la litterature peut-elle informer - Département d`information et de

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la litterature peut-elle informer - Département d`information et de
Catherine PONT-HUMBERT
LA LITTERATURE PEUT-ELLE INFORMER ?
L’interrogation « la littérature peut-elle informer ? », se
situe à la croisée de ma formation universitaire et de mon expérience
professionnelle.
Si j’essaie de résumer mon activité - qui consiste à réaliser
des émissions littéraires, à concevoir des rencontres entre écrivains
et publics, à partager mes goûts et mes choix littéraires avec des
auditeurs, des lecteurs- je dirais que j’exerce un métier de passeur.
En proposant des portraits d’écrivains, je fais découvrir des
œuvres, des textes. Je suscite de la curiosité, de l’envie, du désir
pour des univers littéraires. J’ai souvent le sentiment que les
notions de désir et de plaisir sont singulièrement écartées des
rencontres sur le livre dont les débats deviennent de plus en plus
techniques.
Il me semble pourtant qu’aucune intervention portant sur
l’écriture ne devrait se passer de cette dimension.
Parler de littérature ne peut se concevoir sans désir. En
présentant des textes, des auteurs, je transmets du rêve, de
l’imaginaire, du plaisir et peut-être aussi quelque chose de surcroît.
C’est ce «quelque chose» de supplémentaire que je vais tenter de
cerner.
Arrêtons-nous un instant sur le mot transmission. La
question de la transmission des connaissances, des savoirs ou des
cultures ne pose aucun problème - elle paraît même évidente- dans
le cadre de l’éducation ou de l’enseignement. En revanche, dès qu’il
s’agit du domaine des médias, elle a tendance à se restreindre aux
seuls critères de l’information : objectivité, neutralité, actualité.
Or la littérature est éminemment subjective, partisane et
détachée de l’actualité. Elle revendique un point de vue personnel
sur le monde, un regard singulier et une certaine intemporalité.
Dans ma pratique professionnelle, je revendique un point de
vue personnel et subjectif ; je prends la parole en mon nom propre
et non pas au nom d’une « objectivité » textuelle qui n’existe pas.
Pour autant, je crois pouvoir affirmer que cette activité assure une
part d’information. Mais alors de quelle information s’agit-il ?
Se poser la question de savoir si la littérature peut informer,
c’est mettre en contact deux termes qui semblent a priori appartenir
à des univers que tout oppose. C’est pratiquer le paradoxe, exercice
philosophique par excellence.
C’est à cet exercice que se livrait, en mars 1987 lors d’un
cours à la FEMIS, l’Ecole nationale supérieure de cinéma de Paris,
le philosophe Gilles Deleuze.
Dans une conférence intitulée « Qu’est ce que l’acte de
création ? », parue pour la première fois dans Trafic en 1998 puis
reprise dans le volume Deux régimes de fous, publié aux éditions de
Minuit, Gilles Deleuze, en s’adressant à des
cinéastes,
s’interrogeait sur le sens de leur pratique : produire des images, et
sur le sens de ce qu’il « espère faire » lui-même, c’est-à-dire de la
philosophie.
Cette conférence éclaire mon propos en ce sens que Deleuze
y met en question l’acte de création et le rapport entre l’œuvre d’art
et la communication.
La première affirmation essentielle de cette conférence est
celle-ci : le créateur, quelle que soit sa discipline, travaille en
fonction d’une nécessité. « Un créateur ne fait que ce dont il a
absolument besoin » dit Deleuze.
Je pense que la nécessité et le besoin distinguent
fondamentalement le registre de la production littéraire et celui de la
production d’information.
La deuxième affirmation essentielle est la suivante : la
création est irréductible à toute communication. Et Deleuze
d’ajouter : « Ce n’est pas grave ».
Selon lui, la communication, c’est la transmission et la
propagation d’une information. Or une information, dit-il, c’est le
système contrôlé de mots d’ordre qui ont court dans une société
donnée.
Un peu plus loin dans son intervention, Gilles Deleuze
parle des pays, où, dans des conditions particulièrement dures, les
pays de dictature par exemple, il existe de la contre information.
