La pluralité des sources de l`histoire chez les Kasina de Kaya
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La pluralité des sources de l`histoire chez les Kasina de Kaya
Ludovic Kibora La pluralité des sources de l'histoire chez les Kasina de KayaNavio (Burkina-Faso) In: Journal des africanistes. 1997, tome 67 fascicule 1. pp. 97-106. Résumé Résumé La société Kasina du Burkina Faso, malgré l'absence d'écriture, a su développer des moyens de conserver la mémoire du passé. Des récits comme le conte diin lara ou le discours du devin sont de véritables documents historiques. Cette mémoire du passé est aussi conservée à travers les noms de certaines personnes. L'intronisation du chef de village est un exemple de rituel permettant de remettre en mémoire certains lieux du territoire villageois qui sont autant de sources d'historiographie. Abstract While lacking writing, the Kasina of Burkina-Faso have developped other means of preserving a memory of the past. Stories such that of diin lara or diviner's utterances represent real historical documents. This memory of times past is also conserved through certain proper names. The enthronement of the village chief is an example of a ritual which allows for a remembering of certain places within the village territory, locations which constitute so many sources of historiography. Citer ce document / Cite this document : Kibora Ludovic. La pluralité des sources de l'histoire chez les Kasina de Kaya-Navio (Burkina-Faso). In: Journal des africanistes. 1997, tome 67 fascicule 1. pp. 97-106. doi : 10.3406/jafr.1997.1123 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jafr_0399-0346_1997_num_67_1_1123 Ludovic O. KIBORA La pluralité des sources de l'histoire chez les Kasina de Kaya-Navio (Burkina-Faso) Résumé La société Kasina du Burkina Faso, malgré l'absence d'écriture, a su développer des moyens de conserver la mémoire du passé. Des récits comme le conte diin lara ou le discours du devin sont de véritables documents historiques. Cette mémoire du passé est aussi conservée à travers les noms de certaines personnes. L'intronisation du chef de village est un exemple de rituel permettant de remettre en mémoire certains lieux du territoire villageois qui sont autant de sources d'historiographie. Mots-clefs Burkina, devin, conte, oralité. Abstract While lacking writing, the Kasina of Burkina-Faso have developped other means of preserving a memory of the past. Stories such that of diin lara or diviner's utterances represent real historical documents. This memory of times past is also conserved through certain proper names. The enthronement of the village chief is an example of a ritual which allows for a remembering of certain places within the village territory, locations which constitute so many sources of historiography. Keywords Burkina, deviner, tale, orality. Si la parole constitue un élément déterminant des sociétés africaines, celles-ci ont su développer d'autres éléments pour conserver la mémoire du passé. Ces « sources historiques », même si elles n'ont pas l'exactitude des sources écrites, sont autant de « documents » que l'historien peut exploiter. Chez les Journal des Africanistes 67 (1) 1997: 97-106 98 Ludovic O. Kibora Kasina du Burkina, l'importance de la parole se manifeste dans des récits tels que le conte, lequel est comparé à une femme en travail. Le conte, comme l'enfant, est nourri de la vie de la société. Fruit de la mémoire collective, il entretient avec le milieu social des rapports dialectiques très étroits. En plus des allusions présentes dans les récits, il y a dans la société elle-même des éléments culturels et/ou religieux qui peuvent interpeller l'historien. Ce sont ces sources que nous allons aborder chez les Kasina. QUI SONT LES KASINA ? Les Kasina sont une population d'environ 100 000 personnes occupant le nord du Ghana et le sud-est du Burkina Faso. Les Kasina qui résident en majorité dans la région de Pô, dans la province dite du Nahouri, ont longtemps été regroupés sous l'appellation