Textes représentatifs des Lumières.doc

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Textes représentatifs des Lumières
1 - « Qu’est-ce que les Lumières ? » (1784) par Emmanuel Kant (1724-1804)
Qu’est-ce que les Lumières ? La sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se
servir de son entendement (pouvoir de penser) sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable (faute) puisque la cause en
réside non dans un défaut de l’entendement mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere
aude ! (Ose penser) Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières.
La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les a affranchi depuis longtemps
d’une (de toute) direction étrangère, reste cependant volontiers, leur vie durant, mineurs, et qu’il soit facile à d’autres de se poser en tuteur des
premiers. Il est si aisé d’être mineur ! Si j’ai un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un
médecin qui décide pour moi de mon régime, etc., je n’ai vraiment pas besoin de me donner de peine moi-même. Je n’ai pas besoin de
penser pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront bien de ce travail ennuyeux. Que la grande majorité des hommes tienne aussi pour
très dangereux ce pas en avant vers leur majorité, outre que c’est une chose pénible, c’est ce à quoi s’emploient fort bien les tuteurs qui très
aimablement ont pris sur eux d’exercer une haute direction sur l’humanité. Après avoir rendu bien sot leur bétail (domestique) et avoir
soigneusement pris garde que ces paisibles créatures n’aient pas la permission d’oser faire le moindre pas, hors du parc ou ils les ont enfermé.
Ils leur montrent les dangers qui les menace, si elles essayent de s’aventurer seules au dehors. Or, ce danger n’est vraiment pas si grand, car
elles apprendraient bien enfin, après quelques chutes, à marcher ; mais un accident de cette sorte rend néanmoins timide, et la frayeur qui en
résulte, détourne ordinairement d’en refaire l’essai.
2 - Fontenelle, Histoire des oracles (1686), « La Dent d'Or »
Il serait difficile de rendre raison des histoires et des oracles que nous avons rapportés, sans avoir recours aux Démons, mais aussi tout cela
est-il bien vrai ? Assurons-nous bien du fait, avant de nous inquiéter de la cause. Il est vrai que cette méthode est bien lente pour la plupart
des gens, qui courent naturellement à la cause, et passent par-dessus la vérité du fait; mais enfin nous éviterons le ridicule d'avoir trouvé la
cause de ce qui n'est point.
Ce malheur arriva si plaisamment sur la fin du siècle passé à quelques savants d'Allemagne, que je ne puis m'empêcher d'en parler ici.
En 1593, le bruit courut que les dents étant tombées à un enfant de Silésie, âgé de sept ans, il lui en était venu une d'or, à la place d'une de ses
grosses dents. Horatius, professeur en médecine à l'université de Helmstad, écrivit, en 1595; l'histoire de cette dent, et prétendit qu'elle était
en partie naturelle, en partie miraculeuse, et qu'elle avait été envoyée de Dieu à cet enfant pour consoler les chrétiens affligés par les Turcs
Figurez-vous quelle consolation, et quel rapport de cette dent aux chrétiens, et aux Turcs En la même année, afin que cette dent d'or ne
manquât pas d'historiens, Rullandus en écrit encore l'histoire Deux ans après, Ingolsteterus, autre savant, écrit contre le sentiment que
Rullandus avait de la dent d'or, et Rullandus fait aussitôt une belle et docte réplique. Un autre grand homme, nommé Libavius, ramasse tout
ce qui avait été dit sur la dent, et y ajoute son sentiment particulier. Il ne manquait autre chose à tant de beaux ouvrages, sinon qu'il fût vrai
que la dent était d'or Quand un orfèvre l'eût examinée, il se trouva que c'était une feuille d'or appliquée à la dent avec beaucoup d'adresse;
mais on commença par faire des livres, et puis on consulta l'orfèvre.
Rien n'est plus naturel que d'en faire autant sur toutes sortes de matières Je ne suis pas si convaincu de notre ignorance par les choses qui
sont, et dont la raison nous est inconnue, que par celles qui ne sont point, et dont nous trouvons la raison Cela veut dire que non seulement
nous n'avons pas les principes qui mènent au vrai, mais que nous en avons d'autres qui s'accommodent très bien avec le faux.
De grands physiciens ont fort bien trouvé pourquoi les lieux souterrains sont chauds en hiver, et froids en été; de plus grands physiciens ont
trouvé depuis peu que cela n'était pas.