Aucune contre information n’a jamais gêné un dictateur, sauf
dans un cas, dit-il : la contre information devient efficace lorsqu’elle
est ou devient acte de résistance. L’acte de résistance, quant à lui,
n’est ni information ni contre information. La contre information ne
devient effective que quand elle est un acte de résistance.
Nous arrivons, dans le déroulement de la pensée de Deleuze,
au point où je voulais en venir. Il demande « Quel est le rapport de
l’œuvre d’art avec la communication ? Réponse : aucun. « L’œuvre
d’art n’est pas un instrument de communication. L’œuvre d’art n’a
rien à faire avec la communication. L’œuvre d’art ne contient
strictement pas la moindre information. En revanche, il existe une
affinité fondamentale entre l’œuvre d’art et l’acte de résistance ».
Elle (l’œuvre d’art) « a quelque chose à faire avec l’information et la
communication à titre d’acte de résistance ».
L’art c’est ce qui résiste. C’est la seule chose qui résiste à la
mort, disait Malraux, d’où le rapport si étroit entre l’acte de
résistance et l’Art.
Je vais revenir à l’idée selon laquelle la création - et plus
particulièrement la littérature -possède un lien avec l’acte de
résistance. Mais auparavant, pour reprendre le lien complexe entre
littérature et information, je souhaiterais l’examiner sous l’angle de
la vérité.
En effet, l’ interrogation, « La littérature peut-elle
informer ? » pose la question de la vérité. En quoi peut consister la
vérité d’une fiction ?
L’œuvre d’art n’est ni vérité ni mensonge. Elle est ailleurs,
dans un réel qui échappe à l’un et à l’autre.
L’art c’est à la fois du mensonge et de la vérité.
Marthe Robert dans Roman des origines et origines du
roman (Gallimard, Tel, 1972) posait cette question en remontant
aux origines du roman. Ce genre qu’elle qualifie d’« indéfini » a
d’emblée été récusé par ceux là même qui le pratiquaient. Marthe
Robert prend appui sur l’exemple de Daniel Defoe.
Lorsqu’il écrit le premier roman de l’histoire (si l’on accepte
que Robinson Crusoe est bien le premier roman de l’histoire, plutôt
que Don Quichotte), Toujours est-il que Daniel Defoe récuse toute
assimilation de son texte au genre romanesque. Car pour lui
Robinson Crusoe est une histoire vraie, et partant ne peut pas être
un roman puisque le roman, selon lui, serait un genre faux, voué par
nature à la sensiblerie, fait pour corrompre le cœur et le goût.
Marthe Robert souligne qu’un siècle plus tard Balzac se
désignera comme « secrétaire de l’histoire ».
Considérable
évolution ! Comment expliquer la fortune extraordinaire du genre
romanesque en si peu de temps ? Marthe Robert affirme que le
roman s’est emparé de secteurs de plus en plus vastes de
l’expérience humaine dont il se targue d’avoir une connaissance
approfondie.
« Le roman tend irrésistiblement à l’universel absolu », ditelle. Le roman vit à la fois aux frais des formes écrites et aux dépens
des choses réelles dont il prétend « rendre » la vérité.
Selon Marthe Robert, la fortune historique du roman
tiendrait donc aux privilèges exorbitants que la littérature et la réalité
lui ont concédés. Le roman tire sa force de son absolue liberté.
J’aimerais m’arrêter à une des affirmations de Marthe
Robert : la littérature, dit-elle, et plus précisément le roman,
« s’empare de secteurs de plus en plus vastes de l’expérience
humaine » dont il possèderait une connaissance profonde et
appliquer cette idée à des exemples puisés dans le corpus des
littératures francophones.
Je vais prendre deux exemples. Le premier concerne
l’Afrique.
En 1998, une opération intitulée « Rwanda : écrire par
devoir de mémoire » a été organisée par une association africaine,
basée à Lille et organisatrice d’un Festival annuel d’arts et de
cultures africaines. Il s’agit de Fest’africa. Cette association a
proposé à une dizaine d’écrivains africains de se rendre au Rwanda
en résidence d’écriture afin de prendre en charge la mémoire, la
transmission de la mémoire du génocide rwandais survenu en avril
1994. Ces écrivains tous africains, résidant soit dans leur pays
d’origine soit à l’étranger – parmi lesquels Boubacar Boris Diop,
Abdourahman Waberi, Véronique Tadjo, Tierno Monenembo - ont
séjourné au pays des mille collines pendant plusieurs mois en
1998. Ils ont rencontré des Hutus, des Tutsis, parlé aux bourreaux
comme aux victimes, visité les lieux des massacres, écouté et
interrogé.