collective de Gurunsi avec les Nuna, Pougouli, Ko, Sisala, Lélé, Nankana, bien que ces populations diffèrent les unes des autres par la langue et l'organisation socio-politique. Cette appellation serait une façon pour les Moose voisins de désigner l'étranger, voire le barbare. Nous nous intéressons tout particulièrement ici au village de Kaya-navio, situé à environ 15 km au nord-est de Pô. Kaya est un village de savane du domaine soudano-guinéen nord, où une longue saison des pluies, d'avril en septembre, permet aux quelques 6 000 habitants de s'adonner à l'agriculture et à l'élevage. Dans cette savane arborée, dominent des espèces telles que le baobab (Adansonia digitata), le kapokier rouge (Bombax costatum), le karité (Butyrospernum parkii), le néré (Parkia biglobosa), tous arbres qui ont une grande importance économique. Population d'agriculteurs sans véritable tradition guerrière, les Kasina ont été soumis aux Djerma puis aux Moose, avant de tomber sous la domination coloniale. En pays kasina les activités économiques et culturelles sont organisées au rythme de la saison sèche (tipvrja) et de la saison des pluies (yads). Pendant l'hivernage, la culture des champs occupe hommes et femmes, et il faut attendre la fin des récoltes pour que la vie du village recommence à s'animer. La langue parlée par les Kasina est le kasim. Même s'il existe une inter-compréhension entre les différentes populations kasina, cette langue recèle des variantes dialectales d'une région à l'autre. Il en est de même de l'organisation socio-politique : on ne trouve pas le même système politique dans tous les villages kasina, ce qui nous autorise à circonscrire notre zone d'étude. De nombreux traits de la culture kasina se retrouvent chez certains de leurs voisins (Nuna, Sissala, Nankana...) et même chez les Tallensi du nord Togo, ce qui rend difficile toute tentative de faire correspondre le territoire kasina à une aire culturelle spécifique. Les Kasina reconnaissent posséder en commun un nom et une lanque et se disent issus d'une « seule semence ». Cette société segmentaire et patrilinéaire, quoique n'ayant pas un pouvoir central fort comme les voisins Moose, fait jouer un certain Journal des Africanistes 67 (1) 1997: 97-106 La pluralité des sources de l' histoire chez les kasina de kaya-navio 99 rôle à un dignitaire appelé le pe (chef de village qui exprime son pouvoir grâce à un objet-sacralisé, le kwara1). Le pe est secondé dans la gestion du territoire par le tiga-tu (maître de la terre). A ces personnages, il faut ajouter, à une échelle moindre et à un niveau essentiellement religieux, le vvrv (devin) et le tangwam-tu, maître des lieux bien localisés de dépôt des souffles des lignages et refuges de divinités. Les différents chefs de lignage participent de par leur fonction sociale et religieuse à la régulation de la vie du village. Obéir à tous ces pouvoirs c'est respecter la volonté des invisibles, c'est pourquoi l'administ ration de la cité ne nécessite ni police ni armée. LES CONNAISSEURS DE L'HISTOIRE CHEZ LES KASINA La société de Kaya n'est pas une société castée. Il n'existe pas non plus de rite d'initiation et donc pas de système de classes d'âge. Dans un tel contexte, les personnes qui détiennent un certain savoir historique sont celles qui occupent une fonction sociale et religieuse quelconque, mais aussi les gens du commun qui ont su s'instruire en écoutant depuis leur jeune âge. Puisqu'il n'existe pas de groupes détenteurs de savoirs particuliers comme les griots du Manding, l'acquisition du savoir se fait par l'expérience personnelle de la vie. Ainsi le jeune Kasina accomplit sa formation en fréquentant le groupe des hommes plus âgés que lui. Il en est de même pour la jeune fille avec le groupe des femmes. Passons rapidement en revue ceux dont le savoir a été acquis grâce à leur place dans l'organisation sociale. Les nakwa (anciens), généralement des chefs de lignage, ont une grande connaissance des choses d'autrefois. Les conseillers du chef sont les nakwa de son lignage