L`intestin

Transcription

L`intestin
Penser la santé
N° 5 – MARS 2015
L'intestin
un autre Cerveau
TRANSPLANTATION FÉCALE / POUVOIR DES BACTéRIES / RéVOLUTION MéDICALE
BERNARD PéCOUL «Les pharmas négligent les maladies des pauvres»
TOURISME MéDICAL Gare aux turbulences!
ENQUÊTE Les dangers des maladies taboues
Edité par le CHUV
www.invivomagazine.com
IN EXTENSO le langage de l’apparence
focus
Intestin
recherche
L’INTESTIN,
un autre cerveau
/
D’importantes découvertes ont placé l’intestin
sur le devant de la scène scientifique.
Le décryptage de ses bactéries pourrait révolutionner
le traitement de nombreuses maladies.
/
Par
côlon ascendant
côlon transverse
Melinda Marchese
{Colon ascendens}
{Colon transversum}
Première partie du
côlon, qui s’étend
du cæcum à l’angle
colique droit.
Fait suite au côlon
ascendant et donne
le côlon descendant.
jéjunum
cæcum
{Jejunum}
Partie centrale de
l’intestin grêle.
{Caecum}
Est formé d’un sac
auquel s’abouche
l’orifice de la valvule
iléo-cæcale.
côlon descendant
{Colon descendens}
Fait suite au côlon
transverse et donne
le côlon sigmoïde.
appendice
{Appendix
vermiformis}
Petite excroissance
du cæcum.
intestin grêle
{Intestinum tenue}
Partie de l’appareil
digestif humain située
entre l’estomac et le
côlon.
rectum
{Rectus}
Segment du tube
digestif reliant le
côlon à l’anus.
anus
{Anus}
Orifice terminal
du tube digestif.
19
côlon sigmoïde
{Colon sigmoideum}
Boucle située entre
la fosse iliaque gauche
de l’abdomen et le
petit bassin.
L
focus
intestin
’intestin? «Un vaste peuple de bactéries, qui est
l’addition des décisions que nous prenons, de la
nourriture que nous ingérons, de l’environnement dans lequel nous vivons… C’est un peu notre
collection personnelle de Pokémon!» C’est par ces
mots que Giulia Enders décrit cet organe, avec assurance et beaucoup d’humour, dans un spectacle de
«science-slam» qu’elle a présenté sur plusieurs scènes
alémaniques. Cette jeune étudiante en médecine a
ensuite publié le livre Darm mit Charme («Le charme
discret de l’intestin»), devenu à la surprise générale
l’un des plus gros succès de librairie de l’année en
Allemagne (lire son interview p. 26).
focus
actuel est de définir plus précisément «qui fait quoi»
dans cette communauté bactérienne, que l’on appelle
le ‘microbiote intestinal’.»
Un organe en soi
Le microbiote est l’écosystème composé des
milliards de microorganismes qui colonisent
les intestins. Il est aujourd’hui considéré
comme un organe à part entière.
De nombreuses études ont confirmé une hypothèse
que la communauté scientifique reconnaît aujourd’hui comme un fait: «Avoir un microbiote varié
et équilibré prévient et protège de nombreuses pathologies, note Michel Maillard, gastro-entérologue au
CHUV. Trouver le moyen de restaurer une diversité
de bactéries, champignons et autres germes dans
l’intestin s’apparente aujourd’hui à la quête du Graal
pour des centaines de chercheurs à travers le monde.»
400 m2
La taille de la surface
intestinale, soit
l’équivalent de deux
courts de tennis.
Car ces petits êtres ne vivent pas oisivement: ils contribuent activement à l’équilibre des fonctions physiologiques, et donc à l’état de santé générale, de leur hôte.
«De nouvelles indications et de nouveaux traitements
vont apparaître au fur et à mesure
que la recherche sur le microbiote
avancera, poursuit Jacques Schrenzel. Il va falloir reprendre tous les
Repère
ouvrages actuels de médecine pour
L’intestin ou les intestins? La forme
les mettre à jour tant ces découplurielle est en quelque sorte plus
vertes auront une influence sur la
adaptée, car derrière cette
prise en charge de nombreuses afappellation se cachent deux organes:
fections.» Et les maladies intestil’intestin grêle, ce tube de 6 m de
long environ, qui se charge de
nales ne sont pas les seules
l’absorption des nutriments, et le
concernées: depuis l’obésité jusqu’à
gros intestin (ou côlon). Ce dernier,
la dépendance à l’alcool, en passant
qui mesure entre 80 et 150 cm, va
par la dépression et la boulimie, de
principalement stocker les déchets,
absorber certaines vitamines et l’eau
nombreuses pathologies pourraient
résiduelle pour agglomérer les
bénéficier à l’avenir de ces avancées.