Pendant les quelques mois de leur séjour au Rwanda, ils ont
été journalistes. Ils ont emprunté les mêmes méthodes de prise de
notes, de recherche de témoignages, d’enquête ; ils ont croisé les
propos entendus, se sont documentés, ont vérifié. Puis se sont
attachés à quelques-unes des personnes rencontrées et ils ont écrit.
De cette initiative sont sortis dix romans ou récits qui
comptent comme dix petits grains de sables au sein de l’énorme
production de textes parue sur le génocide rwandais, le dernier
génocide du XX° siècle, qui a légitimement suscité un important
travail d’analyse et de réflexion de la part des historiens.
Ces dix textes ont la particularité d’être des fictions, des
œuvres de littérature. Et pourtant ils témoignent de façon
implacable de la réalité du génocide.
Murambi le livre des ossements du sénégalais Boubacar Boris Diop,
publié chez Stock en 2000, est l’un de ces dix textes.
Boubacar Boris Diop, évoquant cette expérience et son
travail d’écrivain, a précisément repris la question du mensonge et
de la vérité que je suis en train d’aborder. Je cite les propos de
Boubacar Boris Diop interrogé sur son expérience au Rwanda :
« L’art c’est à la fois le mensonge et la vérité. Il y a beaucoup
d’écrivains, de peintres et de cinéastes qui ont essayé d’exprimer la
vérité en retranscrivant littéralement ce qu’ils voyaient, ce qu’ils
entendaient. Et ils sont passés à côté de la réalité. Il y a une
différence entre la vérité et la réalité. Vous prenez un peintre mineur
qui vous montre Guernica, avec des cadavres, du sang partout,
d’affreux Franquistes qui égorgent des enfants… Bon, c’est un
tableau réaliste, mais peut-être que c’est Picasso qui en torturant les
formes, en multipliant les perspectives qui, de façon durable, a le
mieux montré … On peut multiplier vraiment les exemples, pour
tous les pays et dans tous les domaines de l’expression artistique.
Et dans ce sens-là, il y a aussi une dimension du jeu. Je dirais qu’en
tant qu’auteur, je me rends compte assez nettement de la faiblesse
des mots pour exprimer la réalité. La réalité est foisonnante, elle est
trop riche, elle va dans tous les sens. Comment prétendre, avec des
mots seulement, capter cela? Quelle arrogance! Quelle prétention!
Je m’en rends compte. Et ma façon de m’excuser auprès du lecteur,
c’est de lui dire : « Je sais que tu ne me crois pas. Mais tu as tort,
parce que moi, je suis celui qui dit la vérité.»
Boubacar Boris Diop touche ici au cœur de la question que
je pose aujourd’hui : la vérité est trop complexe pour prétendre en
rendre compte. C’est là l’un des obstacles auxquels sont confrontés
ceux qui font métier de transmettre le réel , ceux qui ont pour
mission d’informer, les journalistes.
Boubacar Boris Diop en vient ensuite de façon plus précise à
cet exercice de la vérité pour ce qui concerne le Rwanda : « Je suis
allé là-bas, et la première question que je me suis posée c’est qu’il y
a eu un million de morts, et moi je n’avais rien compris. Quel genre
d’intellectuel suis-je? Journaliste, philosophe, écrivain, Africain. Un
million de personnes meurent en Afrique et je ne suis pas au
courant ? Et je ne sais pas à quel point c’est important, ce qui s’est
passé. Est-ce que j’ai intégré des mécanismes d’oppression tels que,
finalement, j’ai perdu mon âme?
