Le développement d`une mobilisation juridique dans le combat pour

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Le développement d`une mobilisation juridique dans le combat pour
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HERCHE
Marième N’Diaye
Le développement d’une mobilisation
juridique dans le combat pour
la cause des femmes : l’exemple
de l’Association des juristes
sénégalaises (AJS)
En Afrique subsaharienne, la mobilisation juridique reste un répertoire d’action
marginal au sein du mouvement des femmes. Dans un contexte de concurrence entre
différents ordres normatifs (étatique, coutumiers et/ou religieux), les obstacles à
l’appropriation du droit sont nombreux et expliquent le décalage important entre droit
formel et droit réel, permettant ainsi de comprendre pourquoi le droit est resté un outil
sous-utilisé par les militantes. Néanmoins, certaines associations ont tenté de s’en
saisir pour faire avancer les droits des femmes tant sur le plan législatif que sur le
terrain judiciaire. À partir de l’étude du cas de l’AJS (Association des juristes
sénégalaises), cet article se propose de montrer comment s’est construite et a évolué
cette mobilisation juridique qui tend à s’imposer progressivement comme un mode
d’action légitime parmi les militantes de la cause des femmes.
A
près avoir été éclipsée par le paradigme néo-patrimonial puis traitée
de manière dépolitisée à travers l’entrée « société civile », la question des
mouvements sociaux et de l’action collective connaît un renouveau dans la
littérature africaniste 1. Si les formes et modalités de luttes sont plurielles, les
mobilisations juridiques 2 restent encore marginales en Afrique subsaharienne,
notamment en comparaison de la situation au Maghreb 3. Plusieurs travaux
1. R. Banégas, M.-E. Pommerolle et J. Siméant, « Lutter dans les Afriques », Genèses, n° 81, 2010, p. 2-4.
2. Une mobilisation juridique consiste à se saisir du droit pour faire avancer l’action sociale.
Le droit peut alors être utilisé pour définir les structures d’opportunités globales ou comme
ressource dans les luttes de positions. M. W. McCann, « How Does Law Matter for Social
Movements ? », in B. G. Garth et A. Sarat (dir.), How Does Law Matter ?, Evanston, Illinois, Northwestern University Press, 1998, p. 76-108.
3. Le droit joue en effet un grand rôle dans les mouvements sociaux maghrébins comme en
témoignent les mobilisations autour des droits des femmes (avec la réforme du code marocain de
la famille en 2004 et, actuellement, la mobilisation des Tunisiennes pour la défense de la laïcité
et des droits acquis), pour la reconnaissance des droits culturels (exemple du mouvement
amazighe au Maroc) ou encore en faveur du respect des droits constitutionnels. Voir par exemple
l’article d’É. Gobe, « Les avocats, l’ancien régime et la révolution. Profession et engagement
public dans la Tunisie des années 2000 », Politique africaine, n° 122, mars 2011, p. 179-198.
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s’attachent néanmoins à analyser ce type de mobilisations 4, notamment dans
les domaines des droits sociaux 5 et des droits des femmes 6, contribuant ainsi
à légitimer le postulat selon lequel le droit peut être un outil d’analyse du
social en Afrique. Ce postulat a longtemps été décrédibilisé par l’échec
global des transferts juridiques dans un contexte de concurrence entre
différents ordres normatifs 7, ce qui a contribué à creuser un fossé important
entre « droit réel » et « droit formel » 8 et ainsi empêché l’émergence d’une
conscience juridique 9 sur laquelle fonder une mobilisation sociale.
On peut faire le constat de la sous-utilisation du droit comme répertoire
d’action dans le cas du militantisme en faveur de la cause des femmes 10.
En effet, si la promotion du « gender mainstreaming » 11 dans les pays du Sud
a contribué à la multiplication et au renforcement des associations féminines
et à la création d’institutions dédiées à la cause des femmes, l’approche
4. Pour une introduction à l’émergence des mobilisations juridiques et des pratiques populaires
du droit, voir notamment l’ouvrage de P. Huyghebaert et B. Martin, Quand le droit fait l’école
buissonnière. Pratiques populaires du droit, Paris, Éditions Descartes & Cie, 2002.
5. Plusieurs travaux à ce sujet portent sur le cas sud-africain : voir notamment Jackie Dugard, « Civic
Action and the Legal Mobilisation : The Phiri Water Meters », in J. Handmaker et R. Berkhout (dir.),
Mobilising Social Justice in South Africa : Perspectives from Researchers and Practitioners, La Haye,
ISS and Hivos, 2010, p. 71-99.
6. Les travaux historiques offrent à cet égard un éclairage intéressant et permettent de montrer
que bien qu’encore marginal, le recours au droit dans la défense de la cause des femmes existait
déjà à l’époque coloniale. Voir notamment M. Rodet, « Genre, coutumes et droit colonial au Soudan
français (1918-1939) », Cahiers d’Études Africaines, n° 187-188, 2008, p. 583-602 et A. Yade, « Stratégies
matrimoniales au Sénégal sous la colonisation. L’apport des archives juridiques », Cahiers d’Études
Africaines, n° 187-188, 2008, p. 623-642.
7. Cette question renvoie à celle du pluralisme juridique en Afrique qui a fait l’objet de nombreux
travaux, notamment en anthropologie juridique (M. Alliot, J. Vanderlinden, É. Le Roy), mais également en science politique (D. Darbon).
8. G. Kouassigan, « Culture, famille et développement », Revue sénégalaise de Droit,
t n° 21, juin 1977,
p. 101-141.
9. Concept développé par les Legal Consciouness Studies qui axent leur problématique sur : « la
manière par laquelle le droit fait l’objet d’expérience et est compris par les citoyens ordinaires,
dans la mesure où ils choisissent d’invoquer la loi, évitent de le faire ou lui résistent » : citation
tirée de P. Ewick et S. Silbey, « Conformity, Contestation and Resistance : An Account of Legal
Consciousness», New England Law Review,
w vol. 26, 1992, p. 731-749. Ce courant s’est d’abord développé
aux États-Unis autour des travaux de la Law and Society Association (1964). Sur l’histoire de ce
courant, voir J. Pelisse, « A-t-on conscience du droit ? Autour des Legal Consciousness Studies »,
Genèses, n° 59, juin 2005, p. 114-130.
10. « On pourra définir a minima la cause des femmes comme un ensemble d’idées orientées vers
l’action, fondées d’une part sur la reconnaissance d’une injustice, l’oppression des femmes et les
inégalités qui en découlent et, d’autre part, sur la certitude que ces inégalités peuvent être réduites
sinon résorbées » : citation tirée de A. Latourès, « “Je suis presque féministe mais…’’. Appropriation
de la cause des femmes par des militantes maliennes au Forum Social Mondial de Nairobi (2007) »,
Politique africaine, n° 116, décembre 2009, p. 143.
11. J. True et M. Mintrom, « Transnational Networks and Policy Diffusion : The Case of Gender
y vol. 45, n° 1, 2001, p. 27-57.
Mainstreaming », International Studies Quarterly,
Politique africaine n° 124 - décembre 2011
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juridique reste peu utilisée. Néanmoins, la ratiµcation par de nombreux États
de normes juridiques internationales en faveur de l’égalité entre les sexes a
créé une opportunité intéressante pour les militantes de la cause des femmes,
notamment au Sénégal où l’État a intégré sans réserve les principales
conventions internationales et régionales relatives aux droits des femmes.
En s’appuyant sur ces normes juridiques, certains entrepreneurs de cause ont
fait le choix de défendre une approche par le droit pour améliorer les conditions
de vie des femmes sénégalaises. C’est le cas de l’Association des juristes
sénégalaises (AJS) qui, depuis sa création en 1974, tente de faire du droit une
« arme » 12 entre les mains de toutes les femmes en menant de front un combat
pour le renforcement et la vulgarisation des droits. Nous allons nous intéresser
à la manière dont cette association a conçu et construit dans le temps une
mobilisation par le droit pour essayer de comprendre, sur un plan plus général,
la place croissante que prennent progressivement les mobilisations juridiques
dans les mouvements féminins en Afrique 13. Cette étude s’inscrit donc dans
la continuité des travaux sur les usages du droit dans les mobilisations sociales
et vise plus spéciµquement à montrer, à travers son objet (une association de
défense des droits des femmes), comment le droit s’intègre dans le répertoire
d’action du mouvement de femmes sénégalaises pour devenir un outil utile
à la remise en question des rapports sociaux de sexe 14.
