les miniatures des manuscrits des Cantigas a Santa - e

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les miniatures des manuscrits des Cantigas a Santa - e
Images de la construction
ou la construction imaginée 
les miniatures des manuscrits
des Cantigas a Santa María d’Alphonse X
Irene Salvo García
Universidad Autónoma de Madrid, ENS Lettres et sciences humaines
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1
2
imaginer la construction au moyen âge  •  pups  •  2009
Las Cantigas a Santa María constituent le chansonnier marial médiéval
le plus riche encore conservé à ce jour. Conçues dans le scriptorium
d’Alphonse X (roi de Castille et de Léon de 1252 à 1284), les chansons ont
vraisemblablement été composées entre 1270 et 1282 1 . Parmi les ouvrages
écrits par Alphonse X, Las Cantigas est le seul qui ne soit pas consacré à un sujet
historiographique, juridique ou astronomique, mais théologique. De plus, ce
texte est l’unique composition écrite en portugais et non en castillan, et cela
lui donne une importance toute particulière dans l’œuvre de son auteur. Nous
avons conservé quatre codex de Las Cantigas, datés des années 1270-1282 :
To, T, F et E 2 . Bien que deux d’entre eux soient incomplets, ils présentent
tout de même au total 427 chansons (cantigas), toutes accompagnées de
miniatures et de compositions musicales. Les codex T et F possèdent les
illustrations les plus riches ainsi que le plus grand nombre de miniatures.
L’ensemble des scènes représentées constitue un excellent panorama de la
vie quotidienne castillane puisqu’il ne donne pas uniquement à voir des faits
miraculeux, mais aussi un authentique et vraisemblable reflet de leur contexte
historique, artistique, religieux et militaire. Diverses chansons racontent des
miracles advenus au beau milieu des activités de construction, notamment
L’édition du texte des cantigas utilisée pour cette étude est celle de Walter Mettmann :
Alfonso X, el Sabio, Cantigas de Santa María, Madrid, Castalia, 1986-1989, t. I, II, III.
To : Códice Toledano (Biblioteca Nacional de Madrid, ms 10069) ; E : Códice Princeps o
de los Músicos (Biblioteca del Monasterio de San Lorenzo de El Escorial, ms B.I. 2) ; T :
Códice Rico (Biblioteca del Monasterio de San Lorenzo de El Escorial, ms T.I. 1) ; F : Códice
Florentino (Biblioteca Nazionale Centrale di Firenze, ms B.R. 20).
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sur les chantiers d’églises et de cathédrales. Par conséquent, les miniatures
représentent le processus et le résultat de cette construction, dans ses aspects
matériels, esthétiques et techniques, et témoignent surtout de l’imagination
des artistes au moment d’illustrer les activités énoncées dans le texte. C’est
pourquoi il nous semble extrêmement intéressant de proposer une étude de
ces images de la taille de la pierre, des ardoises, du fer, d’analyser la mixité des
styles de construction entre le roman et le gothique et les différents processus
de construction qu’elles représentent, que nous les considérions comme des
« photographies » fidèles de la réalité ou comme la reconstruction imaginaire
de la réalité du xiiie  siècle. En effet, la littérature et l’imagerie médiévales
s’entrelacent dans ces codex, joyaux du fond patrimonial espagnol. Ils sont
l’unique reflet esthétique et descriptif que nous ayons conservé de l’un des
moments les plus importants et les plus brillants de l’architecture espagnole
qui produisit les cathédrales péninsulaires les plus impressionnantes et les
plus significatives : Cuenca (1211), Burgos (1221), Tolède (1226) et Léon,
cathédrale construite entièrement sous le règne d’Alphonse X.
Nous analysons ici les enluminures associées à trois des 427 chansons
mariales alphonsines dans le Codex F : F63-E252, F65-E266 et F68-E242 3 .