Il y a une grande acceptation de leur servitude par les
intellectuels africains. C’est ce que je constate. Et quand je dis les
intellectuels africains, moi, j’en fais partie. Ce que le Rwanda m’a
d’abord appris c’est à m’intéresser de plus près aux évènements qui
ont lieu sur le continent, à comprendre que ce qui se passe au
Nigéria est différent de ce qui se passe en Algérie, différent de ce qui
se passe au Rwanda, au Congo, etc. Qu’il n’y a pas une essence
africaine. Si je n’ai pas compris le Rwanda, si d’autres ne l’ont pas
compris, c’est parce que, quand on tue au Rwanda, les gens là-bas
se disent: « Ça a recommencé! ». C’est, comme dit Mongo Béti1 :
«l’habitude du malheur».
Les Africains, c’est tout ce qu’ils savent faire. Et une fois
qu’on a dit ça, on pense qu’on a tout compris, qu’on a tout
expliqué. C’est horrible, c’est regrettable. Pauvres victimes! Une
brève lamentation, suivie d’un semblant d’analyse, et la vie
continue( …)
Moi avec le Rwanda, j’ai reconnu que je n’avais rien compris, que
j’étais tombé, comme les autres, dans le mépris de moi-même, et j’ai
appris à comprendre et à me méfier des autres. Le Rwanda a été,
pour moi, un miroir. Ça m’a permis de savoir ce que les autres
pensent de moi ( …)Je dirais que cela m’a quand même rendu
beaucoup plus violent, c’est clair. Mon regard sur le monde a
changé avec le Rwanda. Je suis beaucoup moins gentil, je crois ».
Comment être gentil ou le rester face à l’innommable me
direz-vous ? C’est bien de l’innommable dont il est question et que
Boubacar Boris Diop parvient à nommer dans son roman Murambi
Mongo Beti, écrivain camerounais est l’auteur notamment de Ville Cruelle, de
Mission terminée ou encore de Trop de soleil tue l’amour.
1
le livre des ossements. En lisant ce roman, je dois avouer que j’ai
appris infiniment plus, infiniment mieux sur le Rwanda et le
phénomène du génocide que les dizaines ou les centaines de pages
de journaux ou d’émissions de radio consacrés à ce sujet. Parce
qu’en lisant ce roman, je suis rentrée dans l’innommable, je l’ai
ressenti dans ma chair. Parce que la littérature, en ayant l’air de ne
pas s’intéresser à la vérité, en prenant toutes les apparences du
mensonge, va beaucoup plus loin que n’importe quel descriptif soidisant « objectif et neutre ».
Cette expérience littéraire me semble fondamentale pour
éclairer l’identité ou la ressemblance ou l’analogie qui peut exister
entre le « vrai réel » et le « vrai romanesque »
Je vais prendre un second exemple qui concerne l’Algérie.
Il s’agit du roman Harraga, paru chez Gallimard en 2005, de
l’écrivain algérien Boualem Sansal, l’auteur du Serment des
Barbares.
Harraga n’est pas, contrairement à ce que l’on pourrait
imaginer, un prénom ou un nom de lieu. Ce mot désigne ceux que
Boualem Sansal appelle les « brûleurs de route », c’est-à-dire ceux
qui décident de fuir leur pays pour tenter leur chance ailleurs, ceux
qui ont l’espoir d’une vie meilleure. L’espoir est une denrée
quotidienne en Algérie. Boualem Sansal dit « Je ne connais pas
d’Algérien qui ne parle d’espoir cent fois par jour en étant assis ».
Les harragas, eux, se sont levés et ont pris la route pour rejoindre
les cohortes de candidats au départ, fort nombreux en Algérie. «On
quitte davantage ce pays qu’on n’y arrive. Il n’y a pas de logique à
cela, engendrer du vide n’est pas dans la nature de la terre, chasser
ses enfants n’est pas le rêve d’une mère et personne n’a le droit de
déraciner un homme du lieu où il est né (…) Nous sommes tous, de
tout temps des harragas, des brûleurs de route, c’est le sens de notre
histoire ».
Ce roman répond assez précisément à la question « la
littérature peut-elle informer » et d’ailleurs Boualem Sansal écrit
dans une « adresse au lecteur » qui précède le roman :
« Cette histoire serait des plus belles si elle était seulement le fruit
de l’imagination. Elle aurait tout l’air d’emprunter à la merveilleuse
allégorie du grain de blé mis en terre, elle dirait l’amour, la mort, et la
résurrection. Et puis, il y a des fantômes sympathiques à chaque
page et des gens si colorés qu’on voudrait les porter sur sa tête.
