Sierra - WordPress.com
Transcription
Sierra - WordPress.com
Peter Kassovitz 2 Marc lance le gyrophare, allume le lecteur de cassette et écrase l'accélérateur. C'est le moment qu'il préfère, traverser Paris en compagnie de Buxtehude, grillant les feux rouges, narguant les automobilistes besogneux. Le jeu consiste à accorder le pilotage avec les accents du concerto. Une tenue de violon soulignera un virage, les staccatos la cadence des clignotants et arrivée chez le patient au son du crescendo. Marc se figure que sa vie obéit aux mêmes règles. Il parcourt le monde accompagné d'un orchestre invisible qui interprète la partition dont il est l'auteur et le chef d'orchestre. Sa vie de soliste prend relief sur cette musique de fond. Prenez par exemple un type qui porte des Weston, (très important les chaussures : qu'il s'agisse d'homme ou de femme le premier regard de Marc sera pour les pieds) vous pourrez en déduire, pour peu que vous goûtiez l'élégance anglaise, que l'homme est distingué. Mais - et c'est là qu'intervient la musique de fond - ce n'est pas du tout la même affaire que de porter des Weston en France ou en Angleterre, avec un Jean ou avec un pantalon en flanelle, dans une soirée ou au bureau. C'est la combinaison des harmoniques qui permettra au maestro à l'oreille fine d'apprécier si l'homme sera oui ou non admis au club. L'exemple est frivole ? Peut-être. Mais elle illustre à merveille la pensée sinueuse de notre jeune ami. La rousse qui ouvre la porte retient difficilement le fou rire. D'ailleurs, elle ne cherche pas à le faire. - Entrez docteur, glousse-t-elle, il est au salo-hho-hon. Elle pouffe en le guidant à travers les pièces encombrées d’un bric-à-brac de photographe. Les épreuves noir et blanc sur les murs importent, comme par fraude, guerres, famines et exodes dans cet appartement de bourge qui a vu de meilleurs jours. L'homme se tient les côtes et pointe un doigt sur sa compagne : - Arrête, ça me fait trop mal... Ouille... Incapable d'arrêter de rire, il souffre. Nous en sommes tous là. Il a deux dents de lapin et porte des Docksiders avec des chaussettes à carreaux, grave faute de goût selon le code vestimentaire de notre héros. Une fois de plus, son aspiration à l'harmonie est frustrée. - Qu'est-ce qui vous arrive ? demande-t-il, essayant de mettre un peu de cohérence dans ce monde de fou. L'innocente question provoque le doublement des rires et bien qu'il ignore le sens de cette bonne humeur, Marc sent que la contagion le gagne. Il a cette disposition heureuse. La jolie rousse - pieds nus, remarque notre spécialiste réussit à expliquer entre deux hoquets : - Attila, si si c'est son vrai nom, rentre d’un reportage à Cuba et il a voulu essayer le hamac qu'il a rapporté-hé-héhé... 3 Marc se cramponne aux rites de son art et prie le patient d'occasion de lui révéler son corps. Le photographe ôte sa chemise et découvre un buste mince et bronzé. Un médecin doit-il aimer tous les corps ? Bien que son serment le lui interdise, Marc a ses préférences : il préfère les musclés aux mous, les imberbes aux poilus, les noirs aux blancs. Une sorte de racisme à l'envers, dont les sources se trouvent enfouies sous les strates de son enfance. Il examine la contusion bleuâtre qui s'étale sous l'omoplate du globe-trotter. - Là, je vous fais mal ? - Seulement quand je ris... Marc finit de rédiger l’ordonnance quand la joyeuse rousse réapparaît, une bouteille à la main : - Je peux vous offrir un verre ? Il a ramené un rhum génial. Marc boit son Cuba-libre vautré sur les coussins. Chose rare, il se sent bien en compagnie du couple, il pense qu'il pourrait être leur ami. Le photographe raconte les coins chauds du monde, l’Albanie, le Zaïre, Israël, tout ça, et son invraisemblable accent - hongrois, précise la rousse - donne la petite touche d'authenticité à ses exploits. Afin de rétablir la balance devant la rieuse flamboyante, pour étayer son image en tout cas, Marc ne résiste pas à la tentation, il laisse tomber comme par hasard : - Je pars pour Santos... Les Monts de la Lune, vous connaissez ? - C'est pas tellement le moment de faire le touriste làbas, fait-elle, insensible au message du jeune médecin. Le Bugs Bunny magyar finit son verre de rhum : - Ce n'est pas là qu'il a fait son coup ce mec... Comment il s'appelle déjà... Vous savez... le toubib. L'estomac de Marc se contracte comme s'il avait reçu un coup, car il connaît la réponse : - Boldri, souffle-t-il - Bolllederrie, jubile le dénommé Attila. On ne voit que lui à la télé. Marc a la désagréable sensation d'être cerné. Une fois de plus la silhouette démesurée de son papa le couvre de son ombre, au risque de le rendre invisible. Marc pressent (mieux : il sait) que d'une manière ou d'une autre, ce voyage à Santos sera source de grandes hostilités. Comme s'ils avaient besoin d'en inventer de nouvelles, d'hostilités. Comme s'il n'y avait pas déjà suffisamment de cadavres jonchant le no man's land entre père et fils. En route vers son prochain patient, un asthmatique perdu dans les banlieues Nord, il a tout le loisir de ressasser tout ça. Il faut réfléchir à la manière - la manière, tout est dans la manière - dont il va apprendre à son paternel que sa décision est prise. Dans le genre mine de rien : laisser tomber l'information entre deux phrases banales ? Ou plutôt dans le genre "écoute papa, il faut que je te parle sérieusement" ? Ou 4 encore dans le style égal à égal, "écoute vieux, j'ai besoin d'un conseil..." Il décide de ne rien décider. Allons voir l'asthmatique, essayons de soulager les malheurs, bien tangibles, de nos frères. Pour nos problèmes de riche, on avisera plus tard. * L'objet de ses réflexions, le professeur Boldri, est loin de se douter de la trahison aux petits oignons que lui mijote son fils unique. C'est donc avec une certaine inconscience qu'il sacrifie ce matin encore à sa passion, le jogging. Il y a deux catégories d'hommes qui occupent le terrain du Luxembourg : "les joggers" et "les jeunes-pères". Les deux groupes s'observent jalousement, mais une chose les réunit : ils mangent tous - qui les desserts, qui les miettes - à la grande table où l'on distribue le pouvoir. Petit Louis rattrape le professeur d'une longue foulée régulière, l'air "je suis en super forme". - Je compte sur toi pour l'émission de Mardi ? C'est plus une affirmation qu'une question. Mais on n’apprend pas les grimaces à un vieux singe. Boldri le joue indifférent : - Tu vois ça avec Iris... Je ne viens que si on peut parler de la Tanzanie. Il accélère, mais Petit Louis se cramponne, il ne veut pas perdre sa vedette et il sait que l'homme est capricieux. Quelques pas, on expire, on respire, puis : - Ecoute... On ne peut pas ne pas parler du Kosovo... Tu as vu le papier de J.B.R. ? Boldri exécute le philosophe d'un geste de la main : - C'est n'importe quoi. Il n'a rien compris aux Balkans. Ayant ainsi assuré sa position de mâle dominant, il bifurque avec le sentiment d'avoir emporté une bataille. Il est rappelé à la dure réalité au coin du sentier : Une jeune femme, short et Walkman, le dépasse sans même lui jeter un regard. Boldri essaye de soutenir la cadence, comme par atavisme, mais quelques mètres suffisent pour réaliser que cette chienne est hors d'atteinte. Alors, réaliste, il laisse filer la provocatrice et adopte une allure plus conforme à son âge. Le moment critique se situe à la fin du deuxième tour. Boldri peut alors s’arrêter sans déshonneur, ou bien poursuivre pour la gloire. Il y a toujours d'excellentes raisons pour mettre pied à terre : Il n'a pas dormi de la nuit, Iris l'épuise, Pierrette lui pompe l'air, il n'a pas pris de vacances depuis des années, sa tendinite pourrait se réveiller. Il y a aussi de bonnes raisons pour persévérer, l'aiguillon le plus puissant étant de faire la démonstration à ses cadets que le temps de passage de témoin n'est pas encore venu. Refusant d'entendre la plainte de ses artères, il entame le troisième tour. Erreur. Passant devant la statue de la belle chasseresse qui vous nargue avec ses seins de bronze, il ressent un picotement dans le bras gauche. Il devrait s'arrêter, s'étendre sur ce banc, mais il n'est pas question de 5 donner cette satisfaction aux jeunes pères. Il poursuit donc d'un pas alerte, surveillant la douleur qui irradie son bras. "Le voilà le fameux infarctus, fallait bien que ça m’arrive." Se voir mourir est un plaisir de gourmet, se dit-il. Car on peut lui reprocher beaucoup de choses, mais certainement pas de manquer de lucidité. Un jeune père, poussant une poussette coupe sa retraite. - Salut. Ton article était formidable... Boldri salue l'homme sans nom, surtout aucun signe de faiblesse ! Ce plouc ne doit pas se rendre compte que le professeur est au bord du malaise. D'ailleurs, il n'est pas au bord du malaise. Qui a dit qu'il est au bord du malaise ? Si seulement ce crampon pouvait disparaître... Mais non, il s'incruste : - Il faut absolument faire faire un transfert de fonds par le Conseil de l'Europe, tu ne crois pas que tu pourrais arranger ça ? Il faut agir avant la conférence de presse de l'Elysée... Un bourdonnement couvre le babillage de l'importun et Boldri doit rugir pour couvrir le fracas : - Oui. Je m'en occupe... Excuse-moi, il faut que je file. Le tout est de tenir jusqu'aux grilles, après il n'y a plus que la rue à traverser. "Ceci dit, il n'a pas tort le jeune con, il faudrait s'occuper de ce transfert de fonds... Non, il faut d'abord écrire ce mémo que j'ai promis au ministre... Non, je dois d'abord terminer l'essai sur les médecines parallèles... et le deuxième chapitre de mon roman, le Seuil attend depuis des mois. Je vais décommander ce voyage à New York... Oui, c'est ça, dès demain je m'enferme et j'écris. Un point c'est tout. Basta." Boldri aperçoit déjà ses fenêtres de l'autre côté de la rue. La lampe est allumée dans le bureau, Iris est sûrement en train de taper l'article pour le Monde. Il presse le pas, ignorant la douleur qui le poignarde. (Boldri ignore toujours ce qui le dérange. C'est sa principale qualité, prétend Iris, et nous avons les qualités de nos défauts, ajoute-t-elle) Mais la réalité s'impose à lui avec une brutalité qui n'était peutêtre pas nécessaire. Il est projeté en l'air dans un spectaculaire ralenti. Le long vol plané lui laisse le loisir de noter qu'il n'a même pas entendu le coup de frein. La jeune femme en robe rouge qui jaillit de la petite Mini Cooper se penche sur l'homme, étendu devant ses roues. - Ça va ? Ho ! Monsieur... Elle porte une blouse décolletée et Boldri aperçoit le soutiengorge en dentelle noire. Il tente de se redresser, prendre une pose plus digne, conforme à son statut, mais il est englué dans une rivière de guimauve et dérive comme un poisson mort. Dernière pensée avant de sombrer : "Si je réussis à garder les yeux ouverts je pourrais voir la culotte, je parie qu'elle est noire". Pensée qui jette une lumière crue sur la mentalité du professeur. 6 Un cercle de donneurs de conseil se forme. "Attention, il ne faut pas le bouger." La jolie conductrice vêtue de rouge, comme si elle avait prémédité cette cérémonie de mise à mort, est affolée : - C'est loui qui est descendou dou trottoir sans regarder. Elle cherche l'approbation du groupe. Un témoin témoigne : - Ouais... Il était comme ivre... Petit Louis se pousse au premier rang des badauds et, en cinéphile averti, il reconnaît Olivia Orban, l'Argentine qui joue dans ce film... euh... comment il s'appelle déjà... Puis son regard se porte sur l'homme étendu aux pieds, incontestablement biens faits, de la star et il réalise qu'il a perdu sa vedette pour l'émission de mardi. Une sirène s'approche. Boldri entrouvre un œil, aperçoit le porte-jarretelles coquin en soie noire, bingo, et sombre dans l'inconscience un sourire avantageux aux lèvres. Règle numéro un, ne jamais s'avouer vaincu. Bercé par les virages, le professeur revient doucement à la vie. La douleur qui irradie sa hanche remonte jusqu'à son cerveau et profitant de la brèche, les vieilles angoisses s'engouffrent à sa suite : "Ils ne m'ont tout de même pas déshabillé... Non, ça va. Continuons à faire le mort." Faire le mort ! Quelle blague. Il se souvient de l'homme qui hurlait quand on soulevait la poutrelle d'acier qui écrasait ses jambes. C'était à Managua, après le tremblement de terre. Dans une autre vie. La rue défile derrière les barres opaques de la vitre. Et qu'est ce qu'il voit ? L'Arc de Triomphe ! "Qu'est-ce qu'on fait à l'Etoile ? Vous devez me ramener chez moi!" crie-t-il, sans qu'aucun son ne sorte de sa bouche. Même Petit Louis, assis sur le strapontin près de lui, reste sourd à ses appels. Cet imbécile bavarde avec le médecin du SAMU et le professeur assiste impuissant à l’échange de vues où il est surtout question d'une certaine Olivia. L'ambulance se gare devant les urgences et deux noirs vêtus de blanc poussent déjà Boldri, sagement couché sur son chariot, à travers les reflets mouvants des portes vitrées. Petit Louis dans son survêtement canari disparaît du côté des bureaux. Ce qui devait arriver arrive. L'interne a donné des ordres et deux petites infirmières déshabillent le professeur. Boldri s'abandonne aux mains agiles, que dans d'autres circonstances, il aurait pu apprécier. Mais comme l'enfant qui sait que sa supercherie sera découverte, il craint leur sentence. Que feront-elles quand elles découvriront sa ridicule culotte de sudation rouge ? Il n'a pas longtemps à attendre, les deux insolentes pouffent. C’était couru d'avance. Premier mouvement, l'embarras... Suivi de près par la colère. "Pourquoi bordel tu commences toujours par te sentir en faute ? Si tu as envie de porter une culotte en plastique rouge ça ne 7 regarde que toi, merde alors. Qui sont-elles, ces deux petites pétasses pour te juger ?" Quand l’ami Zobrowsky pousse la porte Boldri est déjà sur la table d'examen, couché sur le flanc. Le plateau glisse d'avant en arrière dans l'élégant bourdonnement des moteurs électriques et son squelette se dessine sur l'écran. Zobro, cinéaste amateur à ses heures, apprécie l'impeccable travelling qui va du bassin au fémur. - Rien de cassé, constate-t-il, une main rassurante sur l'épaule de son vieux camarade. Et d'ajouter avec le sourire qui tue : "Alors, tu as encore fait le jeune homme ?" L'électrocardiogramme démontre, sans aucune considération pour son amour propre, ce que Boldri - et le lecteur tant soit peu attentif - savait déjà : il a fait un infarctus. Un petit infarctus, mais un infarctus tout de même. L'accident, la rencontre impromptue avec la Mini-Cooper, n'était que la partie visible de l'iceberg. Boldri chausse les demi-lunes de Zobro pour examiner les pics ciselés par son cœur fatigué. Il déteste ce témoignage de sa précarité. Il considère avec un dégoût non dissimulé la montagne qui, sur la mince bande de papier, dit clairement : "Ceci est un premier avertissement, tu n'es pas éternel." Comble de l'humiliation, c'est son meilleur ami qui l'oblige à mettre son nez dans son caca, comme pour apprendre la propreté à un petit chien. - Je te garde 48 heures pour observation, jubile Zobro. - Ça m'étonnerait, crâne Boldri, dans quarante-huit heures je serais au Waldorf Astoria à New-York. Comme pour le faire mentir exprès, un vertige le bouscule et il doit se cramponner à la table, espérant échapper au regard d’aigle de son ami. En vain. Ce salaud a le triomphe modeste : - Allez, je vais te faire préparer une chambre d'angle. * Marc se réveille avec les infos de treize heures, une longue litanie de catastrophes que l'odeur de café rend un peu plus digeste. Il émerge, effleure le poste avec ses doigts d'aveugle et passe, sans même quitter son lit, du massacre des Tutsi au Barbier de Séville. Merci France-Culture. Il esquisse un vague mouvement de gymnastique devant le miroir. "Brrr, c'est pas beau à voir". Il rentre le ventre, bande ses muscles. "C'est un peu mieux, mais ce n'est pas le Pérou". Son reflet lui fait une grimace, relâche ses muscles et soupire. "Je devrais faire un peu de sport..." Il boit son café debout dans la cuisine, pendant que le répondeur égrène ses messages : "Salut. Il y a de grandes chances pour que ça marche. On voit de Cassan cet après-midi au Ministère." C'était la voix de baryton de Mytriadès. Suit un message de Claire : "Bonjour le dormeur. Il faut que tu appelles Mytriadès, il a des bonnes nouvelles... Tu m'écoutes ? 8 La voix devient plus feutrée : Tu as été très doux ce matin... Et très performant... Tu devrais toujours me faire l'amour à l'aube quand les oiseaux commencent à chanter. Je t'embrasse très très fort. Ta négresse". Marc a ses pudeurs de petit blanc, il n'aime pas qu'elle se dise "la négresse". Il sourit pourtant au souvenir tout frais : Epuisé de sa nuit de garde, il s'est glissé près d'elle sous les couvertures. Claire était brûlante comme si elle avait de la fièvre et une jambe paresseusement repliée par-dessus le corps de son amant, elle s'est laissée bercer par ses coups de rein. Évoquant ses seins qu'elle a en forme de pomme, la main de Marc épouse une courbe imaginaire et un petit coup d'œil dans le miroir lui apprend qu'il a une érection digne de ses dix-huit ans. C'est dans cette disposition fringante qu'il finit d'écouter les messages. Il reconnaît la voix mélodieuse : "Bonjour, c'est Iris, lundi onze heures. Ton père a eu un accident. Rien de grave, il est en observation dans le service de Zobro. Tu peux aller le voir, mais essayez de ne pas vous chamailler, c'est contre-indiqué dans son état." Du coup, la belle érection de Marc disparaît. * Bien calé sur ses coussins, Boldri dicte son courrier à Madame Monique, la reine des secrétaires. La porte s'ouvre sur Iris, le nec plus ultra des compagnes. - J'ai pris le bouquin de JBR, tu dois le lire avant l'émission. J'ai aussi le Nouvel Obs avec son papier. Boldri prend le journal entre deux doigts comme un kleenex usagé. - Je n'irai pas faire le clown dans cette émission de merde, au moins cet accident aura servi à quelque chose. - Tu ne peux pas ne pas y aller, réplique Iris, d'un ton sans réplique. Elle remonte sa couverture, arrange la table de nuit, jette un coup d'œil sur le courrier par-dessus l'épaule de Madame Monique et rectifie les rideaux sur la fenêtre. "Elle a mis son joli tailleur, pour me faire plaisir, elle est gentille cette femme", songe Boldri et il dit : - Tu me donnes le vertige. Obéissante, Iris s'assoit, prend sa main en souriant. Il lui rend son sourire. Donnant, donnant. Tu me donnes un regard d'encouragement, je te rends une caresse amicale. Tu me dis que je suis beau, je te rends un baiser sur le lobe de l'oreille. Tu mets tes bas noires, je t'amène au restaurant. C'est leur "Potlache", système de dons et contredons qui gouverne la vie des peuples du Pacifique-Sud, tout comme la relation amoureuse du couple Boldri-Iris. Ils font confiance à cette méthode archaïque, mais efficace et elle semble bénéfique à leur santé psychique. Iris est une fille de bonne famille qui a fait le parcours Passy-Rive Gauche en passant par le campus de Berkeley. Tout ce 9 que Boldri, champion des intouchables, déteste. Mais il a été charmé par ce fleuron de la caste des seigneurs qui lui apporte la lutte des classes à domicile. Il ne faut jamais dédaigner un adversaire à portée de main. Victime consentante et amusée, Iris accepte le jeu et renvoie au professeur l'image qu'il souhaite voir. Mais, preuve que sous ses allures de jeune fille vertueuse elle ne manque pas de malice, elle lui rappelle à l'occasion que lui-même n'est qu'un bourgeois, son seul titre de noblesse dans le nouveau Gotha de nos élites étant l'origine prolétarienne de son grand père. Iris suit de près la compétition larvée qui oppose le professeur à son fils et elle tient à jour l'agenda de leurs escarmouches. Mais à présent elle se demande, si elle a bien fait de prévenir Marc, car qui peut prévoir les réactions du grand homme. Elle attend la dernière minute pour lancer sur le seuil : - J'ai laissé un message à Marc. Il va sûrement passer. - Qui t'as demandé de faire ça ? - On ne pouvait pas ne pas le prévenir. Et de toute façon c'est de ça que tu avais envie, non ? Encore le ton sans réplique. D'autant qu'elle disparaît derrière la porte avant que Boldri ait pu répliquer. "Elle a peut-être raison, mais ce n'est pas une raison", se dit le professeur, irrité autant par l'initiative d'Iris que par sa clairvoyance. Et de donner un grand coup sur le montant du lit qui n'y est pour rien. Pourquoi est-il si perturbé ? La réponse est délicate : Il ne veut pas que Marc pense qu'il a besoin de lui. Mais il ne veut pas non plus que Marc prense qu'il pense que Marc a besoin de lui. Comme on voit, contrairement à sa relation avec Iris, les conventions non écrites entre père et fils sont plutôt complexes. Iris croise dans le couloir une robe rouge. Avertie des potins du show-biz, elle reconnaît le transfuge du cinéma argentin, mais bien qu'elle ait entendu Olivia demander "la tchambrre dou doctor Bolledrie" elle prend l'ascenseur avec la conscience tranquille d'une épouse légitime. Malgré la réputation de séducteur du professeur, elle ne voit jamais les autres femmes en rivales. Elle ne soupçonne donc pas que la suite de ce récit va lui donner tort. On frappe timidement à la porte, Boldri pose l'article de JBR, fait "entrez" et Olivia se glisse dans la pièce. - Bondjourr... C'est moi qui vous a... euh... qui vous a... euh..... avec la boitoure. - Je ne vous félicite pas, grogne-t-il, ravi de jouer les pères fouettards. Vous venez vérifier si la victime est bien morte ? - Je souis désolait... La mine déconfite de la jeune femme prouve qu'elle dit la vérité. 10 - Excusez-moi. Mes plaisanteries sont parfois un peu lourdes, concède Boldri. Olivia affiche un sourire magnifique (pas étonnant qu'on la paye des fortunes) et dépose son offrande au pied du malade. - C'est pour me faire pardonnai. Découvrant sous l'élégant emballage une boîte de marrons glacés, Boldri fixe la belle actrice d'un œil sévère : - On peut dire que vous savez frapper au point faible. Décidément vous voulez ma mort. C'est de l'acharnement ! Quand Marc pousse la porte, la boîte de friandises est déjà bien entamée et Olivia a installé une demi-fesse sur le lit. Épanoui, Boldri fait les présentations : - Le Docteur Kronstein, Mademoiselle Orban. Marc a l'impression, peut-être à cause du rire aphrodisiaque de l'actrice, d'avoir interrompu quelque chose d'intime. Il précise : - Docteur Kronstein, fils. - Entchantée. Excousez moa, mais je dois partir. L'Argentine s'éclipse, lançant un "adios à bientôt" et les deux hommes ne peuvent s'empêcher - et ne cherchent pas à le faire de suivre du regard les jambes bronzées qui disparaissent dans un tourbillon rouge. - Ouaaah... soupire Marc. Boldri lève sa main comme pour l'arrêter dans son élan : - Un mot de plus et tu es vulgaire. Souvent Marc se sent en porte-à-faux devant ce père séducteur. Non qu'il pense que son géniteur n'y ait plus droit, ni qu'il le considère comme un rival, mais par une sorte de pudeur, il préfère ignorer le domaine, parfois bruyant, des relations amoureuses de son père. Les plaisanteries de salle de garde servent de paravent pour masquer sa gêne. - Je constate avec plaisir que ça ne va pas si mal, lancet-il s'asseyant à la place encore chaude. - Tu t'attendais à quoi ? - Franchement... Tu dois être secoué. - Un petit accident, ce n'est pas trop cher payé pour voir mon fils. Père et fils se font la guerre depuis... depuis aussi loin que les souvenirs de Marc remontent. Et même si cette guérilla est plus rassurante sur l'affection paternelle que ne seraient des déclarations d'amour, il en souffre. Aujourd'hui, dans cette chambre d'hôpital impersonnelle, il ressent un curieux sentiment d'amitié, mitigé d'appréhension. "C'est quand même bizarre la vie. Le jour où je me décide à lui parler il fait un infarctus. Il ne pouvait choisir meilleure tactique pour me faire taire." Voici pourquoi, quand Boldri lui pose la question "quoi de neuf" Marc hausse les épaules : "Rien, la routine". Surtout ne rien dire qui pourrait ranimer les hostilités, on ne tire pas sur une ambulance. Trouvons un sujet inoffensif. - Qu'est-ce que tu lis ? risque-t-il. - Des conneries.... Claire va bien ? 11 Claire, ça c'est un sujet à risque se dit Marc qui connaît le penchant de son père à donner des conseils matrimoniaux. Fuyons. - C'est bien cette chambre, biaise Marc. - Ouais. Et toi, ça va ? Tu n'as pas l'air très frais, insiste Boldri qui décidément veut en découdre. - C'est crevant ce travail de nuit, répond Marc prudemment. - Ah ! s'écrie Boldri Plein de sous-entendus le "Ah". Averti par une longue pratique, Marc décrypte le message : "Tu aurais pu rentrer dans le service de Zobro, mais Monsieur refuse de se servir des relations de son père et maintenant il se plaint..." Il est sur le point de rétorquer quelque chose de bien saignant, mais la porte s'ouvre et un antillais jovial apporte le repas du soir, l'empêchant fort opportunément de relever le gant. Suit un bref entracte qui permet de dévier le débat vers le sujet inoffensif du régime de l’Assistance Public. Boldri goûte la purée. - Beuuu, dit-il repoussant le plateau. - Tu devrais manger un peu quand même. - Mais c'est im-man-geable. - Tu vois, ça vient... Plaisanterie, que seuls Boldri et Marc peuvent apprécier à présent. Mais que le lecteur patiente, elle lui sera dévoilée en temps et heure. Il pourra alors apprécier le degré de connivence qui lie père et fils. * Délicate attention, matinée d'une bonne dose de pusillanimité, Marc s'est bien gardé d'avertir son père de sa félonie. Mais le monde moderne a ses rites, tel le journal de vingt heures et un secret ne reste jamais longtemps dissimulé dans la boîte de Pandore. C'est par le truchement de l'écran que Boldri apprendra, sinon la trahison de son fils, du moins les prémisses de cette perfidie : Interrogé par un journaliste gominé, le docteur Mytriadès déclare à qui veut l'entendre que "Nouveau Partage" va acheminer des médicaments et des vivres pour les indiens Guahiros. - De quoi se mêlent ces imbéciles ? grommelle Bolderi. Iris se garde de répondre à cette question, qui d'ailleurs ne s'adressait pas à elle, et prend la main du professeur comme pour offrir son amitié. Ils restent ainsi, immobiles, face aux indiens faméliques filmés par une caméra impudique qui défilent sur l'écran, accompagnés de lieux communs. - Les cons, soupire Boldri. Ils ne sont même pas capables de distinguer les Guahiros et les Chapouros et ils veulent leur apporter des médicaments. Mais le coup de grâce vient maintenant. Le docteur Mytriadès lui apprend en même temps qu'à dix millions de téléspectateurs - que "Nouveau Partage" a obtenu pour ladite mission une subvention du gouvernement, grâce à la 12 bienveillance d'un certain de Cassan, secrétaire d'état aux Actions Humanitaires. Iris guette la réaction de Boldri. Elle n'a pas longtemps à attendre : - Quel enculé ! Haussant légèrement un sourcil, elle laisse entendre qu'elle n'apprécie guère ce genre de jugement de valeur. Elle connaît pourtant le poids de cette information et les liens pervers qui unissent Boldri et le secrétaire d'état de Cassan en question. Nous y reviendrons. Sur l'écran, les Indiens faméliques cèdent la place à des manifestants cégétistes bien nourris. Ainsi va le monde... * Un taxi s'arrête devant l'annexe du Ministère des Affaires Etrangères et le passager, un homme mal rasé en survêtement gris, se dirige en boitillant vers le hall d'entrée et passe devant l'huissier sans même lui accorder un regard. Le vieux noir, blanchi sous le harnais, hésite un instant sur la politique à suivre, puis, fidèle à la grande tradition française, il opte pour celle de l'autruche et laisse la voie libre au professeur. Au troisième étage, rayon ONG & charity business, Madame Wong accueille Boldri avec le savoir-faire d'une parfaite maîtresse de maison. - Victor ! Quel bon vent ? Il ne faut pas s'étonner qu’elle appelle Boldri par son prénom. Madame Wong est beaucoup plus qu'une assistante. Elle est utile. Son mari est le patron d'une de nos multinationales qui financent nos partis politiques et nos œuvres. C'est aussi une femme du monde. La preuve : à l'exemple de la comtesse d'Orgel elle feint de ne pas remarquer l'étrange accoutrement du professeur et affiche un sourire diplomatique qui doit autant à sa bonne éducation qu’à la tradition chinoise. - Désolée Victor, mais le ministre n'arrive qu'à dix heures et il a un agenda chargé. - Je suis sûr qu'il trouvera un petit moment pour moi, cingle la réponse. Elle n'hésite qu'un court instant, le temps de balancer les avantages et les inconvénients de ce cas de figure, puis ouvre la porte en chêne du bureau ministériel et invite le professeur à s'y installer. - Mettez vous à l'aise. Je vais voir si je peux le prévenir. Elle l’abandonne dans l'immense pièce lambrissée, que Boldri connaît bien pour y avoir souvent discuté de l'avenir du monde avec les secrétaires d'état successifs. Il est plus facile de changer les hommes que les meubles. Leçon à méditer. Le professeur se laisse couler dans le fauteuil en cuir et contemple le mobilier digne d'un musée. Le soleil qui filtre par les voilages éclaire une pièce de marqueterie aux incrustations nacre. Boldri a toujours préféré ces objets, œuvres d'artisans anonymes, aux œuvres dites d'art. "Au moins 13 là, on ne peut pas tricher, déclare-t-il à qui veut l'entendre. Une table doit avoir quatre pieds, un tiroir doit être ajusté. Tandis que dans l'Aaaaaart, il n'y a pas de critère. Et quand il n'y a pas de critère c'est la porte ouverte à n'importe quoi, n'est-ce pas ?" Vous avez compris, aux yeux de Boldri rien n'est aussi précieux que l'effort et le travail. Combien de fois s'est-il plaint (en plaisantant, mais on sait que ces plaisanteries n'en sont pas) que sa génération n'ait pas réussi à transmettre le goût de l'effort à la suivante. Suivez mon regard. Sur le bureau du secrétaire d'état, prés d'un encrier inutile, surmonté d'une victoire en bronze, trône une photo dans son cadre d'argent. Boldri boitille jusqu'à la table et retourne le cadre d'un geste viril : Debout, devant la Pyramide de Guiseh un homme tient par la taille une blonde souriante. A la vue de cette banale photo de vacances une douleur fulgurante poignarde Boldri. Pourquoi ? L'explication est simple, sinon évidente : La blonde souriante n'est autre que l'ex-épouse du professeur et l'homme qui l'accompagne, le secrétaire d'état de Cassan. Le lecteur peu habitué aux mœurs parisiennes s'étonne peutêtre, mais sachez que le Paris des puissants est un village où l'on préfère se marier entre cousins, acceptant les risques de la consanguinité plutôt que ceux du métissage. La main sur son cœur qui cogne dans sa poitrine, Boldri soupire : "Elle finira par me tuer pour de bon"... La porte s'ouvre, interrompant ses pensées noires. Il fait volte-face, comme pris en faute, mais ce n'est que le vieux planton qui apporte un café sur un plateau d'argent. Boldri s'autorise deux sucres... au point où on en est. Le premier morceau disparaît dans le liquide sombre, mais le deuxième émerge comme un iceberg au milieu d'une mer d'encre. Il s'imprègne petit à petit de café, quelques fragments s'en détachent provoquant un raz-de-marée, puis la montagne sombre, emportée par une vague de fond. Boldri tourne son café avec la mine satisfaite d'un démiurge. Excellent exercice de mise en perspective le coup du sucre dans le café, tout est une question d'échelle. Vu de la planète Mars qu'est ce que ça peut faire si c'est un morceau de sucre ou une montagne qui coule ? Vu de la planète Mars, quelle différence si la subvention va à "Nouveau Partage" et non à "Partage" ? Et si le secrétaire d'état dont dépend ladite subvention vit avec l'ex-femme de l'homme qui, lui, vit justement de ces subventions ? Oui. Faut prendre de la hauteur, recommande le Boldri-philosophe au Boldri-soupe-au-lait... Mais qui peut commander à sa nature ? Quand son rival heureux regagne sa citadelle, l'échange est bref, mais intense. - Je ne vous laisserai pas saboter notre programme, attaque le professeur. - Vous n'êtes pas le seul... - Si, je suis le seul ! Et si vous laissez croire à Mytriadès qu'il peut y arriver, vous n'allez pas seulement foutre en l'air l’argent des contribuables, mais également des 14 années d'effort. Macundo ne laissera jamais passer l'aide sans la contrôler. Quelques explications s'imposent ici pour la bonne compréhension de ce qui précède et ce qui va suivre : Le nom de Boldri est un héritage de l'époque héroïque où le jeune docteur Kronstein a lancé son slogan "un BOL-DE-RIZ pour chaque enfant" et fondé l'association "Partage". Leur première mission a été pour ce petit pays d’Amérique Centrale, Santos, tenu par un ubuesque dictateur. Ils ont apporté vivres et médicaments aux populations indiennes des Monts de la Lune, vaste région où se sont embusqués les guérilleros d'obédience castriste, menés par le légendaire commandante Macundo. L'aide des french doctors leur a été bénéfique car ils ont fini par prendre le pouvoir et se sont installés dans les pantoufles du dictateur. Un quart de siècle plus tard le messianisme musclé des nouveaux maîtres a fait éclore de nouveaux foyers de révolte. Et une fois de plus les Indiens payent leur tribut à la guerre civile. Une fois de plus, l'aide humanitaire fait défaut, car le gouvernement, malgré ses déclarations rassurantes destinées à la Banque Mondial, veut en finir avec "les bandes armées". Fort de ses liens avec l’homme fort de Santos, Boldri se plaît à penser que "Partage" est la seule organisation capable de forcer le blocus pour venir en aide aux paysans malheureux. On peut donc comprendre - sans pour autant l'excuser - sa réaction, apprenant qu'une organisation concurrente, née de la trahison du félon Mytriadès, vienne piétiner ses plates-bandes. De son côté, le secrétaire d'état est trop content de contrer l'arrogant professeur sur son propre terrain. Non par jalousie, attitude qu'on pourrait comprendre après tout, mais par cette mesquinerie innée de nos bureaucrates. - Mon cher professeur, dit-il avec le sourire qui rend fou, malgré toute l'estime que je vous dois, je suis obligé de vous faire remarquer que ce n'est pas encore vous qui faites la politique étrangère de la France. Il se tient près de la porte, statue vivante de la bonne conscience libérale. - On verra, lance Boldri qui entame sa retraite. Je ne vous dois aucune estime et je vous ferai bouffer votre merde. Une bataille est perdue mais pas la guerre. * Marc est arrivé à l'âge où les rides qu'on dit d'expression s'inscrivent définitivement sur les visages. Finissant la vaisselle, il aperçoit son reflet dans le panneau d'acier au-dessus de l'évier. Les imperfections de la surface métallique renvoient son image légèrement déformée et il ne lui faut pas beaucoup d'imagination pour y déceler les traits de son père. L'évidence de cette filiation le plonge dans un trouble étrange. Il revoit son père, mal rasé et blafard dans son lit d’hôpital. "Il a pris un coup de vieux, le vieux..." pense-t-il avec un frisson de malaise, réalisant qu'il n'est pas mécontent de voir l'éternel jeune homme prendre sa leçon de biologie. Car il y a là, au-delà de l'affaire Santos, une 15 affaire beaucoup plus préoccupante : Marc ne peut plus occulter la triste réalité, son père est un mortel... Tout à l'heure, dans cette chambre d'hôpital, échangeant plaisanteries grivoises et propos prudents, il pouvait presque voir les altérations de la chair, la fermentation des humeurs, les balbutiements du cœur, les artères qui s'étiolent, les intestins qui moisissent et la peau qui ne sera bientôt qu'un parchemin jauni. Brrrrrr. Et qu'arrivera-t-il quand le vieux claquera ? Son fils se retrouvera tout nu en première ligne, face au salopard qui gagne toujours. Et Marc déteste la mort. On peut dire qu'il a mal choisi son métier. Ni les cours de dissection, ni les blagues macabres de ses condisciples, ni la froide assurance de ses professeurs, n'ont réussi à l'aguerrir face à cette chiennerie. Après dix ans de fac et deux ans de pratique, il craint toujours autant l'inadmissible transformation de sa personne en chose. Claire doit s'y reprendre à deux fois pour le faire revenir dans la cuisine... - Tu as prévenu ton père ? Comment fait-elle pour lire dans ses pensées ? Cette fois encore elle a tapé dans le mille. Ça ne va pas être facile de lui expliquer qu'il n'a pas osé affronter son géniteur. - Tu sais le plus drôle ? tergiverse-t-il, il s'est fait renverser par une bombe sexuelle, une actrice de cinéma... - Ça ne m'étonne pas, sourit Claire. Il ne peut rien faire comme tout le monde. Etrange alchimie : Claire estime Boldri, mais elle croit faire plaisir à Marc en le persiflant. Ce qui démontre qu'elle est peut-être bon pédiatre, mais piètre psychologue. Car Marc pense que, tel Cyrano de son nez, lui seul peut dire du mal de son génial papa. * Boldri a retrouvé son uniforme, veste en tweed avec pantalon en velours côtelé, et une canne complète sa silhouette. Assis face à Zobro dans le grand bureau impersonnel du chef de clinique, il attend son verdict. L'ami de toujours pose un doigt impitoyable sur la feuille verte, assuré de son effet : - Lipides totaux, huit deux... Rapport Bêta/Alpha une virgule un... Pas fameux. - D'accord, concède Boldri. Moins de sucre, moins d'alcool, ça te va ? - Et moins d'effort violent, pas de voyages, pas d'émotions, pas de baise, triomphe Zobro. Boldri finit par identifier l'image qui flotte dans son esprit, une scène de film. Piccoli, médecin, vient d'examiner son ami Montand qui a fait un infarctus et les deux hommes font le bilan désabusé de la cinquantaine. Le médecin, d'un cynisme formidable, semble se réjouir des ennuis de son ami, comme si ses malheurs pouvaient adoucir, sur la balance des égoïsmes, ses propres infortunes. 