Ces trois cantigas, datées entre 1270 et 1282, évoquent différents épisodes
du processus de construction d’une église réelle existant encore aujourd’hui :
Santa María del Manzano (Castrojeriz, Burgos). Le fait que la première phase
de construction de l’église ait probablement eu lieu au xe  siècle implique des
anachronismes dans les images et les situations de construction que nous
trouvons dans le codex 4 . Les enlumineurs ont fait un travail de reconstruction
mentale en imaginant le processus de construction à partir d’une architecture
déjà achevée. Malgré cette conception imaginaire, la fidélité, le réalisme et
l’exhaustivité des enluminures nous permettent d’apprécier non seulement
l’intérêt pour la représentation concrète des matériaux et outils de travail,
mais aussi la préoccupation pour certains éléments contextuels. La manière
de traiter ces éléments témoigne de l’importance accordée aux ouvriers des
chantiers ainsi qu’aux différents problèmes de financement des églises à
l’époque médiévale. Cela nous prouve encore l’extrême humanité de l’ouvrage
3
4
Voir les figures 1 à 5, qui reproduisent les folios 3r, 82r, 84r, 88r et 109r du codex B.R. 20 (F)
de la Biblioteca Nazionale Centrale di Firenze.
Sur l’histoire de la collégiale Santa María de Castrojeriz voir Catálogo de los fondos
documentales de la villa de Castrojeriz tomados del Archivo General de los Duques de
Medinaceli en Sevilla, Archivo General de los Duques de Medinaceli, Sevilla, Diputación
Provincial, 1973.
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Une dernière cantiga du codex F parle du sanctuaire marial de Castrojeriz
sans avoir été illustrée, ce qui porte à quatre le nombre de textes évoquant des
miracles sur ce chantier :
– « Como Santa Maria guardou unus omees que non morressen dejuso
dun gran monte de area que lles caeu dessuso » (« De la manière dont
Santa María sauva des hommes qui ne moururent pas sous un grand
monticule de sable qui leur tomba dessus », F63-E252) ;
– « Como Santa Maria de Castroxerez guardou a gente que siia na ygreja
oyndo o sermon duna trave que caeu de çima da ygreja sobre’eles »
(« De la manière dont Santa María de Castrojeriz sauva les gens qui
écoutaient le sermon dans l’église d’une poutre qui leur tomba dessus »,
F65-E266) ;
5
Les trois études fondamentales pour cette approche des enluminures alphonsines sont
celles de Ana Domínguez Rodríguez, « El arte de la construcción y otras técnicas artísticas
en la miniatura de Alfonso X el Sabio », Alcanate : Revista de estudios Alfonsíes, 1, 19981999, p. 59-84, de José Guerrero Lovillo, Las Cantigas : estudio arqueológico de sus
miniaturas, Madrid, Instituto Diego Velázquez, 1949 et de Gonzalo Menéndez-Pidal, La
España del siglo XIII : leída en imágenes, Madrid, Real Academia de la Historia, 1986.
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irene salvo garcía   Les miniatures des manuscrits des Cantigas a Santa María d’Alphonse X
alphonsin ainsi que la pertinence des études concernant la vie quotidienne au
Moyen Âge à travers les enluminures des Cantigas a Santa María 5 .
Castrojeriz, ville de la région de Castilla y León située sur le chemin de
Saint-Jacques de Compostelle, est la deuxième cité la plus importante pour
les pèlerins dans la province de Burgos, après sa capitale. Elle possède une
collégiale, Santa María del Manzano, du nom du quartier où s’érigeait
l’ancienne collégiale de Santa María et où, dès le ixe  siècle, existait une
communauté religieuse. Le monument roman a été modifié ultérieurement.
Il s’agit d’un temple roman tardif à trois nefs, auxquelles s’ajoutent trois
chapelles latérales. Église collégiale, elle se présente à nos yeux plutôt comme
une cathédrale sans évêque, en raison de ses vastes dimensions ainsi que de sa
belle décoration intérieure – que l’on songe à ses retables, à ses peintures ou à
ses tapisseries, à ses images sculptées, la plus importante étant sans nul doute
la statue Santa María del Manzano, qui date du xiiie  siècle. Nous supposons
que c’est l’image à laquelle font référence les cantigas alphonsines, comme
nous le verrons ci-dessous. En bois polychromé, l’œuvre représente la Vierge
debout, portant l’enfant dans ses bras, ce dernier levant l’index et le majeur
en signe de bénédiction. Le temple aujourd’hui conservé date de 1214, année
où la reine Bérengère de Castille, grand-mère d’Alphonse X, le fit construire
en l’honneur de la Vierge.