Mais elle est véridique, d’un bout à l’autre, les personnages, les
noms, les dates, les lieux, et par ce fait, elle dit seulement la misère
d’un monde qui n’a plus de foi, plus de valeurs, qui ne sait plus que
s’enorgueillir de ses frasques et de ses profanations ».
Boualem Sansal opte pour une posture de vérité. Il entend
que son texte soit lu comme « vrai » parce que l’histoire qu’il y
raconte est empruntée à son environnement, à son entourage peutêtre, parce que Boualem Sansal connaît cette Lamia qui est son
personnage principal, ou une autre qui lui ressemble étrangement.
Et à travers ce personnage « vrai », qui devient donc une personne
réelle, c’est une tranche de vie d’une femme algérienne qui nous est
rapportée, relatée dans le détail. Ses frayeurs, ses rébellions, sa
solitude. C’est le quotidien d’une femme qui se définit comme
« morte-vivante » que nous découvrons. Une femme qui, à trente
cinq ans, a les rides d’une femme de cinquante ans parce qu’elle
appartient « à la pire des engeances en terre d’islam, celle des
femmes libres et indépendantes ».
Un reportage effectué par un journaliste pour un magazine,
une radio ou une télévision, aurait pu tout aussi bien nous raconter
l’histoire de Lamia et en faire un emblème de la condition des
femmes en Algérie. Ces femmes sacrifiées aux fanatismes et aux
lâchetés, confrontées au « nombrilisme national, au machisme
dégénéré ».
On comprend bien, à lire cette adresse au lecteur, que le
romancier Boualem Sansal entend être témoin du monde qu’il
connaît, témoin de cette misère d’un monde sans foi ni valeurs.
Jusque-là son credo est un credo de journaliste.
Mais son adresse au lecteur n’est pas terminée et il ajoute,
et c’est là bien entendu que le romancier reprend ses droits : « le
lecteur le lira comme il lui plaira, peut-être des deux manières
puisque aussi bien les gens du livre ne savent jamais distinguer le
réel de l’imaginaire ».
Soudain, le romancier se défausse. Il s’abrite derrière une
prétendue incapacité à distinguer le réel de l’imaginaire. En réalité il
renvoie le lecteur à sa liberté. Puisque le pacte fondamental entre un
romancier et son lecteur est toujours un pacte de libre
interprétation.
En tant que romancier Boualem Sansal ne peut pas déroger à
cette règle fondatrice. Et il le sait fort bien.
Le lecteur, ainsi rendu à sa liberté, a cependant été averti
que Harraga est un roman qui relate des faits véridiques et sa
lecture en sera de ce fait transformée. Boualem Sansal s’est
d’emblée installé dans le rôle du « secrétaire de l’histoire » pour
reprendre la formule de Balzac. Il en a averti son lecteur. Et au fil
des pages de ce roman, le lecteur sera effectivement informé. Il
apprendra ce qu’une femme algérienne du XXI° siècle, éduquée,
intelligente, peut souffrir d’humiliation et de colère. Il accèdera à la
connaissance d’une part d’humanité qu’il ignorait avant d’avoir lu
ce roman.
Il aura partagé une vision de l’Algérie.
Il aura contribué par sa lecture à un regard subversif sur le
monde.
Rappelons-nous ce que disait Deleuze : l’œuvre d’art ne
contient strictement pas la moindre information. En revanche, il y a
une affinité fondamentale entre l’œuvre d’art et l’acte de résistance.
Le « quelque chose de surcroît » qui se glisse dans l’exercice
de la transmission tel que je l’évoquais au début de cette
intervention, c’est la part de la subversion. C’est l’acte de
résistance dont parlait Gilles Deleuze.
Tant que la production de la littérature et la transmission de
la littérature (ou de l’art de façon plus générale) conserveront ne
serait-ce qu’une infime dose de subversion, nous aurons, je crois, la
certitude que la littérature sert à quelque chose, que nous qui
parlons de littérature sommes utiles, que nous connaissons encore
un état de libre-pensée, et que nous vivons dans un monde où il est
encore possible, non pas de reproduire la réalité, mais de remuer la
vie pour recréer sans cesse de nouvelles conditions et pour en
redistribuer les cartes.