En nous appuyant d’abord sur un portrait détaillé de l’AJS et de ses
militantes, nous analyserons ensuite les obstacles à la popularisation de
l’approche juridique au sein du mouvement des femmes. Nous verrons enµn
comment l’association a su tirer partie de ses échecs pour développer une
stratégie centrée sur l’accès au droit, lequel contribue progressivement à
réduire le fossé entre droit formel et droit réel et ainsi à légitimer le recours
au droit comme arme pour le mouvement des femmes 15.
12. L. Israël, L’arme du droit,
t Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 9.
13. Notre approche des mobilisations sociales par le droit s’inscrit dans l’hypothèse selon laquelle
le droit constitue bien un « processus social intimement lié à la construction des sociétés », qui
prend la forme d’un jeu construit par l’interaction entre les normes juridiques et les interprétations
et utilisations que les acteurs en font, y compris en Afrique, où il est présent sous forme « ectoplasmique » ; « sa forme est visible et socialement active dans les représentations et la définition
des comportements mais sa substance est absente, ce qui en fait une nouvelle réalité sociale,
bien différente de celle qui était postulée » ; citations tirées de D. Darbon, « Ruser avec le droit :
les rebonds de la normativité », communication au Colloque « La raison rusée », Université de
Louvain-la-Neuve, 28-30 mars 2001.
14. L. Bereni, A. Debauche, E. Latour, K. Lempen et A. Revillard (dir.), « Le droit à l’épreuve du
genre : les lois du genre », Nouvelles Questions Féministes, vol. 28, n° 2, 2009.
15. Le travail présenté repose principalement sur des données empiriques collectées, d’une part
lors d’entretiens réalisés avec treize membres de l’association (sur une quarantaine réellement
actives) choisies parmi les membres fondatrices et les militantes actives aujourd’hui ; d’autre part,
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L’AJS : des professionnelles du droit au service de la cause
des femmes
Constituée exclusivement de femmes juristes, l’AJS se déµnit d’abord
comme une association professionnelle. Néanmoins, en faisant du droit de la
famille puis des droits des femmes de manière générale le cœur de son combat,
l’AJS apparaît comme une association de militantes de la cause des femmes.
Le caractère élitiste de l’association, ainsi que son positionnement idéologique
modéré, en ont fait un interlocuteur de choix pour l’État et les bailleurs de
fonds. Mais ils ont également contribué à rendre plus complexes ses rapports
avec le mouvement des femmes 16 au sein duquel elle apparaît en retrait.
Genèse de l’association : l’expertise juridique au service des droits
des femmes
Le droit de la famille occupe une place centrale au sein de l’association
puisqu’elle s’est constituée autour de ce combat : « Nous étions un petit noyau
à nous regrouper par rapport à la législation du code de la famille parce qu’elle
contenait des dispositions contraires aux droits des femmes et à l’égalité
constitutionnelle 17 ». Le code de la famille adopté en 1972 repose en effet
sur un système d’options en matière de mariage et de succession, qui permet
à chaque individu de choisir de se voir appliquer le « droit moderne » ou
la « coutume wolof islamisée 18 ». Par conséquent, plusieurs dispositions du
texte contiennent des discriminations à l’encontre des femmes contraires à
la constitution mais légitimées au nom du respect des croyances coutumières
et religieuses 19. Ce système à la carte montre bien que le consensus l’a emporté
lors d’un travail d’observation au sein de la boutique de droit, des maisons de justice et des
tribunaux (Dakar et ses banlieues de Pikine et des Parcelles Assainies, Rufisque, Thiès, Kaolack
et Mbacké). Nous avons complété nos données grâce aux archives de l’association. Ces données
ont été recueillies au cours de plusieurs terrains fractionnés, effectués dans le cadre de notre
thèse : juin 2007, juin-août 2008, février-avril 2009, février-mars 2010 et juin 2010. Certaines
militantes ont fait de la préservation de leur anonymat la condition de la réalisation de l’entretien.
C’est pourquoi nous ne citerons que les noms des militantes nous ayant autorisé à les publier.
16. Défini comme « l’action collective de femmes organisées explicitement pour effectuer des
demandes dans la vie publique fondées sur leurs identités liées à leur genre en tant que femmes »,
citation tirée de A. G. Mazur, « Les mouvements féministes et l’élaboration des politiques dans une
perspective comparative », Revue française de science politique, vol. 59, n° 2, avril 2009, p. 332.
17. Entretien avec Dior Fall Sow, membre fondatrice de l’AJS, Dakar, 11 juin 2010.
18. Termes employés par le législateur.
19. Y. N’Diaye, « Le nouveau droit africain de la famille », Éthiopiques, n° 14, 1978, disponible sur :
<ethiopiques.refer.sn >
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sur la volonté de faire du code un outil de la modernisation et du changement
social 20. Les femmes juristes ont donc décidé de s’en saisir pour en faire l’outil
d’une justice de genre 21 et un véritable symbole de la modernité.
L’association a ensuite élargi et pérennisé son action en faveur des droits
des femmes grâce à l’investissement de ses membres fondatrices, mais sans
doute aussi en raison des positions importantes qu’elles occupaient par
ailleurs, comme en témoignent les exemples suivants. La première présidente
de l’association, Mame Madior Boye, a fait carrière dans la magistrature avant
de devenir Garde des Sceaux (avril 2000 – mars 2001) puis première femme
Premier ministre du Sénégal (mars 2001 – avril 2002). Dior Fall Sow et Mame
Bassine Niang ont été respectivement les premières femmes procureure de
la République et avocate du Sénégal. Renée Baro a quant a elle été magistrate
avant de devenir présidente de la chambre à la Cour d’Appel puis à la Cour
de Cassation. Ces membres fondatrices restent d’ailleurs aujourd’hui une
caution morale et symbolique très forte pour l’association 22.
La première génération de femmes juristes a donc construit une association
au service du « développement du droit en général et de la promotion de la
femme en particulier » 23. L’objectif des militantes était bien de montrer que
le droit n’est pas qu’une « institution contraignante » mais qu’il peut aussi
constituer une « construction sociale partiellement malléable » permettant
aux femmes de s’en saisir comme d’une arme dans leur combat pour l’égalité 24.
Aµn de réaliser ses objectifs, l’AJS a systématiquement placé le droit au cœur
de son discours militant. Pour autant, elle n’a pas véritablement investi l’arène
judiciaire pour défendre la cause des femmes, alors qu’il s’agit, en général,
d’une stratégie centrale dans une mobilisation juridique 25. L’agenda de l’AJS
s’est en fait principalement concentré sur les stratégies de réformes par voie
législative. Au-delà de son action en faveur de l’harmonisation du droit interne
avec les conventions internationales, l’AJS s’est limitée à l’information juridique
20. A. Diaw, « Les intellectuels entre mémoire nationaliste et représentation de la modernité »,
in M.-C. Diop (dir.), Le Sénégal contemporain, Paris, Éditions Karthala, 2002, p. 549-574.
21. A. Revillard, « Le droit de la famille : outil d’une justice de genre ? Les défenseurs de la cause
des femmes face au règlement juridique des conséquences financières du divorce en France et au
Québec (1975-2000) », L’Année sociologique, vol. 59, n° 2, 2009, p. 345-370.
22. Dans les entretiens avec les militantes actuelles de l’AJS, on a remarqué que la référence aux
« grands noms » de l’association revenait régulièrement, notamment pour témoigner de la
compétence mais aussi du poids de l’association dans les débats politiques et sociaux autour
des droits des femmes.
23. AJS, Le Droit au service de la justice, Dakar-Abidjan, Les nouvelles éditions africaines, 1975.
24. L. Israël, L’arme du droit…, op. cit., p. 9.
25. Voir P. Burstein, « Legal Mobilization as a Social Movement Tactic: the Struggle for Equal
Employment Opportunity », The American Journal of Sociology,
y vol. 96, n° 5, 1991, p. 1201-1225.
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(interventions dans les médias, organisations de conférences et dîners-débats,
formations, publications) et au conseil, par le biais de consultations juridiques
gratuites organisées ponctuellement.
Pour mener à bien leurs actions centrées sur les textes juridiques, les
membres de l’AJS se sont appuyées d’abord et avant tout sur leur statut de
professionnelles du droit. L’association devait en effet réussir à se constituer
un proµl d’experte lui permettant de se construire une légitimité et de pouvoir
être consultée par les autorités publiques. Or un tel proµl ne concerne qu’une
minorité de femmes dans un pays où la majorité d’entre elles n’a pas accès
aux études supérieures.