Les discussions historiques sont encore plus susceptibles de cette sorte d'erreur. On raisonne sur ce qu'ont dit les historiens, mais ces historiens
n'ont-ils été ni passionnés, ni crédules, ni mal instruits, ni négligents ? Il en faudrait trouver un qui eût été spectateur de toutes choses,
indifférent, et appliqué.
Surtout quand on écrit des faits qui ont liaison avec la religion, il est assez difficile que selon le parti dont on est, on ne donne à une fausse
religion des avantages qui ne lui sont point dus, ou qu'on ne donne à la vraie de faux avantages dont elle n'a pas besoin. Cependant on
devrait être persuadé qu'on ne peut jamais ajouter de la vérité à celle qui est vraie, ni en donner à celles qui sont fausses.
3 - Montesquieu, Lettres persanes (1721), « LETTRE XXIV ».
RICA A IBBEN.
A Smyrne.
Nous sommes à Paris depuis un mois, et nous avons toujours été dans un mouvement continuel. Il faut bien des affaires avant qu'on soit
logé, qu'on ait trouvé les gens à qui on est adressé, et qu'on se soit pourvu des choses nécessaires, qui manquent toutes à la fois.
Paris est aussi grand qu'Ispahan: les maisons y sont si hautes, qu'on jugerait qu'elles ne sont habitées que par des astrologues. Tu juges bien
qu'une ville bâtie en l'air, qui a six ou sept maisons les unes sur les autres, est extrêmement peuplée; et que, quand tout le monde est descendu
dans la rue, il s'y fait un bel embarras.
Tu ne le croirais pas peut-être, depuis un mois que je suis ici, je n'y ai encore vu marcher personne. Il n'y a pas de gens au monde qui tirent
mieux partie de leur machine que les Français; ils courent, ils volent: les voitures lentes d'Asie, le pas réglé de nos chameaux, les feraient
tomber en syncope. Pour moi, qui ne suis point fait à ce train, et qui vais souvent à pied sans changer d'allure, j'enrage quelquefois comme un
chrétien: car encore passe qu'on m'éclabousse depuis les pieds jusqu'à la tête; mais je ne puis pardonner les coups de coude que je reçois
régulièrement et périodiquement. Un homme qui vient après moi et qui me passe me fait faire un demi-tour; et un autre qui me croise de
l'autre côté me remet soudain où le premier m'avait pris; et je n'ai pas fait cent pas, que je suis plus brisé que si j'avais fait dix lieues.
Ne crois pas que je puisse, quant à présent, te parler à fond des moeurs et des coutumes européennes: je n'en ai moi-même qu'une légère
idée, et je n'ai eu à peine que le temps de m'étonner.
Le roi de France est le plus puissant prince de l'Europe. Il n'a point de mines d'or comme le roi d'Espagne son voisin; mais il a plus de
richesses que lui, parce qu'il les tire de la vanité de ses sujets, plus inépuisable que les mines. On lui a vu entreprendre ou soutenir de grandes
guerres, n'ayant d'autres fonds que des titres d'honneur à vendre; et, par un prodige de l'orgueil humain, ses troupes se trouvaient payées, ses
places munies, et ses flottes équipées.
D'ailleurs ce roi est un grand magicien: il exerce son empire sur l'esprit même de ses sujets; il les fait penser comme il veut. S'il n'a qu'un
million d'écus dans son trésor et qu'il en ait besoin de deux, il n'a qu'à leur persuader qu'un écu en vaut deux, et il le croient. S'il a une guerre
difficile à soutenir, et qu'il n'ait point d'argent, il n'a qu'à leur mettre dans la tête qu'un morceau de papier est de l'argent, et ils en sont aussitôt
convaincus. Il va même jusqu'à leur faire croire qu'il les guérit de toutes sortes de maux en les touchant, tant est grande la force et la
puissance qu'il a sur les esprits.
Ce que je dis de ce prince ne doit pas t'étonner: il y a un autre magicien plus fort que lui, qui n'est pas moins maître de son esprit qu'il l'est
lui-même de celui des autres. Ce magicien s'appelle le pape: tantôt il lui fait croire que trois ne sont qu'un; que le pain qu'on mange n'est pas
du pain, ou que le vin qu'on boit n'est pas du vin, et mille autres choses de cette espèce (Note 5).