Ce succès témoigne de l’intérêt croissant que suscite
l’intestin auprès du grand public, mais aussi de la
communauté médicale. Longtemps considéré comme
un «simple organe de la digestion», ce tube de plus
de 5 m de long, situé entre l’estomac et l’anus, joue en réalité un
rôle central dans l’organisme.
Une avancée majeure a permis à
l’intestin d’attirer tous les regards:
la génétique moléculaire. «Grâce
aux progrès de cette discipline, il
est devenu possible de décrire le
génome des 100’000 milliards de
bactéries qui colonisent notre tube
digestif, explique Jacques Schrenzel, responsable du laboratoire de
bactériologie des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Le défi
intestin
95%
Le pourcentage du
microbiote que contient
le côlon, le reste est
dispersé dans l’ensemble
du système digestif.
1’000
selles. Des bactéries colonisent
l’ensemble du tube digestif, mais
la grande majorité du microbiote
se trouve dans le côlon.
Le nombre d’espèces
bactériennes identifiées
dans le microbiote
intestinal humain.
Il n’y en a que 150 à 170
prédominantes par
individu.
3 millions
Que font ces quelque 2 kg de microbes dans l’intestin? Leur implication dans le processus de digestion
n’est pas remise en question. «Ils
contribuent à la conversion des aliments en nutriments et en énergie, de même qu’à la synthèse de
vitamines indispensables à l’organisme, rappelle
Francisca Joly Gomez, gastro-entérologue au CHU
Beaujon de Clichy (F).
Mais leur action va bien au-delà: ils dialogueraient
constamment avec d’autres composantes de l’orga20
nisme, notamment avec le cerveau. «Nous savons
depuis longtemps que le cerveau envoie des informations à l’intestin, mais nous pouvons désormais aussi
affirmer qu’il s’agit d’une relation bidirectionnelle,
c’est-à-dire que l’échange des informations s’effectue
dans les deux sens», note la gastro-entérologue, qui
a publié l’an dernier un ouvrage baptisé L’intestin,
notre deuxième cerveau.
L’envoi et la réception d’informations se fait grâce au
système neuronal de l’intestin. «Plus de 100 millions
de neurones sont concentrés et connectés entre eux
dans la paroi du tube digestif.» Que peut bien «dire»
l’intestin au cerveau? «Il va par exemple lui envoyer
Le nombre de gènes
dans le microbiote
intestinal, soit 150 fois
plus que de gènes dans
le génome humain.
100’000
milliards
Le nombre de bactéries
qui colonisent l’intestin,
c’est-à-dire dix fois plus
que le nombre de
cellules humaines.
Benjamin schulte
Un grand bavard
21
2 kilos
Le poids de l’ensemble
des bactéries qui vivent
dans l’intestin.
focus
intestin
focus
des signaux «douloureux». Du gaz se produit dans
l’intestin lors de la fermentation des aliments. Le
gonflement de l’intestin peut entraîner des signaux
douloureux visibles au niveau du cerveau», vulgarise
la spécialiste.
Le danger des antibiotiques
Antoine Andremont* est l’un des grands experts internationaux d’une problématique de santé majeure: la résistance
toujours plus fréquente des bactéries aux antibiotiques.
La connexion entre le cerveau et
l’intestin a permis de faire d’importantes découvertes sur la maladie de Parkinson: des travaux de
chercheurs de l’Institut national
de la santé et de la recherche médicale (Inserm) ont démontré que
des anomalies présentes dans les
neurones du cerveau des patients
atteints de cette maladie dégénérative sont retrouvées «à l’identique» dans les neurones du
système digestif. A l’avenir, il pourrait donc devenir possible d’identifier cette maladie par biopsie
intestinale et d’établir un diagnostic précoce: «Les anomalies sur les
neurones de l’intestin se manifesteraient avant leurs homologues
cérébraux.»
propos recueillis par
Olivier Gschwend
L
habituellement
provoquent chez
ces personnes des
infections du sang,
ou septicémies, car
elles deviennent
difficiles à éliminer.
a prise d’antibiotiques perturbe
l’équilibre du
microbiote intestinal.