L’AJS dans l’espace public sénégalais : un positionnement d’entre-deux
Le proµl de juristes des militantes fait donc la spéciµcité de l’AJS, composée
uniquement de femmes issues d’une élite intellectuelle et socio-professionnelle.
Ce caractère élitiste de l’association lui a permis de développer des relations
privilégiées avec les autorités politiques, mais a nui à ses relations avec un
mouvement des femmes beaucoup plus populaire. C’est pourquoi, aµn de se
créer une légitimité auprès de ce mouvement, l’AJS a fait le choix d’«africaniser»
son discours, c’est-à-dire de le distinguer du discours féministe occidental.
Les statuts de l’association précisent que pour devenir membre active, il est
nécessaire d’être titulaire d’une maîtrise en droit. L’AJS, qui compte aujourd’hui
près de 200 membres, présente donc un proµl de militantes relativement
homogène. La maîtrise constitue le bagage minimum, la plupart des membres
ayant obtenu par la suite un DESS ou un DEA avant de s’engager dans les
métiers du droit. Sur les huit militantes travaillant bénévolement à la «boutique
de droit » de l’association 26, trois seulement ont fait leurs études au Sénégal
contre quatre en France, où la dernière a poursuivi ses 2e et 3e cycles. Le fait
d’avoir étudié en France constitue un indice de la situation sociale des
militantes, issues des classes moyennes voire de milieux plus aisés 277. Les
militantes interrogées, qui vivent et travaillent toutes dans la capitale Dakar,
évoquent par ailleurs un entourage personnel généralement compréhensif
à l’égard de leur engagement. En effet, si certaines évoquent le fait qu’on les
« taquine » sur leurs « positions féministes », aucune ne fait état de réactions
26. Voir infra.
27. Si les carrières et postes occupés par les militantes de la première génération permettent d’inférer
un haut niveau d’éducation qui leur a permis de s’élever socialement, cette question a été plus
difficile à appréhender en ce qui concerne les jeunes militantes, le sujet s’étant révélé délicat à
aborder en entretien.
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de rejet, plusieurs d’entre elles évoquant au contraire une tradition militante
(souvent politique) dans leur entourage. Chez les membres fondatrices en
particulier, la transmission des valeurs et une socialisation familiale militante
ont joué un rôle primordial dans leur engagement. Elles sont pour certaines
les héritières directes de la première génération de femmes instruites du
Sénégal comme le souligne Dior Fall Sow : « Ma mère faisait partie des
pionnières de l’école Germaine Le Goff 28. J’ai grandi avec elles, avec tata
Annette D’Erneville, tata Aminata Diop du Mali… Je les voyais faire et elles
nous ont transmis ça. Elles nous ont servi d’exemples 29 ».
L’association se caractérise donc d’abord et avant tout comme l’association
d’une élite socio-professionnelle, celles des femmes juristes, ce qui ressort
clairement des entretiens avec les membres à propos des ressorts de leur
engagement au sein de l’AJS. En effet, en majorité, les militantes ont d’abord
évoqué leur profil de juriste. L’opportunité en termes de formation,
d’inscription dans des réseaux professionnels et de constitution de clientèle
est d’ailleurs parfaitement assumée par certaines jeunes militantes :
« L’AJS a une vraie hauteur et fait un gros travail qui est bien apprécié. Mon maître de
stage [dans un cabinet d’avocats] m’a encouragée dans ce sens parce qu’il considérait
que ça contribuait à renforcer mes capacités, notamment à travers les consultations
juridiques. Ça a toujours été un plus pour moi 30 ».
L’engagement pour la cause des femmes n’est souvent évoqué qu’en second
lieu et généralement élargi à la famille et aux enfants. On peut également
noter que plusieurs des jeunes membres n’ont pas d’autre engagement
associatif relatif à la cause des femmes, ce qui tend à conµrmer l’importance
des rétributions escomptées au travers de l’engagement dans une association de juristes professionnelles. Il ne faut en effet pas perdre de vue qu’en
Afrique le droit constitue un savoir inégalement distribué et contribue
donc à la délimitation d’arènes d’expertise et à la formation de carrières
professionnelles 31. Ce type d’association constitue ainsi souvent pour les
28. École Normale de Rufisque. Créée en 1938, cette école a été mise en place pour former la première
génération de femmes instruites en AOF qui ont constitué des « figures de l’entre-deux », prises
entre leur milieu traditionnel et de nouvelles aspirations suscitées par les perspectives que
leur offrait l’instruction. Voir P. Barthélémy, Africaines et diplômées à l’époque coloniale (1918-1957),
)
Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010.
29. Entretien avec Dior Fall Sow, Dakar, 18 juin 2010.
30. Ibid.
31. J. Siméant, « L’enquête judiciaire face aux crises extrêmes : modèles d’investigation, registres
de la dénonciation et nouvelles arènes de défense des causes », Critique Internationale, vol. 3, n° 36,
2007, p. 9-20.
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militantes « un passage obligé qui leur [permet]
t de se faire connaître 32 », une
sorte de tremplin pour leurs futures carrières.
L’importance des rétributions escomptées par les membres de l’AJS en
termes d’insertion dans des réseaux professionnels nourrit les critiques à leur
encontre. D’anciens soutiens déçus dénoncent le côté carriériste des femmes
juristes alors que les islamistes du Circofs (Comité islamique pour la réforme
du code de la famille sénégalais) les taxent de « féministes dans leur tour
d’ivoire 33 ». Les membres de l’AJS assument néanmoins leur statut d’élite
et le revendiquent même comme un atout : « Oui, il y a de l’élitisme puisque
nous avons fait des études. Mais nous pouvons ainsi mettre une expertise
à disposition des femmes qui en ont besoin et c’est un véritable plus 34 ».
Au-delà, c’est leur discours sur les droits des femmes – en ce qu’il se veut
distinct du féminisme occidental - qui constitue l’argument central des femmes
juristes pour légitimer leur action et contrecarrer les critiques.
Le discours ofµciel de l’AJS se veut en effet mesuré, basé sur le modèle de
ce que l’association appelle un « féminisme à l’africaine », dont l’identité serait
fondée sur la complémentarité des rapports entre les sexes 35, expression
explicitement revendiquée dans le domaine familial comme en témoigne
l’ouvrage fondateur de l’association, Le droit au service de la justice (1975).
Sa présidente y rappelle aux hommes qu’ils « doivent surtout comprendre
qu’il ne vient à l’idée d’aucune femme en Afrique, au Sénégal en tout cas, de
chercher à renoncer à son identité propre, où à envoyer l’homme à la cuisine »
et que les femmes entendent bien conserver leur rôle de « mère affectueuse »
et d’« épouse µdèle », parfaitement compatible avec la revendication d’être
reconnue comme citoyenne. L’une des membres fondatrices a conµrmé cette
position au cours de notre entretien, considérant que la complémentarité entre
les sexes n’est pas incompatible avec l’égalité sur le plan juridique et résumant
le déµ de l’association ainsi : « Nous recherchons une égalité parfaite, mais
sans pour autant nous acculturer. C’est là toute notre difµculté 36 ».
La défense des droits des femmes n’est ainsi pas revendiquée au nom
du féminisme, terme qui divise les militantes, lesquelles peuvent néanmoins
y adhérer à titre individuel, sans engager l’association. Un nouveau clivage
32. A. Boigeol, « Le genre comme ressource dans l’accès des femmes au “gouvernement du barreau’’ :
l’exemple du barreau de Paris », Genèses, n° 67, 2007, p. 66-88.
33. Nous nous fondons sur les entretiens que nous avons pu avoir avec des groupes islamistes, des
professionnels du droit, des associations de femmes et des personnalités politiques.
34. Entretien, Dakar, 6 juillet 2007.
35. On retrouve ici le même argumentaire que celui développé par les féministes maliennes et
analysé par A. Latourès dans « “Je suis presque féministe mais…’’ », art. cit.