(...)
Je continuerai à t'écrire, et je t'apprendrai des choses bien éloignées du caractère et du génie persan. C'est bien la même terre qui nous
porte tous deux; mais les hommes du pays où je vis, et ceux du pays où tu es, sont des hommes bien différents.
De Paris, le 4 de la lune de Rebiab 2, 1712.
4 - Voltaire (1694-1778), Lettres philosophiques (anglaises), X, 1734
Le commerce, qui a enrichi les citoyens en Angleterre, a contribué à les rendre libres, et cette liberté a étendu le commerce à son tour; de là
s'est formée la grandeur de l'Etat; c'est le commerce qui a établi peu à peu les forces navales, par qui les Anglais sont les maîtres des mers. Ils
ont à présent près de deux cents vaisseaux de guerre; la postérité apprendra peut-être avec surprise qu'une petite île, qui n'a de soi-même
qu'un peu de plomb, de l'étain, de la terre à foulon, et de la laine grossière, est devenue par son commerce assez puissante pour envoyer en
1723 trois flottes à la fois en trois extrémités du monde, l'une devant Gibraltar conquise et conservée par ses armes, l'autre à Porto-Bello pour
ôter au roi d'Espagne la jouissance des trésors des Indes, et la troisième dans la Baltique pour empêcher les puissances du nord de se battre.!
Quand Louis XIV faisait trembler l’Italie, et que ses armées déjà maîtresses de la Savoie et du Piémont étaient prêtes de prendre Turin, il
fallut que le prince Eugène marchât du fond de l’Allemagne au secours du duc de Savoie; il n'avait point d'argent sans quoi on ne prend ni ne
défend les villes, il eut recours à des marchands anglais; en une demi-heure de temps on lui prêta cinquante millions, avec cela il délivra
Turin, battit les Français, et écrivit à ceux qui avaient prêté cette somme ce petit billet: "Messieurs, j'ai reçu votre argent et je me flatte de l'avoir
employé à votre satisfaction."!
Tout cela donne un juste orgueil à un marchand anglais, et fait qu'il ose se comparer, non sans quelque raison, à un citoyen romain. Aussi le
cadet d'un pair du royaume ne dédaigne point le négoce. Milord Townshend, ministre d’Etat, a un frère qui se contente d’être marchand
dans la Cité. Dans le temps que Milord Oxford gouvernait l’Angleterre, son cadet était facteur à Alep, d’où il ne voulut pas revenir, et où il
est mort.!
Cette coutume, qui pourtant commence trop à se passer, paraît monstrueuse à des Allemands entêtés de leurs quartiers; ils ne sauraient
concevoir que le fils d'un pair d'Angleterre ne soit qu'un riche et puissant bourgeois, au lieu qu'en Allemagne tout est prince; on a vu jusqu'à
trente altesses du même nom, n'ayant pour tout bien que des armoiries et de l'orgueil.!
En France est marquis qui veut, et quiconque arrive à Paris du fond de sa province avec de l'argent à dépenser et un nom en ar ou en ille peut
dire "un homme comme moi, un homme de ma qualité", et mépriser souverainement un négociant; le négociant entend lui-même parler si souvent
avec dédain de sa profession qu'il est assez sot pour en rougir; je ne sais pourtant lequel est le plus utile à un Etat, ou un seigneur bien poudré
qui sait précisément à quelle heure le roi se lève, à quelle heure il se couche, et qui se donne des airs de grandeur en jouant le rôle d'esclave
dans l'antichambre d'un ministre, ou un négociant qui enrichit son pays, donne de son cabinet des ordres à Surate et au Caire, et contribue
au bonheur du monde.
