« L`important, c`est ce qui ne se voit pas »

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« L`important, c`est ce qui ne se voit pas »
4REPÈRES ET TENDANCES
4CONJONCTURES
4LIVRES ET IDÉES
4DOSSIER
QU’EST-CE QU’UN « BON GOUVERNEMENT » ?
UN
ENTRETIEN AVEC
MICHEL ROCARD
« L’important, c’est
ce qui ne se voit pas »
Le ramassage des ordures, les pompiers, la police, la
baisse lente mais régulière du nombre de jeunes sortant
du système éducatif sans diplôme, le maintien d’une
démographie plus dynamique qu’ailleurs en Europe :
tout cela compte davantage que les « réformes »
bruyantes, mais souvent incomplètes et éphémères.
Paroles d’expert.
Sociétal. Quels sont, selon vous, les
critères d’un bon gouvernement,
c’est-à-dire d’un gouvernement
qui fonctionne de façon à la fois
efficace et conforme à l’intérêt
général ?
Michel Rocard. Je vous ferai d’abord
remarquer que votre définition du bon
gouvernement exclut la question de
l’opinion publique, des sondages et des
votes. Cela pose d’entrée de jeu la
contradiction avec le métier du politique, qui est chaque jour de faire en
sorte de rester au pouvoir jusqu’au lendemain. Votre question ne traite en réalité que de la moitié du problème.
En outre, on n’a pas de mesure de l’efficacité. Les critères tels que la croissance,
le déficit public, l’équilibre du commerce
extérieur sont trop limitatifs. Enfin, il faut
ajouter qu’un gouvernement est souvent
jugé sur sa capacité de réponse aux
mots mythiques que sont le changement
et la réforme – mots qui en fait ne veulent rien dire.
Sociétal. N’est-il pas possible,
néanmoins, de hiérarchiser les
missions que doit remplir un gouvernement ?
Michel Rocard. Le bon fonctionnement des services publics est le cœur de
la mission de tout gouvernement. Le
premier travail d’une équipe au pouvoir,
c’est d’assurer la bonne marche du
ramassage des ordures, du fonctionnement des trains, du travail des pompiers,
de la police, etc. Et bien sûr de l’éducation nationale. Les Français sont habitués
aux grèves des services publics, mais on
voit bien que les seules grèves très mal
supportées sont celles des enseignants,
parce qu’on touche là à quelque chose
de profond, presque identitaire. On ne
gère bien toutes ces questions prosaïques de service public qu’à condition
d’avoir, derrière l’exigence d’équilibre
budgétaire et de non-augmentation des
impôts, une bonne capacité de dialogue
social et une vision sociologique un peu
ouverte. Tout commence par là, ou,
autrement dit, le mauvais gouvernement
commence quand tout cela ne marche
plus. Après, on est dans le luxe…
La deuxième tâche consiste à affronter
une série de problèmes qui ne sont
pas encore très proches de l’opinion.
Il s’agit d’abord d’un savoir financier
et budgétaire, permettant d’assumer les
choix auxquels les gouvernements sont
contraints en permanence. Il faut ensuite
savoir s’adapter aux changements en
cours dans la société : changements des
techniques, des produits, des comportements, qui appellent une nécessaire
adaptation des fonctions d’État. Et c’est
aussi vrai de l’évolution démographique
– voyez les retraites – ou de notre comportement de consommation médicale,
qui est complètement fou. Si les Français
continuaient sur ce rythme, on absorberait, en dépenses de santé, la moitié du
PIB dans trente ans !
Le troisième point est capital, et nécessairement ignoré de l’opinion : c’est le
management par la puissance publique
Sociétal N° 47 g 1er trimestre 2005
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QU’EST-CE QU’UN « BON GOUVERNEMENT » ?
de ce qui ne se voit pas. En France,
quand on dit réforme, on pense à un
changement brutal, visible et souvent
voté, si possible dans le drame, à une
majorité courte. On vit sur l’idée qu’un
gouvernement qui fait cela est un bon
gouvernement. Mais le vrai bilan du travail législatif depuis trente ans montre
une tout autre histoire.
Sociétal. Les réformes les plus
importantes ne sont pas forcément
les plus visibles ?