36. Entretien, Dakar, 11 juin 2010.
Politique africaine
163 Le développement d’une mobilisation juridique dans le combat pour la cause des femmes
entre générations apparaît ici : les anciennes assument en général un positionnement féministe alors que chez les plus jeunes, plusieurs réfutent ce
qualiµcatif qu’elles associent à un combat spéciµque à l’Occident 377. L’incapacité
des principaux textes de lois, fondés sur le principe universel de l’égalité
entre les sexes, à modiµer concrètement la situation des femmes sénégalaises,
a vraisemblablement contribué au désenchantement et à la prise de distance
des jeunes militantes par rapport au discours féministe occidental. Une des
membres émet d’ailleurs des craintes face à cette évolution : « Beaucoup
d’étudiantes viennent travailler à l’association mais elles ne sont pas toutes
féministes, loin de là […]. Elles viennent parce que l’AJS bénéµcie d’une image
très positive. Contrairement aux femmes d’âge mûr, les jeunes n’ont pas
d’intérêt pour le féminisme 38 ». Un entretien mené avec deux étudiantes de
l’AJS conµrme cette ambiguïté. En effet, lorsqu’on évoque la proposition des
islamistes d’instaurer un code du statut personnel basé sur la charia, un débat
s’amorce entre elles. Si l’une s’offusque de leur proposition de restaurer
la répudiation, l’autre tente de dédiaboliser cette procédure et d’en faire
ressortir le caractère pragmatique, défendant ainsi indirectement l’une des
propositions du Circofs auquel l’AJS s’est pourtant fermement opposée 39.
Les divergences idéologiques que révèle cet exemple ne donnent néanmoins
pas lieu pour l’instant à un débat de fond à l’échelle de l’association dont
les positions restent clairement orientées autour de la défense des droits
des femmes dans le cadre de l’État laïque.
De manière générale, la plupart des militantes récusent néanmoins le
féminisme à l’occidentale et donnent une déµnition de leur engagement en
utilisant des termes négatifs ou euphémisants 40 : « Je suis féministe, oui, mais
pas au sens péjoratif. Juste pour la cause des femmes » ; « Je n’aime pas utiliser
le terme de féministe. Je n’aime pas le terme parce que je n’aime pas l’opposition
a priori 41». C’est pourquoi, si les revendications de l’AJS autour du droit de
la famille ont été et sont toujours nombreuses, des sujets comme la polygamie
– une pratique bien ancrée dans la société sénégalaise – ne constituent pas une
priorité de son combat : « Dès lors que les femmes ne sont pas toutes d’accord,
nous avons estimé qu’il fallait en faire une question personnelle 42 ». Le risque
37. C. T. Mohanty, “Under Western Eyes : Feminist Scholarship and Colonial Discourses”, Feminist
Review,
w n° 30, 1988, p.65-88.
38. Entretien, Dakar, 17 juin 2010.
39. En 2002, le Circofs a proposé l’abrogation du code de la famille et l’instauration d’un code
de statut personnel basé sur la charia.
40. On retrouve ici les mêmes stratégies que celles observées par A. Latourès dans son étude sur
les féministes maliennes, « “Je suis presque féministe mais…’’ », art. cit.
41. Entretiens avec des militantes, Dakar, 9 et 11 juin 2010.
42. Entretien, Dakar, 3 mars 2009.
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de division est en effet déjà présent au simple niveau de l’association puisque
plusieurs militantes vivent dans des ménages polygames, ce qui n’est pas sans
créer un certain malaise, comme en témoigne cette anecdote :
« On a été à une conférence internationale il y a deux ans. Dans la délégation on était deux
monogames, deux polygames [rires]. Il y a une Américaine qui nous interrogeait sur la
polygamie. J’ai dit à A : “Je n’ose pas leur dire que vous êtes polygames, c’est des histoires
de l’Antiquité’’ 43 ».
La ligne ofµcielle modérée de l’association tente ainsi de composer avec les
différents modes de vie de ses militantes et réfute tout caractère radical,
comme en témoigne son opposition par le passé au Yewwu Yewwi (YY), seule
association à s’être jamais déclarée ouvertement féministe au Sénégal 44.
Si les deux associations partageaient le même objectif de voir réformé le
code de la famille, les stratégies et justiµcations ont pu être en opposition.
Évoquant par exemple une autre conférence internationale à laquelle les
deux associations participaient, une militante de l’AJS nous a fait part d’une
querelle publique qui avait surgi entre son groupe et Awa Thiam, membre
du YY et auteur de l’ouvrage La Parole aux Négresses, au sujet de l’excision :
« On lui a carrément dit de se taire. Car il fallait peut-être d’abord penser à
convaincre les gens sur le terrain. On lui a dit qu’elle ne représentait aucune
Négresse et qu’elle ferait mieux de changer le titre de son ouvrage 45 ».
Contestant la représentativité du YY, l’AJS fait pourtant l’objet du même type
de reproche, notamment en raison de sa collaboration étroite avec l’État et
les bailleurs de fonds, mais également de ses rapports souvent difµciles et
distants avec les autres associations de femmes.
Une insertion problématique au sein du mouvement des femmes
Historiquement, l’AJS s’est effet d’abord investie prioritairement dans
des partenariats internationaux, s’inscrivant notamment dans différents
43. Idem.
44. L’association Yewwu Yewwi, créée en 1984 et aujourd’hui disparue, constituait le seul groupe
véritablement radical dans le champ associatif féminin. Dénonçant les mécanismes sociaux de
subordination et l’oppression des femmes dans les espaces public et privé, les membres de YY
revendiquaient le féminisme comme philosophie et doctrine politique, n’hésitant pas à mettre en
cause religions et traditions pour porter leur combat en faveur de l’égalité entre les sexes. Le YY
n’envisageait pas des combats sectoriels comme la majorité des associations, mais défendait une
approche globale dont l’objectif premier était la conscientisation des femmes.
45. Entretien, Dakar, 8 juin 2010.
Politique africaine
165 Le développement d’une mobilisation juridique dans le combat pour la cause des femmes
réseaux de femmes juristes, aussi bien au niveau continental (Fédération des
juristes africaines) qu’international (Fédération internationale des femmes
de carrière juridique) 46. La dynamisation de l’association a ainsi clairement
été favorisée par ces échanges avec l’extérieur. Les membres de l’AJS participent
par ailleurs à de nombreuses conférences internationales qui leur ont permis
de se familiariser avec les théories féministes puis sur le genre. Néanmoins,
l’une des membres fondatrices considère que l’association a investi de manière
démesurée son temps et son énergie dans ces réseaux 47 et ainsi perdu le
contact avec le terrain 48. Cette inscription dans les réseaux a en tout cas orienté
les formes du militantisme vers plus de professionnalisation et d’expertise,
favorisant ainsi la collaboration avec les autorités politiques auprès desquelles
l’AJS apparaît comme un interlocuteur légitime.
L’association a en effet développé plusieurs projets et partenariats avec les
autorités gouvernementales. Les membres de l’AJS sont consultées en tant
qu’expertes au sein de différentes commissions parlementaires, par exemple
pour la réforme du code pénal (2006) ou encore celle du droit de succession
(2010). Le président Wade leur a d’ailleurs attribué le statut d’organe consultatif
auprès du chef de l’État et leur conµe à ce titre des missions, comme par
exemple la participation à la délégation sénégalaise au sommet organisé par
les Nations unies pour l’évaluation de Pékin+10 à New York en 2004 49. En
échange, l’association bénéµcie du soutien technique et institutionnel de l’État
pour organiser ses différentes manifestations. Il n’y a cependant pas de
subventions directes de l’État, l’association étant µnancée principalement par
les cotisations des membres 50 et les contributions des « partenaires au
développement » sur certains projets 51. Par ailleurs, la collaboration n’exclut
pas les conÝits. Le ministère de la Famille est par exemple vivement critiqué
46. Créée à Paris en 1928, la Fédération internationale des femmes de carrière juridique a pour
but de « promouvoir la paix et l’égalité entre les êtres humains ». Cette fédération a ensuite inspiré
de nouvelles organisations poursuivant les mêmes buts mais fondées sur des bases régionales,
à l’image de la Fédération des juristes africaines mise en place en 1979.
47. Dans son mémoire L’émergence d’un mouvement féministe au Sénégal. Le cas du Yewwu Yewwi, 2007,
Hawa Kane constate aussi que l’investissement des militantes à l’international a pris progressivement beaucoup d’ampleur au point de créer des tensions entre les militantes concernant le
fait de savoir lesquelles représenteraient l’association au cours des rencontres internationales.
48. Entretien, Dakar, 17 juin 2010.
49. Du 28 février au 11 mars 2004, une réunion s’est tenue dans le cadre de la 49e session de la
Commission de la condition de la femme afin de faire le bilan des efforts entrepris pour faire
progresser l’égalité entre les sexes depuis la conférence de Beijing (1995).
50. Fixées à 25 000 francs CFA (environ 40 euros) par an. Plusieurs membres donnent plus car
elles en ont les moyens.