16 La sonnerie du téléphone interrompt ces réminiscences. Zobro décroche et un large sourire s'inscrit sur son visage de poupée. - Salut, comment ça va ?... Oui, il est chez moi. Montes, tu connais le chemin. Il dévisage Boldri avec une petite lueur de satisfaction dans les yeux. - Pierrette. Mu par des atavismes puissants Boldri se redresse, rentre le ventre, rectifie sa coiffure et boutonne fébrilement sa veste. Le bouton du haut, non, le bouton du milieu, non, le bouton du haut. On peut se demander pourquoi l'arrivée de son ex-femme le rend si nerveux après cinq années de séparation. Boldri manqueraitil de personnalité ? Non, mais comme tous les hommes forts, il vit dans la crainte des femmes. La porte s'ouvre. Elle est souriante, ses mèches blanches ajoutent une nuance platine à sa blondeur. - C'est vrai que tu t'es fait renverser par cette actrice ? lance-t-elle d'entrée de jeu. Boldri fouille son cerveau à la recherche de la bonne réplique, mais ne trouve que du vide. Zobro vole à son secours : - Tu le connais, il est capable de se jeter sous une voiture pour draguer une gonzesse. Complicité masculine : Tournons les choses à la blague, l'infarctus restera un secret entre hommes. - Tu arrives après la bataille, renchérit Boldri. D'où tu sors, bronzée comme ça ? Pierrette soulève l'ourlet de sa jupe et découvre ses jambes bronzées. - Week-end en Casamance, je vous le recommande. Surtout à toi Boldri, tu es vert. Pressentant la scène de ménage, Zobrowsky les pousse vers la porte : - Bon. C'est pas que je vous aime pas, mais j'ai du travail, moi. Allez, ramène-le à la maison. Dans l'interminable couloir, Pierrette règle ses pas sur les pas incertains de l'accidenté. - Toi qui a toujours voulu avoir une claudication élégante, tu es servi, dit-elle en tenant la porte vitrée. - Merci, grommelle Boldri, je sais encore ouvrir une porte. - Oh la là! Il n'y avait dans mon geste aucune allusion à ton âge. C'est spontanément qu'ils retrouvent le ton de chamaillerie amicale qui a toujours été le leur. Il leur rappelle les bonnes années et les rassure sur leur complicité présente. Pierrette ne demande pas de nouvelles d'Iris et Boldri ne fait pas de commentaire sur la Renault grise métallisée, genre ministre, qui attend au parking. Modus vivendi et élégance. Il s'installe sur le siège avant, pose sa canne sous ses pieds et fait un signe, en avant, roule. 17 Mais le modus vivendi a ses limites et Boldri ne résiste pas à un petit plaisir : - Notre aristocrate va bien ? - Très bien, je te remercie... À propos, je te serais reconnaissante de ne pas faire des scènes de ménage au ministère. Ça fait désordre. - Je vois que les nouvelles vont vite. - Le sujet est clos. Le reste du trajet se passe sans autre incident, mais arrivés près du parc, Pierrette plante sa banderille : - Je ne crois pas que ce soit une bonne idée que Marc parte avec Mytriadès. Quoi ? ! Marc part avec Mytriades ? Boldri prend le boulet en plein estomac. Car c'est ainsi, par ricochet, qu'il apprend son infortune : Il a joué dans une pièce qu'il n'a pas écrite. Que Mytriadès lui vole sa subvention, soit, mais que son propre fils rejoigne le camp des traîtres, c'est de trop... Sans parler de l'affront suprême : Pierrette a été dans la confidence, alors que lui - le godfather du Charity Business il a été tenu dans l'ignorance comme un vulgaire figurant. Boldri se compose le visage de l'homme-qui-est-parfaitement-aucourant et dit avec cet accent supérieur qui lui va si bien : - Je ne peux pas l'empêcher de sauter par la fenêtre s'il veut sauter par la fenêtre. - Alors tu comptes rester les bras croisés ? - Si ton copain ne leur avait pas donné le feu vert... - Jean-Jacques n'est pas mon copain, il est mon mari. - Ça ne l'empêche pas d'être un idiot qui ne connaît rien en dehors du septième arrondissement. - Le sujet est clos... Pierrette se gare devant l'immeuble et attend que Boldri, forçant sa hanche douloureuse, s'extirpe de la voiture. Ils ont une longue habitude de ces joutes et savent qu'il ne faut rien ajouter. Chaque mot, même d'excuse, entraînerait un autre et relancerait la macine à conflit. Aussi, se séparent-ils sur un "on se tient au courant" neutre. Surtout pas de vagues. Boldri a acheté l'appartement du premier il y a une dizaine d'années, à l'époque de Pierrette. À présent il occupe seul les 200 mètres carrés, décorés naguère par un négociant en vins excentrique qui se prenait, vu le style des boiseries, pour un seigneur du moyen âge. Mademoiselle Kompong - authentique princesse cambodgienne sauvée du choléra par le professeur dans un camp de réfugiés est chargée du ménage, comme Madame Monique du secrétariat et Iris des relations publiques. Coup de chance, la princesse est allé faire des courses et Iris ne rentre de Strasbourg qu'en fin d'après-midi. Boldri aime se retrouver seul dans son bunker, sans témoins. Le livre de JBR gît sur la table basse, stratagème transparent d'Iris. Mais Boldri a autre chose en tête, il songe à la visite de Marc : "Bien sûr, c'est pour ça qu'il était si mal à l'aise ce petit con... " Puis ses pensées prennent irrésistiblement le chemin des écoliers : "Je devrais appeler cette Olivia pour la 18 remercier de sa visite... Non. Il faudrait lui envoyer des fleurs... ou une boîte de choco.... " La boîte de chocolat reste en suspens quelque part aux confins de la conscience et du sommeil. Le professeur dort déjà, répandu dans le grand fauteuil en cuir noir. Profitons-en pour faire le tour des lieux. Dans le vaste hall d'entrée, le visiteur se heurte à une table de billard, héritage du négociant excentrique. Boldri se plaît à voir dans les trois boules d'ivoire qui s'entrechoquent sur le tapis vert, l'image de sa vie sentimentale. Symbole de nos hiérarchies, le salon est organisé autour de l'écran de télévision. Sur le mur, des miniatures indiennes tentent de contrebalancer la présence trop arrogante du vingtième siècle. Au bout du couloir se trouve le bureau, interdit aux profanes. Ici, les murs sont couverts de photos : Boldri avec Fidèl, Boldri avec Régis, Boldri avec Ho Chi Minh, Boldri avec Macundo, Boldri avec Douglas Bravo, Boldri avec Kouchner. Un demi-siècle d'histoire, glorieuse sur le moment, contestable à l'analyse, mais dont le souvenir est si doux. Les hommes sont meilleurs que leurs actes. Sagesse, que l'âge venant, le professeur a faite sienne. Dans la chambre, à côté d'une bibliothèque remplie à raz-bord de livres non lus, se trouve une collection de poids et haltères étincelants. Le dur désir de durer. La chambre d’enfant, occupée naguère par Marc, est devenue le bureau de Madame Monique. Les jours de cafard Boldri se demande si elle retrouvera un jour sa vocation première. Iris ne demanderait pas mieux, mais Boldri hésite. Il y a trop d'enfants malheureux dans le monde pour en rajouter, prétexteil. Mais si on pouvait regarder au fond de son cœur, on verrait qu'en réalité il pète de trouille. Le professeur dort. Il rêve qu'il ouvre la porte à Olivia, qu'il l'entraîne dans la cuisine et la viole sur la table en Formica. Dans son sommeil il trouve le temps de noter que Formica rime avec forniqua. Preuve qu'il ne perd jamais son sens de l'humour. * Marc a fait les courses chez Goldenberg et il grimpe l'escalier chargé de salamis roumains, cornichons russes, pain au cumin polonais et gâteaux au pavot hongrois. Belle allégorie de son ouverture d'esprit. Il coince le lourd sac contre la porte et tourne la clef. Le battant s’ouvre et le sac glisse dans un ralenti exaspérant. Marc enregistre, impuissant, le petit bruit insolent du bocal à cornichons qui se brise sur le carrelage. Il le savait pourtant. Il le savait ! Pourquoi bon dieu n'a-t-il pas fait le petit effort de poser ce putain de sac pour chercher ses clefs ? Il a voulu jouer à la loterie (avec un peu de chance le sac ne tombera pas) et voilà le résultat, plus de cornichons Molossol. Parfait illustration de ce "refus de l'effort" que son père se plaît à dénoncer. 19 Combien de fois lui a-t-il fait la leçon ? Et voilà. Une fois de plus le vieux avait raison. Si Marc prépare un dîner de fête pour Claire, ce n'est pas sans arrières pensées. Il se voit déjà, passant de la table au lit, agréablement enivré par le Sang de Taureau hongrois. Non qu'ils aient besoin de préludes raffinés ou de prétextes, mais Marc aime un certain cérémonial dans l'amour. D'aucuns pourraient s'irriter de cette constante, la hantise du sexe chez le père et le fils. Il n'y a pas de quoi s'étonner. Les chromosomes paternels lui ont transmis, en même temps que l'amour du prochain, une sensualité tonique. La thèse de ce récit tend justement à prouver qu'on n'échappe pas à la biologie, même si l'informe machin que l'on nomme personnalité, glisse entre les doigts des psy et des auteurs. Les prévisions torrides de Marc se réalisent au-delà de ses espérances. Émue par la superbe table, Claire saute à son cou et l'entraîne sur la moquette, où ils laissent libre cours à leur imagination. Après l'amour, le repas exotique. Claire goûte le salami fermant les yeux. - Oh... C'est boooon... Il ne manque que les cornichons... Marc pourrait simplement avouer (avouer ? ce n'est pas un crime, merde !) que les cornichons ont fini dans la poubelle, mais à quoi bon. - On a raté les informations avec tes trucs lubriques, marmonne-t-il, en prenant la télécommande. Heureuse initiative. Sur l'écran un présentateur aux dents étincelantes annonce le magazine "Téléobjectifs". L'invitée vedette, je vous le donne en mille, le professeur Boldri. Claire se lèche les doigts : - Ben, il n'est pas si mal que ça alors. - Tu préférerais qu'il soit mal ? C'était inutilement méchant ("si vous êtes méchant autant que ce soit utile" dixit Boldri) mais à force de mimer la mauvaise humeur, vous finissez par l'attraper. La caravane marche péniblement dans la forêt tropicale. Des combattants barbus transportent armes et bagages à dos d'homme. Un jeune Européen soigne des blessés à l'ombre d'un palmier dans un village indien. Des femmes et des enfants demi-nus font la queue devant une antenne médicale et une infirmière en blouse blanche les vaccine. Un bébé pleure, les adultes édentés rient. Les guérilleros traversent une petite rivière et le jeune Européen plonge dans l'eau. La caravane est accueillie par des hommes en armes devant une mission en ruine. Un barbudos de grande taille, bardé de cartouchières, embrasse le jeune Européen... Petit Louis apparaît en médaillon sur l'écran : - Le document que vous venez de voir est extrait du film en super 8 tourné par le professeur Zobrosky, voici un quart de siècle, au moment de la première mission de "Partage" dans les Monts de la Lune. Le géant barbu, avec ses cartouchières c'est Alpha Macundo, l'homme fort de Santos et le jeune médecin qu'il accueille n'est autre que le docteur Kronstein, plus connu sous 20 le nom de professeur Boldri. Il nous a fait l'amitié de venir ce soir sur notre plateau. Mesdames, Messieurs, bonsoir. Bienvenu à Téléobjectifs... Enchaîné. Traversant un quart de siècle en quelques secondes, le jeune docteur souriant et bronzé laisse la place au professeur décati. Miracle de l'électronique. Boldri regarde la caméra bien dans les yeux, comme s'il savait que Marc lui fait face de l'autre côté de l'écran. Signe des temps, père et fils dialoguent grâce aux ondes cathodiques. Claire apporte un verre de whisky en guise de calumet de paix. Marc accepte le verre, mais évite son regard, le moindre geste pourrait autoriser sa compagne à gloser sur son père. L'ultrasensible jeune femme comprend que ce n'est pas le moment de dénigrer l'héroïque papa de son amant et elle prend le fer à repasser pour attaquer une pile de linge sans défense. De l'émission rien à dire. (Le lecteur désireux d'en savoir plus, peut l'obtenir par les archives de l'INA. Demandez le numéro de Téléobjectifs intitulé "Les effets pervers de l'aide humanitaire".) À noter tout de même un échange à fleuret moucheté entre JBR et Boldri. Le premier accusant le second d'être un "profiteur de la Charity Business", le second traitant le premier d'intellectuel de salon. Marc le sait, si Boldri a ses détracteurs c'est qu'il a donné des vraies leçons de courage et les barons du microcosme n'aiment pas prendre des leçons. Dans sa comptabilité intime, Marc met au crédit de son père les vaccins administrés, les fractures réduites, les trachomes soignés, les membres amputés, les souffrances soulagées et les privations partagées. Oui, Marc sait que Boldri a payé de sa personne le droit de parler. Il est toujours ému de l'entendre évoquer sa grande idée "parta-ger". Bien en avance sur les philosophes de son temps, généreux de leurs idées mais pas de leur argent, Boldri a compris que secourir une personne vaut mieux que faire un discours pour deux millions. * L'entretien tant désiré et si redouté a lieu chez Lipp, à l'heure où viennent boire les grandes fauves. Marc observe son père. On dirait que l'infarctus est oublié, (ignoré ?) effacé de sa bio, Boldri a retrouvé sa teinte de jeune fille. Écoute papa, lance Marc, j'ai à te parler sérieusement... - Ne te fatigues pas, coupe Boldri, ta mère a déjà craché le morceau. Le maître d'hôtel sert le Bordeaux avec le retourné de goulot digne d'un concours de sommelier et Boldri marque un temps pour permettre à l'artiste d'exercer son art. Marc en profite pour assimiler la nouvelle donne : non seulement son père est au courant, mais il joue avec lui au chat et souris. La meilleure défense étant l'attaque, il décoche sa flèche : - J'ai cru comprendre que l'alcool n'était pas indiqué quand on vient de faire un infarctus. - Il ne faut pas croire tout ce qu'on t’a dit à la Faculté, riposte Boldri, assurant toujours sa suprématie. 21 Un grand maigre croise près de leur table et salue le professeur d'un clin d'œil complice : - Tu as été parfait. JBR c'est vraiment un trou du cul. Et de disparaître au fond de la salle, comme happé par l'élégante foule. - Il a l'air de s'y connaître en trou du cul, observe Marc. Il n'a pas tort, tu ne devrais pas aller dans ces émissions pour servir la soupe. - Tu as raison, soupire Boldri. Et quand on a raison, on a raison... Il faut que j'arrête ce cirque, j'écris mon bouquin et basta. Surpris de ne pas avoir provoqué de polémique, Marc décide de profiter des bonnes dispositions de son père. Il boit une gorgée de Morgon et se jette à l'eau : - Tu crois qu'on a une chance à Santos ? - Vous n'avez aucune chance et Mytriadès le sait très bien, lance Boldri, comme un lanceur de couteau. - On a eu des contacts très sérieux... - Ils sont bidons vos contacts, tranche Boldri, comme le Viking tranche la tête du pauvre visigoth. C'est la guerre civile là-bas, merde ! Marc se tait. S'il pouvait faire marche arrière... mais c'est trop tard, Boldri est lancé : - Vous n'y arriverez pas, votre cargaison finira au meilleur cas dans les entrepôts de Puerto Plata, mais plus probablement au marché noir. Marc pense, il va me dire que c'est Claire qui m'a entraîné làdedans et il faudra bien que je réagisse. Boldri pense que Marc pense qu'il va lui parler de Claire. Le maître d'hôtel remplit les verres et ne pense rien. - Tu as vu Maman ? Elle a l'air en pleine forme, dit Marc. N'importe quoi plutôt que d'engager le fer. Seulement, Boldri a flairé le sang et ne lâche plus sa proie : - Ta mère est superbe, mais n'essaye pas de détourner la conversation. La région des montagnes est dangereuse et Mytriadès est une tête brûlée. Écoute ton père pour une fois, ne t'embarque pas sur ce bateau. Si tu veux de l'humanitaire tu n'as qu'à soigner les petites vieilles de ton quartier. Alors là, trop c'est trop. - Franchement papa, le sujet est clos. Boldri en reste baba. Entendre l'expression favorite de Pierrette dans la bouche de son fils l'irrite encore plus que son insolente assurance. - Essayons au moins de déjeuner tranquillement, dit Marc, touchant affectueusement la main de son père par-dessus la table. Boldri va-t-il accepter l'armistice ? Suspens. Le professeur se souvient de son propre père, Félix le magnifique, qui l'encourageait bien qu'il n'ait jamais compris son attirance pour la médecine. Dans les conflits de générations les plus jeunes gagnent toujours, il n’y a pas de photo. "Rira bien qui mourra le dernier". L'amicale pression de la main de Marc évoque la force de la lignée qui les unit et ça, au moins c'est du concret. Il a la 22 tentation de répondre à cette offre d'armistice, mais Boldri peut-il abandonner le terrain sans avoir marqué des points ? Impensable. Le moment est donc venu de donner une leçon de savoir-survivre à la jeune génération. - Ecoute-moi bien, soupire-t-il. Il y a deux écoles : l'honneur ou l'efficacité. Les hussards polonais se sont battus à la loyale contre des chars nazi et ils sont morts dans l'honneur. Maintenant prends De Gaulle, il n'a pas hésité à trahir les pieds noirs quand il a compris que l'Algérie était fichue. Pour un bon stratège il n'y a que l'efficacité qui compte... Le ton est d'humour, mais Marc sait que Boldri masque ses confessions les plus sincères derrière la dérision. - Et toi, tu es une sorte de de Gaulle. - Disons que j'essaye d'être efficace. - Ben, moi, je vais seller mon cheval et je vais aller me battre contre les chars. La bonne nouvelle, c'est que Marc a du caractère. Voilà une chose que Boldri apprécie par-dessus tout : qu'on lui tienne tête. Il accepte donc la main tendue et répond avec une pression amicale. - C'est bien mon fils, va. Go west. * L'avion-cargo prend son virage sur l'aile et amorce sa descente sur Puerto-Plata. Les cumulo-nimbus qui viennent à leur rencontre les secouent de la manière la plus inhospitalière. Marc se détourne du hublot et fixe son verre de whisky. Le niveau du liquide penche dangereusement, alors il lampe d'un trait le témoin de sa précarité. L'alcool prend possession de son corps et transforme les secousses en bercement. Il se détend et attend joyeusement le crash. Avec son polo et ses cheveux coupés court, il a l'air d'un étudiant partant au Club Méditerranée. Il observe ses compagnons par-dessus son verre. Sont-ils aussi troublés ? Mytriadès, un cigare éteint au coin de la bouche dort. Selznik se concentre sur son échiquier miniature et Claire, Walkman sur les oreilles, révise son espagnol. Chacun dans sa bulle. Autant regarder le paysage. Les nuages se déchirent et le ciel se confond avec le bleu de l’océan. "Est-ce possible qu’il n’y ait dans ce ciel qu’une immense absence ?" se demande-t-il, car il a tendance à virer mystique dès qu’il se trouve dans un avion. Il ne reçoit aucune réponse et doit se contenter du spectacle gratuit. On aperçoit quelques bateaux jouets et soudain la côte est là avec ses plages et sa misère. Marc discerne les bidonvilles agglutinés autour des carrefours, un minuscule cimetière, (pourquoi y a-t-il toujours une cimetière à côté des pistes d’atterrissage ?) un supermarché, des toits en tôle ondulée, puis, changeant d'échelle, un homme à dos de mulet, des enfants nus sur une montagne de détritus et un chien qui aboie contre l'engin volant. Ils frôlent les palmiers qui bordent une route et l'avion rebondit sur la piste. 23 Marc relâche la tension de ses muscles et pose ses mains qu'il tenait jointes comme dans un geste de prière. Il risque un coup d'œil du côté de Claire. S'est-elle aperçue de cette poltronnerie moyenâgeuse ? Elle lui sourit, et son sourire indique clairement qu'il n'a pas su dissimuler sa panique à la perspicacité d'une femme. Quittant la carlingue, ils se heurtent à la brume chargée d'humidité. Mais ce qui frappe avant tout, c'est l'omniprésence des militaires. Treillis impeccables, Rangers étincelants et Ray-Bans menaçantes, de vrais dandys. Holland le mal-nommé, il est Suisse, se dépêche à leur rencontre. Il leur donne l'accolade et les assure que le bureau de la Croix-Rouge sera à leur entière disposition. Marc se méfie instinctivement du petit blondinet qui porte des chaussures de tennis avec des chaussettes noires. Le commandant manœuvre pour décharger les containers et le groupe se dirige vers les bâtiments où se trouvent les salons baptisés de "réception". L'homme qui les accueille sous le portrait du Guide est un métis, "Isaac da Silva à sus ordenes", d'une élégance trop raffinée pour être honnête. Costume alpaga, chemise à col dur, épingle à cravate et mocassins en croco. Marc en déduit qu'il fait partie de la vaste catégorie des sales cons. Devant un groupe d'invités en service commandé, Isaac produit son discours de bienvenue dans un français impeccable. Couvrant de sa voix de ténor le bourdonnement des conditionneurs d'air, il loue les organisations humanitaires et les principes sacro-saints de l'amitié entre les peuples. Ben voyons. Comme pour prouver que tout va bien dans le meilleur des tiers-mondes, des jeunes femmes en costumes folkloriques offrent des cocktails et leurs décolletés. Debout, près de la grande baie vitrée, Marc s'ennuie. Son regard s'échappe à travers les lamelles tordues des stores. Un petit noiraud, la morve séchée sous le nez, sourit au médecin des pauvres. Croyant avoir déniché un client, il désigne successivement son instrument de travail, la boîte de "limpia bota", et les chaussures de Marc. Tout n'est que business. Un militaire chasse l'enfant d'un geste brutal et néanmoins familier et Marc détourne pudiquement le regard. Qui sommesnous pour juger ? Tiens ! La silhouette d'Holland s'agite, là-bas sur le tarmac écrasé de soleil. L'air surchauffé déforme l'image, mais elle est assez nette pour que Marc réalise qu'il se passe quelque chose. Les containers ont été chargés sur des semi-remorques et le convoi, précédé d'une Jeep militaire, se dirige vers la sortie, malgré les héroïques gesticulations du représentant de la Croix-Rouge. D'un coup de coude, Marc avertit Myriades. L'ancien n'a pas besoin de dessin. Il se précipite dehors et court vers les pistes, essayant d'apporter son aide au vaillant suisse. Un militaire barre son chemin, pointant sa mitraillette. - No passan. 24 Sagement, Mytriadès obéit à l'autorité et se contente de suivre des yeux les camions qui quittent l'enceinte. Mais Marc, que l'expérience n'a pas encore eu le temps d'assagir, interpelle l'officier : - Qué passa ? Où mène-t-on les containers ? Arrive l'impeccable Isaac et en bon diplomate, il les rassure, il ne s'agit que de mettre la cargaison en sécurité. - Sécurité mon cul, s'indigne peu diplomatiquement Marc. De qui se moque-t-on ? Les médicaments doivent rester sous notre contrôle. Claire s'accroche à son bras. "Ce n'est pas le moment de se fâcher avec les autorités" chuchote-elle, raisonnable. Mais plus elle est raisonnable, plus Marc est belliqueux. Transporté par l’indignation humanitaire il marche résolument vers le tarmac. A partir de là les événements s'enchaînent rapidement : Le gros militaire moustachu lui empoigne le bras. Se souvenant des leçons de karaté de sa jeunesse, Marc se dégage... et se retrouve assis par terre sans comprendre ce qui lui arrive. Seule indication, l'éclat de rire des petits cireurs de chaussure qui assistent à la scène comme au spectacle. Première rencontre avec la réalité. Rencontre qui en préfigure d'autres et qui - s'il l'avait vue - aurait rempli Boldri de satisfaction, car il est toujours gratifiant de constater qu'on avait raison. * Iris et Boldri rentrent de Rome par le rail. Pour une fois il est enchanté de la grève d'Air France, le professeur goûte l'atmosphère trouble des wagons-lits. Abrité derrière ses dossiers, il observe la jeune femme qui croise et décroise ses jambes, sans se rendre compte - à moins qu'elle soit encore plus perverse que son compagnon - des torrents de libido qu'elle éveille. Souvent, les hommes proclament leurs préférences : rousses aux yeux bleus, paysannes aux gros seins, petites chinoises ou grandes sportives. Boldri prétend qu'il n'a jamais eu ce genre de critère. Noires ou blanches, petites ou grandes, il succombera toujours à leur intelligence. Pourtant force est de constater que Pierrette et Iris sortent du même moule : blondes, minces, petits seins, hanches solides. Preuve que seins et hanches sont des aimants plus puissants que l'esprit. Peu à peu, réveillée par le ronron du train, l'image de Pierrette se superpose à celle d'Iris. Il revoit son buste se profilant sur le paysage toscan éclairé par la pleine lune. Boldri se laisse aller au souvenir de ce voyage en wagon-lit, il y a... oh là là... il y a une centaine d'années. Ils ont fait l’amour devant la fenêtre, comme dans une vitrine, éclairés par les lumières fugaces des villes et les villages qui filaient à cent à l’heure. Faire l’amour à la barbe de ces dormeurs a été d'une grande sophistication. Ils avaient trente ans alors, l'âge d'Iris. Le temps a filé aussi vite que ces lumières, fragiles traces des vies anonymes qui s'évanouissent dans la nuit comme si elles n'avaient jamais existées. 25 Ce n'est un secret pour personne, l'homme vieillissant est préoccupé par sa puissance sexuelle. Boldri n'échappe pas à la règle et il se demande s'il saura être aussi performant aujourd'hui qu'alors... Iris referme son dossier et lève son regard qu'elle a bleu azur. - Ça ne va pas ? dit-elle. Tu as l'air tout pâle... - J'ai l'air tout pâle ? Mais c'est pour mieux te manger mon enfant. - Tu sais bien que la Faculté te déconseille tout exercice. - Tu n'es pas obligée de tout leur dire. C'est ainsi que, bravant l'interdiction de l'ami Zobrowsky, Boldri entraîne Iris sur la pente savonneuse des amours ferroviaires. On est en droit de se demander s'il est normal qu'un homme dont le fils est à l'autre bout du monde pour une mission que luimême juge périlleuse, ait des comportements aussi frivoles. Il ne faut pas un grand psychologue pour comprendre que Boldri ne se sert du sexe que pour faire écran à son angoisse. L'épisode du train (ainsi que la suite de ce récit) prouve que Marc est, a été et restera la principale source de ses émois. * Au moment même où Boldri tente de renouveler ses exploits de jeunesse, son fils sacrifie à Eros dans l'agréable fraîcheur d'une chambre d'hôtel quatre étoiles. Sa rencontre avec l'armée a laissé des traces douloureuses et Claire masse le corps endolori de son amant belliqueux. Et que croyez-vous qu'arriva ? Les soins se transforment en jeu amoureux. À cheval pardessus son bien-aimé, Claire lui impose ses volontés. Les yeux clos, Marc se laisse faire. On le comprend. Dans le vaste répertoire de leurs divertissements amoureux, l'échange de rôles occupe une place respectable. Autant Marc est réfléchi, pour ne pas dire timoré, dans la vie quotidienne, autant il est inventif dans le domaine de l'amour. S'il est calculateur le jour, il se dépense sans compter la nuit. Il s'étonne lui-même de ces dispositions et se demande s'il les partage avec les autres hommes. Il ne le saura jamais. Car, bien que les gestes de l'amour soient communs à tous, ce sont aussi les plus secrets. Chacun ses rites. Sage maxime, que les hommes seraient bien avisés d'appliquer, et non seulement à leur vie amoureuse. Des coups discrets interrompent la récréation. Claire s'enroule dans une serviette et tangue jusqu'à la porte. Le petit noir en veste blanche qui apporte des jus de fruits lui jette un regard de connivence. Visiblement, il la prend pour une prostituée (una negra, pensez donc) et Claire claque la porte au nez du jeune homme indélicat. Le rappel brutal de sa condition de femme et de femme de couleur, lui enlève le goût des jeux. À Paris, elle pouvait être la "négresse", mais dans ce pays, où noirs et indiens ont dû se plier aux lois des conquistadors, ça ne l'amuse plus. 26 Elle abandonne Marc à sa libido et se plante devant la fenêtre. Son regard parcourt les buildings du centre ville, glisse vers les barrios qui ont phagocyté les collines, caresse la ligne incertaine des contreforts de la Sierra perdue dans la brume là-bas et finit par plonger vers le luxuriant jardin de l'hôtel. Tiens, Mytriadès et Selznik, mollement étendus sur des chaises longues, bavardent avec des jeunes beautés locales, profitant du repos forcé. Après la prestation médiocre de Marc à l'aéroport, l'élégant Isaac leur a fait des promesses : "Dès que les formalités seront réglées, vous pourrez partir vers les régions du Nord avec votre cargaison". Ils ont fait semblant de le croire et, encouragés par le pragmatique Holland, ils ont accepté l'invitation au Sheraton de Puerto Plata. Ils ont pris leurs quartiers dans ce bloc de béton qui représente sur le souscontinent la civilisation occidentale (il est amusant de noter que monsieur Sheraton et monsieur Hilton ont mieux réussi à imposer au monde leurs goûts que messieurs Lénine, Marx ou Mao) et jouissent, comme on le voit, de ce luxe indu. Marc rejoint Iris devant la fenêtre et contemple, l'air dégoûté, la piscine et les riches fainéants qui s'y prélassent. - Ça ne va pas ? interroge Claire, réceptive aux variations d'humeur de son compagnon. C'est si terrible que ça, d'avoir quelques jours de vacances ? - Parce que toi, tu penses qu'on est en vacances. Ces salauds, ils veulent nous endormir avec un bakchich. Claire adopte le ton d'institutrice qui exaspère si bien son compagnon : - Ça ne sert à rien de t'énerver. C'était prévu qu'il y aurait des difficultés. - Et on va en profiter pour bouffer du caviar aux frais de la princesse ? - Tu sais, on s'habitue à tout. - Merde. La raison de sa mauvaise humeur est facile à deviner. Il est humiliant de constater que son père avait raison... Et quel meilleur exutoire à sa mauvaise humeur que sa compagne ? * Les voici au "Ministerio de Relaciones Exteriores". Escalier en marbre, colonnade pseudo grec, plafond en boiserie. Il n'y aurait pas le vieux planton noir qui porte des sandales, on se croirait dans une banque de la City. Le ministre les fait attendre et chacun trompe son impatience comme il peut. Selznik traque les arabesques de la moquette, Marc fait du yoga mental debout devant la fenêtre, Mytriadès examine les photos qui retracent la carrière de Macundo sur le mur du vaste hall et Claire fume, assise sur le parapet de pierre. Ce laissé-aller chatouille le sens de l'ordre du vénérable fils d'esclave et il pointe un doigt autoritaire : - Aqui no se puede fumar. Prohibido. 27 Docilement, Claire écrase sa cigarette et le vieux noir regagne son poste, persuadé d'avoir remporté une victoire. À tort. Marc le remet à sa place : - Usted va a buscar al señor ministro. Hace una hora que somos esperando. Même le lecteur français, si arrogant, comprendra l'espagnol approximatif de Marc. En tout cas le vieux planton a compris et il disparaît en maugréant du côté des bureaux, abandonnant les européens à la surveillance d'un militaire figé dans un garde à vous réglementaire. - Vous avez vu ça ? Mytriadès désigne un agrandissement sur le mur et ils se regroupent devant la photo comme un groupe de touristes japonais devant la Mona Lisa. Marc qui sent dans son dos l'agréable pression des seins de Claire, reconnaît à côté de l'immense figure de Macundo, l'élégante silhouette de son père, posant pour l'éternité devant un paysage de montagne. Il a l'étrange sensation que le sourire amusé de Boldri s'adresse à lui à travers un quart de siècle. "Alors fiston, tu es dans le caca ?" semble-t-il dire. L'élégant Isaac da Silva interrompt ce dialogue muet. - Pardon, mademoiselle, messieurs. Le ministre m'a prié de vous recevoir. Venez, entrez, entrez, je vous en prie. La pièce est meublée dans le style flamboyant si prisé par les héritiers des conquistadors. Les petits angelots qui se pourchassent sur le plafond sourient aux européens, mais Simon Bolivar dans son cadre doré, leur jette un regard sévère. Que viennent-ils faire ici ces nouveaux colonisateurs ? Isaac avance une chaise pour Claire et s'installe derrière l'impressionnant bureau en acajou, vierge de tout dossier, un jeu de domino occupe tout le plateau. - Le ministre est champion de domino, explique Isaac, notre sport national. Quelque chose à boire, cigare ? Il pousse devant Mytriadès une boîte d'immenses Havanes et le grec accepte, malgré le silence désapprobateur de ses collègues. - Bien. Qu'est-ce que je peux pour vous ? "Quel salaud d'hypocrite ce play-boy de merde" pense Marc. Et il dit : - Cher Monsieur, vous n'êtes pas sans savoir que ça fait presque une semaine que nous attendons. Claire lui jette son regard d’institutrice, c'est à Mytriadès de parler. Obéissant, Marc laisse le gros chirurgien énumérer leurs griefs sur ses doigts qu'il a fort boudinés : - Un, impossible d'obtenir le moindre renseignement sur l'emplacement de nos containers. Deux, nous devons vérifier si le système frigorifique fonctionne correctement. Trois, vous avez fait la promesse formelle que nous pourrons prendre la route. Isaac da Silva ouvre de grands yeux innocents : - Mais.... l'ambassade ne vous a pas transmis notre fax ? - Quel fax ? 