et ceux du lignage associé au sien. Pour avoir vécu eux-mêmes des événements importants dans la vie du village, ils peuvent restituer beaucoup d'informations historiques si leur mémoire ne leur fait pas défaut, car les Kasina sont bien conscients que vieillesse ne rime pas nécessairement avec sagesse. S'ils sont chefs de lignage, ces nakwa ont aussi la fonction religieuse de principal sacrificateur de l'enclos du lignage. Or, chaque sacrifice est une occasion de rappeler certaines généalogies. Ces nakwa sont ceux qui maîtrisent le mieux les diin lara (voir plus loin). Outre les anciens, on peut citer les conteurs renommés. Ce sont généralement des adultes ou d'assez jeunes gens qui, grâce à leur talent, peuvent ponctuer leurs récits de faits historiques concernant la vie du village. Le vvrv (devin) et les personnages religieux tels que le kwara-tu (maître du kwara), le tangwam-tu (maître du tangwam) sont également des connaisseurs de l'histoire. Le devin, en tant qu'intermédiaire entre les invisibles et les hommes, est consulté 1 Le kwara : est un « fétiche de. la chefferie » qui est remis au chef au moment de son intronisation. П caractérise le lien du pouvoir avec les invisibles. Journal des Africanistes 67 (1) 1997: 97-106 100 Ludovic O. Kibora aussi bien par le chef que par les villageois. Le kwara-tu est particulièrement au courant de l'histoire de la chefferie car il est le gardien du fétiche de la chefferie. C'est lui qui, à la mort du chef, récupère le kwara pour qu'après les funérailles, se déroule la nouvelle intronisation. On pourrait allonger la liste en citant comme connaisseurs de l'histoire : le « maître de la terre » et les différents personnages qui prennent part au processus d'intronisation du ps tels que le kwara-nu-tu (maître de la mère du kwara), le tangwam-tu (maître de « l'autel de la terre »). LA CAUSERIE D'HIER Le dun tara, qu'on peut traduire littéralement par « causerie d'hier », est un récit dont la narration est le plus souvent le fait de gens d'un certain âge. Car il s'agit d'un récit généralement étiologique. Dans une société où il n'existe pas de cérémonie particulière d'initiation, il a une fonction pédagogique. Il n'ap partient pas aux seuls anciens, et sa narration n'est liée à aucune contrainte de temps ou de lieu comme c'est le cas pour le conte. Le plus souvent, c'est lors d'une discussion autour d'un sujet quelconque qu'une personne de l'assemblée, détentrice un certain savoir culturel, peut proférer un dun lam pour expliquer la chose ou le phénomène qui se trouve être l'objet des débats. Ainsi, c'est à travers un dun lara qu'on peut comprendre l'origine des relations entre les différents lignages du village. Les Kasina estiment qu'il s'agit de récits véridiques qui rapportent des faits réellement vécus. L'assistance écoute et suit avec intérêt. Certaines personnes peuvent même apporter des corrections au récit en fonction de leurs connaissances, tandis que d'autres demandent des éclaircissements. Si tout le monde ne peut dire un dun lara, c'est parce qu'en plus de la connaissance du dun lara il faut avoir une grande connaissance des réalités sociales pour éviter de choquer un membre de l'assistance en révélant un épisode non glorieux du passé de son lignage. Un dun lara relatant la fondation du village de Kaya nous a été donné par feu Akendoba, sexagénaire disparu tragiquement en 1995. Voici son récit: « Nous, nous sommes les descendants de Jolo. Jolo était un berger Peul qui se promenait toujours en compagnie de son ami Moaga à la recherche de pâturage. Ils étaient partis de Kaya, village moaga au nord-est de Ouagadougou. En ces temps-là, il y avait beaucoup d'eau et beaucoup d'herbes ici. Ici, c'était comme la forêt. Jolo décida de s'y installer tandis que son ami continua plus loin pour aller s'installer à Tiébélé. Là où le Peul s'était installé se trouvait une grotte dans laquelle vivait un homme bizarre. Le Peul tenta en vain de communiquer avec lui mais à chaque fois il disparaissait au fond de sa grotte. Lorsque, après