Antoine Andremont
met en garde
contre l’utilisation
immodérée de ces
médicaments.
Ces dix dernières années, plusieurs
études sont venues confirmer le
lien entre la maladie de Parkinson
et les caractéristiques intestinales
du malade. Parmi les plus récentes,
celle de l’Université d’Helsinki affirme que les patients atteints de la
maladie de Parkinson ont beaucoup moins de bactéries de la famille des Prevotellaceae dans leur
intestin. «A présent, nous voulons
comprendre si ces changements de
l’écosystème bactérien apparaissent
avant le début des symptômes cliniques de la maladie, explique le
neurologue Filip Scheperjans. A
l’avenir, nous nous concentrerons
peut-être sur l’intestin pour soigner
cette pathologie.»
Existe-t-il des
solutions pour éviter
ce dérèglement?
aa Il est pour l’instant
impossible d’éviter les
résistances. L’unique
solution reste la prévention en limitant la
prise d’antibiotiques
et en respectant la
durée des traitements. Une telle situation est aujourd’hui
un enjeu sanitaire
majeur. En effet, les
bactéries résistantes du système
digestif se disséminent dans l’environnement via les matières fécales.
Elles se retrouvent alors jusque
dans nos aliments, envahissent le
système digestif et supplantent les
bactéries non résistantes. C’est un
cercle vicieux.
iv
Quels sont
les effets des
antibiotiques
sur le microbiote
intestinal?
aa Les antibiotiques
ingérés sont assimilés
par l’intestin grêle et
se déversent dans le
sang pour éliminer les
bactéries indésirables.
Mais une partie des
molécules repasse du
sang au système digestif par
la bile. A terme, les bactéries
développent des mécanismes
de défense contre ces molécules
et deviennent résistantes. Leur
utilisation exagérée accélère le
processus. Résultat: la microflore
est complètement déréglée et
dominée par des souches
multirésistantes.
iv
En quoi est-ce problématique
pour la santé?
aa Le dérèglement de la microflore
n’est pas perceptible par le patient
et n’a pas de conséquences
directes. Il se manifeste autrement.
Par exemple, certains patients qui
subissent une chimiothérapie ou
une greffe sont immunodéprimés.
Les bactéries résistantes du système
digestif qui sont inoffensives
* Antoine Andremont est professeur
à l’Université Paris-Diderot et auteur
du livre «Antibiotiques: le naufrage»
aux éditions Bayard.
22
VRAI / FAUX
nouveau-né est rapidement
colonisé par les micro-organismes de sa mère (vaginaux,
fécaux, cutanés, etc.) et ceux de
l’environnement de son lieu de
naissance. La composition du
microbiote intestinal variera en
fonction de son alimentation.
Les scientifiques estiment qu’aux
alentours de 3 ans, le microbiote
devient stable et continue à
évoluer à un rythme régulier
pendant toute la vie de la
personne.
Les probiotiques favorisent la
bonne santé du microbiote.
vrai/faux De nombreuses
études ont démontré des effets
bénéfiques des probiotiques sur
le microbiote intestinal, comme
notamment de maintenir son
équilibre et sa diversité. En
revanche, des recherches menées
par le microbiologiste français
Didier Raoult ont mis en avant
des effets indésirables de ces
bactéries: ils pourraient
favoriser l’obésité.
Le cerveau n’est pas le seul interlocuteur de l’intestin:
ce dernier communique aussi avec le système immunitaire. «Les bactéries du microbiote envoient des
signaux aux récepteurs situés sur les cellules de la
paroi intestinale, qui à leur tour donnent à nos cellules immunitaires un signal pour les aider à exclure
23
les organismes pathogènes qui tenteraient de coloniser l’intestin», explique Francisca Joly Gomez.
