche et s’adressant manifestement aux statues de
plâtre comme si celles-ci pouvaient l’entendre, la comprendre et l’exaucer,
elle poursuit :
Noyé, Noyé d’peûy deux mille ans
Noël, depuis deux mille ans
On vos fiestéye è tot tchantant
On vous fête et tout en chantant
Didins totes nos èglîjes
Dans toutes nos églises
En l’honeûr dèl Mère èt d’l’Èfant
En l’honneur de la mère et l’enfant
On d’meûre bin taurd à l’chîje
On reste tard à la veillée
Mais c’t’anéye-ci, l’djou do Noyé
On prîyerè co bin pus qu’jamais
Tortos, les vîs, les djonnes,
Pacequi tos les coeûrs sont sèrés
Dissus l’pouve tère qui sonne
Mais cette année, le jour de Noël
On prierait bien plus que jamais
Tous, les vieux, les jeunes
Car tous les cœurs sont en peine
Sur la pauvre terre qui saigne
Dijoz, bininmé p’tit Jésus
Dites, bienaimé petit Jésus
Fios-nos cor on coûp audjourdu
Li grâce di nos rèsponde
Des milions d’djins vos l’dimand’nut
« Ramoinrnez l’Pais su l’monde »
Faites-nous encore aujourd’hui
La grâce de nous répondre
Des millions de gens le demandent
« Ramenez la paix sur le monde »
En repliant son papier, elle rejoignit tranquillement sa place.
Le curé ne fit pas d’homélie cette messe-là. Il n’y avait rien à ajouter,
l’essentiel avait été dit dans la dernière phrase, et il finit sa messe, ému, les
larmes aux yeux car c’était, de très loin, sa plus belle messe de Noël. On
raconte même, - mais allez croire les gens,- qu’il sacrifia cette nuit-là sa
dernière bouteille de Bourgogne qu’il gardait pour l’armistice ! Et tout seul
encore !
Est-ce vraiment un hasard ? Ce fut aussi le dernier Noël de la première
guerre mondiale.
Voilà une bien belle histoire qui m’a été racontée et qui n’aurait pas défiguré
dans les Lettres de mon moulin d’Alphonse Daudet.
Souffrir pour le wallon
Resté quatre années dans la classe de Mademoiselle Laurent à l’école
gardienne de Seuris, celle-ci ne se lassait pas de mes extravagances et, quand
je parlais le wallon, elle ne me reprenait que lorsque les mots employés
dépassaient la décence. On ne parlait pas le wallon à la maison, j’ai donc
appris cette langue à l’école des garçons de Seuris et ce n’est que lorsqu’il
fut pensionné et que j’étais déjà adulte que j’ai communiqué dans cette
langue, avec mon père qui la parlait pourtant si bien.
On regrette souvent plus tard d’avoir trop peu parlé avec son père.
J’entrais donc à l’école primaire avec un bagage linguistique qui n’était pas
envisagé dans les programmes les plus laxistes et cela allait me jouer des
tours tout au long de mes études. Je n’étais pas à l’école Saint Joseph depuis
plus de 2 jours que je me suis fait accrocher, à la cour de récréation par mon
instituteur Waldor Destrée qui me demanda : « Pourquoi parlez-vous
wallon ». Je lui répondis – ce qui me paraissait évident- « Je parle wallon
parce que je suis Wallon ! ».
Waldor, prenant cette réponse pour de l’impertinence, me prit par l’oreille et
me dit : « Venez répéter cela à Monsieur le Directeur ». Le directeur était
Monsieur Stiénon, imposant par sa fonction et parce qu’il s’occupait des
grands jusque 14 ans, qu’il était déjà presque fin de carrière et surtout parce
qu’il portait un bouc à la Léopold II, carré, terrifiant. Je m’attendais au pire
après avoir répété pourquoi je parlais wallon. Mais le maître Stiénon a
caressé ma tête blonde puis m’a dit : « Va jouer ! » avant de s’entretenir
longtemps avec son jeune instituteur.
Le wallon refaisait surface de temps à autre. J’étais en troisième primaire
chez l’instituteur Maurice Guillaume qui débutait cette année-là et on parlait
du pluriel en « aux » des mots en « al ». Tous les exemples étaient épuisés et
mon doigt était toujours levé quand je fus invité à donner mon exemple ; et
j’ai sorti tout fier la perle suivante : Vitrival-Vitrivaux. (Vitrival en wallon).