51. Actuellement, l’AJS collabore principalement avec la coopération italienne qui finance sa
boutique du droit.
166 RECH
HERCHE
par une femme juriste qui considère qu’on y fait « que ce qui ne gêne pas : […]
Pour moi ce ministère, c’est le ministère de l’alimentaire avec les sacs de riz
et le micro-crédit 52 ».
C’est pourquoi, si la plupart des membres reconnaissent avoir globalement
de bons rapports avec les autorités, elles insistent sur le fait qu’elles sont
indépendantes et tiennent à le rester : « On est société civile très clairement.
On ne se positionne pas par rapport aux partis politiques. On donne notre
avis mais en tant qu’expertes 53 ». L’engagement politique de plusieurs de ses
membres, s’il ne constitue pas un empêchement pour intégrer l’association,
a dans les faits créé des conÝits entre les militantes quand l’une d’elles a été
nommée présidente de l’AJS alors qu’elle exerçait par ailleurs des responsabilités
politiques. Une de ses critiques évoque ainsi cet épisode : « Moi j’étais prête à
démissionner. On était vingt ans après la création de l’association et on ne
voulait vraiment pas de ça. Elle a dû se démettre après une semaine 54 ».
Si l’investissement au sein de l’AJS s’accommode difµcilement d’un engagement partisan, la collaboration avec l’État reste très étroite, ce qui fragilise
l’inscription de l’association au sein du mouvement des femmes.
L’insertion de l’AJS dans le mouvement de femmes a en effet été d’autant
plus difµcile que l’association tient à afµcher son indépendance, y compris
par rapport aux autres associations féminines. Ainsi, l’AJS a fait le choix de
ne pas être membre de la Fédération des associations féminines du Sénégal 55
et ne collabore que ponctuellement avec d’autres associations. La première
génération de militantes a justiµé cette prise de distance par le fait que,
composée de juristes, l’association ne pouvait se permettre d’adopter n’importe
quelle stratégie et devait se limiter au droit. En réalité, les luttes de pouvoir
entre les dirigeantes associatives expliquent pour beaucoup ce manque de
coordination, comme l’admet à regret une militante : « Je me suis rendue
compte que chacun donne la priorité à son association. L’association passe
avant la cause en fait et ça me pose vraiment problème 56 ». Au-delà de la
compétition avec les autres associations elles-mêmes « d’élites », l’AJS a souffert
d’une « mauvaise réputation » auprès des associations de la base, dont
beaucoup sont situées hors de Dakar : « Elles ont dans l’idée qu’on les prend
de haut, qu’on se croit sorties de la cuisse de Jupiter 57 ». Le caractère à la fois
52. Entretien, Dakar, 17 juin 2010.
53. Entretien, Dakar, 9 juin 2010.
54. Entretien, Dakar, 8 juin 2010.
55. Créée en 1977, la FAFS regroupe plus de 400 associations dans tous les départements du Sénégal.
Elle est actuellement dirigée par Abibatou Ndiaye, membre d’une association de femmes
enseignantes.
56. Entretien, Dakar, 17 juin 2010.
57. Entretien, Dakar, 15 juin 2010.
Politique africaine
167 Le développement d’une mobilisation juridique dans le combat pour la cause des femmes
professionnel et élitiste de l’AJS a ainsi constitué un obstacle à l’obtention
d’une « attestation de représentativité » 58 auprès d’un mouvement des femmes
au sein duquel l’outil juridique est d’ordinaire très peu mobilisé.
Les difficultés de l’AJS à populariser son approche
juridique de la cause des femmes
Bien que l’AJS ait été créée en 1974, l’approche par le droit est longtemps
restée minoritaire dans le mouvement associatif féminin. Malgré l’accroissement et le renforcement des droits des femmes dans plusieurs domaines,
les militantes de l’AJS peinent à convaincre de la pertinence de la mobilisation
juridique, principalement en raison du fossé entre droit formel et droit réel
qui réduit fortement la portée des victoires obtenues sur le plan législatif.
Jusque récemment, le manque d’activisme de l’AJS sur le terrain judiciaire
n’avait pas permis de combler cet écart.
C’est sur le terrain de l’acquisition de nouveaux droits que l’AJS a été la plus
performante. Les pressions internationales, combinées au lobbying de l’AJS
et des associations de défense des droits humains, ont permis des avancées
notables. Sur le plan du droit international, outre son adhésion à la Cedef
(1985) 59 et au Protocole facultatif à cette convention (2000), l’État sénégalais
est également signataire des principales conventions internationales et
régionales relatives aux droits des femmes. Ces textes constituent la norme
juridique de référence et facilitent le plaidoyer des associations. Elles peuvent
ainsi passer outre le débat idéologique sur la place et le statut de la femme
dans la société pour revendiquer, d’un point de vue purement technique,
l’harmonisation de la législation sénégalaise avec le droit international.
Concernant le droit interne, la loi de pénalisation de l’excision (1999), la réforme
de la loi sur la sécurité sociale (2006), la loi sur la parité (2007) et la réforme
de la loi relative à la µscalité (2008) constituent sans doute les avancées les
plus signiµcatives. Ces victoires juridiques auxquelles a participé l’AJS ont
cependant une portée limitée.
D’abord, elles ne touchent quasi exclusivement qu’aux droits des femmes
dans l’espace public et ne s’attaquent pas à la sphère privée. Ainsi, le droit de
la famille, pourtant cheval de bataille de l’association depuis sa création,
apparaît comme le bastion imprenable. Le vote de la nouvelle loi sur la parité,
58. M.-E. Pommerolle et J. Siméant, « Voix africaines au forum social de Nairobi. Les chemins
transnationaux des militantismes africains », Cultures et Conflits, n° 70, 2008, p. 129-149.
59. Convention sur l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’égard des femmes.
168 RECH
HERCHE
le 14 mai 2010, est venu souligner un peu plus le caractère intouchable du
statut des femmes dans l’espace privé comme le constatait une femme juriste
député :
« À la tribune, le ministre de la Justice a adressé un message aux hommes, en les enjoignant
à voter la loi sur la parité parce qu’il ne s’agissait pas d’une parité sociale, encore moins
d’une parité familiale, mais bien d’une parité politique. C’était une manière de les rassurer
en leur disant qu’aucun de leurs avantages au niveau sociétal ne serait touché 60 ».
Ensuite, ces nouveaux droits n’ont pas fait l’objet d’une mobilisation
populaire importante. Si l’on se penche sur les domaines juridiques dans
lesquelles le lobbying de l’AJS a été efµcace (équité µscale, sécurité sociale,
parité), force est de constater qu’il s’agit de droits qui proµtent d’abord et avant
tout aux femmes qui travaillent hors du secteur informel ou qui peuvent
avoir accès à des postes de décision, autrement dit à une minorité d’entre
elles. Or, comme Anne Revillard l’a montré dans le cas du Québec, le succès
d’une réforme portée par des juristes militantes est conditionné au soutien
massif du mouvement associatif féminin 61. Au Sénégal, le manque de convergences des priorités entre femmes juristes et mouvement des femmes constitue
un handicap dont ont bien conscience les membres de l’AJS : « Pour chaque
catégorie de femmes, il y a des droits plus appropriés ou en tout cas prioritaires
par rapport à d’autres. Par exemple pour les femmes intellectuelles, qui
travaillent, le combat pour l’équité µscale va être fondamental car elles sont
plus imposées. Mais ce combat va être sans intérêt pour la femme rurale qui,
elle, fait face à des problèmes de divorce et de répudiation 62».
Enµn, le manque d’appropriation du droit par les femmes et par les
associations féminines n’a pas permis de tirer partie de ces réformes en raison
d’une conscientisation juridique très faible. Celle-ci s’explique par un fossé
très important entre « ordre juridique formel » et « ordre juridique réel »,
particulièrement marqué dans le domaine du droit de la famille où le droit
étatique est concurrencé par les normes coutumières et religieuses.
Les normes du droit de la famille n’ont en effet été que très faiblement
incorporées par une large majorité de la population, ce qui permet de
comprendre pourquoi des pratiques comme les mariages de mineures ou les
mariages forcés restent d’actualité 63. Il en va de même de pratiques désormais
60. Entretien, Dakar, 15 juin 2010.
61. A. Revillard, « Le droit de la famille… », art. cit.
62. Entretien, Dakar, 9 juin 2010.
63. Il n’existe pas de données précises à ce sujet. Nous nous basons ici sur les entretiens au sein
d’associations de défense des droits des femmes, avec des avocats et des magistrats.