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– « Esta é como Santa Maria de Castroxeriz guariu de morte un pedreiro
que ouvera de caer de cima da obra, e esteve pendorado e teve-sse nas pontas
dos dedos da mao » (« De la manière dont Santa María de Castrojeriz
sauva un tailleur de pierre qui manqua de tomber et s’accrocha avec la
pointe des doigts », F68-E242) ;
– « Como un maestre que lavrava na eigreja que chaman Santa Maria
d’Almaçan, en Castroxeriz, caeu de cima en fondo, e guardó-o Santa
Maria que sse non feriu » (« De la manière dont un maître qui travaillait
dans l’église qu’on nomme Santa María d’Almaça à Castrojeriz, tomba
de haut en bas et dont Santa María le protégea de sorte qu’il ne fût pas
blessé », F69-E249) 6 .
Les quatre chansons font toutes référence à des accidents survenus dans
le cadre de la construction. La première parle d’ouvriers qui creusent pour
obtenir le sable nécessaire au mortier et qui seront ensevelis à cause de leur
maladresse 7. La deuxième évoque le processus de construction depuis son
commencement, avec notamment le transport des matériaux, et montre
le sauvetage miraculeux du peuple réuni dans le temple pour écouter la
prédication des moines mineurs ou franciscains, qui fondèrent durant la
période alphonsine de nombreux monastères et eurent une forte présence
dans les domaines culturel et éducatif 8 . Les fidèles, après la chute d’une
« trave », c’est-à-dire d’une poutre du toit en construction, sortent sains
et saufs de l’incident grâce à l’intervention de la Vierge. La troisième et la
quatrième cantigas de Castrojeriz narrent la chute, stoppée par la Vierge, d’un
tailleur de pierre en plein chantier de construction. Sur l’une des miniatures 9
nous voyons comment le tailleur de pierre, en haut du mur, tombe et reste
accroché par le bout des doigts, comme on le lit dans le texte :
Un dia en que lavrava, no mais alto logar y
da obr’, e anbo-los pees, lle faliron e assi
coidou caer, e a Virgen, chamou, per com’ aprendi,
os dedos en hua pedra, deitou ; e fez-lo teer 10 .
Seul au travail et sans secours, il est aidé par deux anges envoyés par la Vierge,
qui le soutiendront jusqu’à ce que ses camarades viennent le rattraper. Les
6
Walter Mettmann (éd.), Alfonso X, el Sabio, Cantigas de Santa María, éd. cit., E242 (F68),
t. II, p. 333-334, E249 (F69), t. II, p. 348-349, E252 (F63), t. II, p. 354-355, E266 (F65), t. III,
p. 23-24.
7 Figure 1, F63, fol. 82r.
8 Figure 2, F65, fol. 84r.
9 Figure 3, F68, fol. 88r.
10 « Un jour où il travaillait au sommet du chantier, ses deux pieds défaillirent ; alors il tomba
presque et appela la Vierge, et, comme je l’ai appris, elle lui mit les doigts sur une pierre et
le fit s’y tenir », cantiga E242, v. 21-24, éd. cit., t. II, p. 334.
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miracles provoquent évidemment une recrudescence du culte marial chez les
membres de la communauté du miraculé, avec des actes de reconnaissance
individuels et collectifs.
11 À propos de cette lecture voir Ana Domínguez Rodríguez et Pilar Treviño Fajardo, « Tradición
del texto y tradición de la imagen en Las Cantigas de Santa María », Reales Sitios : Revista
del Patrimonio Nacional, 164, 2005, p. 2-17.
12 Figure 1.
13 Voir Marcel Aubert, « La construction au Moyen Âge », Bulletin monumental, 118, 19601961, Alain Erlande-Brandeburg, Quand les cathédrales étaient peintes, Paris, Gallimard,
1993 et Edgar De Bruyne, Études d’esthétique médiévale, t. I, préface de Maurice de
Gandillac, Paris, Albin Michel, 1998.
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Le rapport entre le récit et son illustration semble bien être direct. Les textes
complètent la représentation dans les miniatures en expliquant certains de
leurs traits. Les miniatures gardent pourtant une existence indépendante : elles
partent d’une tradition picturale, pour y ajouter une concrétisation réaliste
novatrice, faisant du texte une glose pour l’image, alors plus complète 11 .
