La Gruyere Online

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La Gruyere Online
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Le portrait
La Gruyère / Mardi 25 mars 2014 / www.lagruyere.ch
Ascension en solitaire
TOURISME. Voilà quinze ans que le Neuchâtelois Stéphane Schlaeppy a posé
ses valises en Gruyère. Hôtelier discret,
l’homme a marqué de son empreinte
des établissements comme le Cailler,
à Charmey, ou le Rallye, à Bulle.
JEAN GODEL
A
dolescent, Stéphane
Schlaeppy se voyait
sportif d’élite. Le voilà
directeur, administrateur et actionnaire de
l’Hôtel Cailler à Charmey,
l’un des fleurons du tourisme fribourgeois. Il vient aussi d’entrer
au capital d’un autre quatre étoiles,
le Beau-Rivage, à Weggis, au bord
du lac des Quatre-Cantons. A Bulle,
il est copropriétaire de l’hôtel Rallye
qu’il a rénové et agrandi et dont il
annonce la réouverture prochaine
du bar en sous-sol (lire ci-dessous).
L’homme s’est fait tout seul.
Avec curiosité et patience, dans un
monde de l’hôtellerie totalement
étranger à sa famille. Né le 15 mars
1969 à La Chaux-de-Fonds, il vit
une enfance «très heureuse» et se
souvient avoir été un enfant joyeux.
Alors qu’il a 6 ans, sa famille suit
dans le Val-de-Ruz un père qui y devient directeur d’un centre pour
personnes handicapées. «Je n’imaginais pas du tout ce que je suis devenu. Pour moi, ma vie devait forcément se faire dans le sport.»
Dans la gymnastique artistique,
même. «J’avais un bon niveau.»
Mais comme tant d’autres, des
blessures à répétition briseront
ses espoirs de sport d’élite.
Après sa scolarité obligatoire, il
entre à l’Ecole de commerce de
Neuchâtel, sans idée précise. Mais
bien vite, il se décide pour l’Ecole
hôtelière de Lausanne: l’attrait des
voyages, du va-et-vient entre gens
et cultures, d’un monde aux multiples métiers. En 1987, diplôme de
commerce en poche et à la recherche d’un stage, il frappe à la
porte de l’un des meilleurs établissements du canton: la Vue-desAlpes, 16 points au Gault&Millau.
Patron d’un quatre étoiles à Charmey, Stéphane Schlaeppy a d’abord été meilleur apprenti cuisinier de Suisse, puis groom dans un palace londonien. CHLOÉ LAMBERT
Le chef Benito Tattini lui découpe
alors cette vérité tranchée: «Si tu
n’apprends pas la cuisine, tu ne seras qu’un con dans le métier.» Stéphane intègre illico sa brigade. Il finira meilleur apprenti cuisinier du
canton, puis de Suisse.
Porte-cendrier à Londres
Malgré ce pedigree, il choisit de
faire un détour par Cambridge où
il décroche son first certificate d’anglais tout en faisant le pizzaïolo. De
l’estaminet british, il passe ensuite
à la brigade de 40 cuisiniers de La
Terrasse, le restaurant du VictoriaJungfrau, un palace cinq étoiles à
Interlaken. Entré à la prestigieuse
Ecole hôtelière de Lausanne, Stéphane Schlaeppy effectue en 1990
un stage au Connaught, un vieux
palace londonien. A la direction?
Non, comme groom! «Je voulais dé-
Mélodies en sous-sol
Personne ne regrettera le pince-fesses qui
occupait le sous-sol du Rallye jusqu’à l’an
dernier. Il y avait mieux à faire de ces lieux,
l’un des rares repaires des nuits bulloises
du temps de la discothèque Le Rallye. Stéphane Schlaeppy a investi 600 000 francs
dans une rénovation complète. A l’enseigne du Bull & Bear, il ouvrira normalement avant l’été – le dossier est parti au
SECA – un bar de nuit qui visera les plus de
30 ans, clients de l’hôtel ou gens de la région.
Dans les tons bruns, avec des parois
façon mur de pierres, l’espace, accessible
aux handicapés, a gardé la disposition de
l’ancienne disco, avec ses banquettes et
ses niveaux, le tout refait à neuf. Le bar ultramoderne est équipé d’un dispositif anticoulage piloté par ordinateur: même les
cocktails se feront sur simple pression
d’un bouton!
Jazz, cigares et one-man-show
Dans un coin, un fumoir évitera les nuisances à l’extérieur. L’ensemble sera signé
d’une ligne Zino Davidoff, le célèbre marchand de cigares. Un large choix de barreaux de chaise sera proposé. «Il fallait un
concept en adéquation avec la clientèle
de l’hôtel, et sans nuisances sonores.»
C’est aussi ce qui a convaincu les propriétaires de reprendre eux-mêmes la gestion
du lieu.
Dans un autre coin, un piano trois quarts
queue attend les soirées jazz, chaque mercredi. C’est la pianiste charmeysanne
Marie-Christine Repond qui jouera ou invitera d’autres artistes. Une cabine DJ est
déjà prête pour les mardis, jeudis et vendredis, en live ou sur playlists. Et le samedi? «On pourra tout faire, y compris des
one-man-show.» Mais le Bull & Bear sera
d’abord un espace pour s’asseoir et discuter, insiste Stéphane Schlaeppy.