Explorer ce rôle de «barrière protectrice» du microbiote ouvre de nouvelles pistes de traitements contre
certaines pathologies, comme les
allergies alimentaires. «Des tests
sur des souris, auxquelles nous
avons administré des allergènes de
cacahuètes, nous ont montré que
Le microbiote intestinal de
la présence de la bactérie Clostrichaque personne est unique.
dium dans leur microbiote intestivrai Un tiers de notre
nal bloquait la réaction allergique,
microbiote intestinal est
commun à la plupart des
explique Cathryn Nagler, de l’Uniindividus, tandis que les deux
versité de Chicago, qui a mené
autres tiers sont spécifiques
l’étude. Cela nous fait penser que
à chacun d’entre nous.
cette bactérie en particulier agirait
Le microbiote intestinal
à travers certaines cellules immuest inné.
nitaires et empêcherait les profaux Le microbiote intestinal
téines responsables des réactions
commence à se développer à la
allergiques de pénétrer dans la cirnaissance. Stérile à l’intérieur de
l’utérus, le tube digestif d’un
culation sanguine.»
«Barrière protectrice»
DR
iv
intestin
D’autres recherches menées par le
Conseil supérieur de la recherche
scientifique en Espagne, dont les
résultats ont été publiés en octobre
2014 dans le journal de l’American
Society for Microbiology, ont aussi
dévoilé de nouvelles connexions
entre le microbiote et certaines maladies auto-immunes: le microbiote
intestinal de patients atteints de
lupus, une maladie chronique qui
s’attaque aux tissus sains de l’organisme, présente un déséquilibre du
ratio entre les deux groupes de micro-organismes les plus nombreux
dans l’intestin humain (les Bacteroides et les Firmicutes) en faveur
des premiers.
La source
de multiples
maladies
A travers le
monde, les efforts se multiplient pour tirer le meilleur
profit de ces nouvelles connaissances (projets MetaHIT, MetaGenoPolis et MyNewGut en Europe, Human microbiome project aux Etats-Unis, etc.) et
régulièrement, des résultats sont publiés dans les plus
prestigieuses revues scientifiques.
focus
intestin
focus
«La pullulation de l’intestin grêle a finalement été démontrée et reconnue, se réjouit Alain Schoepfer, gastro-entérologue au CHUV. Il s’agit d’une concentration
anormalement élevée de bactéries dans cet organe qui
peut provoquer de fortes douleurs abdominales, des
ballonnements ou des diarrhées. Nous savons à présent que l’administration d’un antibiotique, déjà utilisé
pour le traitement des infections urinaires, peut améliorer efficacement l’état de santé du patient.»
nères. Leur attitude a changé lorsque des bactéries
ont été inoculées dans leur système digestif, et partageaient volontiers leur lieu de vie.
Plusieurs travaux ont aussi éclairé le lien entre le microbiote et les maladies métaboliques comme l’obésité ou le diabète. Une équipe internationale dirigée
par Jeffrey Gordon, de l’Ecole de médecine de l’Université de Washington, aux Etats-Unis, a par exemple
montré que, introduit chez la souris, le microbiote
d’un individu obèse fait grossir l’animal, contrairement au microbiote d’une personne mince. Le chercheur expliquait alors dans la revue Nature que «les
bactéries intestinales ont un impact sur la régulation
du stockage des graisses dans le tissu adipeux».
La dépendance à l’alcool et la boulimie font aussi partie des maladies pour lesquelles un lien avec le microbiote est soupçonné. Des recherches menées par une
équipe de l’Université catholique de Louvain ont révélé que les patients alcooliques, présentant une altération du microbiote intestinal, sont plus dépressifs,
plus anxieux et plus attirés par l’alcool que les alcooliques avec un microbiote «normal».
Le dialogue permanent entretenu entre l’intestin et
le cerveau a permis à des scientifiques de se demander si le microbiote influence aussi le comportement
de son hôte. Pour y répondre, des chercheurs de
l’Université de Cork en Irlande ont procédé à des tests
sur des souris dites «axéniques», c’est-à-dire sans
bactéries, car élevées dans un milieu stérile depuis
leur naissance. Celles-ci avaient un comportement
social altéré: elles préféraient se trouver dans une
cage vide plutôt que d’être entourées de leurs congé-
Obésité
Alcoolisme
Plusieurs études, comme
celle de l’Institut national
de la recherche agronomique, ont démontré que
la pauvreté bactérienne
serait associée à la
surcharge pondérale.
Ce manque de diversité
augmente le risque de
développer des complications liées à l’obésité,
comme du diabète ou des
maladies cardiovasculaires.
24
Les recherches menées
par l’Université catholique
de Louvain ont montré
que certains alcooliques
présentent des altérations
de la composition du
microbiote intestinal. Une
découverte qui ouvre de
nouvelles pistes thérapeutiques ciblant l’intestin et
non plus seulement le
cerveau pour lutter contre
la dépendance à l’alcool.