plusieurs tentatives, Jolo réussit à l'amadouer, ils devinrent de bons amis. C'est alors que le personnage étrange l'invita à entrer dans sa grotte. Jolo répondit gentiment en Journal des Africanistes 67 (1) 1997: 97-106 La pluralité des sources de l'histoire chez les kasina de kaya-navio 101 mooré : « bas tim zind ka ya ka ya sooma » (Laisse-moi rester ici car ici c'est mieux). L'homme de la grotte fut obligé de sortir s'installer dehors. C'est à partir de cet endroit que fut créé le village de Kaya. Certaines personnes disent que le nom provient de la phrase prononcée par le Peul, d'autres affirment que c'est en souvenir de leur village d'origine que Jolo a donné ce au village. Ce que je sais, c'est que le Peul fût le premier рг de Kaya ; quant à l'homme de la grotte, c'était l'ancêtre des « maîtres de la terre ». La grotte elle-même abrite aujourd'hui le tangwam Kayaa. Voilà tout ce que je sais ». Sans doute est-il délicat de tirer des conclusions historiques d'un tel récit. Cependant, ce dan lara interpelle l'historien à plus d'un titre car il foisonne d'allusions qui incitent au moins à se poser des questions. Que penser d'un récit faisant d'un Peul issu d'une région moago l'ancêtre des chefs de village ? Est-ce à dire que la population de Kaya serait métissée ? Quel lien peut-on établir entre Kasina, Peul et Moose ? Lorsque le récit nous dit que l'ami du Peul était Moaga et qu'il s'est installé à Tiébélé, village important dans le processus d'intronisation du pe, que peut-on en déduire si l'on sait que les Moose ont envahi le pays kasina ? Quel statut donner aux éléments moose du récit, surtout si l'on sait que, bien que le pouvoir politique de Kaya ne soit pas centralisé, le pe a un peu l'apparence d'un roi moaga et si l'on sait aussi que, lorsqu'un Kasina parle de pa-faru (grand-chef), il lui donne des traits qui le rapproche du mogho-naba. LES ANTHROPONYMES C'est pratiquement avec la colonisation que s'est imposé chez les Kasina le système de désignation et d'appellation avec nom et prénom. Du fait des contacts avec l'islam et le christianisme, on rencontre de plus en plus chez les Kasina des prénoms d'origine étrangère. Autrefois un Kasina n'était appelé que par un nom suivi de celui de son père géniteur ou plus souvent celui de l'ancêtre fondateur de son lignage. Ce système perdure encore dans certains lignages, ce qui pose des problèmes aux villageois qui doivent remplir des fiches administ ratives. De même, malgré le contact avec des religions étrangères, le système traditionnel de donation du nom demeure toujours en vigueur. Le y in (l'anthroponyme) est censé marquer un événement ou exprimer une philosophie de vie. Les Kasina font une distinction entre le yin, qui est un nom individuel, et le basem, qui marque l'appartenance lignagère et/ou clanique. S'il est vrai que le yin a très souvent un caractère religieux et marque d'une façon ou d'une autre le lien avec les invisibles, certains noms cachent de véritables informations historiques. Prenons par exemple deux noms : Nawuna-paari et Osali. Nawuna-paari est le nom d'un vieillard de plus de 80 ans qui vit encore dans Journal des Africanistes 67 (1) 1997: 97-106 Ludovic O. Kibora 102 le lignage de la chefferie à Kaya. Ce nom est composé de Nawuna (personne vivante) et paari (chefferie). Cette combinaison, banale en apparence, fait référence à un épisode de la vie du village. En effet, ce vieillard appartient au lignage d'un chef qui avait été arrêté par l'administration coloniale et incarcéré au siège de cette administration. Comme au bout de quelques mois il ne revenait pas, des prétendants trop pressés entreprirent des tractations pour s'emparer du pouvoir. Or, à Kay, on ne succède à un chef qu'après sa mort et la célébration de ses funérailles. C'est pourquoi un ancien dit aux prétendants : « Habitants de Kaya, où avez vous vu qu'on succède à un chef encore en vie ? » Un enfant né à ce moment reçut comme nom de baptême « la chefferie alors qu'il est en vie ». Quant à Osali, c'est le nom de