28 Isaac fouille dans un dossier, sort un document et traduit obligeamment : "Routes du Nord entre Ciudad Guajira et Aracataca impraticables à cause de pluies torrentielles. Le Génie est sur place. Météo menaçante." - Vvvvvvous-vous mo-mo-mmoquez de nous ? C'est la première fois que le docteur Selznik prend la parole dans ce récit. Le lecteur qui découvre le handicap de l'anesthésiste aura-t-il une réaction plus charitable que l'élégant Isaac ? Le délégué du gouvernement cache mal son sourire. - Je regrette, mais le gouvernement ne contrôle pas encore la météo dans ce pays. Mytriades prend le relais, tout miel : - Je croyais que vous aviez tout en main. Isaac feint d'ignorer le sarcasme et garde son sourire au fluor : - J'ai transmis à votre ambassade la proposition du ministre. Nous nous chargeons d'acheminer les médicaments dès que les conditions de météo le permettent et... - Et nous, on peut rentrer à la maison ? s'informe poliment Mytriadès. - Si vous souhaitez passer quelques jours de plus dans notre beau pays, vous êtes nos invités. - Livrer les médicaments et surveiller leur distribution fait partie de notre mission, annonce solennellement le chirurgien, soulignant sa déclaration de son cigare. Nous avons eu des assurances. - Je réitère ces assurances. Notre gouvernement sait prendre ses responsabilités. Imperceptible durcissement de ton. Marc estime que ça a assez duré et monte en première ligne : - Nous refusons d'être les otages de votre politique. Isaac, glacial : - Qu'est-ce à dire ? - Ccccomme si vvvous ne sa-sa-sa-viez pas ! Selznik est si indigné, qu'il frappe sur le bureau, détruisant le subtil montage que le ministre a mené à terme. Les petits rectangles d'ivoire - symboles de la complexité du monde, si bien conçu et pourtant (par conséquent ?) si fragile s'éparpillent sur le parquet ciré. Cette leçon de philosophie impromptue détend l'atmosphère : Tous se retrouvent à quatre patte en train de ramasser les pièces. - Vous êtes condamnés à nous faire confiance, susurre Isaac, en fouillant sous la table. Et je ne vois aucune raison pour que vous ne le fassiez pas. Le ton est de nouveau charmeur, mais Marc refuse de tomber dans le panneau. On n'est pas né de la dernière pluie, merde alors. - N'attendez pas que l'on soit obligé de passer par-dessus votre tête, lance-t-il. Nous avons les moyens d'agir. Il accompagne ses menaces à peine déguisées et très peu fondées, par un effet de manche quasi professionnel et - ne sachant ni comment conclure, ni comment répondre à une contreattaque - il quitte la pièce. 29 Après l'air conditionné des bureaux, la chaleur de la rue paraît étouffante. Assis sur les marches en granit, Marc observe le marché grouillant qui fait face à l'austère bâtiment du ministère. Une bourgeoise, la tête surmontée d'une couronne de bigoudis, marchande les fruits d'une vieille indienne qui porte un chapeau melon. Le monde nous fait parfois cadeau de ces images, se dit Marc, jurant que celle-là il ne l'oubliera jamais. Un petit basané se plante devant lui, essayant de lui refourguer une boîte de quelque chose. - Tenga, tenga, calidad superior... Marc fait "non gracias" avec un sourire qu'il veut amical, mais ce n'est pas si facile de se débarrasser de ces petits hommes qui vendent tout et n'importe quoi dans les rues de Puerto Plata. Le gamin insiste et instruit par les rires gras des militaires qui montent la garde devant le ministère, Marc finit par comprendre qu'il veut lui fourguer une boîte de préservatifs. Claire apparaît en haut des marches et Marc met définitivement fin aux négociations avec un petite tape. Le petit marchand lève le siège, lançant une plaisanterie à l'adresse de la jeune femme (plaisanterie qu'elle ne comprend pas et c'est tant mieux) et disparaît dans la cohue. Marc le suit du regard avec le sentiment désagréable d'avoir encore raté une histoire d'amitié. Mytriadès prend Marc par le bras, très grand frère : - Bravo, continues tes provoques et tu réussiras à nous faire mettre à la porte. Ils n'attendent qu'une occasion. - Nous sommes là pour apporter des médicaments aux Indiens, pas pour échanger des mondanités avec un play-boy. - Nous sommes bien obligés de passer par les autorités... - Merde ! Je ne suis pas venu ici pour entendre les mêmes conneries qu'à Paris, fais chier, merde ! Bien qu'il n'ignore pas le conflit qui oppose Marc à son père, Mytriadès est désarçonné par cette réaction violente. C'est donc Claire qui pose la question qui brûle toutes les lèvres : - Je peux te demander, qu'est-ce que c'est que ce "nous avons les moyens de passer par-dessus votre tête" ? Elle l'observe derrière ses lunettes de soleil, quelque peu perverse, car elle connaît la réponse. Marc hausse les épaules. - Un fonctionnaire nous endort avec son baratin, la CroixRouge ne fait rien, l'ambassade fait l'autruche et en plus il faut fermer sa gueule ? - Je te demande simplement si tu n'es pas un peu trop présomptueux. Ton père ne lèvera jamais le petit doigt pour nous. De l'huile sur le feu, Marc la fusille du regard. - Tu ne peux pas lui foutre la paix, à mon père ? - Ce n'est pas la peine de t'énerver comme ça. - Merde. Son texte n'est peut-être pas du Shakespeare, mais l'interprétation vaut un acteur élisabéthain. 30 Ils forment un petit îlot au milieu de la foule, totalement indifférente à leurs problèmes. - Qu'est-ce que tu proposes ? questionne Mytriadès écrasant son cigare sous son talon. On pose une bombe ? - Va te faire foutre. - M-m-moi je pro-pro-pose qu'on eeessaye les ga-gambas frites du restaurant Mercado, il pa-pa-raît qu'elles sont fameuses, conclue Selznik. Proposition acceptée à l'unanimité. Leurs démarches se heurtant invariablement au "mañana mañana" local, les médecins tournent en rond et les interminables discussions sur la stratégie à adopter ne font qu'envenimer les antagonismes déjà inscrits dans leurs caractères. La guerre ne s'est pas encore déclarée, mais les escarmouches sont quotidiennes. Craignant que la moindre étincelle ne mette le feu à la poudre, ils se sont partagé les territoires de l'hôtel. Le clan Mytriadès-Selznik occupe le bar, Claire profite du manège et Marc campe au bord du bassin olympique. Quelques jours ont suffi pour qu'il révise en baisse son code d'honneur et cède aux sirènes de la Dolce Vita. À quoi ça servirait de se punir, les Indiens n'auraient pas leurs vaccins plus vite. Pas vrai ? Répandu sur son matelas, il savoure son piña-colada, observant avec la gourmandise d'un entomologiste la faune qui l'entoure. Un cocktail d'hommes d'affaires, de diplomates, de prostituées et de Lolitas de la Jet Set. Faire partie de cette fourmilière chatouille agréablement son ego. La grande blonde là-bas, qui enduit d'huile ses seins débordant du bikini, est-ce une femme d'ambassadeur, un mannequin ou une espionne russe ? Marc ressent une agréable érection, se tourne sur le ventre et offre son dos au soleil. Même à Paris son humeur est calquée sur la météo. Ici, au royaume du soleil, il s'y abandonne dans une exaltation quasi mystique, espérant parfaire son bronzage. Claire le traite de masochiste. Facile pour une métisse. Tiens, quand on parle du loup, c'est bien Claire qu'on aperçoit là-bas ? Elle est en compagnie d'un grand noir chaussé de bottes de cavalier qui l'aide d'un geste protecteur à se hisser sur un tabouret du bar. Bien que Marc soit le porte-drapeau de l'humanisme éclairé et un antiraciste militant, sa première pensée est à peine avouable : "Qu'est-ce qu'elle fout avec ce nègre ?" Pardonnons lui cet écart, en amour tout est permis. D'autant qu'il adopte déjà une attitude plus raisonnable, pour ne pas dire plus calculatrice : "Tu ne vas pas commencer à jouer les maris jaloux, raisonne-t-il. Non seulement c'est déplaisant, mais c'est inefficace. Les femmes n'aiment pas les petits bras." Sur ses pensées peu glorieuses, il abandonne Claire à son chevalier servant et se laisse glisser dans l'eau bleue. Il goûte la sensation d'apesanteur et dérive, les yeux clos, tel l'autruche des mers. Une nageuse le frôle, il tend la main, mais elle est déjà loin. * 31 Minuit. Boldri allume les lumières au fur et à mesure qu'il progresse dans l’appartement désert. Il retrouve sa bouteille de Glenfiddish et remplit un verre d'un geste professionnel. - Oh les chiennes, elles m'auront... Félix, tu m'entends ? Ho Félix ! Réponds ! Souvent il évoque ainsi son père, tel le zélateur qui s'adresse familièrement à son dieu, mais Félix ne répond jamais. Il se planque au paradis des mathématiciens. - Qu'est ce que tu en penses papa ? Toutes des salopes, sauf maman... hein ? Boldri vient de passer la soirée avec Olivia, ce qui explique, sans pour autant excuser, sa misogynie. Tout a bien commencé pourtant. Il a su être brillant et le rire sonore de l'actrice enchantait tout le restaurant. Ils ont trinqué avec les verres de saké et entre deux sushis Olivia a laissé entendre qu'elle était "troublai". Il pouvait espérer un dénouement heureux, mais la suite justifie le pessimisme foncier que Boldri partage avec la plupart des bons auteurs. Après le japonais, ils ont sacrifié au rituel de la coupe de champagne au bar du Ritz, colonisé par les touristes texans - Fitzgerald est bien mort et là, au milieu de cette société bruyante, Boldri s'est senti aussi mal à l'aise qu'un étudiant boutonneux qui sort avec l'amie de sa mère. Mais c'est sur le chemin de retour que l'affaire s'est gâtée définitivement. Quand il a demandé, comme un vulgaire séducteur, "je vous raccompagne chez vous, ou l'on va boire un dernier verre chez moi ?" Olivia a éclaté d'un grand rire plein de santé. - Ye me lève très tôt domain... Ye travaille moi. - Ah les chiennes, soupire-t-il goûtant le breuvage écossais. L'alcool réchauffe son corps et le réconcilie avec les femmes... Tout compte fait, il peut être reconnaissant à la belle actrice d'avoir décliné et de si charmante manière, son offre. "Elle t'a sauvé du ridicule. Quelle leçon ! Une femme qui pourrait être ta fille !" Il lui en veut d'autant moins que malgré sa déconvenue il a retrouvé les émotions de ses vingt ans. "Et à mon âge, il faut savoir profiter de ce cadeau... Hein Félix ? ... Tu es là ?" La sonnerie du téléphone fait fuir les fantômes. Il décroche, prêt à reprendre l'aimable badinage avec Olivia, mais c'est le timbre viril de son fils qui le cueille : - Je n'appelle pas trop tard ? - Salut fils, comment ça se passe ? Boldri perçoit l'écho de sa voix, et il imagine les mots qui heurtent le satellite et piquent sur Puerto Plata. - Écoute, Boldri... (Marc parle fort, comme pour aider son message à franchir la distance) Il faut que tu nous donnes un coup de main. Il faut que tu appelles Macundo. - Qu'est-ce qui se passe ? Vous êtes bloqués ? C’est plus une affirmation qu’une question et la légère nuance de triomphe n'échappe pas à Marc, malgré la friture sur la ligne. 32 - D'accord, tu avais raison. Mais je te demande de nous aider. La cargaison est immobilisée en douanes. - Je vais voir ce que je peux faire, concède son père. Mais je ne peux rien promettre. Vous avez vu l'ambassade ? Marc se force au calme : - On n'est pas complètement idiots. On a fait tout ce qu'on a pu... - Sauf de réfléchir. - Je ne te demande pas de faire des commentaires. Je te demande de nous aider pour que les vaccins arrivent à destination. Est-ce que je peux joindre Macundo de ta part ? - Non. Laisse-moi faire. Je serai à Santos la semaine prochaine pour la conférence sur les maladies tropicales, je verrai ce qu'on peut faire sur place. En attendant, je te prie, pas de conneries. Raccrochant, Marc retrouve le sentiment familier, mélange de rancœur et de colère. Assis sur le lit, il présente son dos à sa compagne, croyant échapper à son regard d'aigle, le naïf. - Jamais plus je ne ferai ça. Claire épile ses jambes avec une petite pince, ne lève même pas les yeux : - Tu ne feras plus quoi ? - Demander un service à mon père. - Pourquoi tu l'as fait ? Personne t'a obligé. - Non ? Vous êtes là tous à me regarder avec des yeux de veau à attendre que je l'appelle. - Tu arrêtes ta parano ? - C'est ça. MA parano. Claire s'étire, le tee-shirt impudique se soulève et se rabaisse sur son pubis comme un rideau de scène. - Tu veux qu'on aille dîner dans le quartier ? Mais Marc ne sait pas accepter la main tendue. - Non. J'ai pris trop de soleil aujourd'hui. Claire disparaît dans la salle de bain et il se dit que tout s'arrangera cette nuit au lit. Supposition hasardeuse, mais si commune aux hommes qui, impuissants dans leur entreprise, tiennent à faire la démonstration de leur puissance au lit. "Et si j'allais la rejoindre dans la salle de bain, maintenant, tout de suite ? Non. Ça serait la capitulation de l'esprit devant la beauté." Laissant Claire à ses libations, il se tourne vers une femme moins coriace, couchée sur le papier par le génial Flaubert. Il a découvert Emma Bovary au kiosque de l'hôtel, noyée au milieu d'un fatras de pocket books. Il s'est souvenu de son père qui parlait du plaisir subtil à lire nos classiques sous les tropiques, plaisir proportionnel à l'éloignement, et il s'est plongé avec délectation dans cette chronique provinciale. Se retrouver dans l'intimité d'Emma, tout en partageant la couche de Claire, est en effet un plaisir raffiné. Elle ressort de la salle de bain et Marc est bien obligé de concéder qu'elle est beaucoup plus proche de son idéal féminin qu'Emma. Raison de plus pour maintenir une ligne pure et dure. Alors quand elle demande : "Alors tu viens ?" Il répond, 33 indifférent : "Merci j'ai pas faim." Surtout ne pas capituler devant la beauté. Claire referme la porte très, très doucement et la musique de la penne sonne comme un petit rire sarcastique. À peine une semaine qu'ils sont prisonniers de cet hôtel, que l'inaction a miné leur couple. Qu'est ce que ça doit être quand on se retrouve reclus dans sa province pour la vie ? Marc reprend sa lecture qui relativise si bien les malheurs du présent. Allons chercher une leçon de vie chez le sieur Flaubert. * Mytriadès et Selznik sont une fois de plus à la Dogana, Claire est partie pour sa leçon d'équitation avec le beau cavalier noir et Marc se retrouve une fois de plus à la piscine, en compagnie d'Emma Bovary. Il s'est endormi et la pauvre femme gît sur le sol carrelé, imprégnée d'huile solaire. Un jugement littéraire comme un autre. Voici son rêve : Il roule en vélo dans les rues du Quartier Latin. Boulevard Saint Michel il croise Claire qui est à cheval. Il l'appelle mais elle poursuit son chemin sans même lui jeter un regard. Il se lance derrière l'insolente, mais il pédale dans la guimauve et avance au ralenti. Claire fouette son cheval et disparaît du côté du Panthéon dans un grand éclat de rire. - Le docteur Kronstein est demandé à la réception... Le docteur Kronstein est demandé à la réception. Marc ouvre un œil et aperçoit dans un halo de lumière le chasseur en costume folklorique qui parcourt la piscine avec une pancarte à son nom. Il se redresse, trempé de sueur, la tête encore farcie du rire de sa compagne. L’homme que le concierge lui indique est répandu sur un canapé du hall. La cinquantaine chauve, il porte une chemise hawaïenne et arbore une fine moustache à la Noël Rocquevert. - Vous vouliez me voir ? - Je cherche le docteur Krrronchtiin, dit l'homme, avec un formidable accent marseillais. - Je suis le docteur Kronstein. Je ne crois pas qu'il y en ait beaucoup d'autres à Santos. Le quiproquo est facile à lever : Albert Letellier, dit Pistou, est le correspondant de l'AFP à Puerto Plata, où il vit depuis trente ans et il a bien connu Boldri à l'époque héroïque. - Alors, quand j'ai vu votre nom, je suis venu aussitôt. Ça me fait plaisir de connaître le fils de ce grand couillon. Qu'on traite son père de grand couillon déstabilise quelque peu Marc, mais le sympathique accent du moustachu fait tout passer. D'ailleurs sans lui laisser le temps de réfléchir l'homme l'entraîne. - Allez, je vous enlève. On va boire un verre à ma cantine. Ici les murs ont des oreilles. Conduisant sa vieille Buick d'une main, Pistou accompagne son discours de l'autre : Ses quatre cents coups, les putes de 34 Puerto Plata, la politique étrangère de la France, le sida, les élections à Santos, Castro, les indépendantistes corses, tout ça. Marc se laisse bercer par le flot, trop content de voir enfin la ville autrement qu'en touriste. Leur séjour ici ne devait être qu'un hors-d'œuvre avant la vraie aventure. S'ils ont fait quelques tentatives de sortie, un sentiment de malaise les a toujours poussés à se replier vers leur luxueuse citadelle. À présent, en compagnie du journaliste (qui fait partie de ces gens venus aux tropiques très jeunes et qui n'ont jamais pu repartir, intoxiqués par la chaleur des jours et des gens) il touche du doigt la vraie vie. Ils quittent les buildings délabrés du centre ville et passent par le quartier colonial parsemé de terrains vagues. Il ne faudra pas beaucoup de temps aux promoteurs pour phagocyter tout le coin. Pistou évite un taxi qui transporte une douzaine de personnes, frôle un téméraire qui déménage son mobilier sur sa mobylette, et s'engage sur la route qui longe les "barrios", immenses bidonvilles accrochés au flanc des collines. Quelques villas entourées de barbelées témoignent encore d'une ancienne richesse, mais ce paradis est à jamais perdu. Au carrefour, des colleurs d'affiche étalent le visage de Macundo sur les murs. Tout le long du chemin le président vous suit avec ses yeux de braise et vous recommande de voter pour le progrès et la révolution. - Pouvez-vous m'expliquer la différence entre le parti de la révolution et le parti du peuple, demande Marc. Pistou a un geste comme pour chasser une mouche : - Cherchez pas à comprendre. Moi ça fait trente ans que je suis là et je n'ai toujours rien pigé. Si vous savez que l'armée est loyaliste, vous savez l'essentiel. Le reste, c'est de l'opérette sud-américaine. - Et Macundo? demande Marc, avec la mine du type-dans-lecoup - Macundo, c'est l'homme qui est derrière l'homme, qui est derrière l'homme. Une fine pluie commence à tomber et la ville devient irréelle, magnifiée par les gouttelettes qui éclatent sur le pare-brise. Il faut peu de chose pour que le monde soit beau, se dit Marc. La radio distille le merengue local et le rythme des essuieglaces est en parfait synchronisme avec les percussions. Marc se souvient d'une ville nommée Paris, où il exerçait il n'y a pas si longtemps le beau métier de médecin de nuit, parcourant les rues au son des quatuors de Buxtehude. Il se souvient de sa théorie sur la musique de fond et il se dit qu'il devrait vérifier si elle résiste aux voyages. - Et voilà, annonce Pistou. Le dépotoir, dit le "Vasurero". Un agglomérat hétéroclite, savant mélange de petites villas et de baraques en tôle ondulée, le quartier chaud de Puerto Plata. Le journaliste se gare face à un bâtiment de bric et de broc. "El Conquistador", proclame le néon au-dessus de la porte. Ils font la course à travers la rue fouettée par la pluie, mais quand ils poussent la porte, ils sont déjà trempés. On ne gagne jamais contre un orage tropical. 35 Fauteuils en rotin, hélices, plantes exotiques, pianiste crooner, les tropiques revisités par Hollywood. Marc croit voir, juchée sur un tabouret, Lauren Bacall. - Hola hombre ! Que tal ? - Chica ! Qué Linda ! Pistou semble jouir d'une grande popularité auprès des beautés qui attendent la fortune le long du bar et Marc bénit le bonhomme, grâce au marseillais, il vit l'aventure. Une imposante négresse, moulée dans une robe vert pomme, les guide vers une table près de la baie vitrée d'où l'on aperçoit la rue, transformée en rivière. Un jeune noir prend sa douche sous sa gouttière en dansant. Marc apprécie le spectacle. Comme la misère peut être belle. Le journaliste se charge de le ramener sur terre : - Bon. Alors, racontez-moi votre histoire. Trop content de parler enfin à un initié, Marc ne se laisse pas prier. Il raconte les démarches inutiles à la douane, l'ambassade impuissante, Isaac de Santos et son fax. Pluies torrentielles dans le Nord ? rigole le journaliste. Ce sera plutôt une pluie de rockettes qui a défoncé les routes. Ce n'est pas la météo qui est menaçante, c'est la guérilla. Je le sais, j'en reviens. L'impressionnante serveuse dépose devant eux deux verres de piña colada, ajoute un sourire gratuit et leur offre en prime la vision du plus beau cul de l'hémisphère sud. Pistou surprend le regard du Français. - Ils ont des chambres très agréables, si ça vous tente... Marc ressent le picotement familier, mais sa nature raisonnable, pour ne pas dire pusillanime, triomphe et il écarte l'éventualité d'un geste de la main, l'air "vous savez les putes ce n'est pas ma tasse de thé". Parlons affaire : - A votre avis, quelles sont nos chances ? - Aucune. En tout cas, pas avant les élections. - Nous avons eu des assurances à Paris... - Pardonnez, mais ou vous êtes naïfs, ou vous êtes idiots. A tout prendre Marc préfère idiot. Sirotant son cocktail, Pistou consent à donner une leçon de géopolitique au jeune médecin sympathique, mais décidément à côté de la plaque : La République de Santos doit maintenir une fiction de démocratie, ne serait-ce qu'à cause de la banque mondiale qui distille ses subsides aux bons élèves. Seulement dans les Régions du Nord survit une guérilla d'obédience incertaine qui est devenue virulente à l'approche des élections. Pourquoi ? Afin de préparer une entrée dans la vie politique légale en position de force... Et croyez-vous, cher ami qu'un gouvernement digne de ce nom laisserait subsister un foyer de rébellion à quelques semaines des élections ? Bien sûr que non. Votre généreux dévouement ne peut que gêner les autorités. Si on autorise les médecins d'aller visiter le coin, pourquoi pas les journalistes ? Au mieux les médicaments serviront de monnaie d'échange, au pire ils finiront au marché noir. A votre santé, salud y felicidad. La leçon est rude. Entendre les prophéties de Boldri dans la bouche de cet expert est humiliant. 36 - Nous avons deux containers pleins de vaccins qui pourront sauver des milliers de vies, c'est absurde. - Je ne vous le fais pas dire. Mais l'absurdité n'a jamais arrêté les militaires. La négresse verte dépose deux nouveaux cocktails sur la table et échange quelques mots à voix basse avec Pistou. Marc ne comprend pas les paroles, mais saisit tout de même la musique. Pistou se lève et s'excuse. - Pardon, mon cher, mais j'ai mes habitudes de vieux garçon, j'ai une réputation à soutenir ici. Il monte l'escalier en bois sculpté à la suite du fourreau vert, salué par le pianiste qui entame quelques mesures de "Feuilles Mortes" en hommage à la France et ses latines lovers. Marc avale son cocktail comme une vulgaire limonade et il fait un signe au barman, "lo mismo". Lauren Bacall tangue jusqu'à sa table avec le verre. - Le gusta el batido ? - El batido ?... Euh... Si... me gusta... Euh... Grazie... non je veux dire gracias. - De nada. Elle s'en retourne déjà au bar sans accorder davantage attention au bégaiement du jeune médecin. Marc sent la peau de son visage qui le brûle et son reflet dans le miroir confirme qu'il a pris un bon coup de soleil. "T’es pas beau à voir. Et en plus tu es ivre..." Il se détourne de son image, décidément trop démoralisant et contemple le monde de l'autre côté des baies vitrées. Un taxi s'arrête dans la rue, sous les cataractes. Un couple en descend... Non, mais je rêve ! Claire en compagnie de son professeur d'équitation, le bellâtre noir. Elle a mis une petite robe rouge qui la moule et accepte avec des mines la main du black qui l’aide à sauter les flaques. Ils courent sous la pluie, riant comme des gamins et disparaissent dans un bar concurrent, de l’autre côté de la rue, la "Copacabana". Ses yeux mettent quelques secondes avant de s'habituer à la pénombre. Le couple s'est installé là-bas, dans le coin le plus reculé. Il s'avance, conscient du ridicule de ses chaussures qui font floc-floc sur le parquet ciré et se plante devant sa compagne dans une pose digne de Robert Redford : - Bonjour, ça va ? Elle ouvre de grands yeux étonnés, dignes de Michele Morgan : - Qu'est-ce que tu fais là ? - C'est moi qui pose les questions. Tu ne nous présentes pas ? Mu par les standards hollywoodiens, Marc prend spontanément le ton du mari-offensé-qui-a-ses-droits et il dévisage son rival, prêt à en découdre. Il faut reconnaître qu'il est très beau. Claire a un sourire d'ange. - Mais tu es en train de me faire une scène de jalousie ? - Allez, on rentre. Marc la saisit par le bras, l'oblige à se lever. Mais l'athlétique cavalier se met en mouvement et barre le chemin du retrait. 37 - Please, dit-il fort civilement. Marc laisserait bien tomber, mais il a passé le point de nonretour. Il sent sur lui le regard des entraîneuses et ce n'est pas lui qui va se dégonfler, non monsieur. Encouragé sans doute par l'alcool, il lance son poing... et se retrouve comme par enchantement étendu sur un canapé. Entre ces deux moments, un trou noir. - Ça va ? Tu te sens mieux ? s’inquiète Claire qui pose une compresse sur son visage endolori. Les spectateurs qui font cercle retournent vers leurs occupations, mais le cavalier noir est toujours là, l'air ennuyé. - I am really sorry... - It's ok. I have got two eyes, dit Marc, non sans humour. Claire lui sourit comme une mère indulgente : - Écoute Roméo, laisse-moi t'expliquer. Je te présente Solo, il est le représentant de la guérilla pour la capitale. Ça fait des jours qu'ils cherchent le contact avec nous. Là. Tu es content ? * Voilà une nouvelle dont il faut discuter sérieusement. C'est ce qu'ils font en prenant une leçon d'équitation collective sur les pentes vertes du Country Club. Pour une fois Marc rend hommage à son père. Si Boldri ne l'avait pas obligé à fréquenter les manèges, il serait aujourd'hui aussi empoté que Selznik ou Mytriadès qui se cramponnent à leurs montures de la manière la plus inélégante. Solo finit son exposé dans son anglo-espagnol et tous se taisent le temps de dépasser un groupe de golfeurs. Prudence, prudence. Aussitôt hors de portée des oreilles indiscrètes, Mytriades lance : - Si je vous ai bien compris, vous voulez voler nos camions et les conduire vous-même dans la Sierra Verde ? - Nnnnon. Il veut que-que-que ce soit nnnnnous qui volvol-vol... Claire abrège le calvaire de Selznik : - Ils volent les véhicules et ils fournissent les chauffeurs. Nous, on n'a qu'à s'asseoir à côté et dans trois jours nous sommes dans la Sierra Verde. - Sans moi, déclare Mytriadès avec un certain pathos, je suis médecin, pas guérillero, une organisation comme la nôtre ne peut pas se permettre de prendre parti dans un conflit armé, on risque de perdre toute crédibilité. - Dis plutôt que tu as la trouille, lance Marc, insensible à l'argument qui ne manque pourtant pas de bon sens. Pourquoi soutient-il la folle proposition de Solo, alors qu'il porte encore sur son visage le souvenir de leur rencontre ? Autant par bravade que par ce sens de l'honneur propre aux Kronstein. S'il adoptait une attitude timorée, Claire pourrait en déduire qu'elle est inspirée par la jalousie et Marc ne veut pas passer pour un petit bras. Il pressent qu'une action 38 héroïque serait sa meilleure chance pour reconquérir l'amour de sa bien aimée. - Nous devons voler les camions, justement en tant que médecins, ce sont les autorités qui nous y obligent en nous bernant, ajoute-il. Car, pour soutenir une proposition délirante, il faut donner des arguments raisonnables. Ce ne sont ni les politiciens, ni les femmes qui me contrediront. En tout cas, l'anesthésiste est d'accord. - Je-je-je-je suis da-daccooooooooooooooooo....... Sa monture fait une incartade à la vue d'un serpent qui se faufile dans l'épais gazon et s'enfuit dans un furieux bruit de sabots. En bon professionnel Solo est déjà sur ses traces. Mytriadès essuie son front. - Ah, les tropiques, même au Country Club il y a des serpents... - Mais moins qu'à Paris, conclut Claire. * À Paris, il est quatre heures du matin. L'insomnie a chassé le professeur de son lit et il erre tout nu, à travers les pièces sombres, à la recherche de... il ne sait même pas de quoi. Les photos sur le mur prennent vie avec la lumière du réverbère qui filtre de la rue. Quand est ce que tu t’es trouvé pour la dernière fois dans une obscurité complète, se demande-t-il. Il y a des siècles, cette nuit sans lune à Chacao. Les piles de sa torche épuisées, les bougies consumées, il a passé une nuit aveugle avec un amputé. Il se souvient encore de sa peur. Il aperçoit dans le miroir son image qui se découpe en ombre chinoise. Il empoigne son sexe et le secoue, en colère contre cet appendice incongru et cependant indispensable. - Félix. Félix. De quoi on a l'air ?... Tu m'entends ? Félix l'entend peut-être, mais se garde bien de répondre. S'il se manifestait Boldri pourrait en conclure que l'au-delà existe. Or, nos disparus tiennent à préserver le secret. C'est le moyen sadique, mais efficace, qu'ils ont trouvé pour se venger des vivants. Pas rancunier, Boldri a une pensée émue pour ce père qui lui a laissé en héritage sa calvitie, mais aussi son humour et son cynisme. Ce qui va souvent de pair. Mais la vocation d’agitateur sautant par-dessus une génération, son inclination pour les causes perdues vient du père de son père, Elmer Kronstein, ouvrier passementier né en Pologne et chassé par la police du tzar pour cause de syndicalisme. C'est ce grand père à l'accent impossible qui lui a transmis le goût du combat pour un monde meilleur. L'évocation de ses ancêtres fait frissonner Boldri. Si au moins Iris était là... Seulement Iris n'est pas là. Quand il lui a expliqué qu'il avait besoin de prendre un peu de vacances la douce Iris a haussé un sourcil et s’informa avec le sourire : - Elle baise bien ? 39 Comment a-t-elle su pour Olivia ? Mystère... Entendons nous, ce n'est pas que Boldri ait réussi à mettre la séduisante Argentine dans son lit, mais il l'aurait bien voulu. Forcé d'admettre qu'un cocufiage virtuel vaut bien un cocufiage grandeur nature, il n'a même pas essayé de nier. Pire, il a laissé croire à l'adultère consommé, poussant la perversité jusqu’à sous-entendre qu'il pourrait partir à Santos avec l'argentine. Et lui qui cultive la Vérité comme une religion, il s'est surpris à mentir avec une certaine facilité, pire, avec un picotement de plaisir. Iris, toujours grande classe, a dit : - Pas de problème, chacun sa vie. Et ils ont convenu, sans haine et sans passion, de prendre quelques distances. On verra au retour de Santos. Boldri feint de croire que ceci est normal entre gens de bonne compagnie. Il sait pourtant que l'attitude raisonnable d'Iris n’est due qu’à sa bonne éducation, en réalité elle paye le prix fort. Et Boldri pressent qu'elle le lui fera rembourser tôt ou tard. C'est probablement le remords diffus, mais tenace, qui le tient éveillé à cette heure, une sorte de prise de participation au chagrin d'Iris. Toujours le Potlach. Puis même ses pensées quittent sa compagne et s'en retournent vers Olivia... et d'Olivia elles s'envolent vers ses amours de jeunesse. Il se souvient de la petite allumeuse qui venait dormir chez lui, mais refusait de lui laisser toucher ses seins qu'elle avait en forme de poire. Combien de temps a-t-il dû subir, avec le sourire s'il vous plaît, l'infernale torture, dans l'espoir que sa bonne conduite lui vaudra finalement une récompense ? Quarante ans plus tard la sensation de frustration est toujours aussi vive. Le professeur se demande si Olivia lui fera subir le même sort. Même si elle accepte l’invitation de passer quelques jours à Puerto Plata, qu'est-ce qui garantit qu'une fois là-bas elle ne jouera pas les fausses vierges ? (Dans le vocabulaire du professeur une "fausse vierge" est une allumeuse doublée d'une féministe.) Tant pis. Boldri sera toujours fasciné par une femme qui le traite d'égal à égal. Il pourrait même trouver une certaine satisfaction intellectuelle dans le refus de l'actrice, comme il a apprécié l'attitude sans concession d'Iris. "Si Olivia m'humilie, ce ne sera que la juste punition pour ce que je fais subir à Iris", songe-t-il. Puis il rectifie : "Qu'est-ce que c'est que cette limonade chrétienne ? En amour il n'y a ni crime, ni rédemption." Alors pourquoi se sent-il si mal à l'aise ? Il se lève et sa peau nue se décolle du cuir du canapé avec un petit bruit mat. Allons nous coucher. Toumorro is an oder day. * Ce matin, les quatre médecins se sont présentés à l'administration des douanes et ils ont exigé de contrôler les containers. Ayant essuyé un refus ils ont menacé de camper sur place. Ils ont déplié leurs couvertures et s'installèrent au milieu du hall, donnant un spectacle gratuit aux badauds hilares. 