Les enluminures se présentent de manière continue dans les manuscrits
alphonsins conservés. Elles ne sont pas intercalées avec le texte mais
juxtaposées, dans un folio complet, généralement au recto, et elles se divisent
en six vignettes, décomposant en divers épisodes l’argument central de chaque
cantiga. Dans le cas de la représentation de Santa María de Castrojeriz, nous
pouvons voir que les enluminures associées aux Cantigas contiennent, par
rapport aux traits conventionnels de l’ensemble des miniatures conservées,
représentant parfois d’autres églises du nord de la péninsule, une série
d’innovations qui semblent être des références directes et concrètes, quoique
anachroniques, à l’architecture contemporaine.
Une scène de pleine activité de construction occupe les miniatures de la
première cantiga enluminée, et plus précisément la première des six images
qui composent le folio recto 12, alors qu’au verso du folio précédent se
trouvent le texte et le pentagramme pour sa mise en musique (F, fol. 81v).
Nous y retrouvons les topoï représentatifs de la construction dans l’imaginaire
médiéval, notamment l’enchaînement des actions : l’ouvrier qui réalise le
mortier, dans la place la plus basse, le remet à l’ouvrier suivant, juché sur
l’échelle, et celui-ci le fera monter jusqu’au maître. Personnage plus élevé
dans la chaîne tant par sa situation physique que par sa position sociale, c’est
lui qui pose d’abord la pierre 13 . Plusieurs documents de l’époque attestent
de cette stratification, en situant le tailleur de pierre, nommé « pedreiro »
dans les cantigas, comme premier maître de la construction ; derrière
lui, on place les « alarifes » ou architectes de maçonnerie (généralement
associés à l’architecture civile et d’origine musulmane : « al-arif » signifie en
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arabe-espagnol « celui qui sait ») et charpentiers, suivis des ouvriers ou des
simples manouvriers 14 . L’axe vertical utilisé dans l’espace bidimensionnel,
clé dans l’architecture gothique du lien entre l’homme et Dieu, permet par
conséquent d’illustrer cette échelle sociale et contribue au réalisme de l’image.
Celle-ci ne renonce pas pour autant à des effets de profondeur, permis par
la dissimulation d’arcs. Un autre élément concret apparaît avec le processus
même de construction de l’arc : on ne place que deux ou trois douelles de
chaque côté, nombres qui se répètent dans tous les arcs inachevés représentés
sur les miniatures, probablement parce que des douelles plus nombreuses
risqueraient de tomber en l’absence du cintre, présent dans d’autres cantigas,
qui permet la continuation de l’arc 15 . Mais il s’agit d’un arc en plein cintre en
évolution, caractéristique du roman tardif, qui nous renvoie directement à la
réalité de la seconde moitié du xiiie  siècle. En Castille, on était alors en pleine
époque gothique. Le gothique n’est pas simplement le style correspondant à
l’époque d’Alphonse X, c’est aussi le style architectural choisi et représenté
dans la majorité des scénographies des miniatures se rapportant aux églises 16 .
Nous remarquons en effet la structure intérieure réitérative, servant de
patron à l’ensemble et utilisée comme cadre de la scène qui se déroule dans
l’image. La succession de trois arcades ogivales nous rappelle le triforium
souvent présent dans les cathédrales gothiques aussi bien à l’intérieur qu’à
l’extérieur 17. Alors que la couleur conjugue majoritairement les teintes de
base bleu et rouge, on remarque en doré l’archivolte dans l’arc qui s’appuie
sur de sveltes et fines colonnes pourvues la plupart du temps de chapiteaux
corinthiens. Ceux-ci évoluent en Castille sous l’influence musulmane en des
feuilles de palmiers ou des décorations originellement en plâtre, que plus tard
les chrétiens représenteront sur de la pierre, comme sur nos miniatures.
Ainsi, dans un contexte où le style gothique s’impose, la référence directe et
anachronique à l’art roman dans cette première enluminure analysée ne peut
être autre chose que la preuve d’une certaine préoccupation historique pour
l’art architectural représenté. L’existence d’autres miniatures de Las Cantigas
attestant de partis pris semblables dans la représentation confirme cette idée.