l'ancêtre du lignage le plus nombreux de Kaforo (quartier de Kaya). L'histoire de ce nom est la suivante : au retour de la chasse, Tongo, qui fut pe à Kaya, fit halte près d'un puits et demanda à boire. Une femme lui servit à boire. En reconnaissance de ce geste, il lui offrit une partie du gibier qu'il rapportait de la chasse. La femme ayant rapporté la viande dans son patrilignage, ses parents demandèrent à faire la connaissance du généreux chasseur. Après des visites successives de ce dernier, la fille tomba enceinte. Lorsqu'elle accoucha d'un petit garçon, il fut nommé Osali « cela ne s'est pas effacé » comme pour dire que la marque d'un bienfait demeure toujours. Osali était donc un prince. On voit que l'explication d'un y in suscite naturellement un dan lara. Il peut donner des repères dans la chronique villageoise. Bien qu'il soit une émanation des invisibles, il est pas donné après consultation du devin. On dit que c'est l'enfant lui-même qui vient avec son nom. Il est rare que deux personnes portent le même yin. L'importance du nom chez les Kasina s'exprime à travers la cérémonie elle-même qui consacre ce nom : le nua. Le nua est le breuvage qu'on fait boire au nouveau-né jusqu'à ce qu'il puisse se débrouiller tout seul. Il est constitué d'infusions de feuilles et de racines diverses bénies après un sacrifice sur l'autel lié à la procréation (dunga). Le nua intègre l'enfant dans son patrilignage. LES LIEUX DE MÉMOIRE Chez les Kasina, comme dans beaucoup d'autres sociétés, l'accomplisse ment des actes religieux renvoie au moment de la mise en place de l'univers socioculturel. De ce fait certains lieux du territoire villageois sont des repères qui permettent de cerner l'évolution socioculturelle du village. Véritables lieux de mémoire, ils sont réactivés lors de certaines cérémonies religieuses. Nous n'allons pas ici relater la totalité de la cérémonie d'intronisation. Nous nous limiterons à quelques aspects significatifs pour l'historien. La nuit qui suit la mort d'un chef, le kwara appelé « fétiche de la chefferie » Journal des Africanistes 67 (1) 1997: 97-106 La pluralité des sources de l' histoire chez les kasina de kaya-navio 103 est emporté par le kwara-yirjnv, l'intermédiaire qui a permis sa venue dans le lignage du chef, et reconduit dans son lieu d'origine. Le kwara de Kaya provient de Tiébélé2. Le kwara est toujours enveloppé de peau et déposé dans un sac. Personne ne l'a jamais vu nu ; car même ceux qui le manipulent pendant la période de succession le font dans la pénombre. Toute personne qui verrait un kwara nu serait immédiatement frappé de cécité. Et pourtant tout le monde sait qu'il s'agit d'une corne remplie de la terre d'un autel. Le kwara est une fille de la terre et, sans kwara, un chef n'est pas reconnu comme tel. C'est donc à Tiébélé que les prétendants au trône vont le chercher. En principe, c'est l'aîné des fils du chef défunt qui doit lui succéder mais en réalité tous ceux qui sont au rang d'aîné de fils du chef peuvent se lancer dans la course. Lorsque les prétendants arrivent dans le village d'origine du kwara, le propriétaire de l'autel mère du kwara, qui a au préalable planté des bouts de bois dans une poterie contenant de la terre, demande à chacun de tirer un bâtonnet. Celui dont le bout de bois n'a pas été mangé par les termites est proclamé pe. Alors, après les sacrifices rituels, le nouveau chef regagne le village accompagné de ses frères, au rythme des tambours et des flûtes. Une fois au village, les candidats malheureux enlèvent leur peau de mouton et leur calebasse tandis que le chef élu garde les siens. Le kwara-yirjnv prend rendez-vous avec le chef pour venir lui remettre le kwara. Il le déposera dans sa case sous les cris stridents des femmes et les acclamations des villageois. Mais le pe aura été auparavant enfermé pendant trois lunes en compagnie d'une de ses épouses et d'un parent d'un lignage associé au sien {mencorjo kobu). Le jour de sa sortie définitive, le chef marque sa fonction de premier sacrificateur du kwara