Politique africaine
169 Le développement d’une mobilisation juridique dans le combat pour la cause des femmes
interdites par la loi - ainsi la répudiation - qui perdurent, beaucoup de femmes
ignorant encore qu’il s’agit d’un acte illégal. La non maîtrise du droit par une
majorité de femmes a pour effet pervers de voir les mesures à leur avantage
se retourner contre elles. Une femme « répudiée » peut ainsi être poursuivie
devant les tribunaux par son époux qui demande le divorce au motif de
l’abandon de famille ou du domicile conjugal. Dans un tel contexte, on peut
se demander quel intérêt auraient les femmes à obtenir plus de droits alors
qu’elles ne sont même pas en mesure de faire s’appliquer ceux qu’elles
détiennent déjà ?
Par ailleurs, des victoires juridiques comme la loi de criminalisation de
l’excision ne conduisent pas non plus nécessairement au développement de
la conscience juridique des associations de femmes. Ainsi, alors que les
membres de l’AJS se félicitent des déclarations d’abandon de l’excision, les
associations en région dénoncent une situation aggravée du fait d’un travail
qui a porté uniquement sur le texte 64 : « Moi je suis pour des lois qui favorisent
le progrès […]. Mais une loi se prépare et s’accompagne […]. Et ce qui se passe
maintenant c’est plus grave car c’est clandestin […]. Mais qui est au courant ?
Personne ! Les ONG, les organisations de femmes…, personne n’est là 65 ».
De manière générale, les associations de base reconnaissent le travail de
l’AJS en matière de promotion des droits, mais le jugent peu utile à la cause
des femmes en raison de l’incapacité d’une majorité d’entre elles à utiliser le
droit comme ressource pour défendre et améliorer leurs conditions de vie.
En µligrane, c’est donc le manque d’investissement de l’AJS sur le terrain
qui est mis en cause. Pourtant, dès sa création, l’AJS insistait sur l’importance
de la sensibilisation des populations au droit, mais dans les années qui ont
suivi la création de l’association, son action se limitait à l’organisation de
consultations juridiques gratuites à la chambre de commerce de Dakar.
Progressivement, des cliniques mobiles du droit ont néanmoins été mises en
place pour toucher un nouveau public en région. Par exemple, entre 2004 et
2008, cinq journées ont été organisées à Dakar, St Louis et Pikine et ont permis
d’enregistrer un millier de demandes, la plupart relatives au droit foncier,
au droit du travail et au droit de la famille 66. Bien que le nombre de cas traités
sur ces quatre années ne soit pas très important, l’une des membres historiques
64. Cette loi avait suscité des résistances très fortes dans le débat public, poussant certaines
associations à demander un report de l’application du texte qui n’a pas été obtenu. Les craintes
étaient fondées puisque en guise de représailles, 120 fillettes ont été excisées dans la région de
Kédougou en décembre 1998.
65. Entretien avec des militantes de l’Aprofes (Association pour la promotion de la femme
sénégalaise), Kaolack, 20 avril 2008.
66. Selon les cas, l’AJS a simplement donné des conseils juridiques ou procédé à un accompagnement
plus poussé dans les démarches auprès des tribunaux.
170 RECH
HERCHE
nous conµait sa satisfaction de voir ce type d’activités se décentraliser. Les
jeunes juristes conµrment cette évolution pragmatique: «Les anciennes étaient
surtout dans la réÝexion intellectuelle […] Il n’y avait pas autant cette ouverture
aux populations 67 ».
Une nouvelle approche centrée sur l’accès au droit
Le rajeunissement de l’association et le renouvellement du discours sur le
droit comme outil de développement aux échelles nationale et internationale
ont néanmoins et récemment créé un contexte favorable à la réorientation des
stratégies de l’association autour de la thématique de l’accès au droit. Cette
nouvelle politique qui vise à rendre le droit accessible au profane se traduit
par un renforcement des consultations juridiques gratuites, notamment via
la boutique de droit, et par la mise en place d’une assistance judiciaire. Cette
nouvelle stratégie semble porter ses fruits au regard du succès des structures
de médiation et de l’intérêt que les autres associations de femmes y portent,
comme en témoigne leur collaboration plus poussée avec l’AJS.
Une approche renouvelée de l’outil juridique : rendre le droit accessible
au profane
Cette inscription progressive de l’association dans une logique de terrain
tient d’abord au renouvellement des générations au sein de l’association. Les
jeunes militantes ont désormais plus de moyens à disposition pour investir
dans une politique d’accès au droit. En effet, au moment de sa création, l’AJS
n’avait pas autant de partenariats qu’aujourd’hui et ne bénéµciait donc pas
des mêmes ressources. Par ailleurs, les militantes n’étaient pas aussi
nombreuses et n’avaient donc pas les mêmes possibilités de s’organiser et de
se rendre disponibles sur le terrain. Mais cette évolution pragmatique tient
aussi et surtout à l’évolution du rapport au droit des nouvelles générations
militantes. Dans le contexte post-indépendance dans lequel la loi apparaissait
comme l’outil de la modernisation et de la construction nationale, sa capacité
à emporter l’adhésion par sa propre force 68 apparaissait sans doute acquise
à des femmes juristes formées à l’école du droit positif. Mais le manque
d’appropriation du droit par les populations l’a rendu souvent inefµcace voir
67. Entretien, Dakar, 9 juin 2010.
68. J. Carbonnier, Sociologie juridique, Paris, PUF, 2004 (2e édition « Quadrige »).
Politique africaine
171 Le développement d’une mobilisation juridique dans le combat pour la cause des femmes
ineffectif, conduisant à une forme de désenchantement à l’égard de ses
potentialités et donc à un changement d’approche et de stratégie au sein de
l’AJS. Cette réorientation des stratégies de l’association doit cependant être
reliée à l’évolution du discours des acteurs internationaux sur le droit. Après
avoir été marginalisé dans les années 1980 69, le droit apparaît en effet
à nouveau comme un outil indispensable aux politiques de développement.
À partir des années 1990, la promotion du genre par les agences onusiennes
se fonde en effet sur l’idée de la nécessaire complémentarité des approches
juridique et économique pour agir de manière transversale sur les inégalités
entre les hommes et les femmes 70. À la même période, la Banque mondiale
et le FMI ont également réinvesti le champ juridique à partir de la promotion
de la « rule of law » qui vise à créer, par la mise en place d’un État de droit, les
conditions favorables à une « bonne gouvernance », devenue le critère
d’appréciation majeur dans la détermination de l’aide au développement 71.
Au vu de la manne µnancière que cela peut potentiellement représenter 72,
les États bénéµciaires de l’aide ont mis en place un certain nombre de réformes
sur le plan juridique 73.
Au Sénégal, l’État a ainsi ouvert en 2005 le chantier de la réforme de la
justice en collaboration avec la coopération française. Le Pasej (Programme
sectoriel justice) vise à mettre en place « un service public de qualité et de
proximité au service des justiciables ». L’accès au droit constitue l’un des axes
centraux du projet 74. À cet effet, des maisons de justice ont été créées pour
informer les populations sur leurs droits, accueillir les victimes et procéder
à des médiations pour régler les conÝits. Au vu du succès rencontré par les
trois sites pilotes installés dans la banlieue de Dakar, cinq autres maisons
ont été installées, dont quatre en région. Ces structures permettent d’offrir
69. L’approche juridique restait marginale par rapport à une approche économique centrée sur
l’amélioration des conditions de vie des femmes. Avec la crise des années 1980, les limites de cette
approche sont apparues : les changements au niveau économique n’ont pas engendré de réelles
transformations du statut des femmes ou de remise en question des logiques patriarcales dans
l’organisation des rapports sociaux. Voir J. True et M. Mintrom, «Transnational Networks…», art. cit.
70. H. Ryckmans et P. Maquestiau, « Population et développement : égalité de genre et droits des
femmes », Mondes en développement,
t vol. 2, n°142, 2008, p. 67-82.
71. G. Hermet, « Démocratisation, droits de l’homme et gouvernance », in P. Favre et al. (dir.),
Être gouverné. Études en l’honneur de Jean Leca, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p. 301-313.
72. Les quatre cinquièmes des conditions posées par la Banque mondiale pour obtenir des prêts
concernent des modifications du droit. T. Delpeuch, « La coopération internationale au prisme du
courant de recherche “droit et développement’’ », Droit et Société,
é vol. 1, n° 62, 2006, p. 119-175.