«Tous ces travaux sur les souris sont précieux et nous
fournissent des pistes intéressantes, note Michel
Maillard. Il nous faut néanmoins tempérer notre enthousiasme pour l’instant, l’être humain ne réagira
pas forcément de la même manière à ces tests.»
La protéine «ClpB» pourrait causer des troubles alimentaires. «Elle est fabriquée par certaines bactéries
du tube digestif comme Escherichia coli, explique
Sergueï Fetissov, de l’Institut national de la santé et
de la recherche médicale de l’Université de Rouen.
Elle est sécrétée quand les bactéries sont soumises à
un stress. La ClpB a des propriétés anorexigènes,
c’est-à-dire qu’elle diminue l’appétit et déclenche une
réaction du système immunitaire produisant des anticorps dirigés contre elle. Ces anticorps vont aussi se
lier à l’hormone de la satiété, du fait de son homologie de structure, et moduler son action vers l’anorexie
ou la boulimie.»
Autisme
Des chercheurs de
l’Institut de technologie
de Californie ont amélioré
plusieurs symptômes
de l’autisme chez la souris
en lui administrant
une bactérie humaine,
Bacteroides fragilis,
connue pour favoriser
la cohésion de la paroi
du côlon.
Inflammations
Chez les patients atteints
de maladies inflammatoires chroniques de
l’intestin, des bactéries
potentiellement pathogènes sont trouvées en
excès tandis que la
concentration de bactéries
bénéfiques du groupe
des Firmicutes est
diminuée à la fois en
espèces et en proportion.
intestin
La cible de nouveaux
traitements
«L’objectif sur le long terme est
celui de prévenir ou de traiter certaines maladies de manière personnalisée chez les patients selon leur combinaison
de souches bactériennes», note le microbiologiste
genevois Jacques Schrenzel.
Plusieurs traitements nés de la recherche sur le microbiote sont déjà applicables. Le plus répandu est la
transplantation fécale, c’est-à-dire la transfusion, par
coloscopie, de selles fraîches provenant d’un donneur
sain. «Nous réalisons cette intervention depuis 2014
chez les patients atteints de colite récidivante à Clostridium difficile, explique Michel Maillard. Il s’agit d’un
germe dans certains cas réfractaire aux antibiotiques,
qu’il faut pourtant évincer, car il cause des diarrhées à
répétition avec parfois des conséquences graves.»
«Les taux de réponses à ce traitement avoisinent les
90%, ajoute Alain Schoepfer du CHUV. En moins
de deux semaines, les patients se portent bien.» Le
donneur de selles est généralement un proche du
patient. «Avant la transfusion, nous effectuons un
bilan microbiologique chez le donneur, qui doit bien
sûr être en bonne santé et ne pas être porteur de
Clostridium difficile.»
A Genève, les HUG aussi réaliseront ce type d’intervention dès le printemps 2015. «Dans un premier temps,
nous utiliserons cette méthode pour soigner les patients
présentant une infection récidivante à la bactérie Clostridium difficile, mais nous espérons pouvoir aussi y
recourir chez des malades atteints de maladies inflammatoires de l’intestin comme la maladie de Crohn ou
les colites ulcéreuses», se réjouit Jacques Schrenzel.
Si aucune contre-indication n’existe à la transplantation fécale, les effets secondaires sur le long terme ne
sont pas connus. «Nous injectons chez un patient une
«black box» de plusieurs milliards de microbes, rappelle Alain Schoepfer. Nous savons que cela va soigner
une pathologie ciblée, mais est-ce que ce «nouveau»
microbiote va provoquer une autre maladie chez lui?
Nous expliquons ces risques aux patients, qui doivent
nous donner leur consentement.»
Ce traitement reste surtout beaucoup moins invasif
qu’une greffe d’un organe dans son ensemble. «Les
transplantations d’intestin grêle sont très rares, explique Nicolas Desmartines, chef du Service de chirurgie viscérale du CHUV. Il s’agit d’un organe très
25
sensible notamment pour des questions de rejets et
d’infections. Quand on opère une intestin grêle, il peut
faire des «brides», des occlusions qui bloquent le transit, entrainant de fortes douleurs abdominales. L’organe peut s’arrêter de fonctionner pendant 2 ou 3 jours.