Par exemple, une autre cantiga enluminée (E103) présente un moine qui,
après trois cents ans d’absence, distrait et enjôlé par le chant d’un petit oiseau,
revient à son monastère et s’émerveille du changement de style de la façade
du bâtiment :
14 Voir Rafael Comez Ramos, Las empresas artísticas de Alfonso X el Sabio, Sevilla,
Diputación Provincial, 1979, p. 2-4.
15 Figure 4, F85, fol. 109r.
16 Figure 5, F2, fol. 3r.
17 Figure 6, vue de l’extérieur de la cathédrale de Lyon.
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E foi-sse logo, e achou un gran portal
que nunca vira, e disse : « Ai, Santa Maria, val !
Non é est’o meu mõesteiro, pois de mi que se fará ? » 18
L’arc roman en plein cintre a évolué en une façade gothique ogivale presque
flamboyante 19 . S’attachant avec réalisme à l’étape de transition qu’est le style
roman tardif, les images suivantes de Santa María de Castrojeriz représenteront
un arc gothique en évolution.
Ainsi, l’imagination génère le déploiement d’éléments concrets qui
permettent de développer les caractéristiques de la construction de Santa
María de Castrojeriz à ses origines, malgré l’éloignement chronologique de
ces miniatures, réalisées entre une cinquantaine d’années et deux siècles après
cette construction.
18 « Et alors il s’en alla et trouva un grand portail qu’il n’avait jamais vu et il dit : ‘Hélas,
sainte Marie, viens à moi ! Ce n’est pas là mon monastère, que fera-t-on donc de moi ?’ »,
cantiga E103, v. 34-36, éd. cit., t. II, p. 17.
19 Exemple donné par José Guerrero Lovillo, Las Cantigas : estudio arqueológico de sus
miniaturas, op. cit., p. 258-283 ; la miniature est reproduite en annexe, lámina 14,
image 114.
20 « De la manière dont un maître qui travaillait dans l’église qu’on nomme Santa María
d’Almaça à Castrojeriz tomba de haut en bas et dont Santa María le protégea de sorte qu’il
ne fût pas blessé », cantiga F69-E249, éd. cit., t. II, p. 348.
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Néanmoins, l’imagination échoue nécessairement dans la distance. D’autres
éléments prouvent cette confusion dans la représentation ; l’image de la Vierge
en est le premier. Non seulement elle nous est présentée assise, alors que la
vraie statue la représente debout, figuration que l’on retrouve dans d’autres
cantigas, mais elle connaît aussi des variations dans sa position assise.
C’est le cas de la cantiga F68 (figure 3), qui nous conte l’histoire d’un tailleur
de pierre, maître le plus important de l’atelier, représenté ici avec une coiffe,
qui, grand adorateur de la Vierge de Santa María de Castrojeriz, travaille à la
construction du sanctuaire en refusant d’être payé. Le tailleur a la malchance
de tomber du mur de pierre qu’il est en train de construire. La Vierge le sauve
de la mort en lui envoyant des anges. La Vierge représentée est légèrement
différente des images précédentes, puisqu’elle tient dans la main droite une
pomme, et porte son enfant. Ceci ne correspond évidemment pas à l’image
réelle de la Vierge conservée à Castrojeriz mais à l’évolution linguistique,
logique en castillan d’« Almazan » à « Manzano » (pommier). C’est en effet
ainsi que s’appelle actuellement la collégiale, et on trouve l’expression dans
le titre de la cantiga suivante : « Como un maestre que lavrava na eigreja que
chaman Santa Maria d’Almaçan, en Castroxeriz, caeu de cima en fondo, e
guardó-o Santa Maria que sse non feriu » 20 . Les miniaturistes, ignorant
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probablement la relation avec la statue de Castrojeriz déjà représentée dans les
cantigas antérieures et trompés par le titre de la cantiga suivante, dissocient
les deux Vierges alors qu’il n’existe qu’une seule sculpture. L’une est passive,
assise, c’est la Vierge de Castrojeriz ; l’autre, celle d’Almazan, est active, et
porte le fruit qui dans d’autres représentations n’apparaissait pas et que la
statue réelle ne possède pas non plus. Le miniaturiste conçoit bien l’église où
travaille le tailleur de pierre comme un autre édifice, puisque l’arc de la Vierge
est complètement ogival, et que la petite fenêtre du mur est en construction.