Sur un mur, une toile de Massimo Baroncelli évoque le nom du bar, avec un taureau combattant un ours. En fait, une référence au monde de Wall Street: les traders
y qualifient le marché de beary quand il
baisse, parce que l’ours attaque de haut en
bas avec ses pattes. A l’inverse du taureau
avec ses cornes – un marché à la hausse
est donc bully. N’y voir aucun signe sur la
clientèle recherchée, rassure Stéphane
Schlaeppy: «C’est surtout un clin d’œil à
Bulle.» JnG
couvrir ces jobs qu’on ne fait que
lorsqu’on est jeune.»
Sa mission? «J’avais un petit office à l’étage et on me sonnait.»
L’homme a tout fait: allumer du feu
dans les cheminées, préparer les
bars en chambre en fonction des
goûts des hôtes – pas de minibars
dans ces cinq étoiles-là –ou trouver
en toute urgence un jus de raisinet
dans Londres. Il gagne 30 £ par semaine (environ 100 francs). «Mais
on vivait des pourboires.» Son record: 150 francs pour un café.
Les clients s’appellent Lauren
Bacall («charmante, mais éreintante
avec ses jus de fruits à faire dans
sa chambre»), Richard Widmark
(«très classe»), Mel Brooks («tout
petit avec une grande blonde, pas
drôle du tout») ou encore Sir Alec
Guinness («super, mais un peu
radin sur les pourboires»). Stéphane
Le truc
qui manque
Quel regard Stéphane Schlaeppy
porte-t-il sur le tourisme gruérien?
Malgré les réalisations des dernières
années (Bains de Charmey, Maison
Cailler), la Gruyère reste une destination d’excursion, pas de résidence:
«Tout y est super, mais on n’a rien
d’extraordinaire. Il manque le truc
unique que tout le monde veut voir,
comme le Cervin.»
L’homme souligne un autre point
faible: en fin de journée, un touriste
veut retrouver les siens pour faire
du shopping ou boire un verre. Bref,
faire une balade citadine. «Là, on
n’est pas bons.» Bulle n’est pas
Gstaad, certes, mais on devine que
le chef-lieu gruérien pourrait en faire
plus à ses yeux.
Lui n’a pas «la» solution:
«La Gruyère doit se profiler sur ses
paysages et son authenticité.»
Il ne refuse pas tout développement
du district: «Mais un développement
réfléchi, maîtrisé.» On sent juste
que l’évolution récente, marquée
par une forte démographie, ne lui
convient pas forcément. JnG
Schlaeppy a même été videur de
cendrier lors d’un banquet donné
par Lord Spencer, le père de Lady
Di: «Nous étions six commis, dans
le couloir, à attendre les vœux de
huit convives. J’ai changé deux fois
les cendriers en quatre heures. Un
vrai film!»
Pour en dire
plus long
Son propre maître à bord
Stéphane Schlaeppy a commencé
comme apprenti cuisinier.
«C’était une période extraordinaire et très amusante.» Amusante? «Les clients ne le voient
pas, mais durant la mise en place,
l’ambiance est décontractée.
On se chambre souvent dans cet
espace si confiné. Après, en plein
coup de feu, c’est sûr que ça
change…»
Dès 1993, master en poche, il
multiplie les expériences, notamment en Allemagne, puis au Beaulac, à Neuchâtel. En trois ans, il y
devient directeur. Il décide alors
que son destin se ferait en Suisse.
Les chaînes internationales, très
peu pour lui. «Je veux être mon
propre maître à bord. Et la Suisse
est un vrai parc d’attractions, tout
y est.»
Il arrive ainsi à Charmey en 1999,
comme directeur du Cailler. Là, il
reçoit incognito Jean-Pierre Raffarin, alors Premier ministre, ou Saadi
Kadhafi (le fils de…), en camp d’entraînement avec Udinese, son club
de foot. «Un triste personnage.»
Lui qui pensait ne rester là que
quelques années nourrit encore
bien des projets, quinze ans plus
tard, pour le quatre étoiles charmeysan, dont un agrandissement
du secteur restauration. L’échec
du Vieux Chalet, à Crésuz, qu’il a
exploité de 2004 à 2010, fait désormais partie du passé. L’homme n’a
pas le temps de mariner. «Roturier»
dans ce monde de la grande hôtellerie, lui assure que le luxe n’est
pas son but: «Je connais ce milieu
par mon métier, mais je n’en ai pas
besoin pour vivre. En fait, je suis
un homme assez simple.»
Son seul luxe, à vrai dire, est
une «Oma» au pair qu’il vient d’engager, reconnaît-il tout sourire: une
Allemande de 55 ans, déjà grandmère, qui s’occupe de son fils de
15 mois et lui apprendra la langue
de Gœthe. C’est que la maman, directrice de l’Hôtel Rallye, est elle
aussi sur le pont en permanence.
Et si Stéphane Schlaeppy avait pris
racine en Gruyère? «Je suis un
homme heureux, j’y ai encore
beaucoup à faire.» ■
● LE COUTEAU
● LE PIOLET
Pour
débrancher, il pratique le vélo, la
randonnée
et l’alpinisme: son record
est à 6354 m,
au Chopicalqui
(Pérou). Avec
quatre ascensions du
Mont-Blanc,
une Haute
Route et bien des
4000 m à son actif, il
fait preuve d’un bon
niveau. Pour lui, la
montagne, c’est nature,
liberté et décompression.
● LA CUILLÈRE EN BOIS
«N’étant pas Gruérien,
c’est un clin d’œil aux
gens d’ici qui m’ont
bien accueilli.» Stéphane Schlaeppy
apprécie la qualité
de vie qu’offre la
Gruyère: «Quel
décor! C’est
une vraie
chance.
Je m’y sens
très bien.»