40 Branle-bas de combat chez les fonctionnaires, ballet de médiateurs, intervention de l'Ambassade. Rien n'y fait, les médecins sont têtus, l'administration santosienne itou. Arrive un haut gradé qui montre les dents et brandît des menaces variées dans un anglais d'Oxford, mais lui aussi échoue à entamer la détermination des french doctors qui contreattaquent en lui promettant les pires maux médiatiques. Enfin leur fermeté s'avère payante, l'officier finit par autoriser une visite aux entrepôts frigorifiques. Nouvelle preuve que des gens résolus peuvent déplacer des montagnes. Heureux présage pour la révolution mondiale, ainsi que pour tous les intégrismes. * Ses talons claquent sur le marbre du hall d'embarquement et les voyageurs se retournent sur l'apparition. Poussant son chariot dans le sillage d'Olivia, Boldri arbore sa tête des mauvais jours. Est-il jaloux de la célébrité de l'actrice, regrette-t-il déjà ce voyage ? Non. Il juge simplement ce bruit de talons trivial et ne tient pas à y être associé. Baume à son cœur, le maître d'hôtel du salon VIP l'accueille avec un retentissant "bonjour monsieur le professeur" et l'entoure avec les soins dus à un prince des médias. Les rafraîchissements arrivent et, ignorant les coups d'œil intéressés des voyageurs fortunés, Olivia assure les frais de la conversation. L'Argentine et ses pampas, Borges, Le festival de Canne, son prochain film et son réalisateur, un génie de vingt ans. Boldri qui hait déjà le bébé metteur en scène avec la hargne d'un vieux mandarin, prête une oreille polie au bavardage de la jeune femme. Une autre pensée l'obsède : Pourvu que l'imbécile de Cassan ne s'amène pas avec Pierrette, il craint le regard de son ex-femme sur sa nouvelle conquête. Mais le secrétaire d'état qui arrive serrant son attaché-case, n'est pas accompagné. Ouf. Boldri fait les présentations : - Jean-Jacques de Cassan, mademoiselle Orban. La surprise sur le visage du secrétaire d'état le venge de bien d'humiliations. - Et la jambe, ça va mieux à ce que je vois ? Susurre-til, dans une minable tentative de contre-attaque. Le professeur rassure son rival sur sa santé, mais il le laisse dans le doute sur l'état de ses relations avec la pulpeuse actrice. D'autant que lui-même ignore le degré d'intimité qui les lie. "Départ à destination de Puerto Plata. Vol Air France, porte vingt-deux" annonce le haut-parleur et l'estomac de Boldri se contracte. Bien qu'il prenne l'avion comme vous et moi le métro, bien qu'il ait déjà fait ce voyage des dizaines de fois, il est toujours aussi ému à l'évocation de cette ville. Une première mission c'est comme un premier amour. * 41 Un fonctionnaire, emmitouflé dans un châle incongru, les guide à travers le dédale des entrepôts frigorifiques jusqu'au recoin où ils retrouvent avec soulagement les containers qui portent le sigle de leur association. Seule ombre au tableau, les hangars n'ont de frigorifique que le nom. Le frileux fonctionnaire a beau se moucher bruyamment, force est de constater que les installations de froid sont pour le moins défectueuses. Leurs protestations se heurtent au sourire figé du douanier souffreteux qui se contente de hausser les épaules qu'il a fort étroites et leur action héroïque se noie dans les marécages de la bureaucratie. Mais cette visite n'a pas été tout à fait inutile. Elle leur a permis de constater que les hangars sont mal gardés, le coup de main proposé par Solo n'est pas irréaliste. L'idée prend donc corps, alors qu'ils tiennent conseil de guerre à la cafétéria de l'aéroport, en buvant un Coca-Cola tiède. Une controverse les divise cependant : D'accord, voler les camions est légitime, mais est-ce efficace ? Je vous fais remarquer que les camions sont frigorifiques, à condition qu'ils roulent, observe Marc. - On va pas faire une action de commando juste pour faire marcher le système de refroidissement ! réplique Mytriadès. - Parlez pas trop fort, leur intime Claire. - Un autre co-co-co-coca por favor, ajoute Selznik. Le garçon à la veste douteuse les sert et les conspirateurs en herbe se taisent. Un petit limpia bota, peut-être celui qui a repéré Marc le jour de leur arrivée, propose ses services. Le garçon le chasse d'une calotte bien ajustée et l'enfant dégage, indifférent. Marc se demande s'il n'aurait pas dû au moins lui faire faire ses chaussures, mettant ses actes en équation avec ses convictions... Dilemme qui lui remet en mémoire cette conversation chez Lipp et les théories de son père sur l'efficacité. Coïncidence ou fatalité, au moment même où il pense à son père, le Boeing d’Air France entame les manœuvres d'atterrissage sur Puerto Plata et Boldri s’approche de son fils à deux cents mètres par seconde. Si Marc ne possédait le fameux sixième sens de Claire, il pourrait se préparer à la rencontre, mais il ne songe qu'à leur débat. Incapables de prendre une décision, les médecins décident de ne rien décider et s'apprêtent déjà à regagner leur bunker de luxe, quand il aperçoit la chemise hawaïenne de Pistou qui se dépêche à travers le hall. C'est donc le marseillais qui va lui apprendre, tel Hermes le messager des dieux, que Boldri vient de toucher le sol du continent Sud Américain. Isaac da Silva lit le même discours, les jeunes femmes en costume folklorique servent les mêmes rafraîchissements, mais 42 cette fois ce sont de Cassan et Boldri qui essuient l'ennui du protocole. Apercevant le groupe des jeunes médecins de l'autre côté de la vitre, de Cassan les salue avec le geste joyeux de Stanley retrouvant Livingstone. Boldri se contente d'un signe de tête, à peine aimable. - Il est rancunier le vieux, grommelle Mytriadès, mâchant son cigare. Marc est davantage intrigué par la jeune femme qui se tient aux côtés de son père. Il se souvient d'Olivia à l'hôpital et il se dit : "il est fort le vieux". Claire exprime ses réserves à haute voix : - Qu'est ce qu'elle fait là cette actrice ? - Qu'est ce que ça peut foutre, réplique Marc, dont l'irritation trahit la fébrilité. Depuis ce coup de fil qui lui a laissé un goût amer, Marc n'a pas eu de nouvelles de Boldri. Le premier jour il en était irrité, le deuxième jour il en était malade, le troisième jour un bouton a fleuri sur son nez. Manière peu élégante de son corps de lui rappeler sa sujétion aux mécanismes freudiens. Le bouton, cerise sur le gâteau, complète harmonieusement les couleurs de la cocarde qu'il porte encore sous l'œil gauche et les rougeurs dus aux coups de soleil. On peut comprendre, que trahi par son propre corps, il ait développé un sentiment de rancœur contre ses proches et surtout la plus proche, Claire. Isaac récite son discours sur l'amitié des peuples, puis de Cassan prend la parole et renvoie l'ascenseur. Abandonnant le secrétaire d'état aux considérations sur la coopération NordSud, Boldri s'éloigne vers les toilettes. Passant devant le groupe des médecins, il lance un coup d'œil à Marc comme pour lui commander "j'ai à te parler" et son fils obéit comme par réflexe. - Te laisse pas embobiner, lance derrière lui Mytriadès, toujours prêt à donner un conseil. La brise qui passe par la fenêtre grillagée n'arrive pas à dissiper l'odeur d'urine et de désinfectant. Drôle d'endroit pour une rencontre, les retrouvailles entre père et fils ont lieu devant une rangée de lavabos ébréchés. On serait en droit de réclamer une accolade, ou au moins une poignée de main, mais il y a là un petit homme qui officie debout dans une cabine sans porte et Boldri fait un signe à Marc. Patience. Enfin l'homme se reboutonne, se lave les mains, arrose méticuleusement un cafard qui s'est aventuré sur le lavabo et paye cette audace de sa vie, étudie ses dents en or dans le miroir tacheté, se laisse aller à des vents intempestifs et finit par quitter la scène. À peine la porte s'est-elle refermée que Marc lance : - C'est quoi ces grands mystères, tu joues à James Bond ? Mais on ne le fait pas à Boldri. Sa longue expérience lui a appris au moins une chose, il faut toujours mettre votre interlocuteur, fût-il votre fils, en position d'infériorité. 43 - Qu'est-ce que tu as sur le nez, se renseigne-t-il sur un ton professionnel. Tu l'as soigné au moins ? Que l'auteur, même indirect, de son bouton le lui rappelle si brutalement, déstabilise Marc. Mais opportunément le manque d'équilibre stimule son agressivité : - Tu as fait dix milles kilomètres pour ausculter mon nez ? Des médecins, ce n'est pas ce qui manque ici. Un jeune noir entre dans les toilettes et se plante devant les urinoirs. Boldri et Marc s'alignent aussi pour donner le change. Le professeur sent le regard du type qui voudrait savoir si son jet est aussi puissant que celui du grand blanc, mais il ne peut pas prolonger ce regard sans paraître mal élevé ou homosexuel et il quitte les toilettes avec quelques regrets. Marc soupire. - Bon. Tu me laisses mourir idiot ? - Si on ne sait pas que je suis ton père, je peux agir plus librement. Je ne voudrais pas que mon intervention ait l'air d'une affaire de famille. - C'est enfantin. Tout le monde te connaît... - Moi oui, mais pas toi... Dans les gencives. Ayant rétabli la hiérarchie, Boldri concède une tape amicale sur l'épaule de son fils. - Allez, fais pas cette tête. Tu sais bien que je ferai tout ce que je peux. La glace est rompue. Marc est content que son père ait fait le petit geste, si difficile à faire. Et puis ce climat services secrets n'est pas pour lui déplaire, ce n'est pas le moindre charme de l'aventure humanitaire que de jouer aux espions. Il reprend sur le ton de l'agent aguerri qui en a vu d'autres : - Dis donc, le vieux, tu n'es pas venu sans biscuits. - Allons, pas de jugement intempestif. Je dirai même, pas de jugement du tout. Ils sont déjà sur le point de s'embrasser, oubliant les règles de la clandestinité, quand la porte s'ouvre de nouveau et un groupe d'officiers se poste devant les urinoirs dans un ordre tout militaire, mettant fin à l'émouvante cérémonie des retrouvailles. Le visage du chauffeur est dévoré par la petite vérole. "Il pourrait jouer dans un western-spaghetti, se dit Marc, qu'est ce qu'il fout dans notre psychodrame franchouillard ?" Dans le vieux taxi rose bonbon qui les ramène de l'aéroport, tous gardent le silence. Après la brève rencontre dans les toilettes, Marc a fait un compte rendu à ses camarades et il leur a transmis le message : Patience, le magicien Boldri dénouera le nœud gordien, mais avec son épée et à ses conditions. D'où le silence gêné. On ne peut pas dire que l'apparition impromptue de son père ait amélioré ses rapports avec ses confrères. La nouvelle configuration enfonce même une autre écharde, en forme de pointe d'interrogation, sous la peau ultrasensible de Marc : Doit-il mettre son père au courant de la proposition de Solo ? "Quoique je fasse, je ferai mal, songe-t-il. Si je lui en parle, j'aurais droit à ses sarcasmes 44 et si je ne lui en parle pas, j'aurais droit à sa colère... et au désaveu de mes amis." Coincé contre Claire, il sent la chaleur de ses cuisses, mais il ne répond pas à l'invitation. Il se tourne vers le spectacle qui défile derrière les vitres sales : Une grosse femme se fait couper les cheveux devant son cabanon, un enfant nu dispute un objet non identifié à des vautours, des hommes jouent au domino vautrés sur des sièges de voiture, un adolescent tape sur une mule chargée de branchages. Un bidonville s'est éclos à l'ombre d'un chantier abandonné et tout est recouvert d'une fine couche de poussière blanche, cadeau de la cimenterie dont on devine les tours dans la plaine. L'aspect fantomatique du paysage est bien en accord avec l'état d'esprit de Marc. Une colonne de voitures officielles précédée de motards les dépasse en klaxonnant. - Coño tu madre, résume ses opinions politiques le chauffeur vérolé. Pendant un moment, la Mercédes roule à la hauteur du taxi et Marc échange un clin d'œil avec son père. Puis la grosse berline accélère et s'éloigne, glissant sur des coussins d'air. - Cette Olivia, elle est finalement moins jolie qu'en photo, dit Claire. Formidable, pense Marc. Si une fille comme Claire succombe aux sirènes de la célébrité sur papier glacé, que peut-on attendre du reste de l'humanité ? Bien calé sur le cuir confortable, Boldri se livre, au bénéfice d'Olivia, au petit jeu des souvenirs. Il y a vingtcinq ans, quand il a pris ce chemin pour la première fois, il n'y avait ni autoroute, ni cité ouvrière, ni cimenterie. - Ni les motards, ni les Mercédes, ajoute la jeune femme moqueuse. - Ni les élections démocratiques, conclut Boldri. Sec. Pourquoi se croit-il obligé de défendre le régime de l'ami Macundo ? Parce qu'il connaît la somme de sueur et de courage qu'il a fallu aux guérilleros pour arracher le pays aux griffes du dictateur. Et même si les ex-révolutionnaires empruntent à présent les chemins du tyran déchu, il leur fait crédit, en souvenir de leurs bonnes intentions d'antan. Ainsi va le monde. Qui aimerait désavouer ses vingt ans ? Arrivé dans le centre, le convoi est bloqué par des éboueurs. Un vieux noir à la barbe d'apôtre qui vide les poubelles dans l'énorme benne, leur adresse un regard de reproche. Boldri baisse les yeux, que peut-il faire d'autre ? Les motards font jouer leurs sirènes, la benne dégage et les limousines passent, indifférentes aux reproches d'un vieux noir. Il n'y a pas de justice constate Boldri une fois de plus. Ils se garent devant l'hôtel, les petits chasseurs en uniforme de général accourent et Boldri oublie le vieux noir avec sa barbe d'apôtre et ses scrupules. Il a une chose plus urgente en tête : Va-t-il prendre une suite ou deux chambres séparées ? * 45 Cette nuit, Claire et Marc ont dormi dans le même lit, mais séparés par un mur infranchissable. Il a passé le temps à contempler le plafond, se demandant comment renouer le fil de leur complicité. La réponse est pourtant simple : Il n'y a qu'à tendre la main. Trop simple ! Il est parfois plus difficile de soulever un jupon, que de soulever une montagne. Et ce matin, le malaise est toujours là, comme un poids mort. Claire fait sa gymnastique étendue sur la moquette couleur saumon et Marc regarde la télé, écroulé sur le lit défait. Il zappe furieusement, fait le tour du monde plusieurs fois et finit par se fixer sur la chaîne locale qui diffuse des feuilletons brésiliens. À tout prendre ces télénovellas affligeantes sont préférables au silence. * Ici la moquette est grise, mais à part ce détail la chambre de Boldri est identique, jusqu'à la gravure de Carzou, à celle de son fils, deux étages plus bas. En caleçon devant son portable, loin des considérations esthétiques, Boldri tape sur son clavier à la vitesse d'un professionnel. Sa hanche le fait encore souffrir, mais il met un point d'honneur à ne pas l'afficher, même en l'absence de témoins. L'héroïsme doit être gratuit ou ne pas être. Défiant les recommandations de Zobro il se couche sur la moquette et fait quelques pompes, huit exactement. Demain, il en fera douze. Vivons dangereusement. De la pièce voisine parvient la voix virile de Paolo Conte. Pour des raisons obscures Olivia est une inconditionnelle du crooner italien. Boldri laisse faire, autant encourager le penchant des jeunes femmes à s'amouracher des messieurs d'âge mûr. Vous avez encore en mémoire la crainte du professeur quant à l'issue de son aventure avec la vedette argentine. Bien qu'elle se soit montrée gaie et amicale, cette appréhension a perduré pendant tout le voyage et elle a atteint son paroxysme au moment de l'arrivée à l'hôtel. Mais que le lecteur se rassure, Boldri et Olivia se sont retrouvés le soir même dans le grand lit nuptial du Sheraton. Sans affectation et sans fausse pudeur, ils se sont glissés sous les draps comme de vieux amants. Une fois de plus Boldri doit se rendre à l'évidence, ce n'est pas le monde qui est compliqué, c'est lui. "Olivia ne s'est jamais posée de question, elle se contente de poser un pied devant l'autre, songe-t-il. Facile pour elle, on verra quand elle aura soixante ans..." La vilaine perspective qui guette la jeunesse triomphante d'Olivia l'apaise. Il ne suffit pas d'être heureux, il faut encore que les autres soient malheureux... Il chasse ces mesquineries, indignes d'un humaniste et se remet au travail. Il tape quelques lignes, mais de nouveau ses mains s'immobilisent au-dessus du clavier. Il se souvient : au réveil il a retrouvé une Olivia timide et enjouée, telle qu'elle lui est apparue à l’hôpital. Elle a commandé des saucisses grillées pour son petit-déjeuner et les 46 a dévorées tout en assurant les frais de la conversation. Boldri est tout attendri par cette fraîcheur de jeune fille. Un sourire flotte sur ses lèvres, il pense qu’il a de la chance... Puis il se rappelle qui il est et pourquoi il est là, rectifie la pose et reprend la frappe. Mandarin, c'est un métier. * Posée sur les collines résidentielles de Puerto Plata comme une cerise sur le gâteau, la maison de Pistou est un chef d'œuvre du kitsch colonial. Mobilier rococo, céramiques mexicaines, dorures espagnoles, statuettes précolombiennes, rien ne vous est épargné. Un côté du bâtiment a été réservé à l'atelier où le journaliste, peintre à ses heures, cantonne ses œuvres mélange de Douanier Rousseau et de croûtes montmartroises - ce qui prouve qu'à défaut d'être un bon peintre, il ne manque pas de lucidité. Le patio a été investi par un public hétéroclite. Journalistes baroudeurs, baroudeurs d'opérette, millionnaires bronzés, hommes d'affaires humanistes, humanistes ivrognes, politiciens au grand cœur, putes féministes, civils en militaire, militaires en civil, curés révolutionnaires, aventuriers timides et professeurs en quête d'aventure, tous se sont donné rendez-vous, alléchés autant par les fameux cocktails de Pistou que par la perspective de côtoyer Olivia Orban qui jouit d'une formidable popularité sur le continent depuis qu'elle a dansé dans les bras de Richard Gere. Olivia s'accroche à Boldri comme si elle craignait d'être engloutie et le professeur arbore la tranquille assurance du propriétaire fortuné. Sirotant son batida, Marc observe le couple à travers le rideau mouvant des danseurs. Il se demande s'il est jaloux ou bien fier de son papa. Les deux mon général. Claire, dans sa robe blanche, elle a fait sensation aussi. "Et pédiatre c'est encore mieux qu'actrice" se félicite Marc. Il se fraye un chemin à travers la foule compacte. Au passage du bar, il reprend une autre batida, décidément ces trucs se laissent boire et son regard croise les yeux en amande d'une métisse qui lui sourit. Il est tenté de l'aborder, mais il se rappelle le bouton au milieu de sa figure et il bat en retraite. De Cassan, submergé par un essaim de jeunes femmes bronzées, lui lance un SOS. Marc décline en souriant : - Ah non, mon vieux. Débrouille-toi tout seul. Bien que leurs relations soient excellentes, l'idée que le secrétaire d'état est son beau-père lui a toujours parue incongrue. Il l'abandonne aux beautés exotiques et poursuit à la recherche de sa compagne. La voilà. La robe blanche de Claire virevolte au milieu des danseurs, dans les bras du cavalier-guérilléro. Il n'y a pas à discuter, ils forment un beau couple, admet Marc, décidément en carence d'agressivité. Claire fait : "ça va Roméo ?" boit une gorgée dans son verre et retourne déjà sur la piste, comme happée par la musique. Marc la suit du regard, telle la femme du marin suit le bateau qui prend le large. 47 - Le Meringue c'est du grand art, lance Pistou qui vient de surgir près de lui. Ils ont ça dans le sang. Le marseillais se tortille au rythme des maracas et encourage les danseurs avec des "hola chica". En voilà un qui n'a pas peur du ridicule. - Croyez-vous aux chromosomes, mon cher ? interroge-t-il. Et lisant la perplexité sur le visage de Marc il ajoute : Pensez-vous que vos gênes déterminent votre personnalité, ou êtes-vous un tenant de la théorie du produit culturel ? Et dans ce cas, pouvez-vous m'expliquer comment se fait-il qu'une Antillaise, née à Paris, danse comme si elle n'avait jamais quitté son île ? - Ah ! Vaste question, soupire Marc qui n'a pas le courage de se lancer dans un débat de fond. - Venez, dit Pistou le prenant par le bras. Votre père vous attend. Le journaliste le guide à travers les pièces encombrées de fêtards. Un couple s'embrasse, un jeune rasta fume son pétard par terre, indifférent à la fumée de cannabis un curé discute avec un militaire. Marc enregistre les images dans un brouillard d'alcool qui s'épaissit à chaque pas. Boldri les attend dans l'obscurité du petit jardin, derrière les cuisines. Les bruits de la fête leur parviennent estompés par la végétation. Pistou ouvre la porte blindée d'un petit bâtiment qu'un observateur distrait prendrait pour un simple cabanon, il tourne le commutateur et révèle une rangée d'appareils scintillants : émetteurs, scanners, caméras, computers. Un portrait de de Gaulle en colonel de blindés surveille le tout. - Ici, vous serez tranquilles, dit-il, refermant la porte derrière lui avec des mines de conspirateur. Marc se coule dans l'unique siège, un fauteuil de shérif et se concentre à contrôler l'ivresse qui grignote son cerveau. - Tu crois que c'est nécessaire toute cette espionnite? souffle-t-il. - Je préfère prendre mes précautions... Ton nez, ça n'a pas l'air d'aller mieux, s'inquiète Boldri. Tu as mis de l'Héxomédine au moins ? Marc sent que sa tête se dilate et son corps part à la dérive. Il doit faire un effort pour parler. - Tu craches le morceau ou tu donnes une consultation ? Boldri s'installe sur le coin de la table en face de lui, comme pour l'obliger à le regarder dans les yeux. - Parlons peu, parlons bien, j'ai fait une intervention pour qu'ils libèrent votre cargaison, mais pour l'instant sans résultat... - Ah. - Je dîne avec Macundo demain soir et je mettrai l'affaire sur le tapis. J'ai bon espoir d'obtenir son OK. En attendant, je dois vous demander de ne rien faire d'inconsidéré. - Qu'est-ce que ça veut dire "inconsidéré" ? On va pas rester sur notre cul les bras croisés. - Pourquoi pas ? C'est comme ça que vous ferez le moins de conneries. Vous avez accepté leur invitation dans un hôtel de 48 luxe et puis vous êtes allés faire scandale à l'administration des douanes ! Il faut être idiot... - N'empêche que ça a marché. - Ça les a surtout exaspérés. Ils en ont jusque-là des french doctors. - Et tu préférerais qu'on ne te confonde pas avec eux... - On ne peut rien te cacher. Un fax se met en route et remplit de son bourdonnement l’espace entre le père, le fils et de Gaulle. Marc serre les dents, à quoi ça servirait de discuter. Mais Boldri tient à profiter de son avantage : - En tout cas, la seule chose que tu ne pourras pas me reprocher, c'est de ne pas t'avoir prévenu, assène-t-il. Une fois de plus Marc est renvoyé à ses culottes courtes. Ulcéré, il fait prendre à cette histoire une bifurcation hasardeuse : Bien qu'il ait été sur le point d'informer son père de la proposition de Solo, il choisit de se taire. Parler de leur conspiration paraîtrait maintenant comme une fanfaronnade. Alors, péchant par omission, il cocufie son père une deuxième fois. Disons à sa décharge que l'alcool a gagné la bataille de son cerveau et la vapeur d'ivresse qui l'enveloppe n'est pas bien propice à la réflexion. Claire et Olivia rient d'une plaisanterie sans doute très drôle et certainement anti-mec, car à l'apparition de Marc le rire se transforme en fou rire. Il doit tapoter le dos de Claire qui suffoque littéralement. - Puis-je connaître l'objet de votre bonne humeur ? Claire essuie ses larmes. - Non. Tu ne peux pas. Allez viens, fais-moi danser. Elle l'entraîne au milieu des couples, pose sa tête sur son épaule et le somme de la prendre dans ses bras. Il sent de tout son corps le corps de Claire et il se dit, comme la vie peut être simple. - Pourquoi tu ne me dis jamais que tu m'aimes, chuchote-telle. - Parce que tu le sais aussi bien que moi. Une déclaration d'amour a-t-elle moins de valeur parce qu'il a fallu briser les défenses à coups d'alcool ? Les cocktails ont ouvert les vannes ? Tant mieux. Boldri aussi retrouve sa cavalière, encore toute étourdie de rire. Elle prend sa pochette pour essuyer ses larmes. - On pourrait connaître l'objet de votre hilarité ? Demande-t-il. La question est presque identique, tant l'angoisse des hommes devant le jugement des femmes est universelle. La réponse aussi est identique, tant la complicité féminine s'impose par-dessus les liens de l'amour. Ni Boldri, ni Marc ne sauront ce qui a fait rire les deux jeunes femmes. Marc pensera que c'est le bouton sur son nez, Boldri pensera que ce sont les hommes âgés et le lecteur pensera ce qu'il voudra. Olivia soupire : 49 - Ils sont beaux tous les deux... En effet, le couple étroitement enlacé qui se balance au milieu de la piste est beau. Elle, avec des reflets dorés dans ses cheveux bouclés, lui avec sa sveltesse musclée. SON fils. Le moment d'émotion est fracassé par l'imbécile de Cassan qui traîne Mytriadès par la cravate et le jette dans les bras du professeur. Le secrétaire d'état espère encore réconcilier les deux adversaires, ce qui prouve que la suffisance de nos dirigeants n'a d’égal que leur naïveté. Il aurait dû se souvenir qu'ils sont des vieux guerriers qui n'apprécient rien tant qu'une bonne bagarre. Si Boldri n'aime pas Mytriadès ce n'est pas seulement que le Grec l'a trahi en fondant "Nouveau Partage", mais aussi parce qu'il se méfie instinctivement d'un confrère qui pratique à la fois la chirurgie et la psychanalyse, comme un homme qui porte à la fois bretelles et ceinture. Mytriadès a la fâcheuse tendance de vous considérer comme un futur patient, certain que vous finirez soit sur le billard, soit sur le divan et cette certitude l'autorise à donner des conseils sur tout et n'importe quoi. Habitude insupportable aux yeux de Boldri, donneur de conseil invétéré lui-même. La manœuvre du secrétaire d'état échoue donc lamentablement. Mytriades fait pourtant un effort pour soutenir une conversation civilisée, mais même un sujet aussi innocent que le cinéma sud-américain est source de conflit. Boldri s'irrite des jugements péremptoires du chirurgien dans un domaine qui revient de droit à Olivia et il finit par mettre fin à l'entretien par un "Allez princesse, c'est l'heure, on rentre" sans appel. Il prend congé du maître de maison et lève l'ancre, poursuivi par les effluves de jalousie de toute la meute. Enlevant Olivia, il assure sa suprématie non seulement sur le chirurgien, mais sur tous les mâles de la soirée. Il n'y a pas de petit profit. Perdu dans les bras de Claire, Marc est le seul à ne pas avoir remarqué le départ de son père. Il enfouit sa tête dans les cheveux de sa compagne, comme pour protéger son rêve. Mais une main se pose sur son épaule et il ne peut plus ignorer la réalité. Elle se présente sous les traits d'Attila, le photographe magyar. - Tchao toubib, le monde est petit, hein ? Marc se souvient du hamac, de l'accent d'Europe central et de la rousse aux pieds nus. Cette fois-ci c'est une grande blonde que le photographe tient par la taille. Le moins qu'on puisse dire c'est qu'il sait les choisir. - Qu'est ce que vous faites là ? Et cette côte, elle est guérie ? - Ça va mieux, mais pour danser je préfère encore les slow. - Me too, glousse la blonde. Je m'appelle Ingrid. - Ah, dit Marc de plus en plus fat. Attila le Hun et Ingrid la Suédoise. - Finlandaise, dit la Suédoise. 50 - Les Hongrois et les Finlandais, ils ont pas les mêmes origines ? dit Claire. Marc la regarde avec une surprise non feinte. - Comment tu sais ça toi ? - J'ai beaucoup vécu tu sais... - Ne me dis pas que tu avais un amant finlandais... - Non, hongrois. - Alors là, c'est classe, s'écrie Attila, heureux comme si les huns venaient de remporter une victoire sur les wisigoths. Marc lève son verre. - Alors à la santé des Hongrois. - Allégria, dit Claire. - Prosit, glousse Ingrid. - Prostate, conclue Attila. * Deux heures du matin. Profitant de la douceur de la nuit les médecins rentrent à pied, traversant la ville endormie. Ils quittent le quartier résidentiel et s'engagent sur une avenue déserte, chichement éclairée par des réverbères vacillantes. Seule présence humaine, des hordes de chiens errants. Malgré la légère brise la vapeur d'alcool refuse de se dissiper et Marc se laisse guider par Claire. Deux amoureux savourant une promenade romantique. Mytriadès doit s'y prendre à deux fois pour percer le brouillard : - Tu lui en as parlé ? - Quoi ? - Est-ce que tu en as parlé à ton père ? - Euh... Non. De toute façon on ne va pas lui demander l'autorisation. - Je-je-je vous de-demande pardon, on ne peut plus ffffaire cette action, s'indigne Selznik, ça re-re-tomberai sur le dos de Boldri. - Au contraire. C'est la seule personne qui ne sera pas inquiétée, déclare Mytriadès, rejoignant le camp des va-t-enguerre. Il nous a assez dit qu'il est l'ami de Macundo. Il ne faut pas être surpris que Mytriadès soit si versatile. Dans un premier temps, il a adopté une position pondérée, car il devait lutter contre sa réputation de tête brûlée, mais maintenant que son vieux rival est là et le nargue avec son actrice, il relance le balancier de l'autre côté. Ce changement d'attitude chez le leader provoque des subtils changements en cascade chez les autres membres du groupe et du coup Marc se trouve de nouveau en porte-à-faux. Tant que le vieux loup jouait la prudence, il pouvait, à peu de frais, jouer les chiens fous, mais maintenant toute la pression est sur lui. Va-t-il succomber aux sirènes de l'héroïsme pour garder l'estime de sa bien-aimée ? Ou bien va-t-il écouter sa nature pondérée ? - Je suis pour tenter le coup, mais on pourrait attendre qu'il ait vu Macundo et décider après... dit-il, appliquant la bonne vieille stratégie du "wait and see". 51 C'est sans compter avec Mytriadès qui a décidé de battre le père tant qu'il est chaud. - Je propose qu'on mette la décision aux voix, lance-t-il. Claire ressent la situation inconfortable de Marc et vole à son secours : - Je ne vois pas d'urgence. J'ai parlé avec Solo, car je peux danser et parler en même temps, et je peux vous dire qu'ils n'entreprendront rien sans nous. Une grosse américaine, tous feux éteints, croise surf l'avenue et ralentit près du groupe. Avec ses vitres teintées, on ne peut pas distinguer les occupants. Des flics ? Des trafiquants ? Elle roule quelque temps à leur hauteur, puis elle accélère et nos amis se retrouvent de nouveau seuls. - Je vote pour qu'on tente le coup, lance Marc. Mytriadès salue cette déclaration d'une révérence. - Bravo. Moi aussi. Ça fait deux. Selznik donne un coup de pied dans une boîte de conserve tout à fait innocente. - Mmmoi, je suis co-co-contre. Il faut aaaattendre que Boldri ait vu son copain. Claire s'appuie sur le bras de Marc, remet ses sandales, soupire. - Si Marc pense qu'on ne va pas faire du tort à son père, alors moi aussi je suis pour. Selznik hausse les épaules et shoote de nouveau. La boîte de haricots rouges passe entre deux poubelles, but. On a les satisfactions qu'on peut. Des enfants demi nus dorment devant un rideau de fer. Les cartons qui leur servent de couverture n'arrivent pas à dissimuler leurs corps maigres et enchevêtrés et les médecins détournent pudiquement le regard. Ils longent une favella misérable qui s'est répandue comme une coulée de Chantilly sur les collines, quand le silence est troublé par des pas qui résonnent dans la nuit. Un groupe de jeunes gens sprinte làbas, poursuivi par la grosse berline noire. À peine ont-ils disparu dans les dédales du bidonville qu'une fusillade éclate. Marc plonge avec Claire derrière une rangée de poubelles et c'est depuis cet abri précaire qu'ils assistent à l'arrivée des troupes d'intervention : jeeps, mitraillettes et passe montagne. Le temps pour les médecins de réaliser qu'ils viennent d’avoir leur baptême de feu et déjà des ordres sont lancés par mégaphone. La fusillade cesse et l'on n'entend plus que le hurlement des chiens. Les militaires regroupent, en les aidant de coups de crosse, quelques jeunes sur le trottoir. Un grand rasta est poussé dans une Jeep qui repart aussitôt sur les chapeaux de roue et les autres sont jetés face contre terre. Un jeune noir qui porte des Adidas pleure en tenant son ventre. Les médecins se rappellent qu'ils sont médecins et volent à son secours. Marc gagne la course, mais se heurte à un géant sorti d'un spaghetti-western. Assagi par l'expérience, il s'immobilise et lève les bras. - Médico. Soy médico. 