73. On peut citer les travaux de S. Lefranc qui, notamment à travers l’exemple de la « justice
transitionnelle » en matière pénale, montrent la circulation des usages du droit au niveau international. Voir S. Lefranc, « La professionnalisation d’un militantisme réformateur du droit :
l’invention de la justice transitionnelle », Droit et Société,
é vol. 3, n° 73, 2009, p. 561-589.
74. Site de l’Ambassade de France à Dakar : <ambafrance-sn.org/spip.php?article788>
172 RECH
HERCHE
un appui permanent aux populations qui n’en bénéµciaient jusque là que
ponctuellement via l’organisation d’audiences foraines qui correspondaient
à des journées de délocalisation du tribunal de Dakar dans les banlieues.
Les organisations de défense des droits humains investissent également
dans la mise en place de structures pérennes et dans la formation de parajuristes. C’est d’ailleurs la création de la boutique de droit de l’AJS en décembre
2008 qui a véritablement marqué le tournant décisif de l’association vers une
politique de terrain. D’autres associations ont suivi le mouvement. Ainsi,
à l’instar de l’AJS, l’ONDH (Organisation nationale des droits de l’Homme) a
fait des boutiques de droit l’un de ses principaux chantiers.
L’AJS travaille à la promotion de l’accès au droit de deux manières. Dans
le cadre d’un partenariat avec le ministère de la Justice, l’association collabore
avec la maison de justice des Parcelles Assainies (banlieue de Dakar). L’AJS
fournit une assistance judiciaire et les avocates membres ont, en 2010, pris en
charge quarante dossiers devant les tribunaux dont la moitié relatifs au
droit de la famille 75. Cet appui est apprécié des médiateurs de la maison de
justice : « Souvent j’envoie beaucoup de cas à la boutique de droit des femmes
juristes. Car entre femmes, il y a plus de solidarité je pense 76 ». Mais le plus
gros projet de l’AJS est constitué par sa boutique de droit, installée depuis
2008 dans le quartier populaire de la Médina à Dakar. L’AJS revendique la
paternité de ce type de structure, justiµant la mise en place tardive de sa
boutique par la difµculté à trouver des fonds. Celle-ci a été µnancée grâce à
la coopération italienne et par la mise à disposition de locaux par la mairie
de la Médina. La boutique symbolise véritablement le changement de l’AJS,
qui cherche désormais à faire du potentiel justiciable un sujet de droit, c’està-dire à le faire passer d’une « attitude légaliste passive » à une « démarche
légitimiste active 77 ».
La première mission des juristes est de donner des conseils juridiques et
d’assister les justiciables auprès des tribunaux s’ils choisissent d’intenter une
action. La véritable nouveauté réside bien dans l’assistance judiciaire même
si l’AJS ne peut pas prendre en charge autant de dossiers qu’elle le souhaiterait.
En général, l’association tente de faire remonter les cas les plus problématiques
- par exemple quand la médiation a échoué ou encore lorsqu’apparaissent des
situations dramatiques lors des consultations en région. En ce sens, les femmes
75. Elles sont rétribuées par la coopération française.
76. Entretien, Dakar, 8 mars 2010.
77. C’est-à-dire que l’individu « passif », se considérant comme incompétent et qui subit le droit
élaboré en dehors de lui, doit se transformer en « actif », autrement dit « apprendre à connaître
le droit, le rapporter à son quotidien, l’utiliser et le modifier », P. Huyghebaert et B. Martin, Quand
le droit fait l’école buissonnière…, op. cit., p. 14.
Politique africaine
173 Le développement d’une mobilisation juridique dans le combat pour la cause des femmes
juristes s’inscrivent progressivement dans une logique de « cause lawyering »,
concept qui renvoie aux usages militants du droit par les professionnels du
droit 78. Dans ce nouveau registre, les femmes juristes suscitent la méµance
des avocats qui considèrent pour certains qu’elles empiètent sur leur domaine
réservé : « Certains ne sont pas contents car ils considèrent qu’on vole leurs
clients. Mais nous on n’a pas de vocation lucrative 79 ». Et les militantes
entendent bien poursuivre dans cette voie car, après les déceptions engendrées
par les faibles retombées de leur combat législatif, l’investissement des arènes
judiciaires apparaît véritablement comme le nerf de la guerre :
« La nouvelle stratégie doit consister à aller directement devant les tribunaux pour
demander aux juges d’appliquer les conventions. Par exemple la puissance maritale. C’est
le mari qui choisit la résidence du couple et si la femme n’est pas d’accord et qu’elle n’a
pas de bonnes raisons de s’y opposer alors le divorce va être prononcé à ses torts. Si on a
le cas, on va désormais la défendre en disant que la femme est libre en vertu des conventions
internationales et qu’elle n’a pas à demander. On va sans doute être confronté à un refus,
alors il faudra faire appel, aller jusqu’à la Cour Suprême et jusqu’à la Cour de justice de
la Cedeao s’il le faut. C’est vrai, c’est un long parcours qu’une femme peut ne pas vouloir,
mais c’est la seule voie possible car les politiques ne nous sont d’aucune utilité 80 ».
Au-delà de sa mission juridique, la boutique de droit nécessite de la part
des bénévoles une vraie prise en compte de l’aspect psychologique de leur
travail. À propos des personnes qui viennent demander de l’aide, une militante
parle de « déclic » : « C’est comme si les populations n’attendaient que [la
création de la boutique] pour venir s’épancher […]. Elles avaient tellement
peur du prétoire et de la justice qu’en réalité elles se retrouvaient pratiquement
sevrées de leurs droits 81 ». Pour les mettre en conµance, il est nécessaire
d’instaurer un rapport qui dépasse le formalisme de la relation avocat/client.
C’est pourquoi les militantes sont formées à la médiation. Cette option est
privilégiée par les femmes juristes et, de manière générale, par tous les
programmes visant à établir une justice de proximité. En effet, le ministère
de la Justice et les acteurs de la société civile partagent l’idée que la médiation
est sans doute mieux adaptée aux perceptions africaines 82 de la justice parce
78. L. Israël, L’arme du droit…, op. cit.
79. Entretien, Dakar, 9 juin 2010.
80. Entretien, Dakar, 18 mars 2010.
81. Entretien, Dakar, 11 mars 2009.
82. Selon É. Le Roy, la conception africaine de la modernité judiciaire fait primer le règlement des
conflits au sein du groupe dans un souci de préservation du tissu social ; voir « Présentation.
De la modernité de la justice contemporaine en Afrique francophone », Droit et société, vol. 2, n° 51-52,
2002, p. 297-301.
174 RECH
HERCHE
qu’elle n’est pas « une simple technique de gestion des conÝits » mais bien
« une autre approche de la régulation des conÝits qui met l’accent sur la
nécessité de reconstruire le tissu social 83 ».
L’investissement de l’AJS sur le terrain et la promotion d’une politique
globale d’accès au droit ont-ils permis une progression de la saisine du droit
par les populations, en particulier les femmes ?
L’intégration progressive du droit dans le quotidien des populations
Six mois après son ouverture, le bilan chiffré de la boutique de l’AJS montre
qu’elle n’est pas une coquille vide et que les populations s’en saisissent :
en effet, 751 personnes sont venues consulter les 19 juristes mobilisées à la
boutique 84. Le droit de la famille représente 62,9 % des cas soumis à l’association avec essentiellement des affaires de divorce (214 cas), de réclamations
(contributions aux charges du ménage, pension alimentaire, 205 cas) et de
succession (54 cas) 85. Pour les membres de l’AJS, ce bilan a favorisé une
amélioration des relations avec les autres associations : « Depuis qu’on a ouvert
la boutique, les associations de défense des droits des femmes et des enfants
se tournent vers nous […]. Elles nous voient vraiment comme des partenaires
et ce parce qu’on est vraiment dans les problèmes très pratiques 86 ». Ce
rapprochement est conµrmé par une militante de l’Afeme (Association des
femmes de la Médina) : « L’AJS est notre alliée et collaboratrice […]. À chaque
réunion, on rappelle aux femmes que cette boutique existe et que les
consultations sont gratuites 87 ».