5 - Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes (1755)
Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu'ils se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou
des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou à embellir leurs arcs et leurs
flèches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instruments de musique, en un mot tant qu'ils
ne s'appliquèrent qu'à des ouvrages qu'un seul pouvait faire, et à des arts qui n'avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent
libres, sains, bons et heureux autant qu'ils pouvaient l'être par leur nature, et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d'un commerce
indépendant: mais dès l'instant qu'un homme eut besoin du secours d'un autre; dès qu'on s'aperçut qu'il était utile à un seul d'avoir des
provisions pour deux, l'égalité disparut, la propriété s'introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent en des
campagnes riantes qu'il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l'esclavage et la misère germer et croître avec
les moissons (…)
Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire: Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la
société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant
les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables: Gardez-vous d'écouter cet imposteur; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits
sont à tous, et que la terre n'est à personne. Mais il y a grande apparence, qu'alors les choses en étaient déjà venues au point de ne pouvoir
plus durer comme elles étaient; car cette idée de propriété, dépendant de beaucoup d'idées antérieures qui n'ont pu naître que
successivement, ne se forma pas tout d'un coup dans l'esprit humain. Il fallut faire bien des progrès, acquérir bien de l'industrie et des
lumières, les transmettre et les augmenter d'âge en âge, avant que d'arriver à ce dernier terme de l'état de nature. Reprenons donc les choses
de plus haut et tâchons de rassembler sous un seul point de vue cette lente succession d'événements et de connaissances, dans leur ordre le
plus naturel.
6 - L’article "Philosophe" de l’Encyclopédie, rédigé par Dumarsais
PHILOSOPHE, s. m. Il n’y a rien qui coûte moins à acquérir aujourd’hui que le nom de philosophe ; une vie obscure et retirée, quelques
dehors de sagesse, avec un peu de lecture, suffisent pour attirer ce nom à des personnes qui s’en honorent sans le mériter.
D’autres en qui la liberté de penser tient lieu de raisonnement, se regardent comme les seuls véritables philosophes, parce qu’ils ont osé
renverser les bornes sacrées posées par la religion, et qu’ils ont brisé les entraves où la foi mettait leur raison. Fiers de s’être défaits des
préjugés de l’éducation, en matière de religion, ils regardent avec mépris les autres comme des âmes faibles, des génies serviles, des esprits
pusillanimes qui se laissent effrayer par les conséquences où conduit l’irréligion, et qui n’osant sortir un instant du cercle des vérités établies,
ni marcher dans des routes nouvelles, s’endorment sous le joug de la superstition.
Mais on doit avoir une idée plus juste du philosophe, et voici le caractère que nous lui donnons.
Les autres hommes sont déterminés à agir sans sentir, ni connaître les causes qui les font mouvoir, sans même songer qu’il y en ait. Le
philosophe au contraire démêle les causes autant qu’il est en lui, et souvent même les prévient, et se livre à elles avec connaissance : c’est une
horloge qui se monte, pour ainsi dire, quelquefois elle-même. Ainsi il évite les objets qui peuvent lui causer des sentiments qui ne conviennent
ni au bien-être, ni à l’être raisonnable, et cherche ceux qui peuvent exciter en lui des affections convenables à l’état où il se trouve. La raison
est à l’égard du philosophe, ce que la grâce est à l’égard du chrétien. La grâce détermine le chrétien à agir ; la raison détermine le philosophe.
Les autres hommes sont emportés par leurs passions, sans que les actions qu’ils font soient précédées de la réflexion : ce sont des hommes qui
marchent dans les ténèbres ; au lieu que le philosophe dans ses passions mêmes, n’agit qu’après la réflexion ; il marche la nuit, mais il est
précédé d’un flambeau.
Le philosophe forme ses principes sur une infinité d’observations particulières. Le peuple adopte le principe sans penser aux observations qui
l’ont produit : il croit que la maxime existe pour ainsi dire par elle-même ; mais le philosophe prend la maxime dès sa source ; il en examine
l’origine ; il en connaît la propre valeur, et n’en fait que l’usage qui lui convient.
La vérité n’est pas pour le philosophe une maîtresse qui corrompe son imagination, et qu’il croie trouver partout ; il se contente de la pouvoir
démêler où il peut l’apercevoir. Il ne la confond point avec la vraisemblance ; il prend pour vrai ce qui est vrai, pour faux ce qui est faux,
pour douteux ce qui est douteux, et pour vraisemblable ce qui n’est que vraisemblable. Il fait plus, et c’est ici une grande perfection du
philosophe, c’est que lorsqu’il n’a point de motif propre pour juger, il sait demeurer indéterminé.