52 Nullement impressionné, le gorille le pousse contre un mur, pointant son arme. "Ça y est, pense Marc, si tu veux laisser un bon souvenir à Claire, c’est l’occasion de te montrer héroïque." Mais son heure n'est pas encore arrivée, un officier tout à fait urbain prend les choses en main : - Papeles. Marc regrette presque, partir sur un trait d'esprit ne lui aurait pas déplu. L’officier étudie leurs passeports avec un soin méticuleux, sans se laisser perturber par les cris du malheureux blessé. Mytriadès essaye de négocier : - Este hombre necessita un medico. Mais l'officier ne lève même pas les yeux. Claire siffle entre ses dents : - Salaud. - No hablo frances signorina, dit il avec un sourire au fluor. Le noir ensanglanté est jeté dans un pick-up et le convoi repart déjà. Le calme est revenu aussi vite qu'a éclaté l'incident. Les habitants du bidonville se terrent, les militaires regagnent leurs véhicules et on n'entend plus que les pleurs lointains d'une femme. Il ne reste sur le trottoir qu'une Adidas rouge de sang et les Européens qui attendent les bras levés comme dans un geste de supplication, que l'officier décide de leur sort. Il finit par rendre les passeports et les congédie d'un geste. Allez, circulez, il n'y a rien à voir. * - "Fusillade dans le quartier de Falcon. Un homme tué par balle dans son sommeil", lit Boldri. Olivia reste bouche bée, la saucisse grillée immobilisée au bout de sa fourchette. - Dans son sommeil ? Comment c’est possible ? - Une balle perdue a traversé le mur en carton de son cabanon. Elle éclate d'un rire sonore et contagieux. Il faut en convenir, la vie nous réserve de ces incongruités et il n'est pas interdit d'en rire. Cette mort ridicule est-elle plus absurde que n'importe quelle mort ? Voilà un excellent sujet de réflexion pour un homme tel que Boldri qui ne cesse d'y penser, à la mort. Bien entendu, même s'il prend à cœur la mort abstraite du pauvre hère tué dans son sommeil, il est avant tout préoccupé par la sienne de mort, bien concrète celle-là, même si raisonnablement il peut espérer qu'elle soit encore lointaine. Dire qu'il trouve quelque consolation dans l'aventure du malheureux habitant du bidonville serait exagéré, mais il faut bien en convenir, le malheur des autres aide parfois à supporter les vôtres... Même si vous avez passé votre vie à les aider, les autres. Boldri plie son journal, allez, passons aux choses sérieuses : Monsieur Wong, le milliardaire humaniste qui finance la conférence sur la malnutrition, arrive ce matin et le 53 professeur doit l'accueillir avec le respect dû à sa fortune. Le charity businesse a ses obligations. Dans le hall, une surprise l'attend : Madame Wong accompagne son mari. C'est ennuyeux. Pourquoi ? Parce que tout Paris sait qu'elle est l’amie d'Iris et Boldri craint ses remarques sur la présence d'Olivia. Mais, nous l'avons déjà constaté, Madame Wong est une femme du monde, elle ne fait aucune allusion à la jeune étoile qui usurpe la place de sa camarade et se contente de raconter le repas é-pou-van-table qu'ils ont pris dans l'avion. Une fois les époux Wong casés dans la suite princière, Boldri se dirige vers la rangée de cabines téléphoniques, surmontée d'une couronne d'horloges. Il est cinq heures du matin à Paris, Iris doit dormir, mais poussé par la culpabilité sans doute, Boldri est pressé d'aller à Canossa. La standardiste, maquillée comme une danseuse de music-hall, forme le numéro et il entend la voix endormie d'Iris. Il a comme une pulsion de raccrocher, mais c'est trop tard. - C'est moi, dit-t-il d'une petite voix. Désolé pour l'heure. Je te dérange ? - Non. - Ça va ? - Ça va. Et toi ? - Ça va... La suite de la conversation est à l'image du préambule. Logique. Attendre d'Iris une absolution était enfantin. Pire, c'était inélégant. Et inefficace. Faute impardonnable aux yeux de Boldri. Au moment où Boldri s'escrime au téléphone, Marc et ses amis déjeunent au fast-food en face du Sheraton. Ils ont pris l'habitude de prendre un petit-déjeuner copieux à l'hôtel aux frais de la princesse, mais après leur nuit héroïque ils ont dormi tard et raté le service du matin. Marc ne s'en plaint pas, il raffole de la tortilla, confectionnée par le gros moustachu sur son réchaud à gaz. Bien que l'aventure de la veille les ait rapprochés, ils ne l'évoquent guère. La discussion porte sur les mérites respectifs des bières locales et la Cervesa Bonita l'emporte haut la main. Ceci réglé, ils en viennent au vrai sujet de la pièce, les vaccins à livrer aux Indiens. Ils se souviennent de leur délibération nocturne et confient à Claire la mission de transmettre le résultat du vote à Solo. - J'en ai marre de l'équitation, dit-elle en s'étirant. Je ne sens plus mes jambes, et de s'éloigner, exagérant quelque peu sa claudication, car elle sait que le regard des hommes l'accompagne. Marc repousse son assiette, essuie sa bouche. - Faut que j'en parle à mon père. Ironie du sort, ignorant les événements qui se coulisse, Boldri plaide la cause des vaccins en ce dans un des petits salons qui donnent sur le provoqué une réunion avec Isaac da Silva, afin de préparent en moment même, hall. Il a persuader le 54 bellâtre (en se servant de son carnet d'adresse) que les vaccins doivent arriver chez les Indiens et il met tout son poids médiatique dans la balance. Isaac est d'accord... mais malheureusement les routes sont impraticables n'est-ce pas. Si vous en parliez au ministre personnellement... Le plus drôle dans l'histoire c'est qu'en revenant du fastfood, Marc passe à quelques mètres du salon où son père s'escrime, sans soupçonner qu'il est en train de rater la dernière chance de lui annoncer que l'on va se passer de ses conseils. On peut supposer qu'il était sincère en assurant qu'il allait parler avec son père, mais les petits hasards de la vie vous déterminent autant que les grandes décisions. Passant dans le hall, le concierge l'appelle, il a un paquet à lui remettre. Une cassette de Buxtehude, accompagnée d'un petit mot "Je pense à toi. Maman", cadeau de Pierrette, via madame Wong. Le message est bref, mais Marc ressent la chaleur maternelle, simple et inconditionnelle. Excellente occasion de tester si son Walkman est bien waterproof : Marc savoure la "Suite en mi-mineur pour clavecin" du maître allemand sous sa douche. La musique est sublime, l'eau est caressante et Marc s'abandonne au double plaisir de l'esprit et du corps. S'il savait que cette douche est la dernière avant longtemps, il y prendrait peut-être encore plus de plaisir. Mais il ignore que l'histoire est déjà en marche et en bon citadin, il croit qu'il suffira toujours de tourner un robinet pour que l'eau chaude jaillisse. Le rasoir dégage son visage du savon trait par trait, comme un sculpteur ferait naître une figure de la glaise et il salue son double dans le miroir embué. "Putain, ce que je peux être beau..." Dommage qu'il y ait cette saloperie de bouton qui lui, tel un clignotant, au bout de son nez. Après la douche, piscine en compagnie d'Emma Bovary. De son poste d'observation, il aperçoit Attila et Ingrid de l'autre côté du bassin. Elle pose en maillot de bains et le photographe mitraille, il aura sûrement la couverture de Vogue. Chacun sa guerre. Marc ferme les yeux et offre son visage, recouvert d'une double couche de crème protectrice, au soleil. Mais une ombre vient perturber cette communion. La silhouette de Claire est irisée dans le contre-jour. La culotte de cheval lui donne un air comique. - C'est pour ce soir. Le message est sans équivoque : l'action impatiemment réclamée est à portée de main. Mais Marc essaye d’obtenir un petit répit, car une chose est d'en parler et une autre de la vivre, cette fameuse action. - Comment ? Qu'est-ce qu'il y a ce soir ? - C'est ce soir ou jamais. Solo dit qu'avec ou sans nous, ils tentent le coup. Il se redresse, corne la page, tel le supplicié flegmatique que l'on emmène à l'échafaud et essaye de gagner encore quelques secondes : 55 - Tu l'as dit à Mytriades ? Il est déjà en train de faire ses bagages. Mais on ne peut pas partir comme ça... Si. On peut. Hier c'est toi qui voulais. Marc appelle la chambre de son père, prêt à affronter les foudres paternelles, mais l'appareil l'informe qu'il est absent. Il n'a pas plus de chance avec son portable, alors Marc se résoud à parler au répondeur, dans un sens c'est plus facile : "Salut vieux, je m'en vais pour quelques jours, ne t'inquiètes pas. Je t'embrasse..." C’est un peu court, mais pouvait-il confier au répondeur la vérité ? Il raccroche, plutôt soulagé et finit ses bagages. Debout dans la porte, Claire s'impatiente. D'accord, on arrive, on arrive. Un dernier coup d'œil sur son barda : l'imperméable, l'écran total, le Walkman, Madame Bovary. - Prêt. En rut. La plaisanterie a cent ans, mais il est gratifiant de constater que même au moment de s'engager sur une piste incertaine et dangereuse, il garde son sens de l'humour. Si Boldri a coupé son portable, c'est qu'il déjeune en amoureux dans le jardin de l'hôtel avec Olivia et ne veut pas être dérangé, fût-ce pour sauver l'humanité. Il n'a pas réussi avec Isaac, alors il a coupé le cordon ombilical, comme par dépit. Il se dit qu'il fera mieux avec Macundo ce soir. En attendant oublions les vaccins, profitons de la vie, ou ce qu'il en reste : le soleil, la fraîcheur de la tonnelle, le décolleté d'Olivia et cette sensation de puissance que vous procure le sourire d'une jeune femme. Il est si occupé à se montrer spirituel qu'il ne remarque pas l'équipe de Nouveau Partage qui passe par le parc, quittant l'hôtel à la cloche de bois. Encore une occasion de perdue... On peut dire que cette matinée de chassé croisé entre père et fils est la métaphore de leur relation. Car qu'est ce qu'ils font depuis des années si ce n'est se chercher et se rater... Le taxi vert pomme, annoncé par Solo, se présente à l'heure dite et ils s'entassent dedans, sous l'œil soupçonneux du concierge. Le chauffeur est un jeune Indien, plutôt un adolescent. Est-ce un guérillero en mission, ou un simple quidam engagé pour la course ? Mystère. Restons prudents, motus et bouche cousue. Leur Cicéron ne cherche pas la conversation non plus. Il conduit vite, une main mollement pendue par la portière, avec l'insolente désinvolture du type qui sait où il va. Ils prennent la route de l'aéroport, puis ils bifurquent vers la campagne et passent par un immense dépôt d'ordures, colonisé par des chineurs squelettiques et de charognards cauchemardesques. Enfin ils débouchent sur une plate-forme d'où l'on aperçoit les bâtiments de l'Université, un conglomérat de constructions disparates à prétention futuriste. 56 Le gros type en uniforme jette un œil distrait à l'intérieur du taxi et soulève la barrière. Il doit leur trouver un air bien inoffensif. Ah s'il savait... Ils longent un terrain de baseball où seuls quelques chiens errants s'entraînent et pénètrent sur le campus qui rappelle plutôt Sarcelle et ses HLM qu'un haut lieu de la culture. Enfin le taxi se gare devant un immeuble dont la façade est grêlée de traces de balles, comme un avertissement. L'homme qui les attend devant le porche est grand et mince, il porte des lunettes teintées, une chemise blanche sans manches et des sandales à semelle de crêpe. - Bonjour. Je m'appelle Manolo Marquez. Bienvenu à la cité universitaire. Je vous ai préparé du café. Le ton est à ce point inattendu que Marc et ses compagnons qui se préparaient déjà à affronter les périls de la forêt vierge, se demandent s'il ne s'agit pas d'une erreur d'aiguillage. Mais l'homme les rassure : - Je suis votre contact. On viendra vous chercher ici. Nous apprécions beaucoup votre aide. Son français rassure les conspirateurs en herbe et ils le suivent docilement dans l'escalier qui empeste le chili. Le ciel s'est coloré en turquoise et des nuages roses défilent à l’horizon. Dans le petit appartement règne une sorte de torpeur mêlée d'inquiétude. Claire s'est lancée dans la rédaction d'un journal de bord, Mytriadès dort dans la chambre des enfants, deux petites filles dont la photo orne le piano, et Selznik affronte leur hôte dans une partie d'échec meurtrière. Il pousse un pion et regarde triomphalement son challenger. Après une courte réflexion Marquez déplace son cavalier et lui sourit. - Ouh, dit Selznik. Dans cette courte syllabe se concentre toute la cruauté du jeu d'échec et du monde par conséquent, car il vient de réaliser que la partie est définitivement fichue. Sur le point d’entrer dans l’Histoire grâce à une action d’éclat, il ressent durement cette humiliation, somme toute mineure. Ce qui en dit long sur nos échelles de valeur. Essayant d'échapper à l'avenir incertain et au présent par trop prosaïque, Marc lit madame Bovary. La sonnerie à la porte le fait brutalement revenir dans l'appartement. Marquez leur fait signe, le doigt sur la bouche. Suspense. Il pousse le verrou, la porte s’ouvre et Marc reconnaît son ancien patient, le globe trotter magyar, avec son accent rocailleux : - Salut. Le monde est petit. Hein ? * Un bataillon de serveurs en veste blanche se presse, attentif aux désirs des invités. Mais à part cette concession au protocole, le style de vie du Commandant reflète son goût pour l'ascétisme. Même son costume, savant mélange de coupe militaire et civile, est d'une grande simplicité, bien qu'en excellent tissu. Rien qui pourrait choquer les Européens, 57 toujours à l'affût des turpitudes des nouveaux maîtres de leurs anciens colonies. Boldri et Macundo assurent l'essentiel de la conversation. Les Wong, assommés par le décalage horaire somnolent, Olivia qui a abusé des saucisses grillées du petit-déjeuner se concentre sur ses problèmes gastriques, de Cassan se tait par diplomatie et madame Macundo par manque d’éducation. Car le Commandant tient à honorer ses invités et s'obstine à parler la langue de Molière. Les deux vétérans évoquent les temps héroïques, le village d'Aracataca, la mission franciscaine où ils ont trouvé refuge, le guérillero mordu par un serpent, la vieille sorcière indienne qui a prédit la victoire, le bordel de Ciudad Guajira, les armes tchèques livrées sans culasse, tout ça. Boldri attend le plat de résistance, un ragoût de mouton à la cubana, pour le servir le sien de plat de résistance : les vaccins bloqués dans les entrepôts. Bien sûre, la situation est complexe, mais ne pourrait-on pas débloquer la cargaison ? La maladie de Hoskins se soigne très bien, à condition qu'on vaccine les populations à temps, n'est-ce pas. Alors, un bon mouvement s’il vous plaît. Macundo s'étonne : - Comment ? On n'a pas encore acheminé les vaccins ? Ça doit être une simple erreur administrative. Est-ce que le Ministre pourrait donner des ordres ? demande Boldri. Nouveau Partage, bien qu'elle soit une organisation concurrente, ha-ha, doit faire son travail. D'ailleurs, dans ce domaine, le mot concurrence n'a aucun sens, n'est-ce pas. Macundo promet. La lutte contre la bureaucratie est une de nos priorités, en voilà une illustration. Eh oui, il faudrait s'occuper de tout personnellement, mais il y a tant d'autres urgences. Allez, reprenez un peu de ce ragoût. Bien que de nature méfiante, Boldri se laisse convaincre que l'affaire est dans le sac. Il ne soupçonne pas que l'histoire a déjà pris un tournant à angle droit et que son destin vient de se jouer ailleurs, dans les entrepôts frigorifiques des douanes. Car au moment même où il emporte une victoire diplomatique, les guérilleros, appliquant des méthodes plus musclées, viennent de s'emparer des camions de "Nouveau Partage". * Les deux semi-remorques subtilisés à la barbe des douaniers, les attendent derrière le campus, dans une carrière abandonnée. Sur leur flanc des mains prévoyantes ont remplacé le sigle Nouveau Partage par une voyante "CERVESA BONITA" - ces gens pensent à tout. Solo est là, mais on n'a pas beaucoup de temps pour les mondanités, il faut grimper dans les cabines et en avant. Marc et Claire se retrouvent avec un grand noir borgne qui porte un bandage de corsaire sur l'œil et qui leur sourit : - Me llamo Jack. - Me llamo Claire. - Me llamo Marco. - Bueno. 58 Il lance le moteur et le lourd camion s'enfonce dans la nuit. * Ils prennent le café dans le jardin, quand un officier empestant l'after-shave se présente et tend une note au commandant. Macundo s'excuse, je reviens tout de suite, en attendant profitez de ces cigares, cadeau personnel de Fidèl. Suivons-le. Derrière une porte blindée un escalier mène à une sorte de cave qui abrite tout un quartier général. Dans la salle des transmissions, un militaire qui porte des lunettes de soleil malgré l'éclairage parcimonieux, présente son rapport : Deux camions frigorifiques, chargés de vaccins, ont été volés dans les entrepôts de la douane grâce à des complicités internes. Où sont-ils ? Évanouis dans la nature. Des barrages ? Le dispositif "Embuscada" a été mis en place... Mais il y a autre chose : Les médecins européens de l'organisation Nouveau Partage ont disparu de leur hôtel. Attendant le retour du maître de maison, la signora Macundo qui connaît par cœur la filmographie d'Olivia, évoque avec des trémolos "Noches de Buenos Aires" et la performance de l'actrice qui y incarnait une prostituée. Bercé par le babillage des jeunes femmes, Boldri fait le bilan, oui, globalement positif. Le problème des vaccins résolu, il se laisse aller à un confortable sentiment d'indulgence paternelle. "Au fond, Marc aurait pu se contenter d'être un fils à papa, c'est tout à son honneur de dire merde à ses aînés." Profitant des largesses du Leader Maximo, il contemple la fumée de son cigare qui s'envole, tels les espoirs de la révolution cubaine, en volutes bleues vers le ciel. Il se souvient de son premier voyage à la Havane, en 63. Castro qui était encore le révolutionnaire aux mains propres, a reçu la délégation d'intellectuels français comme des hommes d'état. C'est ce jour-là que Boldri a compris, les puissants n'ont pas d'autre critère que la puissance. Il n'y a que les naïfs pour croire que la hiérarchie des pouvoirs se mesure au nombre des voix obtenues dans une élection. Ses pensées épousent les circonvolutions de la fumée. Il voit un grand rond fraternel où se rejoignent Mao, le Che, Castro, Macundo, lui-même et son fils. Il est rassuré sur l'avenir qui, bon ou mauvais, ne pourra être que passionnant... Preuve que même un homme aussi averti que Boldri ne demande pas mieux que de croire au chant des sirènes. * Au moment où le professeur confortablement répandu dans son fauteuil en rotin évoque son fils, Marc, coincé dans la cabine du semi-remorque entre le chauffeur borgne et Claire, pense à son père. Est-ce l'effet de la télépathie, il l'évoque dans les mêmes dispositions indulgentes : "Il a peut-être 59 raison le vieux. Et si on était en train de faire une connerie ?" Le camion fend la nuit et peu à peu l'excitation de l'aventure balaie les scrupules filiaux. Solo et Attila les précèdent dans une Volkswagen borgne, dont on devine l'unique feu rouge à une centaine de mètres, Mytriadès et Selznik suivent dans le deuxième semi remorque. Claire change de position et essaye de décontracter ses deltoïdes douloureux. Marc pose la main sur son cou et masse doucement sa nuque. L'amour renaît grâce à la fraternité des armes. - Tu as vu ? Tu n'as plus de bouton, constate Claire. C'est incroyable... Marc tâte le bout de son nez, incroyable en effet, le méchant bouton a disparu ! Et Claire lui sourit. Que demande le peuple ? On pourrait souhaiter que leur chauffeur sente un peu moins l'ail, qu'il ne soit pas borgne ? Certainement. Mais à la guerre comme à la guerre. One eyed Jack fonce à travers les villages chichement éclairés comme sur une piste de rodéo et fait gicler, poussant un "yahooooo", les familles qui prennent le frais devant leurs cabanons. Triste constat pour nos jeunes médecins idéalistes : la force brutale l'emportera toujours. La station-service ressemble à un immense caravansérail. Les lampions, les banderoles électorales et la salsa lancinante, créent une ambiance de fête. Des groupes de chauffeurs boivent leur bière, devant les gargotes. Certains jouent aux dominos, assis sur leur talon, à même le sol, d'autres dorment dans leurs véhicules, les pieds en dehors. Les vendeurs de gâteau au coco offrent leurs confiseries et les filles aux corsages phosphorescents leurs seins. Marc et Claire observent ce petit monde bruyant et d'autant plus sympathique que personne ne se soucie d'eux. Même les gosses, si envahissants dans la capitale, leurs fichent la paix. Marc se jure qu'au retour à Puerto Plata il retrouvera le petit cireur de chaussures et accomplira son devoir de solidarité. À la sortie du parking, devant un cabanon qui porte fièrement l'inscription "EJERCITO NACIONAL", des militaires sirotent leurs bières, la mitraillette posée par terre à portée de main. Prudemment Marc et Claire se replient auprès de Jack. - Ha visto ? - Si, si. No se preocupe. Il prend une caisse de bière à l'arrière du camion et il l'offre aux militaires qui reçoivent leur tribut sans même se déranger de leurs confortables caisses à savon. Ils ne bougeront pas davantage quand le semi-remorque, frappé du sigle de la CERVESA BONITA passe devant eux et prend la route du nord. L'asphalte trace une ligne droite à travers la plaine, comme une cicatrice infligée par la civilisation. Claire s'est 60 endormie, sa tête posée sur l'épaule de son compagnon et petit à petit Marc aussi cède à une somnolence peuplée de fantômes. Gaby portait un corset pour maintenir sa colonne vertébrale assassinée par la Polio. Gaby est mort à dix-huit ans, emporté par une grippe, sa poitrine, comprimée par des années de corsets, n'a pas résisté au virus. Si Marc est devenu médecin ce n'est pas par instinct grégaire, ni par vocation, mais à cause de son copain d'enfance. Aujourd'hui, dans ce camion lancé à travers la nuit tropicale, conduit par un chauffeur borgne, image dont l'allégorie n'échappera à personne, il évoque son camarade fauché par la mort imbécile, comme pour lui demander du courage. Il fait une chaleur torride dans la cabine. La pendule du tableau de bord marque trois heures et demie et la lune est maintenant sur le côté gauche, sautant d'arbre en arbre comme un ballon. De temps à autre une nappe de brouillard vient à leur rencontre et la monotonie du voyage est pimentée par les crevasses qui les font rebondir jusqu'au toit. Claire pose sa main sur sa poitrine. - J'aurais dû mettre un soutien-gorge. Je n'en peux plus. Elle fouille dans son sac, sort cet accessoire si pratique et pourtant si chargé d'érotisme et commence à l'enfiler sous son tee-shirt en se tortillant. Le chauffeur cow-boy louche avec son œil unique, mettant en danger leurs vies, mais il demeure un parfait gentleman. Fruit d'une longue pratique, Marc réussit à accrocher la fermeture dans le dos de sa compagne et Claire se rajuste. - Vous ne savez pas la chance que vous avez, les hommes. - Tu aurais dû savoir qu'il faut toujours mettre un soutien-gorge quand on voyage. - Tu ne m'as pas dit que tu étais amateur de "petits seins qui tremblotent sous le tee-shirt" ? - Si je peux choisir, je préférerais un corsage en soie. Ce marivaudage prouve à leurs yeux qu'ils sont aguerris. La désinvolture, voilà l'élégance de l'aventurier. Le camion vire dans un carrefour et ils retrouvent la route nationale. L'indication "Ciudad Guajira" est maintenant dans leur dos. - Je crois qu'on a passé le plus difficile, se rassure Claire. Marc a envie de dire "je t'aime", c'est le moment ou jamais. Mais il se contente de fixer la route comme s'il pouvait y deviner son avenir. Vain espoir. Les phares ont beau trouer la nuit, l'horizon recule toujours. - À quoi penses-tu ? demande Claire. - A rien... - Tu crois que ton père va avaler la couleuvre ? - Si on réussit il sera content. - Je crois que si on réussit, il sera furieux. Marc n'ignore pas l'appétit démesuré de son père, mais cette attaque lui paraît injuste pour ne pas dire méchant. - Le sujet est clos, conclue-t-il. 61 - Ecoute Marc... (mauvais signe quand elle l'appelle Marc) Si tu te sens mal à l'aise à cause de ton père ce n'est pas la peine de t'en prendre à moi. Jack, bien qu'il ne comprenne pas le français, comprend que le ton a changé, l'aimable badinage s'est transformé en escarmouche. Pourquoi ? Pourquoi diable l'harmonie ne peut être qu'éphémère ? Ne cherchez pas à comprendre, c'est comme ça. Claire soupçonne que Marc la rend responsable d'avoir trahi son père et Marc, qui a mauvaise conscience de ne pas avoir mauvaise conscience, essaye de lui repasser les marrons chauds des remords. L'aube se présente aux confins de la plaine, vêtue de rose. Homère n'est pas mort. Jack ralentit, met ses clignotants et se gare sur une espèce de terre-plein, face à une petite station-service Esso, l'ambassade dans ce coin perdu, oh ironie, du monde civilisé. Une mince fumée s'élève du cabanon, mais pas une âme qui vive. Jack allume une cigarette et s'allonge sur son siège sans plus d'explication. Un bruit de ronflement annonce l'autre camion qui peine dans la côte. Les phares surgissent du brouillard et l'engin se gare près d'eux, dans un ahanement de dinosaure enrhumé. Mytriadès et Selznik se laissent glisser au sol, épuisés, mais heureux. Tous se félicitent de l'aventure : Bien que les Indiens sont encore loin de profiter des vaccins, les french doctors ont déjà atteint le but du voyage, ils ont prouvé que la solidarité entre occident et tiers-monde n'est pas un vain mot. Si ce n'est pas une victoire ça, alors qu'est ce que c'est ? Sans plus de cérémonie, les nouveaux venus arrosent joyeusement les roues de leur camion. Marc déteste ce manquement à la bonne éducation. La révolution sera élégante ou ne sera pas. Oui, autant son père est un hédoniste, autant Marc est un moine. Il était temps de le noter, car cette disposition explique sans doute beaucoup des bizarreries de ce récit. Le break conduit par Solo, suivi d'une camionnette, une énorme croix rouge sur ses flancs, débouche enfin sur le plateau. Le petit bonhomme presque frêle, barbe soignée et treillis bien repassé, qui en descend est accueilli par One Eyed Jack avec des embrasos bruyants. Il donne des ordres et les hommes disparaissent à l'intérieur de la maisonnette. Mystère et boule de gomme. Personne ne semble se soucier des Européens qui se tiennent poliment à l'écart, comme s'ils faisaient de la figuration dans une garden-party à l'Elysée, attendant sagement que le puissant s'adresse à eux. Ou pour prendre une autre métaphore : comme des marionnettes suspendues dans le vide par des fils invisibles, livrés au bon vouloir du marionnettiste. Ils ne savent pas où ils sont, il n'ont pas le moindre idée de ce qui les attend, ils ne savent même pas qui est le mystérieux barbu, mais se donnent l'air de "tout est sous contrôle". Le photographe hongrois qui s’extirpe du break, ne peut pas les éclairer davantage. Le petit barbu ? - Ça doit être un chef du guérilla. - De la, précise Claire. De la guérilla. 62 - Alors là, si vous commencez à corriger mes fautes de français, on n'est pas arrivé. Un petit sourire... Il braque son Nikon et appuie sur le déclencheur au moment où Claire lui tire la langue. - Super réflexe. Attention. - La prochaine fois que vous me prenez avant que je sois maquillée, je vous arrache les yeux, dit Claire avec un grand sourire. Marc ressent une vague de jalousie qui remonte du fin fond de ses complexes de supériorité. Ce connard de hongrois, il va pas venir jusqu'ici pour jouer les séducteurs ! Merde ! Profitant de la lumière naissante, Attila immortalise la station-service, ainsi qu'un chien boiteux. Comble de l'humiliation, Marc constate qu'ils portent les mêmes Rangers, mais alors que les siennes, toutes neuves, trahissent le néophyte, pour ne pas dire le parvenu, les chaussures du Hongrois portent les traces de toute une vie de baroudeur. Il fait discrètement quelques pas dans une flaque de boue, essayant de masquer par cet artifice la faute de goût. Quand on est esthète, on doit l'être en toutes circonstances. Les volets de la petite maison s'ouvrent et Solo appelle : - Come on. Breakfast is ready. - Ah, j'aimmmmmieux ça. J'ai faim comme un cro-cro-cro... Personne n'attend de savoir à quel point Selznik a faim. Attirés par l'odeur du café, ils se précipitent à l'intérieur du cabanon, faut bien vivre. La cafetière fumante et les pots de confiture sont déjà sur la table et une vieille femme finit de cuire des tacos sur un foyer ouvert. Le petit barbu tend aux médecins une main fragile. - I am the colonel Bravo... Thanks you for your help. Buen apetito. Les assiettes sont ébréchées, les couverts sont douteux, le café est sans goût et les tacos sont cramés, mais assis auprès d'un héros légendaire, ils sentent le vent de l'histoire souffler sur leurs nuques. Et ça, c'est sans prix. Le colonel finit son café. - Take your time. This is your last hot meal for today. Il quitte la pièce, laissant les médecins tout émerveillés, comme éblouis par l'éclat du Roi Soleil. - C'est LE colonel Bravo ? chuchote Claire. - Je le voyais plus grand... mâchouille Mytriadès. Marc suit le célèbre combattant à travers les lattes disjointes de la fenêtre et ce qu'il voit lui procure sa plus belle remontée d'adrénaline depuis le match France Brésil. Le colonel traverse le parking d'un pas élastique, rejoint ses lieutenants près de la camionnette de la Croix-Rouge, ouvre l'arrière découvrant une rangée de caisses, en sort une, fait sauter un couvercle et il y pêche un objet entouré de chiffons. Les chiffons tombent comme un rideau de scène et une Kalatchnikof, étincelante de ses éclats noirs, apparaît dans ses mains. Marc comprend, mais bien trop tard, que l'aventure humanitaire, à l'instar de l'amoureuse, est parsemée d'embûches. 63 Mytriadès est le premier à réagir. Il est déjà dehors, apostrophant les guérilleros qui apprécient la prise en main de ce joyau de l'industrie tchèque. - What is this ? crie-t-il. Weapons!? Le colonel ne se laisse pas impressionner : - We bring some weapons to the fighting men. Peut-être. Mais pas avec nous ! C'est... C'est inadmissible ! Mytriadès en perd son anglais. Il se tourne, comme pour chercher de l'aide, vers ses compagnons qui s'immobilisent aussi devant la cargaison mortifère. Marc et Claire échangent un regard, les mots ne sont pas nécessaires. Mytriades tient tout de même à préciser : - Ils veulent se servir de nous pour transporter des armes. C'est inadmissible, répète-t-il martial, mais une touche de désespoir perce dans sa voix. On s'est fait avoir. - Je-je-je-te le fais pas dire, conclue Selznik. Que faire ? Les médecins tiennent conciliabule, comme au chevet d'un patient condamné. Aucune brochure ne les a préparés à ce cas de figure. Ils savent comment parler aux bureaucrates, aux dictateurs, aux policiers, mais comment affronter ses propres alliés ? Il faut bien se rendre à l'évidence, ils ont été piégés comme des enfants de choeur. Il n'y a que Selznik qui tire quelque satisfaction d'avoir eu raison trop tôt. Ses compagnons doivent admettre qu'ils ont été victimes des habits romantiques dont ils ont affublé les guérilleros. L'idée que les gentils combattants ne seraient que des vulgaires trafiquants d'arme effleure maintenant à la surface. Sous le regard narquois des autochtones (Attila observant une stricte neutralité) la discussion prend une tournure de franche règlement de compte. Le débat porte sur l'éthique médicale et de l’éthique tout court, mais il s'agit en fait de quelque chose de beaucoup plus pernicieux : Il y a là de vraies armes, on peut en mourir, merde ! Comprenons leur énervement. Marc marche sur le professeur d'équitation, prêt à lui retourner le coup qu'il a reçu au Copacabana. - Salaud. Tu nous as niqué ! Tu nous as menti ! Mais Solo ne se laisse pas impressionner. Il pose tranquillement son ultimatum dans son anglo espagnol : C'est simple, ou bien vous continuez avec nous et dans quelques heures vous serez en sécurité dans les régions contrôlées par la guérilla ou bien on vous débarque ici, sans les camions, bien entendu. Vous avez cinq minutes pour vous décider. Fidèles à leur charte, les médecins de Nouveau Partage, sigle qui prend soudain une coloration ironique, mettent la décision aux voix. Résultat des courses, Mytriadès, Marc et Claire votent pour poursuivre, au nom du pragmatisme, Selznik vote contre, au nom des grands principes. Le réalisme politique l'emporte. Vive la démocratie. Selznik a refusé de voyager dans le même camion que Mytriadès qui l'a traité de "Kasparov du pauvre" et échangé sa place avec Claire, pas mécontente d'échapper au tête-à-tête 64 avec Marc. Elle s'est installée à côté du chef du groupe, abandonnant son amant avec l'anesthésiste bègue et maintenant elle doit supporter la mauvaise humeur et la mauvaise foi du chirurgien psychanalyste qui soliloque : - Je le savais, je le savais... Je sentais que quelque chose ne tourne pas rond. Tu te rappelles ? J'ai bien dit qu'une organisation humanitaire doit rester neutre... Je sais que j'ai voté pour, mais je ne pouvais pas tout arrêter, Marc était tellement pressé de faire la nique à son père... Tu sais ce qui me fait le plus chier ? C'est que Boldri, quand il apprendra ça, il va nous faire la leçon... Ils s'enfoncent dans une région de plantations de canne. Ça et là, ils croisent un paysan sur sa mule, ou des enfants qui travaillent dans les champs, mais on voit de moins en moins d'habitations. La route, une simple piste travaillée par les rigoles, grimpe vers les contreforts de la montagne et One Eyed Jack se sert de plus en plus de son embrayage. Les vibrations du puissant moteur bercent Marc qui se réfugie dans le sommeil. Dans son rêve il est au milieu d'un incendie. Tout un immeuble qui brûle et c'est lui qui est chargé d'évacuer les habitants. Il hurle : "dépêchez vous, sinon vous allez tous mourir !" mais personne ne l'écoute et il pleure d'impuissance... C'est au passage d'une petite rivière desséchée qu'il est réveillé par l'implacable réalité. Pour un court instant il se demande s'il est encore en train de rêver, mais les impacts de balle qui trouent le capot paraissent bien réels. Devant eux, le premier camion tente de forcer le barrage et essuie le tir des militaires. Un pneu éclate et Marc voit, impuissant, l'énorme semi-remorque qui se couche sur le flanc, comme dans un ralenti de cinéma. Il hurle : - Claiiiiire !!! Des soldats surgissent des taillis tout autour et la camionnette marquée de la Croix-Rouge fonce eux. Le colonel Bravo arrose tout ce qui bouge par la portière, étrennant la cargaison de Kalatchnikof. One Eyed Jack fait hurler son moteur et pique vers le lit à sec de la rivière en poussant son cri. Selznik empoigne Marc et le force à s'aplatir sur le sol de la cabine. * À l'image du pays tout entier, le système d'air conditionné marche de travers et il fait un froid polaire sur le plateau de la "Table ronde sur les maladies tropicales". Le meneur de jeu porte une veste à carreaux et un foulard de soie jaune canari, mais il fait mentir son allure ridicule par sa maîtrise du sujet. Boldri apprécie et répond obligeamment à ses questions. Monsieur Wong, une bonne sœur et deux spécialistes locales font de la figuration. Tous sont d'accord sur un point : Il vaut mieux être riche et en bonne santé que pauvre et mal nourri. Les portes ouvertes du bon sens sont une fois de plus enfoncées. 