Quant au côlon, sa transplantation n’est pas pratiquée,
car l’organe contient un nombre inimaginable de bactéries, donc ne se prête pas à une transplantation. Sa
fonction peut être reprise en partie par l’intestin grêle.»
L’alimentation reste aussi une option pour ingérer de
«bonnes» bactéries. «Des probiotiques, qui sont des
micro-organismes vivants, sont déjà ajoutés à certains produits, comme les yaourts, note Michel Maillard. Aujourd’hui, des grands groupes de l’industrie
agro-alimentaire tentent d’introduire davantage de
germes dans des biens comestibles. Nous les trouverons peut-être à l’avenir dans nos supermarchés.»
«Si un jour nous parvenons à déterminer quel est le
microbiote «idéal», nous pourrions développer sous
forme d’une pilule un traitement pour tenter de rétablir
un diversité du microbiote, mais surtout un équilibre
microbien, imagine Francisca Joly Gomez. Le chemin
sera long avant d’en arriver là. Nous avons déjà effectué
un grand pas en acceptant un changement de paradigme: il n’est pas toujours nécessaire de détruire les
«mauvaises» bactéries à coups d’antibiotiques, mais il
nous faut apprendre à vivre en harmonie avec elles.» /
Le réseau social fécal
L’intestin peut se targuer d’avoir
son réseau social: My.microbes.eu.
L’objectif annoncé par son créateur
Peer Bork, biochimiste au Laboratoire
européen de biologie moléculaire (EMBL)
à Heidelberg (Allemagne): «Mettre en
place une communauté dans laquelle les
personnes au profil microbien similaire sont
connectées.» Ceux qui veulent échanger sur
leur pathologie digestive peuvent envoyer un
échantillon de leur matière fécale à l’association.
Pour 840 euros, les selles sont analysées et le
génome bactérien est séquencé. Le participant
connaîtra ainsi à quel entérotype (un groupe de
composition bactérienne intestinale) il appartient
et sera ainsi mis en réseau avec d’autres personnes
partageant ses caractéristiques. Ils pourront ainsi
échanger sur leurs éventuelles maladies, mode
d’alimentation, environnement, etc. Ce projet
s’inscrit dans la tendance de la médecine
participative (lire «In Vivo» 2): l’équipe de
My.microbes.eu bénéficie ainsi d’une immense
base de données lui permettant de poursuivre
ses recherches sur la flore intestinale.
focus
Bettina Wurche
Adaptation
Erik
Freudenreich
intestin
INTERVIEW
«L’intestin n’est pas un organe étanche»
Le petit livre que Giulia Enders a consacré aux «charmes
de l’intestin» est devenu un immense succès de librairie.
Rencontre.
Les liens entre l’intestin, le système
immunitaire et le psychisme sont connus de
longue date. Comment ces connaissances
sont-elles employées en médecine?
in vivo
Nos connaissances évoluent, mais il n’existe
pour l’heure que peu d’instructions spécifiques
à ce sujet. Et les médecins ont évidemment
besoin de preuves précises pour pouvoir
conseiller leurs patients en toute sérénité.
Cela dit, il est déjà possible de donner
quelques conseils aux patients, pour qu’ils
améliorent leur santé intestinale par de petits
changements dans leur régime alimentaire.
ge
iv
focus
Par exemple?
Le fait de s’abstenir de manger certains aliments
pendant une période donnée, par exemple les
produits laitiers, peut parfois conduire à un
soulagement significatif des troubles intestinaux.
Et cela ne peut pas vous nuire. Pour des affections
comme la gastro-entérite, il peut aussi être utile
de prendre des probiotiques (bactéries, ndlr).
Idéalement, ceux emballés dans des microcapsules, qui protègent les bactéries contre l’estomac
et la bile avant leur arrivée dans l’intestin.
ge
Certains médecins recommandent-ils l’usage
de probiotiques à leurs patients?
iv
Beaucoup de médecins restent sceptiques,
avec raison, car certains probiotiques n’agissent
que faiblement. Mais d’autres peuvent avoir
un effet très positif. Plusieurs études ont par
exemple démontré l’intérêt d’utiliser les bactéries
Lactobacillus plantarum et Bifidobacterium en
cas d’irritation du côlon. La bactérie E. coli Nissl
1917 (qui est disponible dans le commerce sous
le nom de Mutaflor) a elle aussi d’excellentes
propriétés. Des études ont démontré que son
efficacité pour retarder une crise en cas d’inflammation chronique de l’intestin était équivalente
à celle de médicaments standards.
ge
26
iv
Que pensez-vous des probiotiques naturels?