Le monde est plein de personnes d’esprit et de beaucoup d’esprit, qui jugent toujours ; toujours ils devinent, car c’est deviner que de juger
sans sentir quand on a le motif propre du jugement. Ils ignorent la portée de l’esprit humain ; ils croient qu’il peut tout connaître : ainsi ils
trouvent de la honte à ne point prononcer de jugement, et s’imaginent que l’esprit consiste à juger. Le philosophe croit qu’il consiste à bien
juger : il est plus content de lui-même quand il a suspendu la faculté de se déterminer que s’il s’était déterminé avant d’avoir senti le motif
propre à la décision. Ainsi il juge et parle moins, mais il juge plus sûrement et parle mieux ; il n’évite point les traits vifs qui se présentent
naturellement à l’esprit par un prompt assemblage d’idées qu’on est souvent étonné de voir unies. C’est dans cette prompte liaison que
consiste ce que communément on appelle esprit ; mais aussi c’est ce qu’il recherche le moins, il préfère à ce brillant le soin de bien distinguer
ses idées, d’en connaître la juste étendue et la liaison précise, et d’éviter de prendre le change en portant trop loin quelque rapport particulier
que les idées ont entre elles. C’est dans ce discernement que consiste ce qu’on appelle jugement et justesse d’esprit : à cette justesse se joignent
encore la souplesse et la netteté. Le philosophe n’est pas tellement attaché à un système, qu’il ne sente toute la force des objections. La plupart
des hommes sont si fort livrés à leurs opinions, qu’ils ne prennent pas seulement la peine de pénétrer celles des autres. Le philosophe comprend
le sentiment qu’il rejette, avec la même étendue et la même netteté qu’il entend celui qu’il adopte.
L’esprit philosophique est donc un esprit d’observation et de justesse, qui rapporte tout à ses véritables principes ; mais ce n’est pas l’esprit
seul que le philosophe cultive, il porte plus loin son attention et ses soins.
L’homme n’est point un monstre qui ne doive vivre que dans les abîmes de la mer, ou dans le fond d’une forêt : les seules nécessités de la vie
lui rendent le commerce des autres nécessaire ; et dans quelqu’état où il puisse se trouver, ses besoins et le bien être l’engagent à vivre en
société. Ainsi la raison exige de lui qu’il connaisse, qu’il étudie, et qu’il travaille à acquérir les qualités sociables.
Notre philosophe ne se croit pas en exil dans ce monde ; il ne croit point être en pays ennemi ; il veut jouir en sage économe des biens que la
nature lui offre ; il veut trouver du plaisir avec les autres : et pour en trouver, il en faut faire : ainsi il cherche à convenir à ceux avec qui le
hasard ou son choix le font vivre ; et il trouve en même tems ce qui lui convient : c’est un honnête homme qui veut plaire et se rendre utile.
Le philosophe est donc un honnête homme qui agit en tout par raison, et qui joint à un esprit de réflexion et de justesse les moeurs et les
qualités sociables. Entez un souverain sur un philosophe d’une telle trempe, et vous aurez un parfait souverain.
7 - Voltaire, Correspondance (1765), Lettre adressée à son ami Damilaville , dans laquelle Voltaire expose les circonstances des deux affaires, Calas et
Sirven.
À Étienne- Noël Damilaville
Premier mars 1765, au château de Ferney.
Vos passions sont l'amour de la vérité, l'humanité, la haine de la calomnie.La conformité (1) de nos caractères a produit notre amitié. J'ai
passé ma vie à chercher, à publier cette vérité que j'aime. Quel autre des historiens modernes a défendu la mémoire d'un grand prince contre
les impostures atroces de je ne sais quel écrivain, qu'on peut appeler le calomniateur des rois, des ministres et des grands capitaines, et qui
cependant aujourd'hui ne peut trouver un lecteur (2) ?
Je n'ai donc fait, dans les horribles désastres des Calas (3) et des Sirven (4), que ce que font tous les hommes; j'ai suivi mon penchant. Celui
d'un philosophe n'est pas de plaindre les malheureux, c'est de les servir. .
Je sais avec quelle fureur le fanatisme s'élève contre la philosophie. Elle a deux filles qu'il voudrait faire périr comme Calas, ce sont la vérité et
la tolérance, tandis que la philosophie ne veut que désarmer les enfants du fanatisme, le mensonge et la persécution.
Des gens qui ne raisonnent pas ont voulu décréditer ceux qui raisonnent ; ils ont confondu le philosophe avec le sophiste (5); ils se sont bien
trompés.Le vrai philosophe peut quelquefois s'irriter contre la calomnie qui le poursuit lui-même. Il peut couvrir d'un éternel mépris le vil
mercenaire (6) qui outrage deux fois par mois la raison, le bon goût et la vertu. Il peut même livrer en passant, au ridicule, ceux qui insultent
à la littérature dans le sanctuaire où ils auraient dû l'honorer (7), mais il ne connaît ni les cabales (8), ni les sourdes pratiques, ni la vengeance.