en « ouvrant la voie » par le sacrifice d'un coq blanc ; après quoi son ami lui rase la tête et sa femme procède à sa toilette. Puis il est revêtu d'un boubou neuf. Désormais, il devra avoir une démarche noble et une allure fière. A sa sortie il avance dans la partie de la cour réservée aux animaux (naboo), et le parent de la cour extérieure (mencorjo kobu) lui remet son bonnet rouge, sa canne et sa queue de cheval, après quoi le maître du kwara lui tend le sac contenant le fétiche en disant : - Prends, car c'est toi qu'il a choisi. Le pe répond : - Je suis faible pour diriger ce village. Le kwara-tu insiste en disant : - Prends, car la terre de Kaya et les tangwana vont ť aider. Le chef n'accepte le sac qu'à la troisième reprise lorsque le kwara-tu, lui dit: 2 Tiébélé est administrativement le chef lieu du département dont dépend Kaya. Journal des Africanistes 67 (1) 1997: 97-106 104 Ludovic O. Kibora - Tiens, car le kwara lui-même t'aidera à diriger ce village. Le pe rentre déposer le sac contenant le kwara dans la case qui lui est réservée, sous les youyou des femmes et les battements des tambours. Il ressort avec son couvre-chef rouge sur la tête, canne et queue de cheval à la main. Il monte sur le tas d'ordure qui est devant sa concession : c'est l'autel des ancêtres du lignage de la chefferie. Le chef s'adresse à la foule en implorant le soutien des invisibles et en rappellant l'histoire du village, laquelle se confond avec celle de ses chefs successifs. Les invisibles que sont les tangwana (matérialisés par des cours d'eau, des bosquets ou des collines) recevront la visite du nouveau chef. Il s'agit d'un parcours historique, ces tangwana étant des lieux de dépôts de souffle des membres des différents lignages du village. Un tangwam est sous la responsabilité d'un tangwam-tu nommé par le « maître de la terre » en accord avec le pe. A Kaya, s'il n'existe qu'un pe et un tiga-tu, il existe par contre plusieurs tangwana-tiina (maîtres des « autels de la terre »). Cette charge de tangwam-tu se transmet d'aîné à cadet. Le tangwam-tu est le maître rituel de la terre qui relève de son tangwam mais aussi des lignages qui, sans être installés sur cette terre, ont confié leur « souffle » au tangwam. Les données rituelles qu'on vient de rappeler brièvement sont riches d'éléments dont peut profiter l'historien. Que penser, par exemple, de la parenté entre la chefferie de Kaya et le village de Tiébélé d'où lui vient son kwara ? D'autre part, on constate que les éléments de l'accoutrement que le kobu (parent de la cour extérieure) remet au nouveau chef rappellent les regalia d'un roi moaga. De même le kwara fait penser au tiibo des rois Moosé 3. Autant d'incitation à des recherches historiques sur l'origine réelle des Kasina de Kaya et de leurs rapports avec les sociétés voisines. LA DIVINATION Le vvrv (devin) est celui qui dit les choses cachées. Il est un intermédiaire entre les ancêtres, les divinités et les hommes. Dans toutes sortes d'occasion, tout le monde recourt à ses services pour savoir quel sacrifice il y a lieu de faire. On va chez le vvrv pour guérir d'une maladie, pour procéder aux premières semences, ou pour donner un nom à son enfant, etc. C'est lui qui demande l'avis des invisibles et le fait savoir aux hommes. Il est le seul avec le pe à détenir un kwara. Dans sa case se trouve aussi un tangwam, alors que ces lieux de culte se trouvent habituellement dans la nature. Ce personnage a cependant une position sociale assez paradoxale puisqu'il est réputé avoir acquis son pouvoir de voir les 3 Les rois Moose détiennent des « fétiches protecteurs » du pouvoir appelés Tiibo. Ces Tiibo d'émanation divine renforcent leur autorité. Journal des Africanistes 67 (1) 1997: 97-106 La pluralité des sources de l' histoire chez les kasina de kaya-navio 105 choses cachées à la suite d'une malédiction. Cette malédiction des invisibles Га rendu comme fou et marginalisé. Mais cette marginalisation qui l'éloigné des hommes le rapproche des invisibles. Lorsque le consultant a