Le rapport entre les miniatures évoquées jusqu’ici nous montre que les
miniaturistes ont une connaissance distante de l’époque qu’ils représentent,
issue de la mémoire ou d’autres références. Toutefois, l’image fait preuve dans
chaque représentation de cohérence avec le style correspondant à la phase de
construction réelle du temple. On observe ainsi durant le premier quart du
xiiie  siècle l’introduction en Castille d’éléments du gothique venu de France
par le biais de maîtres français (pèlerins de Saint-Jacques ou encore invités des
cours espagnoles castillanes, léonaises, aragonaises, etc).
À cette époque, la construction des églises castillanes en milieu rural est
liée aux besoins créés par la reconquête des terres. Le projet de construction
était par conséquent une activité populaire. L’échelle sociale représentée
dans nos cantigas ne fait que se référer au milieu historique contemporain
dans lequel la société tout entière était liée à la construction. Ces chantiers
concernaient même les personnes d’autres confessions religieuses, comme
le montre la représentation de certains alarifes mudéjars dans ces œuvres
chrétiennes. C’est pourquoi, même dans des populations plus septentrionales,
nous rencontrons des références à une architecture aux traits musulmans,
comme par exemple la tour « fachada » que l’on retrouve dans de nombreuses
cantigas alphonsines, et notamment dans la représentation de la collégiale de
Castrojeriz. Sur la première vignette de la figure 3, on peut voir une porte
gothique ogivale, encadrée de deux tours sveltes qui se terminent en chapiteau
et se prolongent jusqu’à la hauteur du second corps du clocher pourvu de
deux arcs jumeaux en fer à cheval. Cette tour reflète une confusion de styles,
fruit du mélange social contemporain occasionné par la reconstruction sur
la base de temples musulmans ; les minarets des mosquées étaient ainsi mis
à profit et transformés en tours ou clochers comme ceux qui sont représentés
ici. Au même titre que les documents juridiques écrits par Alphonse X, les
miniatures manifestent son respect envers les constructions musulmanes, qui
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21 Voir Alfonso X, Partida I, título X : De las iglesias como deuen ser fechas. On pourrait y
ajouter l’image donnée par Rafael Comez Ramos dans son étude (Las empresas artísticas de
Alfonso X el Sabio, op. cit., p. 65-73, fig. 3-4 cantiga E85, lam.II) qui vient corroborer cette
dernière observation, tout en apportant une nouvelle preuve visuelle de ce que nous avons
exposé jusqu’ici. Nous nous référons à l’église Saint-Michel de Cordoue, et la miniature
correspondante reflète l’arc en fer à cheval bicolore d’allure mudéjar conservé dans l’église
actuelle. Nous avons de nouveau à faire à une représentation imaginée à partir du réel, mais
cette fois-ci de manière plus exacte, puisqu’elle semble confirmer la connaissance précise
du temple andalou de la part des miniaturistes. Ce qui peut nous surprendre si, comme
l’affirme l’auteur (p. 187-188), la plupart des cantigas furent enluminées dans des villes
comme Murcie ou Séville, cette dernière étant avec Tolède le siège de l’école alphonsine
de traduction et création d’autres œuvres. D’autres images d’églises paroissiales comme
celle de Saint-Michel de Cordoue nous confirment la connaissance des temples issus de la
reconquête chrétienne dans le sud de la péninsule ibérique et caractérisés par une forte
mixité des styles et un évident caractère oriental. Voir aussi Amparo García Cuadrado, Las
Cantigas : El Códice de Florencia, Murcia, Universidad de Murcia, 1993, p. 201-221 et pour
le processus d’élaboration des miniatures alphonsines, voir Gonzalo Menéndez Pidal,
« Los manuscritos de las Cantigas : cómo se elaboró la miniatura alfonsí », Boletín de la
Real Academia de la Historia, 1962, p. 25-51.
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irene salvo garcía   Les miniatures des manuscrits des Cantigas a Santa María d’Alphonse X
l’a parfois conduit à reconstruire ces temples abîmés, et témoignent ainsi de
sa profonde estime envers les constructions anciennes, qu’elles soient romanes
ou musulmanes 21 .