65 Le journaliste remercie les participants et tout particulièrement le professeur Boldri "l'amigo de nuestro pais" et lance le générique de fin. Tous se dépêchent de quitter le plateau avant d'attraper une double pneumonie. Dans le hall, devant une imposante mosaïque patriotique, un groupe d'Indiens fraternisant avec des guérilleros barbus, un cocktail les attend. Un gros type à la peau noir qui porte des lunettes d'écaille tient à porter un toast: - Por el signor Bollederi que esta aqui como en su casa. Felicidad y salud. La bonne sœur lève son verre de jus d'ananas et trinque avec le professeur. - À bientôt sur le terrain ? Sœur Marie-Ange et le professeur se connaissent depuis des années et des années. Ils se sont rencontrés pour la première fois au Nicaragua au milieu d'un tremblement de terre, puis ils se sont croisés dans les camps de réfugiés en Erythrée, puis sur un cargo à la recherche de boat people, et au Bengladesh dans une inondation. La dernière fois c’était en Somalie. Membre d'une commission des Nations Unies, Boldri inspectait l’hôpital de campagne où sœur Marie-Ange travaillait comme infirmière. Il est facile de comprendre que la question de la vaillante religieuse, même si elle était sans malice, a touché un point sensible : Elle rappelle brutalement au professeur qu'il fait désormais partie de l'état-major, abandonnant les pauvres poilus dans les tranchées. - Sur le terrain je ne sais pas, soupire-t-il. J'ai cent ans, vous savez. - Allons. Vous êtes un jeune homme. - C'est vrai, quand je vous vois... Sœur Marie-Ange baisse les yeux. Boldri jubile : - Ça y est, j'ai réussi à vous faire rougir. Il la prend dans ses bras et l'embrasse sous le regard attendri de l'assistance. Rien de libidineux dans ce baiser. Contrairement à ce que prétendent ses détracteurs, le professeur est capable d'élans sincères. La fraternité est un plaisir qui vaut bien ceux de la chair. Couronnement de la journée, le directeur de la station propose la visite des nouvelles installations de "Canal Amarillo", équipée avec du matériel français. Boldri s'excuse, on l'attend, mais le gros noir insiste et Boldri n'échappe pas à la visite guidée. Tout plutôt que de passer pour un raciste, ou pire pour un blasé. Il se fait donc un devoir de s'enthousiasmer devant les appareils étincelants et les salles de montage flambant neuves. Un jeune métis en bras de chemise jongle avec les nouvelles du jour devant un mur d'écrans. Boldri sent qu'il y a là quelque chose qu'il a vu sans le voir... C'est Wong qui attire son attention sur un moniteur où l'on aperçoit un semi-remorque renversé, entouré de soldats en armes. La caméra décrit, dans un de ces plan-séquence dont les professionnels raffolent, un champ de bataille. Elle s'approche d'un corps qui gît au fond d'un ravin et Boldri reconnaît Mytriadès. Le chirurgienpsychoanalyste n'analysera plus personne. Puis la caméra suit 66 un militaire qui extrait des armes d'une camionnette marquée d'une croix rouge, zoom sur la cargaison de Kalatchnikofs et panoramique jusqu'à un homme étendu sur une civière. Gros plan insistant sur le blessé : Le colonel Bravo. Première pensée de Boldri, Marc ! Etait-il avec Mytriadès ? Comme pour répondre à sa question, le visage de Claire apparaît sur l'écran. Elle est entre deux soldats, choquée, mais indemne. Un interlocuteur invisible lui pose des questions. Elle refuse de répondre. Fin du reportage. - Qu'est-ce qui s'est passé ? Que es eso?!! Le gros directeur est désarçonné, il vient de réaliser que les relations avec la France sont en train de prendre une mauvaise tournure. Le jeune métis, aux commandes du banc de montage, traduit obligeamment le texte qui accompagne les images : "Ce matin à l'aube, l'armée a arraisonné une livraison d'arme, déguisée en convoi sanitaire. Dans l'échange de coups de feu, l’un des trafiquants, un médecin français est mort. Le bandit Bravo Bénédiction, dit le colonel Bravo, est gravement blessé." Le reste de la journée se passe dans un brouillard dont émergent à peine quelques pics : trajet en taxi, embouteillage, course dans les rues grouillantes, (image fugitive du jogging au parc, flash du Marathon Man) téléphone portable, la voix d'Olivia, les grilles de l'ambassade... C'est un jeune attaché qui a la lourde charge de calmer le professeur : "Non. l'Ambassadeur est en déplacement. Oui. On le tient au courant. Oui, nous avons pris contact avec l'armée." Les enfants de l'ambassadeur jouent dans la piscine, comme pour prouver que le monde continue. Ministère de la défense. Le yes-man de Macundo qui pour une fois dit "non". Servile, mais ferme. El compagnéro Macundo n'est pas là, non, inutile d'insister. Re-taxi. Résidence de Macundo. Déjà une demi-heure qu'il attend. Hier soir, il était assis là, dans un de ces fauteuils, alors que Marc était déjà en route... En route pour où ? Avec qui ? Pourquoi, il ne m'a pas parlé ? Parce qu'il ne me fait pas confiance. L'horreur... Qu'est ce que je vais dire à Pierrette ? Madame Macundo, visiblement en service commandé, preuve qu'il a gardé encore quelque crédit auprès des puissants, offre des jus de fruit, puis s'éclipse à nouveau, preuve que le crédit n'est pas bien lourd. Un sandwich au fromage dans un de ces snacks ambulants qui pullulent partout. Le goût, puissant catalyseur de la mémoire, réveille les lointains souvenirs. Boldri se promet que s'il s'en sort... si Marc s'en sort, ils iront encore manger des sandwich au bord de la mer. Retéléphone. L'ambassade répond aussitôt : - Allô ? Professeur ? Mais où êtes-vous ? De Cassan vous attend au ministère. Apercevant Boldri qui débouche Cassan se dépêche à sa rencontre. - Vous avez du nouveau ? dans le grand hall de 67 - Rien. - J'espère que vous n'avez pas appelé Pierrette... - Moi non, mais la nouvelle est déjà tombée à l'AFP. Vous pouvez remercier votre ami Pistou. Boldri regarde sa montre. Pour les journaux du matin, ils n'ont pas eu le temps. Mais ce sera dans le Monde cet après-midi. - Macundo a fait une déclaration ? - Pas encore. Mais le Quai d'Orsay a fait une demande de renseignements "off the record" auprès de Santos. Au moins la machine fonctionne. - Comme si on pouvait compter sur la machine... De Cassan se tait, ce n'est pas le moment de croiser le fer. Accompagné de quelques officiers, Macundo passe au pas de charge, faisant sonner ses rangers sur le sol de marbre. Boldri va au-devant du compagnero des jours heureux, mais le compagnero passe sans un regard pour le professeur. Il est loin la belle amitié, perdue dans les marécages de la stratégie politique. L'attente sous les hélices qui brassent l'air brûlant. Enfin la porte capitonnée s'ouvre et un officier les prie d'entrer. L'ex-guérillero est debout derrière son bureau. Il parle espagnol et une jeune femme café au lait, dans son uniforme léopard, traduit : - Le gouvernement de Santos regrette que des missions humanitaires servent de paravent à des trafics d'armes... Boldri se concentre sur un coin de ciel qu'on aperçoit par la fenêtre, essayons de garder notre calme. Mais la leçon se prolonge et il finit par craquer : - Où sont les docteurs Kronstein, Selznik et Claire Visitacion ? Réponse : - Le docteur Visitacion a été arrêtée et elle sera expulsée. Quant aux docteurs Kronstein et Selznik, le gouvernement est au regret de dire qu'ils ont été tués dans les combats. - Vous les avez assassinés ! Boldri affronte le regard de Macundo qui s'obstine à ignorer la langue de Molière. La jolie traductrice fait son travail : - Le ministre d'état vous fait observer que votre intervention en faveur des criminels a été tout à fait malencontreuse. Votre présence est désormais indésirable sur le territoire national. Boldri fait un pas en avant : - J'exige de voir le corps du docteur Kronstein. Je veux me rendre sur place. Le Commandant retrouve son français, mais perd son self contrôle : - Le dottor Kronstein ? Mais nous savons qui il est. Tou étais au courant depouis le débout ! Tou les a couvert ! Tou a essayé de m'indouire en error. Boldri pense "ce n'est pas possible que Marc soit... soit... non, ne prononçons même pas le mot..." Il entend à peine Macundo qui hurle pointant un doigt vengeur : 68 - Tou es complice de cette trafique d'arme. Complice de tentative de renversement dou gouvernement. Si je n'étais pas intervenou, tou sera déjà en carcel. L'entretien est clos. Boldri proteste, mais de Cassan, homme de peu de foi l'entraîne dehors. La nuit sera longue. Heureusement, Olivia est équipée en somnifères, on n'est pas actrice pour rien. Le plus difficile, c'était le coup de fil pour Iris qui a gardé un long silence au bout du fil, avant de demander : "Tu veux que je vienne ?" Il a répondu "merci, mais tu seras plus utile à Paris. Il faudra remuer la terre entière" Avec Pierrette ça s'est passé dans la confiance spontanément retrouvée, sans cris et sans pleurs. C'était bon de l'entendre dire : "Marc est vivant, j'en suis sûre. Il ne faut pas céder à la panique". Boldri réalise qu'il était prêt à accepter l'idée.... Que mentalement il se préparait déjà à accepter l'inacceptable. "Quel navrant salopard je suis ! S'accommoder du malheur parce qu'il est plus facile de s'abandonner à la fatalité" se fustige-t-il. La pente du moindre effort. Combien de fois a-til reproché à Marc de l'emprunter et le voilà qu'il s'y complaît. Un whisky, deux Valiums et notre héros est prêt pour une bonne petite auto-flagellation. "Le pire est toujours sûr." Sa formule préférée qui lui assure d'habitude un succès facile, lui revient maintenant à la figure comme un boomerang. Il faut être un petit homme pour croire que le pire est toujours sûr. Heureusement, il y a les femmes. Les pensées se bousculent : "Marc est vivant et il a besoin de moi ! Mon Dieu punis-moi plutôt, tu n'as qu'à prendre ma vie à moi, je suis prêt à disparaître, mais sauve mon petit." Pensées qui peuvent paraître ridicules chez un agnostique de la trempe de Boldri, mais le professeur est sincère avec ce Dieu qu'il a si peu fréquenté. Conversion sans risque, direz-vous, il n'a rien à perdre et tout à gagner, mais ce soir Boldri ne fait pas de calculs. L'incertitude qui entoure la vie de Marc révèle brutalement le formidable confort dans lequel baigne sa vie. Père et fils ont pu se combattre sans pour autant courir de risque. Toutes les guerres nous sont permises, puisque nul péril ne nous guette. Nos maladies, notre mort même, sont prévus, organisées, planifiées. Aujourd'hui le destin a pointé son doigt sur son fils et Boldri découvre l’inquiétude et la superstition, réservées d'ordinaire à ses patients. Lié d'une manière définitive à son unique descendant, il est condamné à l'authenticité. D'un autre côté on verra que Boldri, incapable d'être autre chose que Boldri, se servira de ce drame pour augmenter sa façade. Y a-t-il un hédonisme du malheur ? Vaste question que nos penseurs seraient bien avisés de mettre à leur répertoire. Il ouvre le mini-bar et reprend une autre de ces bouteilles miniatures qui s'alignent comme des soldats de plomb. Olivia, dans le rôle de l'infirmière, arrête sa main. 69 - Tou ne dois pas boire d'alcool avec des somnifères. - Qui est le médecin, toi ou moi ? - Cette nuit c'est moi. Maintenant tou vas te coucher. Il est trois heures dou matin et demain tou as oune grande journée. - D'accord, mais tu prends le vol de Paris demain matin. - On verra. - C'est tout vu... Tu dois prendre l'avion demain matin. Il donne ses instructions à la vedette internationale sur le ton d'un chef militaire, l'habitude de commander c'est comme le vélo, ça ne se perd pas. - Je pourrais sourement t'aider, plaide-t-elle. Tout le monde me connaît ici. - Oui, mais ce n'est plus du cinéma. C'était méchant. Et inutile. - Excuse-moi. Je suis méchant, reconnaît-il. Mais si tu restes ici je serais doublement inquiet. Et d'ajouter pour luimême : "Quel salaud. S'en sortir encore et toujours avec les vieux trucs de séducteur." Il s'étend et ferme les yeux. "Quel grand pervers je suis, songe-t-il. J'ai profité du drame pour reconquérir Iris, humilier Olivia, séduire Pierrette. Je suis un maître de l'aïkido sentimental, capable de retourner les pires situations à mon avantage. Oui. Je suis un grand pervers". Une pièce de Schnitzler surgit dans sa mémoire. Il a oublié le titre, l'histoire, les acteurs, mais il se souvient d'une réplique, "Aimer c'est accepter les sacrifices et nous n'avons jamais accepté les sacrifices, à moins qu'ils nous procurent un plaisir encore supérieur". Oui. J'aurais pu signer ça. On ne change pas un homme juste parce que son fils a été porté disparu. Il se relève en gémissant et s'installe devant son ordinateur. - Qu'est ce que tu fais ? s'inquiète Olivia. - Je dois rédiger la déclaration qu'on remettra demain à la presse. Je n'ai aucune confiance en de Cassan. - Tou n'arriveras à rien. Regarde dans quel état tou es. Viens te coucher. Flottant sur une désagréable brume, mélange de mauvaise conscience et de tranquillisants, le grand homme se recouche. Abandonnant définitivement les commandes à sa compagne il cambre obligeamment les reins pour lui permettre de retirer son pantalon et il se souvient, dans un flash, des deux petites infirmières qui l'ont dévêtu aux urgences. Olivia se glisse près de lui sous les couvertures et Boldri, obéissant pour une fois à la Nature, se blottit dans les bras lisses et accueillants de cette mère d'occasion. Il pose son visage contre le sein élastique et s'endort comme un bébé. Cinq heures du matin, réveil en sursaut. "Marc ! Quel petit con ! Mon Dieu." Il essaye de remémorer son rêve : Une histoire de verre pilé répandu sur le sol qui craquait d'une manière désagréable quand il marchait dessus. Il était pieds nus, mais il ne s'était pas blessé... 70 Il se traîne jusqu'à la salle de bain et urine en tanguant, les yeux fermés. Il salit la lunette, mais il y a des femmes de ménage pour ça. Merde alors. Le verre pilé c'est certainement un dérivé de la couleur verte, c'est-à-dire la forêt. Et le mot "pilé" rappelle le pilet, nourriture de base des Indiens. C'est clair comme l'eau de roche, son rêve lui recommande de se tourner vers l'état primitif. Les pieds nus indiquent qu'il doit retrouver sa propre enfance... Satisfait d'avoir trouvé une explication aussi astucieuse (il a toujours considéré la discipline psychanalytique comme un exercice intellectuel plutôt qu'une thérapie) il se rendort apaisé. Il entend dans un demi-sommeil Olivia qui répond au téléphone : - Il dort encore... Oui... Je lui dirai. Boldri se redresse, les yeux rouges, les cheveux hirsutes. - Qu'est-ce que c'est ? - L'ambassade. Ils ont retrouvé l'amie de Marc à la prison des femmes. Boldri pense qu'il devrait se raser et mettre un costume, puis toute l'histoire explose dans sa tête et il oublie toute idée de coquetterie. * Claire a peur et pourtant elle se sent en sécurité. "Pour une fois, c'est une chance que je sois une métisse. Une blanche dans cette prison n'aurait pas fait long feu." La femme qui a une tête d'indienne et qui porte sur le visage des taches violacées, mélange de coups et de maquillage défait, lui sourit. L'autre, la grosse, la regarde à peine, elle se méfie de l'étrangère. Tout à l'heure quand Claire a eu cette irrépressible crise de nerfs, elles l'ont consolée, croyant sans doute à un banal drame de la jalousie. La grosse a dit quelque chose comme "allons, il vaut pas la peine qu'on pleure pour lui... Ningun hombre non vale..." Pourquoi l'a-t-on mise avec des droits communs ? Est-ce une ruse? Une bévue de bureaucrate ? Le manque de place dans la prison ? Ou simplement le je-m'en-foutisme sud-américain ? Ces deux femmes usées sont-elles des moutons ? Peu importe, se dit Claire, c'est une présence. L'indienne prend sa main, examine l'hématome et d'un geste quasi professionnel y applique son foulard trempé d'eau. La douleur explose, violente, et Claire réalise qu'elle a été comme anesthésiée. Depuis ce moment où le camion s'est retourné et les hommes vociférants l'ont jetée à terre, elle n'a plus rien ressenti. Par quel miracle ? Peut-être parce que la grande peur neutralise la petite peur. Persuadée qu'elle sera exécutée, ni vue ni connue, elle n'a même pas protégé son bras blessé quand les soldats l'ont poussée dans la voiture aux vitres aveugles. Et plus tard, quand ils ont franchi les grilles de la prison, elle était si épuisée qu’elle s'est 71 endormie comme une souche sur les planches de bois de la cellule exiguë. Maintenant que la conscience revient, elle retrouve la douleur en même temps que le monde qui l’entoure. Elle sent l'odeur de putréfaction, aperçoit la crasse qui recouvre tout, voit la peau malsaine de la grosse et la bouche édentée de l'indienne. "Quand je pense que Marc rêve d'être enfermé dans une prison de femmes, même pour une plaisanterie, ce n'est pas drôle." Par la lucarne grillagée lui parviennent les échos de la ville. Le monde se manifeste par les cris aigus des petits marchands de journaux : "El Mundoooo... Primera edicion... Mundooooo !" La porte s'ouvre et une gardienne lui fait signe avec sa matraque. Vamonos. "Ça y est, ils vont m'exécuter." Claire regarde l'indienne comme si elle pouvait en attendre de l'aide, mais elle se contente de lui lancer un "adios chica". Claire suit la matonne dans les coursives qui sentent l'eau de Javel. Une pensée l'obsède : "J'aurais dû rendre le foulard. Pourquoi elle ne l'a pas réclamé ? Parce qu'on ne reprend pas un cadeau à une condamnée ?" Quelque part une voix chante "duerme, duerme négrito..." et Claire se dit que c'est un beau chant d'adieu. Dans le réfectoire une femme aux cheveux poivre et sel vient à sa rencontre et prend sa main meurtrie. - N'ayez pas peur ma petite, je suis sœur Marie-Ange. Allons, ne tremblez pas. C'est fini. Les paroles lui parviennent, brisant le mur de défense. Les souvenirs s'engouffrent derrière elles. Claire se rappelle qu'elle s'appelle Claire et qu'elle a un amoureux qui s'appelle Marc. Les larmes jaillissent enfin. Le militaire barre le chemin du professeur avec un "no signor" définitif. - Soy un amigo del comandante Macundo, bluffe-t-il. Mais la sentinelle chef, un gros qui pue le cigare, n'est pas né de la dernière pluie. Il faut un ordre du ministère siñor, on n'entre pas ici comme dans un moulin. No siñor. Boldri supporte difficilement la morgue de la brute à qui l'uniforme assure un pouvoir éphémère, mais réel. Il est humiliant de constater qu'aux yeux de ce minus, vous n'êtes qu'un simple quidam. Il bougonne quelques insultes - à peu de frais il est vrai, étant à peu prés sûr que le gros ne comprend pas le français - et plie l'échine, appliquant la recette du réalisme politique qu'il a défendu il n'y a pas si longtemps devant son fils. Ce n'est pas le moment de se fâcher avec les autorités... Témoins du psychodrame, les gens qui forment une longue queue devant la prison se réjouissent avec un bel ensemble de son infortune. Voir que l'on n'accorde pas plus de droit au riche blanc qu'aux pauvres nègres, est réconfortant. Boldri se laisse tomber sur le cuir surchauffé du taxi à côté de la brave Olivia. Seule chose à faire, attendre. Pas du tout impressionné par la qualité de ses passagers, le chauffeur dort la bouche ouverte à l'ombre de la voiture. Les petits marchands de journaux courent tout autour, brandissant 72 la première édition de "Mundo". Olivia tend la main et une dizaine de gosses proposent immédiatement tout leur stock. Le petit blondinet qui gagne la course reste interdit devant la fortune que l'actrice lui accorde et s'enfuit en courant, avant qu'elle ne s'aperçoive de son erreur. Il est poursuivi par la horde de ses camarades moins chanceux qui tiennent à rétablir la balance. Le grand titre proclame : "Le colonel Bravo est sous les verrous." Le sous-titre précise : "Un trafic d'arme a été démasqué. Médecins français complices". L'impressionnant portail s'ouvre et accompagnée de sœur MarieAnge, d'un secrétaire d'Ambassade et de quelques flics en civil, la jeune pédiatre apparaît au soleil. Boldri repousse les petits crampons qui essayent de lui soutirer quelques sous et se précipite vers la future femme de Marc - à moins qu'elle ne soit sa veuve avant même qu'il l'ait épousée ? Claire s'abandonne dans les bras rassurants du professeur. - Marc ? Vous avez des nouvelles ? - Pour l'instant rien. Mais on va le retrouver. Il est content d'avoir fait ce mensonge. C'est le moins qu'il puisse faire pour la jeune femme. - Allons, il faut la ramener à l'hôtel. Olivia prend les choses en main. Elle siffle le chauffeur de taxi qui, reconnaissant son maître, se précipite pour mettre la voiture en marche. Le convoi quitte la petite place sous le regard intrigué des marchands de journaux qui continuent inlassablement à lancer leur cri de guerre : "Mundo... Mundooooo". * La suite a été réquisitionnée pour le conseil de guerre. Sont présents, monsieur et madame Wong, sœur Marie-Ange, Pistou, Olivia et Boldri. Voici le dilemme qui les divise : faut-il croire la dépêche d'agence qui dit que le Docteur Marc K. a été tué dans le combat durant l'embuscade ? Oui, dit Wong. Non, dit Pistou. Dans la salle de bain, Claire s'abandonne au déluge d'eau chaude. Rarement un client du Sheraton a autant apprécié ce luxe. Olivia frappe à la porte : - Ça va bienne ? Tou as besoin de quelque chose ? - Vous pouvez venir ? L'actrice se glisse dans la pièce embuée. - Vous savez à quoi ça ressemble les morpions, demande Claire examinant ses aisselles devant le miroir, montrant les parasites que ses compagnons de cellule lui ont laissés en souvenir. Réalisant l’incongruité de ce petit drame au milieu du grand drame, les deux femmes éclatent d'un rire libérateur. Abusé par les hoquets qui filtrent de la salle de bain, Boldri se désole, croyant entendre des pleurs. Encore une preuve qu'on ne comprend pas le monde, on l'interprète. Arrive de Cassan, la mine défaite : - L'ambassade a reçu une note d'expulsion. Vous devez prendre l'avion de 17 heures pour Paris avec le docteur 73 Visitacion. Nous avons tout essayé, mais il n’y a rien à faire... Comme pour donner la preuve des efforts de la diplomatie française, le secrétaire d'état s'écroule dans un fauteuil. Fatigué, fatigué, fatigué. Boldri le transperce de son fameux "regard perçant". - Mais enfin, il n'est pas question de repartir ! Vous êtes fou ? De Cassan soupire : - Il y a deux agents de la Seguridad qui attendent en bas dans le lobby. J'ai eu tout le mal du monde à obtenir qu'ils ne vous ramènent à l'avion menottes au poing. Le professeur se plante devant la fenêtre. Le paysage, ignorant les péripéties à court terme, est toujours aussi beau. - Vous savez pourquoi on m'appelle Boldri ? Tous connaissent la légende, mais le professeur tient à la rappeler : - C'est grâce à moi que ce connard de Macundo a survécu dans les montagnes. Il ne peut pas me mettre à la porte juste comme ça ! - Vous raconterez ça à la presse en arrivant à Paris, assène de Cassan. En attendant, je vous recommande de la manière la plus formelle de ne pas résister aux autorités. Ses yeux ajoutent : "Et j'en ai pleine le cul de tes histoires d'ancien combattant". Psychologue, Boldri saisit le message. Il a une image en tête : Le combat du jeune bouc et du vieux mâle qui s'affrontent pardessus le corps de Marc pour la propriété de Pierrette. - Tout cela ne serait pas arrivé si vous n'aviez pas subventionné une organisation inexpérimentée. Vous les avez envoyés au casse-pipe et maintenant vous vous en lavez les mains, lance-t-il, concluant le combat sur un coup bas. Indigné par tant de mauvaise foi, le secrétaire d'état ne répond même pas. Autant observer les règles de la chevalerie, les témoins se souviendront de son fair-play. La tension est trop forte pour les nerfs du délicat Wong. - Laissez l'Ambassade s'occuper de tout ça, dit il, posant une main amicale sur l'épaule de Boldri. Vous n'y pouvez plus rien. Boldri déteste entendre l'écho de ses pensées dans la bouche d'un autre. Il retrouve assez de hargne pour lancer : - Je ne partirai pas sans Marc. De Cassan se lâche enfin : - Écoutez, j'ai de la peine à vous dire ça, mais il faut vous rendre à l'évidence. Marc a été tué. Son corps sera ramené dans la Capitale, on nous l'a promis. L'ambassade s'occupera du rapatriement. La porte de la salle de bain s'ouvre. Le visage de Claire n'exprime ni émotion, ni chagrin. * Petits îlots enfermés dans leur mutisme, ils attendent l'avion de Paris, dans le bruyant hall d'embarquement. Madame 74 Wong a bien fait quelques tentatives, mais Boldri ne tient pas à connaître ni son opinion sur l'Ambassadeur, ni sur le climat, ni même sur les menus d'Air France. Elle s'est donc repliée auprès de son mari et attend sagement que les règles du savoirvivre triomphent de nouveau. Claire fait semblant de dormir, berçant sa main entourée de bandages. Olivia boit un Coca-Cola au bar, entourée de la curiosité diffuse des voyageurs. Elle a mis une robe rouge et Boldri se rappelle leur première rencontre, sur la chaussée devant le parc. Il se souvient des dessous noirs et un violent désir le submerge. Il voudrait lui faire l'amour là, sur la banquette poisseuse. Opportunément une scène de Baisers Volés émerge dans sa mémoire, la scène, où apprenant la mort d'un ami, le jeune héros se rend chez les putes. "Nous sommes des drôles d'animaux. La proximité de la mort nous panique au point qu'il est urgent de faire un enfant à une femme, comme si un enfant pouvait en remplacer un autre". Les deux agents de la Sécurité, là-bas près des comptoirs, se croient certainement très discrets, mais on les repère à des kilomètres avec leurs lunettes de soleil et leurs chapeaux d'opérette. "Pourquoi chacun finit-il par porter l'uniforme de son personnage ?" se demande Boldri. La réponse est peut-être dans ces affiches qui couvrent les murs du hall. Qu'elles vendent une voiture, un yoghourt ou des couches-culottes, les mannequins bronzés arborent le même sourire. C'est le règne des faiseurs d'opinion, constate amèrement le professeur. Ils ne savent rien, mais ils le savent mieux. Le marketing a gagné non seulement la bataille de nos poches, mais aussi la bataille de nos esprits. Pourquoi ai-je fini par accepter cette honteuse retraite ? Peut-être parce que moi aussi, je me conforme à mon image de "grand-patron-responsable" et de "père-digne-dans-son-chagrin". Il est si absorbé par ces réflexions qu'il lui faut un certain temps pour réaliser que quelque chose se passe dans son champ de vision. La chemise hawaïenne de Pistou agite le bras là-bas, avant de disparaître dans les toilettes pour hommes. Le lecteur se rappelle l'entretien de Boldri avec son fils, dans ces mêmes toilettes, les piques échangées et l'agréable excitation de la clandestinité. Aujourd'hui la clandestinité n'a rien d'agréable. A peine Boldri l'a rejoint devant la rangée des lavabos, que Pistou chuchote : - Il est vivant, j'ai capté un message de l'armée. Il a été récupéré par la guérilla. Au même moment, avec un grand sens de dramaturgie, un hautparleur grésillant annonce le départ de l'avion de Paris. - Tu sais s'il y a une autre issue ? demande Boldri. La vieille flamme de l'aventure se rallume dans les yeux de Pistou, mais l'âge temporise les ardeurs d'antan. - Si tu ne prends pas ce vol, tu ne pourras plus compter sur l'ambassade, dit-il. Mais Boldri n'en est plus aux arguments raisonnables. Il a retrouvé le chemin de sa jeunesse et il l'emprunte au pas de course. - Je n'ai jamais compté sur ces imbéciles. Ils ont même pas été fichus de savoir que Marc est vivant. 75 Pistou désigne la porte surmontée d'une pancarte fatiguée : "crew only". - Prends le couloir, passes par la zone hors douane et tu ressors par derrière. Ma Buick est sur le parking. La portière arrière ne ferme pas. Rajeuni de vingt-cinq ans, Boldri quitte les lieux d'un pas élastique. À peine a-t-il disparu côté cour qu’apparaissent les espions d’opérette, côté jardin. Ils ne trouvent qu'un petit chauve en chemise hawaïenne qui les assure de n'avoir vu personne. Claire aperçoit Pistou qui sort des toilettes et se dépêche vers la sortie. Son sixième sens lui dit qu'il se passe quelque chose et elle l'écoute sans réfléchir aux conséquences. Elle lâche le groupe qui se dirige vers les portillons d'embarquement et suit le journaliste vers la sortie, s'efforçant à ne pas courir. Boldri est déjà couché sur la banquette arrière de la grosse Buick, quand Pistou s'installe au volant et met le contact. - Ça va ? - Ça va. Le réverbère qui s’encadre dans la vitre arrière se met doucement en mouvement et traverse son champ de vision, suivi de deux palmiers et du bâtiment de l'aéroport. Il se croit déjà tiré d'affaire, quand la voiture s'immobilise et il entend Pistou qui pousse un juron. La portière claque et Boldri aperçoit des jambes bronzées qui s'installent sur le siège avant. La voix musicale de Claire annonce : - Je viens avec vous. Le représentant de l'AFP ne fait pas de commentaires. Ils quittent le parking sans échanger un mot, mais dès que Boldri a vu le haut de la guérite disparaître, il se redresse : - Tu es folle ? - Marc est vivant. Je le sais. Si vous restez, je reste. Nous avons évoqué les dons de medium de Claire. Cette fois la démonstration est si éclatante que même le sceptique Boldri est impressionné. Il est si ému qu'il en oublie même de protester. Ils roulent quelques kilomètres en silence, puis, passés les signaux lumineux du bout de piste, Pistou se gare devant une petite buvette ambulante. - Bon. Alors maintenant qu'est-ce qu'on fait ? La réponse se perd dans le fracas assourdissant du Boeing d'Air France qui s'arrache et les survole à quelques dizaines de mètres. Au revoir Olivia. * Confinés dans l'atelier de Pistou, entourés des tigres féroces qui surgissent, la gueule ouverte, les griffes menaçantes, des tableaux du journaliste, et dans l'incapacité d'en dire du mal, (critique-t-on les œuvres de l'homme dont dépend votre vie ?) Claire et Boldri passent le plus clair de 76 leur temps à écouter France Inter, espérant y surprendre sinon des informations, du moins quelques encouragements. Contrairement aux médias locaux qui font le black-out sur les médecins disparus, les commentateurs français ont trouvé là du grain à moudre et s'en donnent à cœur joie. C'est l'occasion pour Boldri de mesurer sa cote d'amour, toujours au top. Il est rassurant de constater que Pierrette, Iris, Olivia et toute la chaîne fraternelle, remue ciel et terre pour que le vacarme atteigne le niveau où l'on ne pourra plus l'ignorer. Les ondes de radio les relient à leur tribu et ce n'est pas à dédaigner quand on veut tenir tête au monde entier, bien que Boldri ressente quelque chose d'humiliant dans ce lien qui le rabaisse au stade de l'enfant. Un vrai héros est un homme seul. Le professeur a soigné le bras de Claire et elle lui a raconté le voyage vers le Nord, les camions frigorifiques, l'apparition surprise du petit colonel et l'embuscade au passage du ravin. Pour le reste, ils en sont réduits aux suppositions : Selznik est-il avec Marc ? L'armée les a-t-elle localisés ? Les guérilleros les gardent-ils comme monnaie d'échange ou comme otages ? Ils ne font pas de pronostic. Ils savent qu'ils sont sur le même bateau, ou, pour utiliser une métaphore plus précise, sur un train sans conducteur qui suit des rails couchés par d'autres. Curieusement, Boldri goûte cette sensation d'irresponsabilité. Lui qui a toujours pris ses décisions, il se contente à présent d'attendre qu'on vienne le chercher, serait-ce le bourreau. Se laisser porter par les événements c'est finalement si commode. Les jours passent dans une agréable torpeur, pimentée du sentiment de danger... Ils guettent le moindre bruit. Ce sont peut-être les flics ! Ce n'est que la fidèle servante qui vaque dans la cuisine. L'oisiveté encourage les confidences, mais ils se livrent avec parcimonie. Ils évoquent Marc, l'éclairant de deux côtés opposés, projetant son ombre bicéphale sur leur écran mental. Boldri dit : "il s'est éloigné de moi, je n'ai jamais réussi à l'intéresser." Claire dit : "vous n'avez rien compris, trop occupé par vous-même." Alors Boldri s'enferme dans la rancune et regrette déjà d'avoir pris cette associée qui le juge. Enfin, un soir Pistou arrive avec une bonne nouvelle : - Ça y est. J'ai établi le contact avec les responsables de la guérilla. * Dans l'immense jardin botanique, le terrain appartient aux petits singes qui sautent de palmier en palmier. Un photographe ambulant qui attend le client est le seul représentant de l’espèce humaine. Lourde responsabilité. Ils se sont installés au pied d'un indien monumental, coulé dans le bronze, un chef mythique, assassiné par l'homme blanc. Est-ce pour les conditionner que le rendez-vous a été fixé sous le regard froid de l'indien ? Essaye-t-on leur faire endosser la responsabilité des massacres passés ? Si c'est le cas, la 77 manœuvre est ratée. Les européens, exclusivement préoccupés par leur propre malheur, restent insensibles aux infortunes des premiers occupants du continent. Enfin un homme débouche de l’allée et Claire reconnaît Manolo Marquez, le champion d'échec. Il s'approche au pas de promenade, tenant par la main les deux petites filles que la pédiatre a rencontrées en photo sur le piano de l'appartement de fonction. C'était il y a un siècle. Les fillettes endimanchées jouent sagement, tandis que leur père, tel un démiurge, doit décider du sort de la famille Kronstein. Il confirme : Oui, le docteur Marc est vivant. Non, je ne peux pas dire où il est. Oui, il a été transporté dans les régions libérées. Transporté ? Oui, il a été blessé au cours de l'embuscade. Blessé ? Blessé comment ? Qui sait ? Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'il a perdu beaucoup de sang. Beaucoup de sang ? ! Nous arrivons ici au point culminant de notre récit, le point où l'affection paternelle est authentifiée par les acides lysergiques. Le point où la biologie reçoit ses lettres de noblesse de l'amour et la chaîne que nous appelons "les liens de sang" prend tout son sens. - Si mon fils est blessé, déclare Boldri, je suis le seul donneur compatible dans un rayon de cinq milles kilomètres. Nous avons un rhésus très spécial. "Un rhésus très spécial." Une marque de fabrique imprimée dans les gênes, ça devrait donner droit à des avantages ou au moins à un peu de considération. Mais le spécialiste de la guérilla n'est pas concerné par les mystères de la filiation. - Je regrette, dit-il sèchement. J'ignore moi-même où il se trouve en ce moment. - C'est une affaire de vie ou de mort, s'indigne Boldri. Marquez le fixe, droit dans les yeux : - On ne peut pas mettre en danger tout un groupe pour soigner un blessé. Le docteur Kronstein a pris ses responsabilités. Voilà un langage que Boldri comprend. C'est exactement ce qu'il aurait dit à la place de Marquez. Oui, concède-t-il, il faut comprendre la logique de nos interlocuteurs. Mais une fois de plus c'est une femme qui lui montre le chemin. Claire qui s'est tue jusqu'à présent, comme si elle devait laisser aux hommes la tâche de décider de son sort, éclate soudain et déverse son indignation sur Marquez : - Vous n'êtes que des manipulateurs. Vous vous êtes servis de nous, Marc est blessé à cause de vous, alors maintenant vous allez vous débrouiller pour qu'on puisse le rejoindre ! Plus elle parle, plus elle s'échauffe. Les petites filles s'arrêtent de jouer et le photographe ambulant dresse l'oreille. Cette cinglée, elle va alerter tous les flics du coi ! Pistou tente de freiner la jeune passionaria, posant une main qu'il croit apaisante sur son bras, mais elle se dégage 78 violemment, une vraie tigresse pense Pistou, et elle crie encore plus fort : - Oui, je fais du chantage. Je m'en fous de ce qui vous arrivera à vous et à vos petites filles. Et je m'en tape de votre révolution ! Je veux rejoindre Marc. La douce Claire, qui l'aurait cru... Quelle leçon, se dit Boldri. Enfin elle se tait et Marquez retrouve sa morgue : - Vous voulez aller dans le maquis ? Vous ne savez pas ce que ça veut dire. Alors là, c'est Boldri qui renvoie la balle. Vingt-cinq ans d'humanitaire ça finit tout de même par servir à quelque chose : - Les maquis, je les ai connus avant que vous soyez né mon vieux, alors vos leçons... Manolo encaisse, mais ne désarme pas : - On se débrouillera pour faire rapatrier le docteur Kronstein par la Croix-Rouge, nous avons nos réseaux. Qu'on lui oppose son propre "laissez faire les spécialistes" ébranle le professeur. Mais il regarde Claire et il a honte de sa prudence de notable. Voilà pourquoi le très raisonnable professeur Boldri abandonne les allées bien entretenues du pouvoir et s'engage sur les sentiers tortueux de l'aventure... * La Lada de Marquez a une suspensions épouvantable et elle fait du bruit, mais il ne faut pas trop demander, ils roulent vers le Nord, c'est déjà ça. Marquez n'est guère bavard, mais ses phalanges blanches, agrippées au volant, disent clairement qu'il est loin d'être à l'aise. Claire est à l'arrière avec les deux petites filles qui portent des robes de dimanche et des nattes tressées avec des rubans aux couleurs du pays. Elles dévisagent la pédiatre en pouffant derrière leurs mains gantées, aussi énervantes que deux petites pestes peuvent l'être. Mais au passage des barrages de police c'est la meilleure des couvertures. Il leur sera beaucoup pardonné. Déjà trois heures de voyage monotone. De temps à autre, Claire croit reconnaître une place de village, une chapelle, ou une pompe à essence. Elle est passée par là il y a quelques jours, coincée entre Marc et One Eyed Jack, dans la cabine surchauffée. Mais a-t-elle vraiment vu ce bouquet d'arbre ou cette maison jaune canari ? Ou bien est-elle victime de ce sentiment de déjà-vu qui ne la quitte plus ? Quant à Boldri, ses derniers souvenirs remontent à plus de vingt-cinq ans. Assis près de Marquez, il se cramponne au tableau de bord, comme à ses dernières certitudes. Le temps efface tout, se dit-il. Comme toutes les évidences, celle-ci est banale, d'accord, mais elle est juste. Le paysage paradisiaque évoque les forêts qui foisonnent sur les tableaux de maître Pistou et les pensées de Boldri s'égarent sur les frontières de l'art : "Et si les tigres 79 improbables du peintre se cachaient derrière ces arbres ? On rirait moins, ha, ha..." La voiture fait une embardée pour éviter un petit crocodile qui gît au milieu de la chaussée. Ignorant tout de la civilisation, il a eu la mauvaise idée de s'aventurer hors de sa rivière. "Décidément, les vrais animaux sauvages sont bien moins effrayants que ceux sortis de l'imagination d'un peintre de dimanche". Le soleil a laissé la place aux nuages multicolores. L'artiste, le pire des pompiers, a repeint l'horizon dans des dégradés de rose bonbon. Insensible à ce genre de beauté, Boldri essaye de contrôler la crampe qui tord ses boyaux. De génération en génération les Kronstein n'ont produit qu'un fils unique, certes suffisant pour perpétuer le nom, mais au prix d'un grand risque. Au moindre accident plus de Kronstein. Pffft. Fini. Ce sang au rhésus spécial pourrait se tarir. Inconcevable. Boldri doit sauver son fils et donner une nouvelle chance à leur tribu, car aucun doute, les Kronstein considèrent que leur présence sur terre est un plus pour l'humanité. D'où les crampes d'estomac. Il est remarquable que malgré les siècles de civilisation qui ont façonné sa pensée, plaçant l’individu par-dessus tout, Boldri se voie comme un simple maillon de l'espèce. Espèce exclusivement préoccupée par sa propre survie. La biologie aura toujours le dernier mot, se dit-il. Il fait déjà nuit noire quand ils abordent les faubourgs de Ciudad Guahira, un immense bidonville avec ses rues sombres qui se coupent et se recoupent à l'infini. Pas un âme qui vit, seuls quelques réverbères essayent de faire illusion, les naïfs. Marquez se gare devant une maison aux murs de parpaing brut et disparaît à l'intérieur. La lumière de néon qui filtre de la cuisine éclaire chichement un petit jardinet encombré d'instruments de construction. Pas gai gai. Un bruit de tonnerre annonce un Jet qui les survole à basse altitude pour atterrir là-bas, derrière le rideau d'arbre, sur le tarmac tout proche. Les deux petites filles turbulentes qui se sont endormies sur les genoux maternels de la pédiatre ne bougent même pas. Des ombres s'agitent dans la maison et Marquez réapparaît sur le seuil : - Tout va bien. Prenez vos affaires. Leur hôte est un grand métis qui porte un short fluo et mâchonne un bout de racine. Il est flanqué d'une négresse, pieds nus et robe avachie, qui tient un bébé dans ses bras. Le moins qu'on puisse dire c'est qu'ils ne sont pas souriants. Les présentations faites, la femme déboutonne son corsage et donne le sein au bébé. Pour que le monde continue. L'homme se retire dans une pièce qui donne sur la cuisine et ferme la porte derrière lui, sans doute quelques secrets à protéger. 