Il sait comme le sage de Montbard (9), comme celui de Voré (10), rendre la terre plus fertile et ses habitants plus heureux. Le vrai philosophe
défriche les champs incultes, augmente le nombre des charrues, et par conséquent des habitants; occupe le pauvre et l'enrichit, encourage les
mariages, établit l'orphelin, ne murmure point contre des impôts nécessaires, et met le cultivateur en état de les payer avec allégresse. Il
n'attend rien des hommes, et il leur fait tout le bien dont il est capable. Il a l'hypocrite en horreur, mais il plaint le superstitieux ; enfin, il sait
être ami.
Je m'aperçois que je fais votre portrait, et qu'il n'y manquerait rien si vous étiez assez heureux pour habiter la campagne.
(Extrait)
1. La ressemblance.
2. Ce grand prince était le régent Philippe d'Orléans, et les impostures atroces renvoient aux imputations de La Beaumelle, qui, dans ses Notes
sur le Siècle de Louis XIV (1753), avait rapporté des rumeurs suivant lesquelles le duc d'Orléans avait fait empoisonner des membres de la
famille royale.
3. Jean Calas, négociant protestant, injustement accusé d'avoir tué son fils, est exécuté en 1762.
4. Pierre-Paul Sirven, protestant français, a été injustement accusé en 1762 d'avoir tué sa fille,et condamné à mort. En 1765, il est caché en
Suisse et a demandé de l'aide à Voltaire.
5. Personne qui use d'arguments sans valeur et spécieux.
6. Allusion à Élie Fréron, critique français (1718-1776), auteur de pamphlets contre Voltaire dans L'Année littéraire.
7. Périphrase pour désigner l'Académie française.
8. Conspirations.
9. Périphrase pour désigner Buffon, naturaliste et écrivain français (1707-1788).
10. Allusion à Helvétius, philosophe français (1715-1771).
8 - Encyclopédie, s.f., (Philosophie). ! Ce mot signifie enchaînement de connaissances; il est composé de la préposition grecque en, en,
et des substantifs kuklos, cercle, et paideia, connaissance.! En effet, le but d'une Encyclopédie est de rassembler les connaissances éparses sur
la surface de la terre, d'en exposer le système général aux hommes avec qui nous vivons, et de le transmettre aux hommes qui viendront après
nous, afin que les travaux des siècles passés n'aient pas été des travaux inutiles pour les siècles qui succéderont, que nos neveux devenant plus
instruits deviennent en même temps plus vertueux et plus heureux, et que nous ne mourrions pas sans avoir bien mérité du genre humain.!
9 - Article « capuchon » de Diderot
* CAPUCHON, s. m. (Hist. ecclés.) espèce de vêtement à l’usage des Bernardins, des Bénédictins, etc. Il y a deux sortes de capuchons ; l’un
blanc, fort ample, que l’on porte dans les occasions de cérémonie : l’autre noir, qui est une partie de l’habit ordinaire.
Le. P. Mabillon prétend que le capuchon était dans son origine, la même chose que le scapulaire.Mais l’auteur de l’apologie pour l’empereur
Henri IV.distingue deux espèces de capuchon ; l’une était une robe qui descendait de la tête jusqu’aux pieds, qui avait des manches, et dont
on se couvrait dans les jours et les occasions remarquables ; l’autre une sorte de camail pour les autres jours : c’est ce dernier qu’on appelait
proprement scapulaire, parce qu’il n’enveloppait que la tête et les épaules. V. SCAPULAIRE.
Capuchon, se dit plus communément d’une pièce d’étoffe grossière, taillée et cousue en cône, ou arrondie par le bout, dont les Capucins, les
Récollets, les Cordeliers, et d’autres religieux mendiants, se couvrent la tête.