Certaines études montrent que le yaourt peut
avoir des effets positifs pour la digestion ou le
système immunitaire. Avec un bémol néanmoins:
les bactéries contenues dans le yaourt peuvent
avoir un effet trop marqué pour les personnes dont
le système immunitaire est gravement déficient.
ge
Etudiante en médecine,
Giulia Enders est l’auteure
du best-seller «Darm mit
Charme» («Le charme
discret de l’intestin»).
Quelles autres connaissances inédites
avez-vous pu acquérir au sujet de l’intestin?
iv
Lors d’un stage en gastro-entérologie, j’ai eu
l’occasion de recevoir des patients souffrant de
prolifération bactérienne intestinale. Il s’agit là
d’un phénomène qui provoque des ballonnements, qui peuvent être très douloureux.
ge
Est-ce que l’échantillon de selles reste
la seule alternative pour le diagnostic?
iv
Une prolifération bactérienne dans l’intestin
est déjà détectable dans l’haleine du patient! En
effet, les métabolites bactériens flottent à travers
tout le corps, vu que l’intestin n’est pas un organe
étanche. Absorbés par les poumons, ils sont
ensuite expirés par le souffle. Nous pensons
souvent de manière trop statique, alors que
ge
Etudiante et best-seller
Née en 1990 à Mannheim,
Giulia Enders termine
actuellement ses études de
médecine à l’Université de
Francfort. Primée en 2012 pour
un «science-slam» consacré à
l’intestin, la jeune allemande
a publié l’an passé «Darm mit
Charme» (Le charme discret
de l’intestin), un livre devenu
un incroyable best-seller en
Allemagne. La traduction
française de l’ouvrage
est parue en mars 2015
aux éditions Actes Sud.
dans un organisme vivant, tout est en mouvement. Nos méthodes d’explications exclusivement
rationnelles ne donnent qu’un aperçu simplifié du
corps, ce qui n’est pas suffisant pour comprendre
la complexité d’un être vivant. En outre, la vision
purement rationnelle du corps, que bien des
médecins considèrent comme la plus professionnelle, n’est pas idéale pour les patients. Il vaudrait
mieux garder une part émotionnelle, pour offrir
au patient une forme d’attention plus positive.
Donner une meilleure image du corps est
essentiel pour le bien-être personnel, et permettrait à bien des gens de mieux faire face à leur
maladie et aux déficiences de leur corps.
Certains de ces troubles intestinaux sont-ils
liés à l’évolution de nos habitudes alimentaires?
iv
Nous avons éliminé un certain nombre
d’aliments qui étaient très bons pour notre santé,
comme, par exemple, la choucroute! C’est un
aliment qui contient beaucoup de vitamines et de
bonnes bactéries. Dans le passé, la choucroute
était consommée très régulièrement durant
l’hiver, et constituait une forme de cure pour la
flore intestinale. En outre, nous consommons
toujours plus d’aliments transformés, ce qui
ge
27
conduit à un déficit de fibres. Ces aliments
transformés permettent de vite éprouver plaisir
et satiété, car ils sont rapidement absorbés par
le corps. Mais le gros intestin en sort souvent
perdant, il se forme une véritable lutte au sein
de l’organisme pour s’accaparer les aliments.
Autrefois, on se nourrissait principalement
d’aliments peu transformés, ce qui donnait un
sentiment de satiété qui durait plus longtemps,
et l’ensemble de l’intestin se voyait sollicité.
Votre ouvrage «Darm mit Charme» (Le
charme discret de l’intestin) s’est vendu à
plus d’un million d’exemplaires en Allemagne.
Comment avez-vous vécu ce succès littéraire?
iv
Je me suis évidemment réjouie de l’attention
suscitée par mon livre, mais il y avait aussi des
aspects moins amusants; par exemple quand des
journalistes ont appelé ma grand-mère pour lui
soutirer des informations personnelles à mon
propos... J’aimerais bien continuer à écrire, pour
expliquer aux gens à quel point le corps humain
est quelque chose de beau, qu’il faut en prendre
soin et lui accorder une attention positive, mais je
ne veux pas en faire mon métier. Je n’aimerais en
aucun cas devenir un personnage public. ⁄
ge
wonge bergmann
propos
recueillis par
intestin

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