Maurice Guillaume eut beaucoup de difficulté à garder son sérieux et s’est
souvenu très longtemps de ce pluriel étonnant. Au demeurant, Waldor et
Maurice, ma majorité atteinte, furent tous deux, pour moi, des amis aînés
fidèles.
Je fus parfois insolent. J’étais en cinquième, chez le maître Tasiaux quand
celui-ci me donna comme punition un cahier entier de conjugaison du verbe
« devoir parler français », à tous les temps. La punition me paraissait
nettement disproportionnée à la raison qui l’avait provoquée et je cherchais
un moyen de m’en sortir. On m’avait raconté, jadis, que mon parrain à qui
on avait donné 100 lignes à faire, avait remis à son instituteur une feuille sur
laquelle il avait tracé soigneusement à la règle, 100 lignes droites. Cela me
donna l’idée d’écrire en grand un seul mot par page. Ëtre impertinent, c’est
une chose, encore faut-il avoir la témérité ; le courage ou l’audace de
remettre la punition. Je la remis à un cours de chant où toute l’école était
rassemblée. Le maître perdit son calme et m’administra une gifle magistrale
qui me fit tomber par terre et qui projeta ma carnassière à l’autre côté de la
classe. Ce fut trop soudain pour que je pleure, et puis il y avait toute l’école !
Allez dans notre classe, m’enjoignit le maître. J’en avais eu assez et, n’ayant
pas l’étoffe d’un martyr, je me sauvai de l’école ; je savais que mes
camarades de Seuris me ramèneraient mes affaires. Je n’étais pas encore
rentré chez nous, quand le maître, inquiet, vint à la maison tout expliquer à
mon père. Celui-ci me disputa pour l’insolence, mais chez nous, de toute
manière et par principe, je savais que l’instituteur avait toujours raison. Je
crois cependant que mon père était fier de l’audace qui lui rappelait ses
propres frasques à l’école de son village. Un premier de classe qui se fait
tabasser par le maître, cela lui donne inévitablement, une aura particulière
dans l’école. Mais je dois convenir, en toute honnêteté, que la gifle était
largement méritée.
Faisons un bond de quelques années, je suis en première année du secondaire
supérieur, j’ai 16 ans, on me prend à parler wallon et le Frère Marcel des
Écoles chrétiennes me donne, comme punition logique pour parfaire mon
français, la copie du dictionnaire Larousse. Mon Larousse de l’époque a
1745 pages, soit grosso modo 90.000 mots. On ne m’a pas précisé la manière
dont je devais le copier et je l’ouvre naturellement dans la partie Histoire et
Géographie dans laquelle j’estime avoir plus de chances d’apprendre
quelque chose d’utile. Je fais des fiches sur tout ce qui est écrit en petits
caractères : les batailles en commençant par Aboukir, les tableaux en
débutant par l’abreuvoir, l’accordée de village, les pièces de théâtre, les
opéras etc. Je suis arrivé à la charte de l’Atlantique quand le Frère vient
contrôler ma punition. Il trouve cette manière de faire très intelligente
et…supprime la punition, avec, comme conséquence que je n’ai jamais été,
pour mon savoir, au-delà de la charte de l’Atlantique.
Je ne fus pas ; loin de là, le seul à avoir été puni pour avoir parlé « ma
langue » et j’ai une pensée émue pour tous ces forçats anonymes. Il y a
toujours eu des résistances et ce n’est pas Willy Félix, qui fut mon premier
chef aux scouts, qui me démentirait. C’est étonnant cette hargne qu’on a
mise dans le passé pour supprimer la langue wallonne, inutilement d’ailleurs
puisqu’il y a toujours des pôles de survie. Et puis, cette langue, ces mots,
sont plus que notre patrimoine, ils sont notre âme. Alors, de mon exil
flamand, propice à la nostalgie, je prends parfois mon bic que je laisse courir
librement sur une feuille :
È quand gn’a l’vint qui ûle è qui l’vèra clicote,
Qui les ovrîs do fond rimontnu tot nauji,
Qui leu samwinne est féte è qui vont fé ribote
Ah qu’elle est bèle, mes djins, li linwe di nosse payis