Le capuchon fut autrefois l’occasion d’une grande guerre entre les Cordeliers. L’ordre fut divisé en deux factions, les frères spirituels, et les
frères de communauté. Les uns voulaient le capuchon étroit, les autres le voulaient large. La dispute dura plus d’un siècle avec beaucoup de
chaleur et d’animosité, et fut à peine terminée par les bulles des quatre papes, Nicolas IV, Clément V, Jean XXII, et Benoît XII. Les religieux
de cet ordre ne se rappellent à présent cette contestation qu’avec le dernier mépris.
Cependant si quelqu’un s’avisait aujourd’hui de traiter le Scotisme comme il le mérite, quoique les futilités du docteur subtil soient un objet
moins important encore que la forme du coqueluchon de ses disciples, je ne doute point que l’agresseur n’eût une querelle fort vive à
soutenir, et qu’il ne s’attirât bien des injures.
Mais un Cordelier qui aurait du bon sens ne pourrait-il pas dire aux autres avec raison : " Il me semble, mes pères, que nous faisons trop de
bruit pour rien : les injures qui nous échapperont ne rendront pas meilleur l’ergotisme de Scot. Si nous attendions que la saine philosophie,
dont les lumières se répandent partout, eût pénétré un peu plus avant dans nos cloîtres, peut-être trouverions-nous alors les rêveries de notre
docteur aussi ridicules que l’entêtement de nos prédécesseurs sur la mesure de notre capuchon ". Voyez les articles CORDELIERS et
SCOTISME.
10 - Article Autorité Politique, rédigé par Diderot.
Article le plus hardi en matière politique, qui s'inspire assez largement de Locke et annonce dix ans à l'avance le Contrat Social.
Aucun homme n'a reçu de la nature le droit de commander aux autres. La liberté est un présent du ciel, et chaque individu de la même
espèce a le droit d'en jouir aussitôt qu'il jouit de la raison. Si la nature a établi quelque autorité, c'est la puissance paternelle ; mais la puissance
paternelle a ses bornes ; et dans l'état de nature elle finirait aussitôt que les enfants seraient en état de se conduire. Toute autre autorité vient
d'une autre origine que la nature. Qu'on examine bien et on la fera toujours remonter à l'une de ces deux sources : ou la force et la violence
de celui qui s'en est emparé, ou le consentement de ceux qui s'y sont soumis par un contrat fait ou supposé entre eux et à qui ils ont déféré
l'autorité.
La puissance qui s'acquiert par la violence n'est qu'une usurpation et ne dure qu'autant que la force de celui qui commande l'emporte sur
celle de ceux qui obéissent ; en sorte que si ces derniers deviennent à leur tour les plus forts, et qu'ils secouent le joug, ils le font avec autant de
droit et de justice que l'autre qui le leur avait imposé. La même loi qui a fait l'autorité la défait alors ; c'est la loi du plus fort.
Quelquefois l'autorité qui s'établit par la violence change de nature ; c'est lorsqu'elle continue et se maintient du consentement exprès de ceux
qu'on a soumis ; mais elle rentre par là dans la seconde espèce dont je vais parler ; et celui qui se l'était arrogée devenant alors prince cesse
d'être tyran.
La puissance qui vient du consentement des peuples suppose nécessairement des conditions qui en rendent l'usage légitime utile à la société,
avantageux à la république, et qui la fixent et la restreignent entre des limites ; car l'homme ne peut ni ne doit se donner entièrement et sans
réserve à un autre homme, parce qu'il a un maître supérieur au-dessus de tout, à qui il appartient tout entier. C'est Dieu dont le pouvoir est
toujours immédiat sur la créature, maître aussi jaloux qu'absolu, qui ne perd jamais de ses droits et ne les communique point. Il permet pour
le bien commun et le maintien de la société que les hommes établissent entre eux un ordre de subordination, qu'ils obéissent à l'un d'eux ;
mais il veut que ce soit par raison et avec mesure, et non pas aveuglément et sans réserve, afin que la créature ne s'arroge pas les droits du
créateur. Toute autre soumission est le véritable d'idolâtrie. Fléchir le genou devant un homme ou devant une image n'est qu'une cérémonie
extérieure, dont le vrai Dieu qui demande le coeur et l'esprit ne se soucie guère, et qu'il abandonne à l'institution des hommes pour en faire,
comme il leur conviendra, des marques d'un culte civil et politique, ou d'un culte de religion. Ainsi ce ne sont pas ces cérémonies en ellesmêmes, mais l'esprit de leur établissement qui en rend la pratique innocente ou criminelle. Un Anglais n'a point de scrupule à servir le roi le
genou en terre ; le cérémonial ne signifie que ce qu'on a voulu qu'il signifiât, mais livrer son coeur, son esprit et sa conduite sans aucune
réserve à la volonté et au caprice d'une pure créature, en faire l'unique et dernier motif de ses actions, c'est assurément un crime de lèsemajesté divine au premier chef...