80 La maison est spacieuse, mais comme abandonnée à mi-chemin. Les murs sont nus, le sol est en ciment brut, l'évier sans robinet est posé sur des briques et des bouts de tissu pendouillent en guise de vitre. L'électricité n'est pas arrivée jusqu'à la pièce du fond et Marquez éclaire les hamacs accrochés aux poutres en béton avec une lampe à pétrole : - Désolé. Ça ne vaut pas le Sheraton, mais la cuisine de Carla est excellente, vous verrez. - Combien de temps ? demande Boldri. Il connaît pourtant la réponse : - Ça ne dépend pas de moi, ça dépend de l'armée. Marquez se retourne dans la porte et ajoute : - Vous ne devez jamais sortir de la maison. Carla et Julio-César s'occuperont de tout. Il est content de leur faire la démonstration de la dure loi des clandestins. Vous l'avez voulue, vous l'avez eue. D'ailleurs, ni Boldri ni Claire ne songeraient à se plaindre, ils ont bien compris les règles du jeu : D'abord, la libération du peuple et après, loin derrière, les problèmes des bourgeois occidentaux. * Six heures du matin. Boldri n'en peut plus de tourner et se retourner dans le hamac. Il finit par se lever dépliant douloureusement sa pauvre colonne vertébrale. Lumbago ? Rhumatisme ? Hernie discale ? Il n'a que l’embarras du choix. La nuit a été remplie de cauchemars, pimentés de moustiques. S'il est vrai que le chili de leur hôtesse a été savoureux, la vaisselle était douteuse et Boldri a dû faire un effort pour avaler. Il a été impressionné par Claire qui dévorait avec un appétit d’ogre tout ce que la maîtresse de maison mettait dans son assiette. "Elle s'est tout de suite sentie chez elle, songe-t-il. Tu devrais suivre son exemple, accepter pour une fois la vie telle qu'elle. Tu croyais traîner un boulet, elle sera ta béquille. Allons, montre lui que tu es un homme, merde." Facile à dire, difficile à faire. Quand, dans le noir, vous posez votre pied nu sur le ciment poisseux et vous marchez sur quelque chose de gluant qui se faufile entre vos orteils, comment résister à la nausée ? J'aimerais vous y voir. Boldri sent que le dégoût est en train de le gagner. Pas le petit dégoût banal du citadin perdu à la campagne, mais le grand dégoût métaphysique, celui que les physiciens - qui ont peur des mots - appellent l'entropie. Traduisez : tout pourrit, vieillit, s'oxyde, se gâte, se faisande, se décompose. Chaque homme est une usine à merde, l'humanité n'est qu'une immense fabrique de déchets. Quand Boldri repense à sa vie, il la voit comme un long combat contre l'entropie. S'il a eu parfois l’illusion qu'il pouvait gagner, aujourd'hui (rétrogradé qu'il est de capitaine à simple naufragé, sans bateau et sans bouée de sauvetage) l'évidence du fiasco s'impose à lui. 81 Il progresse à tâtons, le long des murs suintants et finit par trouver les toilettes. Une ampoule nue se balance au plafond. La cuvette est sale, il y a des traces d'excréments sur le mur et un seau dépourvu d'anse sert de chasse. Ce n'est pas le genre de spectacle à encourager les forces de la joie. Enfin. La nature étant ce qu'elle est, Boldri finit par s'installer sur la porcelaine froide, essayant de ne pas respirer par le nez. On pourrait s'étonner qu'un médecin, qui a tout vu, tout connu et dont c'est le métier après tout, ressente du dégoût pour la décomposition. Mais, je le répète, il s'agit ici du grand dégoût sophistiqué du philosophe. Cerise sur le gâteau, les explosions de ses tripes le mettent à la torture. Claire pourrait l'entendre et plus que tout, il importe à Boldri de préserver son image de gentleman. Au matin, installés autour de la table branlante, ils font connaissance avec le reste de la famille : deux jumeaux d'une quinzaine d'année et une fillette avec ses tresses dressées comme des antennes. Carla, parée de bigoudis, ne lâche pas son bébé, même pour allumer le fourneau. L'instinct de pédiatre, ou de mère ? se réveille chez Claire et elle invite le bambin à venir dans ses bras. L'enfant se met à hurler et la tentative de fraternisation en reste là. L'homme ne retire jamais le bout de racine de sa bouche, même pour parler. D'ailleurs il parle rarement et aussitôt son café fini, il retourne dans son antre. Intrigué, Boldri risque un coup d'œil par la porte entrouverte. Ce qu'il voit le rassure : D'un geste ample, Julio César retire un drap et dévoile un appareil émetteur-récepteur scintillant. Le professeur est rasséréné par la présence, dans le trou du cul du monde, de la civilisation occidentale. Non seulement parce que l'émetteur les relie au reste de l'univers, mais parce que ce dernier cri de l'électronique est la preuve que la lutte contre l'entropie continue partout, même sous les tropiques. Huit heures et déjà la tôle ondulée du toit commence à chauffer. Confinés dans leur geôle, Claire et Boldri souffrent en silence. À l'affût du moindre spectacle, le professeur se plante devant la fenêtre qui donne sur l'arrière-cour où Carla nourrit ses maigres poules. L'image filtrée par le voilage sale évoque une photo d'Hamilton qui aurait troqué ses pouliches contre une femme usée aux seins tombants. Toujours l'entropie. Boldri songe qu'il devrait faire de l'exercice. Dans le temps, il ne manquait jamais ses quarante pompes quotidiennes. Aujourd'hui, il se demande s'il arriverait à faire le quart. Il n'essaye même pas, ce serait ridicule - pour ne pas dire humiliant - devant la "fiancée" de son fils. Un chat squelettique se traîne, les restes d'un souris dans la gueule. Boldri détourne les yeux à la recherche d'un monde plus pacifique. Tiens, une libellule qui prend tranquillement le soleil sur le mur. Erreur fatale. Un lézard à la langue musclée 82 lui fait passer définitivement le goût de la paresse. Le professeur fusille du regard le batracien qui se réfugie dans un interstice, comme pour fuir les ondes négatives de la créature géante. Et il n'est que neuf heures. De la cuisine parvient le son du transistor, salsa et bel canto. Claire qui se balance sur son hamac, scrute le visage du professeur, cherchant à y repérer les traits de son fils. Un souvenir surgit : Marc se déshabille au pied du lit et la courbe de ses reins se reflète dans le miroir. "Est-ce cela l'amour, se demande-t-elle, se souvenir des fesses, plutôt que du visage ?" Boldri sent le regard de la jeune femme. Il imagine, non sans plaisir, tout le mal qu'elle doit penser de lui. À coup sûr elle le croit corrompu par la pratique du pouvoir et la promiscuité des hommes politiques, trop vieux et trop rusé, incapable désormais de transformer ses idées en actes. Il y aura du boulot pour redresser sa cote auprès de la jeune femme. Elle s'étire, souffle dans l'échancrure de son tee-shirt qui colle à sa peau. Voilà, se dit le lecteur, le moment où la libido du vieux professeur libidineux, mise en évidence tout au cours du récit, va se réveiller. Mais l'interdit, pour ne pas dire le tabou, est si fort que Boldri ne songe jamais à Claire comme à un partenaire amoureux. "Tout compte fait, elle doit en baver plus que moi, se dit-il. Je parie qu'elle pense que je pense que c'est elle qui a entraîné Marc dans cette galère." - Vous voulez un verre d'eau ? - Non merci. Comme conversation il y a mieux. Claire s'éloigne vers la cuisine et Boldri se couche par terre et plie les bras en soufflant. "Si j'arrive jusqu'à vingt, je me décerne le prix Lénine... Huit, neuf, dix, onze... et douze." Il s'écroule, trempé de sueur. Cette saloperie de douleur dans le bras gauche est toujours là à le narguer. Si tu ne veux pas claquer ici, tu ferais mieux d'arrêter de faire le jeune homme, sinon tu iras retrouver Félix, vite fait. "Hein Félix ? Qu'est ce que tu en penses ? Tu penses que je suis pathétique ? Tu as raison." La fillette, accroupie sur le tabouret, un genou coincé sous le menton, applique sur ses orteils du vernis rouge avec une extrême concentration. Claire cherche à capter son regard. - Como te llamas?. La petite serre les dents, c'est sa mère qui répond : - Carlita, se llama Carlita. La gamine glousse. La pédiatre pousse son avantage : - Es bonita, dit-elle en effleurant les cheveux crépus de la petite fille. Où est ma vraie famille ? se demande Claire. Est-ce du côté de cette négresse fatiguée, ou bien du côté du professeur autoritaire et raffiné ? Elle aime bien le professeur, mais ne supporte pas ses airs de propriétaire dès qu'on parle de son fils. Et d'ajouter dans un sourire : "Pas de chance. Marc est à moi." 83 L'après-midi la chaleur devient infernale. Oubliant son statut d'homme du monde, Boldri retire sa chemise et s'évente avec un vieux journal. Il ferait bien une petite sieste, mais les jumeaux disputent un match de foot dans l'arrière-cour et leurs voix aiguës découragent toute velléité de repos. Il se traîne jusqu'à la cuisine. Claire a fait d'énormes progrès dans la conquête de la famille, elle a même été admise à la cérémonie des haricots et assise entre la mère et la fille aide à sélectionner les grains, selon un système bien trop compliqué pour le professeur. Il pousse jusqu’à l’antre de Julio César. L'oreille collée à son poste, le maître de maison épie la cacophonie de l'éther. Il ne lève même pas les yeux pour annoncer : - El ejercito. Ellos preparan una gran ofensiva. Il pirate les messages de l'armée, réalise Boldri. L'émission se termine dans un tintamarre de brouillage et Julio-César désigne d'un geste ample les montagnes tout autour. "Malo. Muy malo". Pour la centième fois le professeur l’interroge : a-t-il eu des nouvelles de Marquez ? Pour la centième fois, la réponse est la même : - Nada. Ils ont été prévenus. La petite Carlita sur ses genoux, Claire s'est coulée dans le fauteuil défraîchi face à la télévision qui diffuse les inévitables télénovellas brésiliennes. Désœuvré, Boldri s'installe aussi face à l'écran, résigné à subir la loi de l'audimat. Tout plutôt que de penser. Un petit lézard s'est aventuré sur l'écran et sa minuscule silhouette se découpe sur le visage bronzé des protagonistes. Personne, ni les mièvres play-boys du feuilleton, ni les spectateurs, ne songent à le chasser. Il va donc assister au journal télévisé des premières loges. La présentatrice, parée comme une meneuse de revue, annonce que l'opération militaire de grande envergure dans les montagnes du Nord est un succès. Macundo passe en revue ses troupes et les soldats joyeux l'acclament. Suivent quelques images bien saignantes du théâtre des opérations. Boldri fixe l'écran, craignant y découvrir le corps de Marc parmi les morts complaisamment exhibés. Il se demande si Claire a les mêmes pensées ? Sûrement, vu la manière dont elle crispe les mains sur l'accoudoir de son fauteuil. Puis viennent les nouvelles du monde : Le festival de Canne s'ouvrira sur un film de Scorcese, la Bundesbank a changé de président, les islamistes ont égorgé une demi-douzaine de compatriotes. La routine. Quelques semaines plus tôt il était lui-même dans la boîte à images. Aujourd'hui, il ne peut que la subir. Finalement c'est simple, l’humanité se divise en deux catégories, ceux qui sont sur l'écran et ceux qui les regardent. Les premiers, bien que de simples images cathodiques, sont beaucoup plus puissants que les seconds... Excellent sujet de philo. 84 * La deuxième nuit est encore plus pénible. À peine installé dans le hamac, Boldri sent les douleurs qui se raniment et s'ajoutent aux courbatures de la veille. La chaleur refuse de se dissiper et les moustiques ont décidé de faire un repas de fête. Comble de malheur, Boldri digère laborieusement le chili de Carla et les inélégants gargouillis de son ventre le mettent au supplice. Pourquoi son propre corps doit-il lui rappeler à chaque moment le principe du pourrissement universel ? Et pourquoi en présence de la jeune femme ? Entend-elle les hurlements de mes tripes, se demande-t-il, boxant son ventre désobéissant. La répugnante couche de graisse lui rappelle qu'à peine deux semaines plus tôt il allait souffrir au Parc dans l'espoir de la perdre... Quelle heure est-il à Paris ? Que fait Iris en ce moment ? Elle est sûrement en train de courir les plateaux de télévision pour empêcher que le professeur ne disparaisse définitivement des écrans... Et Pierrette ? Pourvu qu'elle ait reçu le message de Pistou (Marc est vivant et son héroïque papa est sur ses traces) avant que l'imbécile de Cassan ait pu jouer les messagers des mauvaises nouvelles... Et Olivia ? La gentille Olivia qu'il a abandonnée sans un mot à l'aéroport. Elle ne lui en veut sûrement pas. Plus que sa beauté, c'est sa générosité qui l'habille. Vivent les femmes. Le professeur a toute la nuit pour réfléchir. C'est ce qu'il fait, Défilant la ronde des femmes qu'il n'a jamais connue, désirée ou regrettée, rabâchant dans sa tête, encore et encore ce qu'il a dit ou pas dit, ce qu'il a fait ou ce qu'il aurait dû faire... * Claire pose le bébé sur la table de la cuisine et délivre son diagnostic : Les petites rougeurs sont d'origine allergique, il faudra le nourrir au biberon avec du lait maternel, mélangé à du Ferrarum. La consultation est gratuite et le bébé sourit à la doctoresse, alors Carla promet de suivre les recommandations de la faculté et Claire remballe le petit avec des gestes de professionnelle. Elle fera une magnifique maman, se dit Boldri. Marc a de la chance. - C'est triste à dire, soupire-t-il, mais j'ai à peine profité de Marc quand il était bébé. J'étais toujours en voyage... - Ceci explique peut-être cela, répond Claire fort spirituellement. Le professeur enregistre l'attaque et riposte sur le ton de l'homme qui est au-dessus de tout ça : - Si vous voulez faire ma psychanalyse, je dois vous prévenir que beaucoup ont essayé, mais personne n'y est parvenu. - C'est bien dommage. 85 Encore ce petit accent d'insolence. Mais l'humour autorise tout et Boldri apprécie l'esprit, même à ses dépens. Claire remet le bébé à son propriétaire et elle fait face, sérieuse cette fois : - J'ai fait une analyse pendant quatre ans. Marc m'a beaucoup aidée, sans lui je n'y serai jamais arrivée. Dans l'esprit de Boldri, son fils est un éternel assisté, l'idée qu'il pourrait aider quelqu'un ne l'a jamais effleurée. L'information le surprend donc. Il s'adresse au mur derrière elle, évitant son regard : - Il y a une chose que je voulais toujours dire à Marc. Il ne faut pas qu'il rate sa vie de famille comme j'ai raté la mienne. On croit que s'occuper de l'humanité entière dispense de s'occuper de sa famille. Ça peut avoir du panache, mais par définition, on se condamne à un certain échec. Ce n'est jamais bon de déprécier ceux qui vous entourent. Le sourire de Claire l'encourage à continuer. - J'ai sacrifié l'enfance de Marc sur l'autel du charity business, je ne voudrais pas que ça vous arrive. Un peu d’égoïsme c’est sain, il ne faut pas avoir honte d'une bonne vie... Indifférent aux confessions de Boldri, le bébé se met à pleurer et Claire lui abandonne son doigt en guise de tétine. - Vous parlez toujours en théoricien, dit-elle. Ça ne vous vient pas à l'esprit que Marc et moi on s'aime, simplement ? - Il est difficile d'imaginer ce que les autres ressentent. Par définition... Je me suis toujours demandé si Marc était tombé amoureux de la pédiatre, de la femme ou de la métisse... - Etes-vous amoureux d'Iris ? - Je crois, oui. Mais je suis également amoureux de Pierrette et d'Olivia. Il suffit qu'une femme me regarde avec tendresse. La quantité d'amour dont chacun dispose est illimitée, on ne diminue pas les parts en la divisant. - Vous êtes incorrigible, pourquoi ne pas répondre simplement à une question simple ? - Parce que rien n'est simple. Les affaires de cœur sont compliquées par essence. - Dites ce que vous ressentez. C'est simple. - Qui de nos jours sait ce qu'il ressent... - Moi. - Vous avez de la chance. Sentant qu'ils abordent un terrain escarpé, ils préfèrent s'en tenir là. D'autant que la chaleur, irradiée par le toit, ramollit les cerveaux et plus l'heure avance plus il devient difficile de se montrer spirituel. Le reste de la journée se passe dans un ennui épais. La télé déverse ses images, la radio ses merengues. Carla s'affaire à la cuisine et Julio-César dort dans son hamac, le bout de racine coincé entre ses dents. Même les avions qui se présentent en rafale à la piste d'atterrissage toute proche et qui font trembler la maison, n’arrivent pas à le perturber. 86 En fin d'après-midi quelques gouttes frappent le toit qui résonne comme un tambour, mais l'orage n'arrive pas à se décider. Lui non plus, se dit Boldri. Claire, si réceptive aux manifestations de l'invisible, ressent comme une menace l'électricité qui flotte dans l'air et se réfugie dans la pièce du fond. * Troisième nuit dans la maison en parpaings. Boldri a récupéré un vieux matelas et il s'est installé par terre, préférant braver les dangers rampants plutôt que d'affronter une troisième fois le hamac. On entend filtrer de la pièce d'à côté les gémissements sans équivoque de Carla et les feulements victorieux de Julio-César. "Ils ont de l'énergie pour s'aimer dans cette fournaise" songe le professeur. Est-ce que Claire les entend aussi ? Il perçoit la respiration régulière de la jeune femme. Elle doit dormir. Tant mieux, il n'a pas envie de partager avec elle cette intimité. Les cris de Carla deviennent de plus en plus précis, comme des appels à l'aide et le professeur se bouche les oreilles. Il est réveillé par un coup de tonnerre. Un courant d'air frais balaye la pièce et des grosses gouttes commencent à frapper le toit dans un roulement de tambour. Un éclair explose et il aperçoit, le temps d'un flash, Claire, assise sur son hamac. Une petite fille terrorisée. Boldri doit crier pour couvrir le vacarme : - Ça ne va pas ? - J'ai peur des éclairs. Un coup de tonnerre claque et toute honte bue Claire se réfugie auprès du professeur. - Excusez-moi. Je ne peux pas me contrôler. Il la prend dans ses bras. Elle tremble, comme si elle avait froid. Elle dit encore : - C'est ridicule. Julio-César les réveille à six heures du matin. Un contact a été établi. Un contact ? Quel contact ? Boldri n'arrive pas à se dépêtrer des brumes de la nuit. C'est Claire qui réalise la première : - Vite, c'est Marc. La transmission est exécrable, mais la voix de Marc leur parvient : Allô... Allô... quiero hablar con la doctora Visitacion... Quiero hablar con la doctora Visitacion... À vous. Claire crie : - Marc ! J'étais si inquiète. Ta blessure, elle est grave ? Décris-nous ta blessure. Je suis avec ton père. À toi. La voix de Marc est brouillée : - Claire, tu dois repartir en Europe. Ne fais pas de bêtise. Pour moi tout se passe bien... 87 Sa voix s'éloigne, se noie dans une cacophonie d'ondes. Boldri s'empare du micro. - On va te sortir de là, fils. Tu as pu être transfusé ? Un silence. - Donne ta position, crie Boldri. Long hululement de brouillage. Julio-César tourne fébrilement ses boutons et l'on peut entendre de nouveau Marc : - Ça va papa, je me débrouille très bien. Rentrez à Paris ! Vous m'entendez ? Allô... Allô... À vous… La voix disparaît de nouveau derrière un grésillement. Claire hurle : - Marc ! Mais Marc n'est plus là. On n'entend plus qu'un sifflement sarcastique. Julio-César hausse les épaules, l'éther ne coopère pas tous les jours. Quant à savoir d'où est partie l'émission, il est encore plus évasif. D'un des nombreux postes mobiles de la guérilla disséminés un peu partout dans la Sierra. Marc est là, quelque part dans ces montagnes. Ils devraient êtres rassurés, repartir d'un bon pied vers la conclusion de l'aventure, le sauvetage du fils et de l'amant. Mais par un curieux détour, cette courte conversation a détérioré le climat. Claire s'est enfermée dans un mutisme buté et le professeur, devinant qu'elle lui reproche d'avoir pris ce ton protecteur, "on va te sortir de là, fils", boude aussi de son côté. Vrai, ce n'était pas très adroit, mais il a lancé cette phrase dans l'émotion des retrouvailles radiophoniques, ce n'est quand même pas un acte de guerre ! Elle n'a aucune raison de me toiser comme un bourreau d'enfant. Déstabilisé par la mise en accusation muette, une idée fort désagréable se faufile dans l'esprit du professeur : Et si c'était en effet une erreur de rejoindre Marc ? Ce geste apparaîtra forcément comme un manque de confiance. Boldri pressent qu'une fois de plus il sera inculpé d'insensibilité au tribunal permanent de ses proches. Son système de défense a toujours été d’arguer de ses bonnes intentions : "J'ai peutêtre fait ceci ou cela, mais c'était pour la bonne cause." Malheureusement aux yeux de ses procureurs, une gifle reste une gifle, peu importe dans quelle intention pédagogique elle a été donnée et le professeur a toujours été condamné à des lourdes peines par ses juges. Devrait-il renoncer à son projet pour échapper à un nouveau procès ? Impossible. Il ne serait pas digne de mettre en balance les blessures d'amour propre avec les vraies blessures, celles qui nécessitent l'intervention du chirurgien. La matinée se passe dans une attente fébrile. Peut-être que cette maudite radio va se décider à causer de nouveau. Mais elle se tait comme si elle avait honte de sa performance exécrable. Carla s'est proposée de laver leurs vêtements et Boldri se sent ridicule avec le bermuda que Julio-César a bien voulu lui 88 prêter. Ses affaires, suspendues dans l'arrière-cour, sont encore humides, mais il décide de les remettre. On est plus en sécurité dans son propre uniforme. Vers midi, Marquez se montre enfin. Fausse joie, il apporte des mauvaises nouvelles : l'armée a lancé un vaste mouvement d'encerclement. Ces hijos de puta veulent frapper un grand coup avant les élections. L'offensive aura déjà fait au moins deux victimes. Il n'est plus question de laisser Boldri et Claire rejoindre Marc. - J'ai ordre de vous retenir ici, le temps que ça se calme. - Ça ne se passera pas comme ça, s'indigne Claire. Nous sommes médecins, Marc a besoin de nous. Marquez ignore la jeune femme, décidément trop affranchie pour les standards latino. Il s'adresse à Boldri chez qui il a senti l'interlocuteur responsable : - Je vous ai prévenus. Vous avez accepté nos conditions. La guérilla ne pourrait pas répondre de votre sécurité. C'est un argument qu'on peut comprendre. Boldri comprend. Mais Claire n'a pas ses bonnes manières : - Nous sommes prisonniers ? demande-t-elle, prête à en découdre. - Dans la mesure où vous ne pouvez ni aller vers la montagne, ni rentrer à Puerto Plata, disons que vous êtes sous ma responsabilité. Fin de la discussion. Ironie du sort, c'est Marquez lui-même qui leur fournit la clef de la porte de sortie : - C'est d'autant plus bête, ajoute-t-il, que j'ai réussi à localiser le groupe qui a pris en charge votre fils. Ils se sont repliés dans une ancienne mission franciscaine du côté d'Aracataca. Boldri se dresse, comme mu par un ressort. La mission franciscaine ? S'il la connaît ! C'est dans cette mission qu'ils ont établi leur quartier général, il y a vingt-cinq ans. * Les poules qui continuent à picorer malgré l'heure tardive toisent avec indifférence le couple qui passe par l'arrièrecour. Boldri écarte le grillage qui les sépare du monde extérieur, un terrain vague qui descend en pente douce vers un ruisseau putride, et ils se glissent en dessous. Une fois de l'autre côté, ils pataugent dans le terrain spongieux en direction de la lueur qui filtre du cabanon voisin. Une famille dîne à la lumière d'une lampe à pétrole. Un vrai La Tour songe Boldri, puis il revient vers des considérations plus terre-àterre, il s’agit de passer par-dessus la barrière qui les sépare de la ruelle. Claire fait la courte échelle et le professeur escalade la clôture en poussant un gémissement très peu élégant. Il atterrit de l'autre côté soufflant comme une locomotive, maudissant son âge. Le plus humiliant étant que Claire saute l'obstacle légère comme une gazelle. Enfin, pas de temps pour les regrets. Ils s'éloignent à pas pressés vers ce 89 qu'ils croient être le centre de cette banlieue interminable, la lumière bleue des écrans cathodiques les accompagne de maison en maison. Ils ont pris la décision de se sauver tout de suite après la visite de Marquez. Elle n'était pas difficile à prendre, les objections du genre "c'est dangereux" s'ils y ont pensé, ils ne les ont pas formulées. Boldri est formel, il saura la retrouver cette mission et ce n'est pas Claire qui se défilerait devant le danger. En attendant, ils sont perdus dans le dédale des rues mal éclairées, avec la désagréable impression de tourner en rond. Des gosses poursuivent un malheureux ballon, un chien aboie paresseusement, un homme joue de la guitare sur le seuil de son cabanon, un avion passe à basse altitude, tous phares allumées, narguant les pauvres ploucs qui ne quitteront jamais ce coin perdu. Enfin un bodega ouvert. Les rampes de néon éclairent en pure perte quelques tables branlantes. Le patron, un chinois qui range ses boîtes de conserve sur des étagères qui plient sous le poids, ne se retourne même pas à l'entrée du couple. Il doit penser : "una négra avec son micheton". Boldri commande deux Seven Up et le Chinois dépose devant eux les canettes. - Je voudrais trouver une voiture de location ou un taxi, pour aller à "una fiesta " risque Boldri avec un clin d'œil égrillard. Le Chinois appelle : "Pedrroooooo" et un gros barbu avec sa casquette de baseball à l'insigne des "Rangers" écarte le rideau de l'arrière-boutique. Le Chinois lui glisse quelques mots à l'oreille, désignant du menton les deux touristes et Pedro redisparaît. Suspense. L'homme à la casquette va-t-il les dénoncer ? Est-il en train d'appeler les flics ? Ils sont déjà sur le point de lever le camp, quand un taxi aux chromes impeccables se présente devant le bodega. L'amateur de baseball est au volant. Les négociations sur le tarif sont expéditives, ils ne sont pas en situation de marchander. Ayant endossé le rôle du riche Européen en virée, Boldri doit jouer son rôle jusqu'au bout. Et comme il aime à soigner la mise ne scène, c'est aux détails qu'on reconnaît le professionnel, il achète deux bouteilles de rhum "extra" au Chinois, que même cette aubaine n'arrive pas à dérider. * La Madone fluorescente attachée au rétroviseur plane sur la nuit. Dérision ou nouvelle conversion, le professeur adresse une prière muette à la Vierge : "Fais que je retrouve mon fils, toi qui a connu tout ça..." Puis il se rappelle qu'il a ses entrées directes au ciel : "Félix, Félix... J'ai besoin que tu m'aides. Surveille bien ce petit con de là-haut..." Il sent une légère pression sur son bras. - Ça va ? - Il y a eu de meilleures années. 90 Claire lui sourit. On est dans le même bateau, autant ramer ensemble. - Cuidado, la guardia, duerme ustedes, ordonne Pedro, désignant un point lumineux dans la nuit. Boldri prend la pose du vieux-barbon-ivre-mort et Claire se love dans ses bras. Qu'est ce qu'il ne faut pas faire pour sauver son fils. Le soldat débraillé qui sort de l'alcabala scrute l'intérieur du taxi, mais Pedro n'est pas seulement un fan du base-ball, c'est aussi un excellent comédien. Voici la traduction approximative de son dialogue avec le représentant de l'autorité : - Ça va camarade ? - Ouais, où vas-tu comme ça ? - Celui-là (il désigne Boldri) je le ramène à une fiesta. Ça fait trois jours qu'il n'a pas dessaoulé. - Le con de sa mère. Passeport. Le soldat passe sa main par la vitre, secoue le dormeur. Le chauffeur rigole : - Allons, camarade, laisse le cuver son vin. Il a tellement baisé qu'il n'en peut plus, le pauvre. - Le con de sa mère. - Je serai obligé de les porter dans leur lit ces deux-là. - Le con de ta mère. Tu pourras peut-être baiser la petite. Ils rient de concert et Perdro offre une bouteille de rhum au soldat jovial. - Tiens, buvez ça à la santé du gringo… Le soldat fait disparaître la bouteille dans une poche sans fond, mais mauvais joueur, il refuse de bouger. Pedro fait ronfler le moteur : - Allez camarade, on n'est pas encore rendu. Le soldat reste planté là, observant les passagers. - Passeports. Le chauffeur soupire, se retourne et secoue vigoureusement le gringo. - Le compagnero demande si vous avez un bon argument pour qu'il nous laisse passer. Il souligne sa phrase d'un clin d'œil complice. Le gringo comprend vite, fouille dans ses poches et insère un billet dans les pages de son passeport. Le soldat étudie le document, empoche le billet vert et il donne un grand coup sur le toit du taxi. - Vaya con dios. Dès qu'ils sont hors de vue, Boldri se penche et tapote l'épaule du Pedro. - Gracias siñor. - De nada siñor. Comment a-t-il deviné qu'ils étaient des clandestins ? C'est écrit sur leur front probablement. Boldri doit admettre qu'il fallait être bien naïf pour croire qu'ils allaient passer inaperçus dans ce pays en pleine guerre civile. Après son exploit, Pedro s'autorise une petite récompense. Il ouvre la deuxième bouteille sans lâcher le volant, adresse qui 91 lui vient d'une longue pratique, et tire une bonne rasade. Puis il tend la bouteille à Boldri. - Tenga. Mucho ron, mucho duro. Et il accompagne sa profession de foi d'un geste de bras non équivoque. Bander, toujours bander, songe dit Boldri. C'est à mon fils de bander maintenant... Il y a seulement quelques jours, il craignait de flancher devant Olivia. Aujourd'hui, en route pour sauver son fils, il est devenu un vrai sage. Ils ont pour eux seuls la route, tracée par un serpent géant, qui se déplie à travers la forêt tropicale. Si Boldri pouvait remonter le temps dans une de ces distorsions spatiotemporelles prisées par les auteurs de science fiction, il pourrait rencontrer cet autre lui-même qui passait par là à dos de mulet, 25 ans plus tôt. Il essaye de retrouver ses impressions d'alors, mais sa mémoire a déjà fait le ménage. Bien que le bon Dieu l’ait créé en un jour, l'homme est bien conçu, songe-t-il. Quand ses ressources baissent, son désir diminue... Ce qui nous épargne bien des déconvenues. Oui, chacun règle son horloge intime de manière à ne pas affronter des réveils trop douloureux. On peut se battre contre des moulins à vent, mais il faudrait être idiot pour se fracasser la tête contre le mur de l'âge en béton armé. Survivre c'est être raisonnable. L'âge est un long apprentissage : bien avant d'atteindre la sénescence chacun y fait des stages... Boldri se souvient de ces moments en creux dans sa vie. Sa stratégie a toujours été d'aller de l'avant et multiplier les rituels d'amour, convaincu, qu'à l'image de la liturgie religieuse, les gestes finiront par entraîner la conviction. Mais aujourd'hui ? Quel est son avenir ? Doit-il séduire, encore et encore, pour rester vivant ? Y aurait-il d'autres Iris, d'autres Olivia ? Il n'y a pas d'absence de désire. On désire encore d'avoir du désire... Ses réflexions sont interrompues par les phares d'un convoi militaire. Une interminable colonne de camions surmontés de mitraillettes. Claire se raidit, mais les militaires ont d'autres soucis et s'évanouissent dans la nuit. Arrivé à la limite d'Aracataca Pedro ralentit et ils glissent sans bruit dans l'obscurité inquiétante. Le village paraît abandonné, même pas un chien pour aboyer. La Mission ne doit pas être loin, mais leur Cicéron semble perdu. Boldri torture sa mémoire : Il y avait un grand rocher avec un Calvaire, c'est là qu'il fallait tourner. Ils passent et repassent sur leurs traces et Pedro se montre de plus en plus nerveux. Quand ils retraversent pour la troisième fois la Plazza Mayor et se retrouvent de nouveau à l'entrée du village, Claire finit par suggérer : - Vous ne croyez pas qu'il nous balade ? Boldri hausse les épaules. Nous sommes bien obligés de lui faire confiance. L'homme freine au carrefour, maudissant la nuit, l'état des routes, les paysans et le gouvernement et ils descendent pour essayer de déchiffrer le panneau indicateur couché dans 92 l'herbe. Une mauvaise idée : A peine ont-ils quitté le taxi que l'amateur de base-ball écrase le champignon et décrit un arc de cercle sur les chapeaux de roue avant de disparaître dans la nuit. Claire éclate d'un grand rire bien sain. Deux pigeons aux Caraïbes. C'est drôle, non ? Boldri est plus réservé. On pourrait dire qu'il manque totalement d'humour en l'occurrence. Plus que le goujaterie du chauffeur, c'est l'insolence de Claire qui l'énerve. De quel droit cette petite pédiatre se donne-t-elle des allures d'héroïne flegmatique ? Reste qu'ils sont bel et bien perdus. Boldri tourmente son cerveau, à la limite de la surchauffe. Il y avait là un pont qui passait le ruisseau... Le ruisseau, mais