Les caractéristiques de la construction contemporaine sont donc
représentées avec une plus ou moins grande exactitude dans les miniatures
alphonsines. On retrouve dans celles-ci une préoccupation historique pour
l’évolution des styles. Tout en naissant de l’imagination, ces images restent
néanmoins en relation directe avec l’univers réel, comme nous permettent de
l’affirmer les éléments contextuels auxquels nous faisions référence au début
de notre article : la préoccupation continuelle pour les miracles, dangers et
problèmes liés à la construction comme la cherté des matériaux, les difficultés
de financement et autres accidents de travail. Si la documentation législative
alphonsine, fondamentalement les Partidas, nous montre déjà l’intérêt pour les
activités du bâtiment et de la construction, en consacrant plusieurs chapitres
à l’édification des églises, l’imaginaire des cantigas dédiées à ces thèmes n’est
pas en reste, et donne une représentation de la société contemporaine dans
toute sa complexité, au cœur de la production alphonsine.
Revenons à la deuxième cantiga analysée (F65, figure 2). La première
vignette nous montre le transport des matériaux de base pour la construction.
Tout d’abord le bois, parfaitement découpé en poutres, est transporté par
un char à bœufs aux solides roues couvertes de métal pour les protéger dans
les chemins castillans accidentés. Ensuite vient le transport des pierres de
taille (deuxième vignette), déjà préparées dans la carrière pour faciliter leur
acheminement, comme nous raconte le texte :
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E por aquesto madeira fazian ali trager
pedra e cal e árêa ; e desta guis’a fazer
começaron a ygreja tan grande, que ben caber
podess’ y muita de gente, pero non descomunal 22 .
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La thématique des accidents, qui apparaît dans les quatre cantigas, naît de
l’intérêt alphonsin pour la société en général, représentée dans tous ses aspects
tout au long des codex des cantigas. Les chansons constituent l’œuvre la plus
religieuse d’Alphonse X, et aussi la plus célèbre. Le désir d’encyclopédisme est
amplement démontré dans les Cantigas a Santa María, qui non seulement
recensent des miracles issus de toute une tradition du culte marial, mais qui
les accompagnent aussi et surtout d’une imagerie populaire et raffinée.
L’humanité des Cantigas, chansons mariales, paradigme d’une religion
conçue dans la proximité, est liée à l’origine folklorique des miracles. L’atelier
royal traduit cette caractéristique dans les enluminures en l’unissant au
désir d’encyclopédisme du Roi Sage, qui se manifeste dans la représentation
exhaustive de la réalité dans toutes ses manifestations écrites, qu’elle soit
abstraite ou concrète, scientifique ou historique, savante ou populaire. Le
syncrétisme de styles au sein même des miniatures (français, italien, arabe,
byzantin, etc.) nous prouve l’intérêt pour l’innovation dans la recréation de
traditions héritées, auxquelles les ateliers alphonsins apportent toujours des
œuvres profondément originales par leur contenu et leur forme. Dans le cas
de la construction, nous arrivons finalement à distinguer un double filtre,
qui joue un rôle clé dans la composition de ces images. Le premier est celui
de la construction perçue elle-même comme le produit d’idéaux esthétiques
et architecturaux liés à l’imagerie chrétienne médiévale. Le deuxième filtre
est la reconstruction visuelle exercée par les miniatures elles-mêmes comme
manifestations picturales. Ces enluminures se fondent également sur la
tradition iconographique médiévale réécrite et l’imagination de l’artiste
qui finit par reconstruire la réalité originelle. De cette manière la boucle est
bouclée, l’image imaginée se transforme elle-même en une nouvelle création
qui réécrit la réalité d’une société médiévale telle que celle du xiiie  siècle
castillan. Les miniatures consacrées à la construction de Santa María del
Manzano et son contexte s’inscrivent de manière profondément cohérente au
sein d’un projet culturel et idéologique novateur et unique dans le Moyen Âge
espagnol, destiné à avoir des répercussions profondes dans l’Europe médiévale
de l’époque d’Alphonse X et dans les siècles suivant son règne.
22 « Et pour cela on y faisait apporter du bois, de la pierre, de la chaux et du sable ; et ainsi ils
ont commencé à faire une église assez grande pour y faire entrer facilement beaucoup de
gens, mais pas démesurée », cantiga E266, v. 16-19, éd. cit., t. III, p. 23.
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