Le prince tient de ses sujets mêmes l'autorité qu'il a sur eux ; et cette autorité est bornée par les lois de la nature et de l'Etat... Le prince ne
peut donc disposer de son pouvoir et de ses sujets sans le consentement de la nation et indépendamment du choix marqué par le contrat de
soumission... Les conditions de ce pacte sont différentes dans les différents Etats. Mais partout la nation est en droit de maintenir envers et
contre tout le contrat qu'elle a fait ; aucune puissance ne peut le changer ; et quant il n'a plus lieu, elle rentre dans le droit et dans la pleine
liberté d'en passer un nouveau avec qui et comme il lui plaît. C'est ce qui arriverait en France si, par le plus grand des malheurs, la famille
entière régnante venait à s'éteindre jusque dans ses moindres rejetons : alors le sceptre et la couronne retourneraient à la nation.
11 - Article Paix, Damilaville
La guerre est un fruit de la dépravation des hommes ; c'est une maladie convulsive et violente du corps politique ; il n'est en santé, c'est-à-dire
dans son état naturel, que lorsqu'il jouit de la paix ; c'est elle qui donne de la vigueur aux empires ; elle maintient l'ordre parmi les citoyens ;
elle laisse aux lois la force qui leur est nécessaire ; elle favorise la population, l'agriculture et le commerce ; en un mot, elle procure au peuple
le bonheur qui est le but de toute société. La guerre, au contraire, dépeuple les Etats ; elle y fait régner le désordre ; les lois sont forcées de se
taire à la vue de la licence qu'elle introduit ; elle rend incertaines la liberté et la propriété des citoyens ; elle trouble et fait négliger le
commerce ; les terres deviennent incultes et abandonnées. Jamais les triomphes les plus éclatants ne peuvent dédommager une nation de la
perte d'une multitude de ses membres que la guerre sacrifie. Ses victimes mêmes lui font des plaies profondes que la paix seule peut guérir.
Si la raison gouvernait les hommes, si elle avait sur les chefs des nations l'empire qui lui est dû, on ne les verrait point se livrer
inconsidérément aux fureurs de la guerre. Ils ne marqueraient point cet acharnement qui caractérise les bêtes féroces. Attentifs à conserver
une tranquillité de qui dépend leur bonheur, ils ne saisiraient point toutes les occasions de troubler celle des autres. Satisfaits des biens que la
nature a distribués à tous ses enfants, ils ne regarderaient point avec envie ceux qu'elle a accordés à d'autres peuples ; les souverains
sentiraient que des conquêtes payées du sang de leurs sujets ne valent jamais le prix qu'elles ont coûté. Mais, par une fatalité déplorable, les
nations vivent entre elles dans une défiance réciproque ; perpétuellement occupés à repousser les entreprises injustes des autres ou à en
former elles-mêmes, les prétextes les plus frivoles leur mettent les armes à la main. Et l'on croirait qu'elles ont une volonté permanente de se
priver des avantages que la Providence ou l'industrie leur ont procurés. Les passions aveugles des princes les portent à étendre les bornes de
leurs Etats ; peu occupés du bien de leurs sujets, ils ne cherchent qu'à grossir le nombre des hommes qu'ils rendent malheureux. Ces passions,
allumées ou entretenues par des ministres ambitieux ou par des guerriers dont la profession est incompatible avec le repos, ont eu, dans tous
les âges, les effets les plus funestes pour l'humanité. L'histoire ne nous fournit que des exemples de paix violées, de guerres injustes et cruelles,
de champs dévastés, de villes réduites en cendres. L'épuisement seul semble forcer les princes à la paix ; ils s'aperçoivent toujours trop tard que
le sang du citoyen s'est mêlé à celui de l'ennemi ; ce carnage inutile n'a servi qu'à cimenter l'édifice chimérique de la gloire du conquérant et
de ses guerriers turbulents ; le bonheur de ses peuples est la première victime qui est immolée à son caprice ou aux vues intéressées de ses
courtisans.