fini d'exposer l'objet de sa visite, le devin entre dans un état second. Il invoque le Dieu-Soleil et sa femme la Terre. Il invoque la terre du lieu où il officie. Il appelle son propre père et les tangwana liés à son lignage. Il appelle toute ces divinités en ces termes : « Venez, venez voir ce qui se passe et dites-nous parce que moi, je ne peux aider, je peux écouter, mais je ne sais rien ». Ensuite il raconte comment il est devenu vvrv parce que son ancêtre n'a pas tenu la promesse faite à un tangwam. Cet ancêtre, après avoir obtenu ce qu'il désirait, a oublié de faire les sacrifices rituels. Alors, le tangwam s'est vengé en semant mort et désolation dans son lignage. Ensuite, avec sa flûte, il appelle les « divinités » liées au consultant et à son lignage. Dans son discours, il reconstitue, si l'on peut dire, « l'histoire » et la « géographie » de son consultant. Sans le connaître personnellement, il connaît son lignage d'origine à partir de son nom. Il l'entraîne dans un long voyage foisonnant d'informations historiques sur la vie du village, à travers un univers où il est difficile d'établir une frontière entre le naturel et le surnaturel. A l'entendre, on a souvent l'impression d'avoir affaire à un griot généalogiste. Ensuite, il dit le message des invisibles, en interprétant la position de sa canne et des autres objets rituels qu'il a déversés de son sac. Il serait souhaitable que des historiens puissent assister à de telles séances et recueillent ces discours. CONCLUSION Nous avons voulu montrer ici que, comme l'a dit Claude Hélène Perrot (Perrot, 1978), « la didactique de l'histoire passe par d'autres voies, en apparence étrangères à l'histoire au sens classique et étroit du terme. » A condition de savoir garder un œil critique, on peut déceler de l'histoire dans certains textes oraux, dans les rituels et même les objets. Les traditions africaines ont une forme de mémorisation du passé, différente de celle que développent les sociétés à écriture. Les termes « documents historiques » doivent donc être élargis à ces sources de l'histoire. Concluons avec Jan Vansina (Vansina, 1961) : « Ce que l'historien peut faire, c'est de se rapprocher autant que possible de la vérité historique. Il le fait en utilisant des calculs de probabilité, en interprétant les faits, en les évaluant afin d'essayer de recréer par lui-même les conditions à certains moments du passé. Et l'historien des traditions orales se trouve ici exactement au même niveau que les historiens de toutes les autres sources de l'histoire. Journal des Africanistes 67 (1) 1997: 97-106 106 Ludovic O. Kibora « Certes il atteindra dans certains cas des probabilités moins élevées que celles qu'on peut atteindre ailleurs, mais cela n'empêche pas que ce qu'il fait est valable et que c'est de l'histoire. » Références bibliographiques PERROT, Cl. H., Les documents d'histoire autres que les récits dans la société Anyi (CL), Franco Angeli Editore, Milano, 1978. VANSINA, J., De la tradition orale : essai de méthode historique, Musée royal de l'Afrique centrale, Tervuren, 1961. Glossaire Basem : nom du chef après sa désignation. S'exprime sous forme de devise. Dan lara : récit relatant des faits historiques^mm : langue des Kasina. Kwara : divinité-objet souvent appelé « fétiche de la chefferie ». Le Kwara aide le chef dans la gestion de son pouvoir.Awara-m : « maître du kwara ». Personne qui auprès du chef veille sur le kwara. Kwara-yirjnu : personne qui joue l'intermédiaire entre le chef et ceux qui lui donne le Kwara. Pa-faru : grand chef. Mencorjo kobu : « parent de la cour extérieur ». Désigne les membre d'un lignage associé. Nakwa (sing. Nakwi) : personnes âgées. Nua : breuvage qu'on donne au nourrisson pour consacrer son appartenance au lignage. Tangwam : lieu sacré du territoire villageois. Tangwam-tu : personne chargée de s'occuper d'un Tangwam. Tiga-tu : « maître de la terre ». Tïpurja : saison sèche. Vvrv : devin. Yade : saison des pluies. Yin : anthroponyme. Journal des Africanistes 67 (1) 1997: 97-106