Grâce au développement de ce type de collaboration, l’AJS bénéµcie d’un
soutien qui lui faisait jusqu’alors défaut parmi les associations de base. Forte
d’un meilleur ancrage sur le terrain, l’association peut, au-delà de l’aide
juridique qu’elle apporte aux justiciables, relancer certaines batailles
législatives qui n’ont pas abouti. C’est notamment le cas du combat pour la
réforme du code de la famille. Lors du symposium sur le droit de la famille
et du dîner-débat sur l’autorité parentale, respectivement organisés en juin
et juillet 2009, les femmes juristes se sont appuyées notamment sur le bilan
de la boutique pour insister sur la nécessité de rendre le droit plus accessible
83. N. Schmutz, cité par P. Huyghebaert et B. Martin (dir.), Quand le droit fait l’école buissonnière…,
op. cit., p. 188.
84. AJS, Compte-rendu annuel de la boutique de droit,
t Dakar, 2008/2009.
85. Les résultats de la boutique ont été jugés encourageants par la coopération italienne qui a
prolongé le financement du projet.
86. Entretien, Dakar, 9 juin 2010.
87. Entretien avec une militante de l’Afeme, Dakar, 17 avril 2009.
Politique africaine
175 Le développement d’une mobilisation juridique dans le combat pour la cause des femmes
à travers sa traduction en langues nationales, la simpliµcation des procédures,
le renforcement des mesures d’accompagnement ou encore la réduction du
coût de la justice. Bien que leurs revendications n’aient pas encore abouti,
la mobilisation du droit sert au moins à faire émerger un problème dans
l’espace public, quelle que soit l’issue des affaires sur le plan juridique 88.
Néanmoins si l’action de l’AJS dans la capitale lui permet de dialoguer et
de promouvoir son approche auprès des autres associations, elle reste absente
dans les régions. Les femmes juristes se justiµent en évoquant des µnancements
limités et une difµculté à recruter des femmes juristes hors de la capitale.
Ici apparaît une des limites majeures de leur action, c’est-à-dire l’incapacité
à créer un mouvement et un débat au niveau national, malgré l’augmentation
des interventions délocalisées. Dans les régions isolées, les juges se plaignent
d’ailleurs d’être souvent sollicités comme conseils, ce qui leur pose un problème déontologique évident. Les femmes sont donc démunies face à un juge
d’une part inapte à les conseiller, d’autre part souvent conservateur dans ses
positions 89. Aµn d’atteindre plus de femmes en zone rurale, les femmes de
l’AJS ont donc choisi d’investir dans la formation de parajuristes, choisies
parmi des «militantes féministes, enseignantes et actrices du développement»,
qui ont l’avantage d’avoir un ancrage local : « Les parajuristes peuvent donner
le b.a.-ba du droit, éteindre la peur que les gens ont du tribunal. C’est un
moyen d’être un relais communautaire 90 ».
Par ailleurs, le fait que l’AJS réussisse à sensibiliser progressivement les
populations par l’intermédiaire de sa boutique n’implique paradoxalement
pas qu’elle touche un public essentiellement féminin. Bien que la sensibilisation
des femmes constitue l’un des principaux objectifs de la boutique – ce qui en
fait d’ailleurs sa spéciµcité par rapport aux maisons de justice –, elle reste
également ouverte aux hommes. Ainsi, le bilan d’étape réalisé six mois après
l’ouverture de la boutique faisait apparaître que le public était composé d’une
courte majorité d’hommes. Les membres de l’AJS se disent heureuses de
pouvoir rendre service de manière globale, mais en réalité le problème est
récurrent : le groupe dominé, à savoir les femmes, se saisit moins du droit.
Se dessine ici la problématique de l’identité du justiciable. Si, théoriquement,
le droit doit être un outil accessible à tous, il reste l’apanage de populations
qui ont les capacités et les ressources pour s’en saisir. Au-delà des clivages
urbain/rural et hommes/femmes, le taux important d’analphabétisme
88. L. Israël, « Usages militants du droit dans l’arène judiciaire », Droit et Société,
é vol. 3, n° 49, 2001,
p. 793-824.
89. Nous avons réalisé des entretiens avec 17 magistrats à Dakar et en région.
90. Entretien, Dakar, 11 mars 2009.
176 RECH
HERCHE
constitue un autre obstacle de taille à la saisine du droit 91, de même qu’une
longue tradition qui veut que les conÝits se règlent au sein du cercle privé et
familial. Cette distance avec le droit vécue par certaines catégories de la
population traduit la difµculté à voir émerger et vivre une citoyenneté pleine
et entière, validant ainsi la dichotomie entre une minorité de « citoyens » aptes
à mettre en œuvre et à faire respecter leurs droits, et des « sujets » qui ignorent
le droit ou le subissent faute de pouvoir le maîtriser 92. Néanmoins, la situation
semble évoluer concernant la saisine du droit par les femmes. Si nous ne
disposons pas d’un bilan plus récent de la boutique de droit, notre enquête
au sein de deux maisons de justice en 2010 permet de voir un changement se
dessiner : les femmes sont en effet les plus nombreuses à les saisir en matière
familiale. En effet, sur les 42 % de cas relatifs aux affaires familiales, 78 %
sont des requêtes déposées par des femmes et ont principalement pour objet
des questions de divorce/répudiation, garde d’enfants et défaut d’entretien/
pension alimentaire 93. À la boutique de droit, les membres de l’AJS soulignent
par ailleurs que si les femmes restent encore légèrement minoritaires par
rapport aux hommes dans leur boutique, celles qui viennent sont issues de
toutes les couches sociales.
D
ans un pays anciennement colonisé où le droit étatique est en concurrence
avec d’autres ordres normatifs, l’usage de « l’arme du droit » ne va pas de soi.
À travers le cas de l’AJS, nous avons tenté de montrer comment les entrepreneurs
de cause se saisissent du droit et d’expliquer la manière dont celui-ci peut s’en
trouver modiµé ou mieux approprié. En focalisant d’abord principalement
son action autour du lobbying pour l’obtention de nouveaux droits, l’AJS n’a
pas réussi à populariser son approche juridique auprès des populations.
La réorientation de ses stratégies vers une politique d’accès au droit a permis
de renforcer la vulgarisation et d’intervenir sur le terrain de l’activisme
judiciaire. La saisine plus fréquente du droit par les populations issues
des milieux urbains montre que ce changement d’approche a contribué à une
transformation des attitudes à l’égard du droit : d’un comportement majoritairement « contre le droit » voire « hors du droit », on passe à une attitude
de jeu « avec le droit » qui traduit son appropriation progressive 94. Ces
91. 58,2 % de la population est analphabète, les femmes étant les plus touchées (67,1 % de femmes
contre 47,9 % d’hommes). Chiffres de l’Agence nationale de la statistique et de la démographie
(ANDS) sur l’année 2005-2006 : <www.ansd.sn>
92. M. Mamdani, Citoyen et sujet. L’Afrique contemporaine et héritage du colonialisme tardif, Paris,
Karthala, 2004.
93. Statistiques que nous avons établies à partir des procès-verbaux des années 2007 à 2010.
94. P. Ewick et S. Silbey, « Conformity, Contestation and Resistance… », art. cit.
Politique africaine
177 Le développement d’une mobilisation juridique dans le combat pour la cause des femmes
évolutions ouvrent de nouvelles perspectives pour les associations féminines
qui considèrent désormais le droit comme un répertoire d’action légitime, à
défaut d’être central. Cette légitimation du droit comme « arme » contribue
au rapprochement entre les associations de professionnelles du droit et
les organisations populaires et profanes. En cela, elle peut favoriser une plus
grande cohésion du mouvement des femmes et lui donner ainsi plus de
poids dans les débats politiques qui l’oppose à certains courants religieux
intégristes qui, dans plusieurs pays d’Afrique subsaharienne et du Maghreb,
mettent en cause les acquis juridiques des femmes ■
Marième N’Diaye
Les Afriques dans le monde (LAM)
IEP de Bordeaux/Université de Bordeaux
Abstract
Legal mobilization and women’s cause : the case of the Association of
Senegalese Women Lawyers (AJS)
In Sub-Saharan Africa, legal mobilization still appears as an unconventional
repertoire of contention regarding the women’s movement. In a context of competition
between different normative orders (state, customary and/or religious orders), it is
difficult for people to become acquainted with the law and there is an important gap
between legal and actual orders. Thus, it is easier to understand why law has rarely
been a tool used by activists. Nevertheless, some associations have tried to mobilise
the law in order to improve women’s rights in both legislative and judiciary fields.
Through the case study of the Association of Senegalese Women Lawyers, this paper
intends to show how this legal mobilization was built and has evolved to gradually
appear as a legitimate tool to advance the women’s cause.