bien sûr ! On entend le concert de grenouilles dans le silence de la nuit. * Attila nettoie ses appareils et compte une fois de plus ses bobines exposées. Marc et Selznik finissent leur fejioada, accompagnant chaque bouchée d'une gorgée de rhum, la seule denrée dont ils disposent en grande quantité et qui remplace tant bien que mal la télévision, la vie de famille et la chaleur humaine. Marc se réfugie dans l'ivresse dès le matin. Non pas l'ébriété flottante et aérienne qu'il a connue à la garden-party de Pistou, mais l'ivresse assommante de l'alcoolo, la chape de ciment qui recouvre opportunément les mauvaises pensées. Autre effet positif de l'alcool, Selznik est guéri de son bégaiement. - Bon. Je vais aller me coucher, dit-il. Demain est un autre jour. - Tu l'as dit bouffi. Attila et Marc restent face à face dans la grande pièce vide, une ancienne salle de classe, témoin la carte d'Amérique Latine, oubliée sur le mur souillé. Le photographe sifflote une chanson de Trenet. S'il voulait le faire exprès, il ne pourrait trouver meilleure moyen pour énerver Marc, vexé par l'insolente santé du Hongrois. Ce n'est pas possible que rien ne l'inquiète. Merde. (Notons la similitude de réaction de Marc et de Boldri. Comme le goût des sucreries, ils partagent une grande méfiance à l'égard de la désinvolture.) D'un geste d'ivrogne il attrape la bouteille et boit au goulot. Stimulées par le coup de fouet, ses pensées cavalent comme des atomes de gaz, les images défilent : Le premier western qu'il a vu, l'assassinat de Kennedy, son vélo qu'il faudrait remonter de la cave, la rousse qui ne portait pas de chaussures, le bocal de cornichon et son ami Gaby qui ne pouvait pas courir avec son corset. "Au fond, le Hongrois a raison, rien ne tire à conséquence. Il y a quelques semaines, je n'aurai pas pu imaginer vivre sans papier cul ou de télévision. Aujourd'hui, je suis perdu à des milliers de kilomètres de chez moi, je n'ai ni salle de bain, ni journal télévisé et je ne m'en porte pas plus mal." 93 Si l'alcool peut faire rêver, il ne rend pas forcément original. Cependant, la conclusion mérite d'être retenue, ne serait-ce qu'à cause de l'heureuse formulation : "L'inimaginable est aussi plausible que l'imaginable. Tout ce qui n'est pas impossible est possible." La preuve : Un vieux graffiti presque effacé qui proclame sur le mur "UN BOL DE RIZ POUR CHACUN". Souvenir de l'époque où son père est passé par là, afin de déposer son obole sur l'autel de la révolution tiers-mondiste. Assis sous la profession de foi de son père, Marc peut méditer sur l'étrange symétrie qui surgit parfois du magma que nous appelons la vie. Tout ce qui n'est pas impossible est possible. Parole d'ivrogne. Il boit une autre gorgé, appuie sa tête contre le mur et cherche des sujets plus distrayants. Il invoque Emma Bovary, mais elle ne répond pas à son appel, sans doute craint-elle les tropiques. Pourtant, avec la nuit viennent une petite brise et une agréable fraîcheur. Et Claire ? Surtout ne pas penser à Claire, je pourrais me mettre à pleurer. Un point incandescent indique qu'Attila a décidé de fumer sa dernière cigarette. De temps à autre, le petit brasier éclaire son visage. - Quelle connerie la vie, dit-il, philosophe. Pour une fois, Marc est d'accord. Il s'étend sur son lit de fortune, face à la fenêtre grillagée qui se découpe sur un ciel de pleine lune en Technicolor. Spectacle gratuit, offert par la maison. Disons enfin la vérité : Marc est plus atteint par la mélancolie que par les balles. Le lecteur est en bon droit de demander, que devient alors cette fameuse blessure qui nécessiterait une transfusion avec ce sang au rhésus spécial ? Etait-ce une simple ruse pour maintenir le suspense ? En quelque sorte, oui. L'état de Marc n'a jamais nécessité une transfusion. Vrai, une balle avait traversé le gras de son épaule, mais l'excellent Selznik l'a soigné et sa constitution vigoureuse a fait le reste. On peut donc dire, sans craindre le désaveu des généticiens, que son père est tout de même pour quelque chose dans cette guérison. Pourquoi n'a-t-il pas démenti la fausse nouvelle ? Pourquoi at-il utilisé ce stratagème de demi-mensonge ? Sans doute pour en tirer quelques avantages psychologiques. Vengeance ou simple vantardise de gosse, il espérait bénéficier, au moins le temps de leur séparation, d'une certaine considération de son père. Quant à la question, pourquoi l'auteur de ces lignes a caché cette information, après tout capitale, il ne peut que se référer aux canons de la dramaturgie. Le degré d'efficacité d'un récit se mesure à la qualité du suspense, un auteur privilégiera toujours l'efficacité à la vérité... Voilà un terrain où se rejoignent fiction et politique. Ce n'est pas Boldri qui me démentira. * Il est déjà trois heures du matin, quand le clocher se dresse devant eux. Ils ont dû passer et repasser à proximité 94 une bonne dizaine de fois, mais ils n'étaient sans doute pas encore mûrs pour le voir. Un petit sentier mène à travers le taillis jusqu'au mur d’enceinte de la mission. La poussière profonde amortit le bruit de leurs pas. Boldri ne ressent aucun trouble, pourtant, il joue gros. Que va-t-il découvrir ? Une patrouille de l'armée ? Un chien enragé qui va lui sauter à la gorge ? Le corps de Marc ? Ils passent le portail défoncé et avancent sur les dalles cassées avec des précautions de sioux. Boldri appelle : - Quelqu'un ?... Alguien ?... L'écho se dissipe. Le silence qui suit est chargé de frémissements inquiétants. Tandis que le professeur fait le tour par derrière, Claire pousse une porte et pénètre résolument dans ce qui fut une chapelle. L'obscurité est totale, mais elle sent une présence. Mon dieu ! Il y a là quelqu'un, un corps allongé par terre ? Elle glisse son pied avec précaution sur le dallage... Le corps pousse un grognement et Claire se fige, paralysée. - Qui est là ? chuchote-t-elle, prête à affronter une bande de vampires. Une silhouette se dresse et la jeune femme entend la respiration saccadée d'un homme paniqué. Une bouteille vide roule dans un bruit insupportable et la flamme d'un briquet jaillit. Claire pousse un cri : - C'est toi. Oh, mon dieu. J'avais tellement peur. - Et m-m-moi donc. Les effets de l'alcool dissipés, Selznik retrouve spontanément son bégaiement. Arrive donc le moment où les deux fils savamment tenus à distance vont se rejoindre. Père et fils sont sur le point de se retrouver. Vont-ils se réconcilier, comprendre l’un l’autre ? Ou bien le mensonge de Marc et l'acharnement de Boldri vont-ils créer des nouvelles tensions ? Le photographe se réveille en sursaut, Marc, assommé par l'alcool émerge doucement. Il aperçoit dans un brouillard son père qui se penche sur lui. Ceux qui s'attendaient à la grande scène des retrouvailles vont être déçus. Marc reste désespérément terre-à-terre : - Merde. J'ai un de ces mal de tête. Émue aux larmes, Claire se jette dans ses bras. Marc pousse un hurlement, car bien que sa blessure soit légère, son épaule est douloureuse. Attila, toujours aussi perspicace, saisit avec son flash les retrouvailles de la famille Kronstein. Il a gagné sa journée, il aura la couverture de Paris Match, c'est sûr. Boldri ausculte l'épaule de Marc, il fait bouger le bras, tâte l'articulation. - Ça n'a pas l'air mauvais. Tu as eu de la chance... - Dommage. Un fils "gravement blessé" ça fera mieux dans ton dossier de presse. L'attaque est non seulement injuste, mais étonnamment méchante. Bien sûr elle peut se comprendre, se justifier même, par l'inquiétude retenue qui explose maintenant, Marc déversant son 95 trop pleine d'angoisse sur ceux qui en sont responsables. Logique. Mais quand même. Un instant de stupeur suit l’agression. Puis, Boldri se dresse et quitte la pièce, digne, très digne. Il est également compréhensible, qu'ayant tout risqué pour son fils, il soit froissé par cette réception. Le professeur est victime d'un malentendu : il se figure que son geste, après tout héroïque, devrait être comptabilisé dans la colonne "crédit". Il a beau être un homme intelligent, il oublie ce que tout le monde sait : On ne peut pas secourir les gens qui n'ont pas demandé à l'être. Pour une fois Claire prend son parti : - Comment peux-tu dire de telles absurdités gratuites ? Ton père a traversé la moitié du pays et tu... L'exaspération l'empêche de poursuivre. Tant mieux, Marc a décidé d'être mesquin : - Je vois qu'il a trouvé un bon avocat. C'est incroyable qu'il ne puisse pas me foutre la paix même au trou du cul du monde. Il fallait qu'il vienne jusqu'ici pour me sauver ! Mais je ne vous ai rien demandé, moi ! Claire n'attend pas la fin. Elle quitte aussi la pièce, la nuque raide et la démarche décidée. Formidable la vitesse à laquelle les alliances se font et se défont, quand bien même la situation vous commanderait la solidarité. Restent Marc et Selznik. La conclusion lui revient : - Eh ben mmmon vieux, tttttu es un vrai coo-on. * Le vieil Alpha avec ses cheveux blancs et son visage aux milles rides aurait pu faire carrière à Hollywood. Heureusement pour nos amis, l'Indien n'a jamais quitté son village et il prend soin à présent des Européens qui, eux, se sont si imprudemment éloignés de leurs bases naturelles. Il a apporté des tacos chauds avec du café et chacun peut soigner, qui sa gueule de bois, qui son mal de dos. Ils se sont réveillés avec la forêt et tous ont fait semblant d'avoir oublié l'incident de la veille. Une certaine tension demeure cependant, comme suspendue dans la brume du matin. Aussitôt son café bu, Marc se met à remplir le réservoir avec la pompe antédiluvienne, préférant la corvée d'eau à la corvée des explications, abandonnant cette tâche à Selznik. L'anesthésiste s'exécute de bonne grâce, mais son infirmité met ses auditeurs à rude épreuve. Voici un abrégé de son récit : Le semi-remorque, piloté par One Eyed Jack, a échappé à l'embuscade grâce à la témérité et le savoir faire du cow-boy-chauffeur. Il a réussi, au prix de la vie de quelques militaires qui ont fini leur carrière sous les roues du mastodonte, à traverser la ligne de feu et remonter le paroi du ravin de l'autre côté. Ils ont joué de chance, car les militaires redoutant la présence des guérilleros, ont fini par renoncer à la poursuite et les hélicoptères les ont perdus sous la couverture de la forêt. Ils ont grimpé dans la Sierra et la nuit venue ils ont poussé jusqu'à cette ancienne Mission, une 96 sorte de relais pour les combattants. C'est ici qu'ils ont retrouvé Solo et Attila, échappés également au feu des militaires. Le semi-remorque planqué sous les bananiers, les Européens confiés aux soins d'Alpha, le doyen du village, One Eyed Jack et Solo sont repartis pour avertir le gros des troupes, quelque part dans la montagne. Ils devaient revenir dans les vingt-quatre heures. On les attend toujours. Le soleil vient d'apparaître au-dessus de la crête. Les oiseaux se taisent enfin et dans le silence, on peut entendre le bourdonnement des hélicoptères qui patrouillent au loin. L'armée n'a pas dit son dernier mot. - Il se peut fo-fort bien que les mmmmmilitaires nous débusquent avant que-que nos amis ne se montrent, conclut Selznik. Condamnés à l'attente, leur quotidien se résume à manger, dormir, échapper à la chaleur, chasser les insectes et attendre le retour des guérilléros. Claire a été affectée à la corvée de cuisine et le professeur à la tâche plus noble de ramassage de bois. C'est dans la petite clairière, derrière la Mission, à l'abri des regards qu'aura enfin lieu la scène de réconciliation. Boldri pose sa main sur l'épaule de Marc : - Tu m'as fait peur. - Désolé... - Non, c'est de ma faute. - Non. C'est moi, j'ai été con. Aussi simple que ça. Décevante cette absence de démonstration ? Peut-être, mais nous l'avons dit, les Kronstein brillent par le retenu. Claire est plus rancunière. Elle épluche les légumes en serrant les dents, statue vivante de la conscience féministe. Les femmes à la cuisine, voilà comment vous êtes. Elle ressent un élan de solidarité avec sa grande sœur, Pierrette. Elle a dû en baver avec ces Kronstein, père et fils. Elle a eu bien raison de partir vers d'autres hommes, peut être plus falots, mais moins égocentriques. Marc et Boldri qui s'affrontent par-dessus sa tête ne l'amusent plus. Si elle a accepté le cynisme destructeur du père, elle ne supporte pas l'irritabilité à fleur de peau du fils. Boldri fait le tour des bâtiments délabrés à la recherche des fantômes. Il revoit avec une grande acuité l'Indien qui refusait de laisser vacciner ses enfants et qui le menaçait de sa machette. Il entend encore les cris des gosses, accrochés à leurs mères. C’était le bon temps, tout était simple. C'est l'occasion de faire le bilan. Bilan provisoire, mais dont on peut supposer qu'il n'évoluera guère. "Tout a changé et rien n'a changé. J'ai eu l'impression d'avancer, mais je n'ai fait que tourner sur mon pied cloué. Je serais resté là, assis sur mon cul, comme le père Alpha, le résultat serait le même. A quoi ça m'avait avancé de faire vingt fois le tour du monde ? Mes artères ont vieilli comme pour tout le monde, le reste c'est de la littérature. L'efficacité a tué l'efficacité. J'ai 97 endossé l'habit des combattants pour fuir la banalité, mais je n'ai vécu que l'illusion du combat." Il pousse devant lui ses réflexions, comme le scarabée sa boule d'excréments. "D’un autre côté, ma vie a été l’œuvre de ma vie. Quel romancier peut en dire autant ?" Fidèle à sa nature, Boldri fait tout passer par le filtre de la dérision. Peut-on en déduire qu’il est insensible ? Rassurez vous, Boldri en bave autant que vous ou moi. Ce n’est pas parce qu’on ne pleure pas en public que l’on est à l’abri du cafard. Le repas réunit la petite troupe sous le grand eucalyptus. Attendant que leur sort soit décidé par d'autres, pas forcément plus intelligents, mais plus puissants, ils s'enferment dans leurs bulles et mangent les bananes frites de Claire en silence. La tentation de baisser les bras est grande, même chez Boldri, mais l'homme d'action prend le dessus et il finit par lancer : - Il faut trouver une solution. On va pas rester là, sur notre cul à attendre que l'armée débarque. Oui, mais quelle solution ? Chacun a un avis et comme on est en démocratie, la discussion est stérile. Elle tourne même au pugilat quand Selznik suggère que de se rendre aux militaires n'est peut-être pas la plus mauvaise solution. Qui voudrait passer pour un collabo ? Et puis avec les militaires, on ne sait jamais, ils tirent d'abord et interrogent ensuite. Un sous-officier fayot, se croyant autorisé à faire disparaître les fauteurs de trouble, pourrait passer à l'acte. Le spectre du Che vient s'asseoir à leur table. Compagnie qui dans d'autres circonstances les aurait remplis de fierté, mais qui n'est pas la bienvenue aujourd'hui. Alors que faire ? L'émetteur qui les reliait au reste du monde ayant rendu l'âme, ils sont impotents. Les aventuriers modernes ont besoin du miroir que leur tendent si complaisamment les médias. Sans ce confort - faire connaître vos actes en temps réel - il leur est difficile d'agir. Ils remettent donc la décision à plus tard, espérant que la sieste réparatrice portera conseil... Résolution qui les relie au temps réel des paysans, premier pas sur le chemin de la sagesse. L'après-midi Alpha arrive avec des mauvaises nouvelles : Les villages voisins sont déjà sous le contrôle de l'armée. Boldri réagit le premier. Il n'y a qu'une chose à faire, s'enfoncer plus en avant dans la montagne et rejoindre le réduit de la guérilla. Facile à dire, difficile à faire, seul Alpha connaît le terrain et l'Indien n'est pas bien chaud pour tenter l'aventure. Il dessine une carte dans le sable avec son doigt tordu par les rhumatismes et désigne la mission par une croix et le fief des guérilleros par un cercle, puis il trace une route et indique plusieurs points : - Aqui control, aqui alcabala, aqui helicopteros. Vingt kilomètres de marche forcée dans la forêt vierge, avec des militaires prêts à vous canarder à chaque coin, ça ne va pas être une promenade de santé. 98 C'est Attila, si discret, qui leur donne la solution : - On n'a qu'à prendre le semi. En effet, l'idée était trop simple pour qu'ils y pensent, obnubilés qu'ils étaient par leur image, affrontant héroïquement la forêt vierge. Il est plus difficile de se débarrasser des représentations mentales que d'un boomerang. La proposition est cependant accueillie avec prudence. Qui va conduire le semi remorque ? Et que se passera-t-il si les hélicoptères le repèrent ? Auront-ils suffisamment d'essence ? La route est-elle praticable ? Le bon dieu les protégera-t-il, ou sera-t-il du côté des brutes, comme à son habitude ? Toutes ces interrogations sont balayées par la vieille indienne édentée qui arrive du village avec les dernières nouvelles : Les unités d'avant-garde ont atteint Aracataca et risquent de leur couper définitivement la retraite. * Tout a commencé avec la côte fêlée d'Attila et maintenant c'est le magyar qui les sort du mauvais pas. Ils ont pris la route encore en plein jour, tant pis pour les hélicoptères, et leur courageuse décision a été récompensée. Ces oiseaux de malheur ne les ont pas repérés. Attila conduit et près de lui le père Alpha joue les navigateurs. Les autres ont été relégués derrière dans le semi. Les rayons du couchant qui pénètrent par les trous de balle, dessinent dans l'air chargé de poussière des lignes parallèles qui balayent l'espace au gré des tournants. Ambiance boîte de nuit. Mais les voyageurs sont très peu sensibles à la beauté du spectacle, trop occupés par eux-mêmes. Marc serre les dents. Son épaule le fait souffrir à chaque cahot, mais il n'est pas en position de se plaindre. D'ailleurs personne ne songerait à compatir. Ni Boldri, ni Claire n'ont envie de le dorloter, petite vengeance indigne d'un homme aux vues élevées, et d'une femme amoureuse, mais que voulez-vous. Cependant c'est une étrange permutation alchimique qui s'opère entre père et fils. Alors que Boldri s'enfonce dans le marécage des spéculations sur le sens de la vie, d’où viens-je, où vaisje, tout ça, Marc envisage déjà l'organisation de la vaccination, la formation des infirmiers, la distribution des médicaments et la construction d'un dispensaire. La pyramide des hiérarchies s'est inversée. Boldri, pourtant pressé par l'âge, est plus patient que son fils qui a la vie devant lui. Il a retrouvé les saveurs de la lenteur, guéri enfin de cette maladie de la jeunesse, l'ambition. Les ténèbres les rattrapent sur le chemin qui grimpe en spirales vers le col. Dans l'obscurité qui s'épaissit à chaque virage, ils longent tantôt des falaises, tantôt des précipices, suivant les caprices de la montagne. Conduire avec les phares éteints sur ces lacets étroits ce n'est plus du sport, c'est de l'acrobatie et Attila se dit qu'il a perdu une occasion de se taire. Quel besoin avait-il de faire le bravache avec son 99 permis poids lourd ? Encore heureux que les autres, enfermés derrière, ne voient pas les dangers qu'ils frôlent à chaque coup de volant. Enfin ils passent le côte et redescendent sur l'autre versant, par un chemin de terre qui s'enfonce dans la forêt. Ils franchissent un petit pont en bois qui craque sous le poids du semi et arrivent sur un terrain plus dégagé. Ici, la végétation est moins dense et la lune éclaire le chemin. Attila se croit déjà tiré d'affaire quand il entend un gros bruit de casse et le semi remorque s'immobilise en se penchant dangereusement. Bilan provisoire : Un essieu coincé par des troncs d'arbre et un pneu éclaté. Ils entourent le cadavre du gros camion, comme une bande d'écologistes entoure une baleine échouée. Bravo, maintenant on ne peut ni avancer, ni reculer et cet imbécile de hongrois qui a eu cette brillante idée, continue à siffloter, on dirait que ça l'amuse. Même Selznik, si peu belliqueux d'habitude, lui jette des regards noirs. Claire finit par éclater : - Tu ne veux pas arrêter cette scie ? Indifférent aux querelles des Européens, Alpha, qui a appris dans sa longue carrière que "rien ne sert de pleurer le chien quand le tonnerre a frappé", ramasse des branchages et confectionne un feu. On réfléchira mieux le ventre plein. Au menu, bananes grillées et corned-beef. Regroupés en cercle autour du foyer, ils dévorent leurs rata. Un vrai bivouac de boy scout, mais personne n'a envie de chanter. Si. Attila recommence avec sa petite chanson, il est incorrigible ce type. Comble de l'insolence, il est le seul à ne pas intéresser les moustiques. Les Hongrois sont-ils immunisés contre les morsures d'insecte ? Les moustiques reconnaissentils en lui un allié ou un chef ? Nous l'avons déjà dit, il n'y a pas de justice. Claire s'assoit sur le tronc d'arbre près de Marc et penche sa tête sur son épaule. Voici enfin la scène qui pour avoir été retardée, n'en est pas moins émouvante. Les catastrophes ont parfois du bon, leçon à méditer. Boldri détourne pudiquement le regard. Il est heureux d'avoir la preuve que l'amour existe. Après tout, ils ont bien fait de faire ce voyage. Le feu s'éteint doucement. Chacun songe, romantisme pas mort, à la vie, à l’amour, tout ça... Un bruit de branches cassées. Tous scrutent l'obscurité, persuadés que c'est la fin du voyage. Une dizaine d'ombres, mitraillettes au poing, dévalent la butte qui surplombe leur campement et Claire reconnaît son ex-professeur, le beau Solo, à la tête de ses troupes et pousse un soupire de soulagement. Émotion et accolades. Les guérilléros sentent la sueur et la crasse, mais qu'importe l'odeur. Pensez plutôt, quelle belle image que ces héros des temps modernes surgissant dans la nuit, pour vous sauver la vie. Oubliée la trahison, oubliées les manipulations. D'accord, ils nous ont trompés pour transporter des armes, mais à présent ces armes nous viennent en aide, on a bien fait de croire en la grande fraternité des hommes. 100 Certains peuvent même se dire que tout compte fait ils n'ont pas vécu en vain, qu'ils ont fait les bons choix et qu'ils en sont maintenant récompensés. Solo les rappelle à la réalité : - We have to hurry. There is a long way to go before down. Vamonos! Sans paroles inutiles, les combattants déchargent le camion estropié et ils transportent les cartons de vaccin à dos d'homme. Personne ne demande aux Européens de partager le fardeau et les Européens se gardent bien de le proposer. Ils grimpent de rocher en rocher, s'accrochant aux lianes. Les pierres roulent sous les pas, les branches qu'on attrape sont couvertes d'épines et l'obscurité grouille de toutes sortes de menaces. Elles sont loin les idéaux humanitaires, une seule chose compte, mettre un pied devant l'autre, évitant si possible de le poser sur un nid de vipères. Tétanisé par la fatigue, Boldri avance comme un automate, la tension musculaire provoque des crampes de plus en plus douloureuses. Il tombe, se relève et repart en jurant. Sa hanche le tourmente et il maudit son imprévoyance, porter des chaussures de ville, comme un vulgaire néophyte ! À l'épuisement du corps s'ajoute l'humiliation. Lui qui a toujours mis un point d'honneur à ne pas flancher devant les jeunes, il se traîne comme un vieux déchet. Ici, dans ce parc à l'échelle d'un continent, Boldri s'efforce encore de faire bonne figure, tel l'homme qui tombe du dixième étage et qui essaye de prendre une pose avantageuse avant de s'écraser sur le trottoir. Il focalise son esprit sur des sujets positifs, le retour à Paris, la conférence de presse, le livre en perspective et le dîner chez le Président. Les automatismes de son heureux caractère, à moins que ce ne soient les réflexes conditionnés, résultat d'un long dressage, le protègent encore de la tentation de l'abandon. Jusqu'à quand ? Déjà d'autres pensées affleurent, profitant de la brèche creusée par la fatigue. Il pense à Félix qui le suit d'en haut, assis sur un confortable fauteuil de nuages et se moque sans doute de lui. Escalader les montagnes à ton âge... Quelle prétention ! Glissant dans une flaque d'eau fétide il perd l'équilibre et s’étale fort peu élégamment. Seul Marc s'arrête pour lui donner la main. - Tu t'es fait mal ? - Non. Ça va. L'aube se pointe là-bas, derrière les pics et les hélicoptères rappliquent avec le jour. Il faut forcer la marche, grimper jusqu'à la crête. Arrivés là-haut, Boldri démissionne définitivement. Étendu dans l’herbe, les bras en croix, suffocant, il demande qu'on le laisse mourir tranquille. Marc, partagé entre gêne et pitié, se demande comment aider son père ? Solo résout son dilemme. Il attrape le professeur par sa chemise et l'oblige brutalement à se mettre debout. Cogno tu 101 madre ! On ne peut pas mettre en danger tout le groupe pour une personne ! No siñor. Anda ! Anda ! Alors, sous le regard froid des combattants, le professeur se force à avancer et la procession repart. Le fameux "goût de l'effort". S'il n'était pas aussi épuisé, il en rirait. Le soleil est déjà au zénith quand ils commencent la descente de l'autre côté, vers la forêt tropicale qui les protégera des hélicoptères. Au passage d'une clairière, un coup de feu claque et tous se jettent à terre, preuve que les nerfs sont tendus. Une grande masse brune dégringole d'un arbre et un jeune combattant qui pousse son cri de guerre court pour ramasser le corps d'un singe. Ils ont établi un campement devant une grotte qui sert d'entrepôt aux guérilleros. On y trouve des couvertures, des conserves, du savon, des rasoirs et même un miroir. Assis sur des pierres, ils entourent la cuisine de campagne. Le plat principal est composé de riz et de haricots noirs, mais certains se régalent de la viande, paraît-il savoureuse, du malheureux primate qui a été embroché et cuit sur le champs. Du producteur au consommateur. Un grand barbu que tout le monde appelle Lutenente découpe un morceau de choix et l'offre aux Européens qui refusent poliment. Leur culture l'emporte sur le goût de l'aventure, même culinaire. Lutenente insiste : - Come. Un buen revolucionario no debe tener miedo de nada Les combattants les observent avec des sourires narquois. Sensible à cette pression, Attila accepte, puis Marc et enfin Boldri. Ils mastiquent héroïquement la chair douceâtre du singe, essayant de masquer leur dégoût. Marc ne peut retenir un sourire. - Alors, le révolutionnaire, c'est bon ? lance-t-il. - Im-man-geable, répond son père. - Tu vois, ça vient... Et les deux hommes d'éclater de rire, car ils se souviennent de la vieille blague juive, blague qu'Elmer a raconté naguère à Félix, Félix à Boldri et Boldri à Marc : Dans le train un vieux Juif mange des harengs. Un Polonais qui partage son compartiment constate avec étonnement qu'il remballe soigneusement les têtes dans le papier gras et les range dans son sac. - Pourquoi gardes-tu les têtes de hareng ? demande-t-il. - C'est ça qui rend intelligent, vous ne saviez pas ? s'étonne le vieux Juif. Le Polonais réfléchit, puis : - Est-ce que je pourrais essayer ? - Je les gardais pour mes petits-enfants, mais je veux bien vous en céder une demi-douzaine. Ça fera six zlotys. Le Polonais paye, récupère les têtes de hareng et fait aussitôt une tentative. Il mastique, il mastique, mais au bout d'un moment il doit bien se rendre à l'évidence : - C'est in-man-geable, s'indigne-t-il. Le Juif, épanoui, lui sourit : 102 - Vous voyez, ça vient. La vieille blague, qui a survécue à l'histoire mouvementée de la diaspora et traversé l'Europe d'Est en Ouest, surgit maintenant si à propos qu'elle provoque le fou rire de Marc et de Boldri. Complicité suprême, ils sont les seuls à profiter de la blague, tandis que les autres, exclus de la tradition hassidique, ne peuvent que se demander s'ils n'en font pas les frais. Attila toujours à l'affût de la photo du siècle, règle le point sur le professeur hilare qui se tient les côtes. Avec sa barbe naissante toute blanche il a l'air... c'est le mot "patriarche" qui surgit dans l'esprit d'Attila. Il ne soupçonne pas qu'il est en train de fixer sur la pellicule les derniers instants du grand homme. Pourtant, c'est lui qui aperçoit en premier, grâce à son téléobjectif, les soldats camouflés derrière des feuilles des bananiers. La fusillade est immédiate et violente. Cris, hurlements, ordres, explosions. Les soldats surgissent des fourrés, pointant leurs mitraillettes et le groupe des guérilleros se replie en catastrophe tirant sur tout ce qui bouge. Marc entraîne Claire vers les rochers qui surmontent la clairière. Elle tombe, il la relève et il la pousse devant lui jusqu'à l'abri d'un tronc d'arbre. Selznik atterrit près d'eux, poussant un gémissement. Dans le silence qui suit la fusillade on entend un groupe de singes affolés qui se demandent si les hommes sont devenus fous ou quoi. Marc risque un coup d'œil. Le champ de bataille semble désert. Seule présence visible, Attila qui mitraille avec son Pentax. C'est son jour. Il va avoir la couverture de Times, c'est sûr. Et Boldri ? Marc aperçoit son père qui avance là-bas, plié en deux. Il trébuche, pose sa main sur son cœur, essaye de retrouver son souffle. N’écoutant que son courage, Marc se lance, mais Solo l'attrape par le bras et le plaque par terre. Chacun pour soi, fiston. C'est la guerre. Marc obéit - que peut-il faire d'autre ? - et suit le groupe qui se replie en direction d'un bosquet de bambous. Un hélicoptère surgit au-dessus de leurs têtes et ils se planquent sous la cathédrale de feuilles. L'engin passe dans un vrombissement de fin du monde et plonge en mitraillant vers la clairière. Quand Marc relève la tête, Boldri est toujours au milieu de la place. Il semble attendre l'ange de la mort qui décrit un demitour dans le ciel et revient déjà sur lui en crachant le feu. * Félix l'accueille avec son éternel, c'est le cas de dire, sourire : - Tu vois, je te l'avais bien dit. À soixante ans passés, on ne fait pas le jeune homme. Boldri n'est pas d'accord : - Je pouvais parfaitement réussir. C'est cet hélicoptère qui m'a tiré dessus. Sinon, j'y serai arrivé très bien. 103 - Pas du tout, réplique Félix, impitoyable. Je t'ai bien vu. Tu n'en pouvais plus, tu attendais qu'il t'achève. J'appelle ça un suicide, moi. L'argument est rude, mais Boldri doit en convenir, son papa l'a percé à jour. Il a eu peur de flancher, alors il a choisi de disparaître. Ayant trouvé la porte de sortie élégante, glorieuse même (en tout cas en parfaite équation avec sa vie et son œuvre) il l'a prise. Mais il n'est pas prêt à l'admettre devant son père. - Tu dis ça, parce que tu n'as jamais eu confiance en moi. - Tu te racontes des histoires. Admirez la mauvaise foi. Félix n'est pas plus tolérant avec son fils que n'a été Boldri avec le sien. Et comme pour ajouter à la confusion, Elmer surgit et lance avec son accent impossible d'émigré polonais : - Allez, fiche-lui la paix. Il vient à peine d'arriver et il faut déjà que tu l'asticotes. Comme on voit ce n'est pas parce qu'on est au paradis que les tensions inter-génération cessent ou que les caractères s'estompent. Boldri regarde autour de lui, anxieux de découvrir son nouveau cadre. Tiens, ça ressemble à l'appartement de la rue Saint Martin de son enfance. Il reconnaît le papier peint et le long couloir et au bout du couloir la cuisine. Sa mère est en train de préparer le repas du soir... * Ce n'est pas si terrible que ça de mourir. Il a eu tort d'en faire tout un plat. Boldri assiste avec un certain plaisir à son enterrement. Il n'est pas mécontent de constater que malgré la pluie d'automne qui mouille les pavés du PèreLachaise, personne ne manque à l'appel, ni Petit Louis, ni JBR, ni France deux. Abrités sous le même parapluie, Pierrette, Claire et Marc marchent en tête de cortège. Iris les suit pleurant à chaudes larmes. Le noir lui va bien, se dit Boldri. Vient ensuite le groupe des amis, puis les admirateurs et les admiratrices et il reconnaît avec une certaine satisfaction la robe rouge d'Olivia. Oh la gentille femme. Attila tourne autour de la vedette sud-américaine avec ses appareils. Il aura la couverture de Marie-Claire, c'est sûr. L'urne est placée dans sa niche et Zobro fait un beau discours. Il parle de la boucle bouclée dans la forêt équatoriale, de la course interrompue en plein vol, du devoir de partager, du bolde-riz pour chaque enfant et du fils qui va reprendre le flambeau. Quel ennui se dit Boldri et il se détourne déjà de tout ce chichi. "Qu'ai-je appris dans la vie, se demande-t-il, sinon ce que tout le monde savait déjà : Les têtes de harengs sont immangeables. Il a fallu avoir l'estomac bien solide pour avaler toute ma vie les vérités changeantes et toutes relatives du siècle..." 104 Il jette un dernier coup d'œil en bas, comme pour dire adieu et il reçoit un choc : Qu'est ce que c'est que ce jeune péteux qui passe son mouchoir à Iris ? Je suis à peine enterré et il lui fait déjà la cour ? Non mais... Une main se pose sur son épaule, Félix l'apostrophe : - Oublie ça. Tu n'y peux rien. Viens plutôt, on va faire une bonne partie d'échec... Boldri soupire. Quand on a raison, on a raison. Il donne même sa bénédiction au futur couple. Qu'est ce que ça peut lui faire désormais si les vivants veulent vivre. De temps à autre il se souvient encore avec une petite nostalgie des bons moments : Les vacances dans le Midi quand Marc a appris à nager, ce bistro où il a pris un verre de blanc avec Iris pour la première fois, cette promenade à New York avec Zobro... Puis, même les souvenirs s'effacent. Qu'ils se débrouillent entre eux. Qu'est ce que ça peut faire, à l'échelle de l'éternité, si Iris prend un nouvel amant ou si Pierrette vend l'appartement pour acheter une maison de campagne avec piscine, afin que l'imbécile de Cassan puisse s'y baigner ? Qu'est-ce que ça peut faire qu'il y ait des millions de morts en Somalie ? Qu'est ce que ça peut faire si l'association Partage passe sous le contrôle d'un inconnu et si Marc se désintéresse de l'héritage paternel ? La sagesse vient avec l'oubli. Un jour, il reçoit un message : Claire et Marc vont avoir un enfant. Un petit garçon. Voilà une nouvelle qui brise le mur de l'amnésie. Même mort, la chose ne peut vous laisser indifférent. La suite de la dynastie est assurée ! Halleluia. C'est quelque chose tout de même. Félix et Elmer se joignent à lui pour boire le champagne, car c'est une chose que le monde se souvienne de votre nom et une autre, beaucoup plus importante, que votre nom soit toujours vivant. De temps à autre il fait un tour dans le parc. Il aime s'asseoir sur le banc à côté de Marc qui promène son bébé dans les allées où courait naguère le professeur Boldri. Ce petit con a rejoint le camp des jeunes pères, il a pris du poids et Boldri a envie de lui dire "il faut faire du sport mon fils." Puis il se souvient que son fils a déjà quarante ans et qu'il ne suivra pas ses conseils de toute façon. Alors il retourne vers Félix et ils reprennent leur partie d'échec. Bien sûr, Félix gagne plus souvent qu'à son tour. Mais Boldri s'en moque. Qu'est ce que ça peut bien faire ? Juillet 2010 105