Michel Rocard. En effet. La France vote
une centaine de lois chaque année.
Environ un tiers sont des lois symboliques, à caractère, sinon brutal, du moins
visible. Par exemple, sous Peyrefitte, la loi
Sécurité et Liberté, ou encore les grandes
nationalisations de la gauche. Les neuf
dixièmes de ces lois sont abrogées pendant la législature suivante… Le deuxième groupe est constitué des lois sans
suite. Ce sont souvent des lois-cadres
renvoyant pour l’application à des lois
détaillées, qui en réalité n’arrivent jamais.
Ce sont des sortes de « neutrons législatifs ». Il y a également le cas des lois
conflictuelles ou difficiles, dont les décrets
d’application ne sortent pas à cause d’une
trop grande complexité. Le dernier tiers,
enfin, concerne les lois qui font souche.
Je pense par exemple à celles de Gaston
Defferre sur la décentralisation, longuement discutées, très modifiées par le travail parlementaire et finalement votées
par une majorité plus large que la majorité politique. Ces lois qui font souche
sont souvent trans-partisanes.
Sociétal. Cela veut dire qu’il est
extrêmement difficile de légiférer
pour réformer ?
Michel Rocard. Notre regard sur le
changement et la réforme est très
incomplet. En France les réformes
sont difficiles, mais possibles. Je crois
d’ailleurs que l’habileté gouvernementale
est en baisse. Et surtout, on oublie souvent de regarder ce qui n’est pas médiatique, mais qui pourrait bien être
l’essentiel. L’une de mes grandes fiertés,
en tant que Premier ministre, est d’avoir
conduit la réforme (toujours valide) des
services secrets, dont évidemment on
Sociétal N° 47
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1er trimestre 2005
n’a pas fait état sur la place publique.
Autre exemple : on a réussi en France à
diminuer considérablement l’échec scolaire. Il y a trente ou quarante ans, on
comptait 600 000 jeunes sans diplôme.
Aujourd’hui, ce chiffre est réduit des
trois quarts ! Une baisse chaque année
de l’échec scolaire de 1 %, cela ne se voit
pas ; ce n’est pas très médiatique. Et
pourtant c’est un changement en profondeur. De même, en matière de démographie, la natalité baisse fortement
partout en Europe, mais la France réussit à maintenir un taux de fécondité
plus élevé qu’ailleurs, proche du seuil
de renouvellement de la population.
Les raisons ? Des écoles maternelles
qui accueillent les enfants dès 3 ans, un
système de quotient familial incitatif, des
congés de maternité longs, des capacités
d’accueil deux fois plus importantes
qu’ailleurs pour les tout-petits… Cela
coûte de l’argent (environ 2 % du PIB),
mais l’impact sur la démographie, donc
la croissance à long terme, est considérable. C’est une politique de bon
gouvernement, même si elle n’est pas
visible. Le discours tend plutôt à dire
qu’un bon gouvernement est celui qui
baisse les impôts !
Sociétal. Comment éviter que les
gouvernements soient « capturés »
par des groupes ou des intérêts
privés ?
Michel Rocard. Hormis une modification du taux de TVA ou une décision de
dévaluation, je ne connais pas de décision gouvernementale dont on puisse
mesurer les effets avant un an. Un gouvernement a besoin de durer, et pour
cela de préserver sa légitimité devant le
Parlement. La confirmation de cette légitimité passe par les sondages. Le gouvernement ne peut pas prétendre ignorer
les pressions de l’opinion. Il y a un mot
superbe et faux : c’est celui de « courage
politique ». N’embellissons pas les choses. Le fait de refuser de façon constante
et affichée les échos qui remontent de
l’opinion, au nom d’une certaine vision,
est un suicide politique. Tout est dans le
dosage.
Dans ce dosage, compte tenu de la
France telle qu’elle est, je pense qu’il ne
faut pas négliger tout ce qui ne se
voit pas. En gros, c’est tout ce qui se
fait par le décret ou par le contrat. Sur
les retraites comme sur l’assurancemaladie, j’avais privilégié la recherche de
négociations, avec un accord entre les
partenaires sociaux à la fin. Cela peut
durer trois ou quatre ans, pendant lesquels vous avalez tout le reste, y compris
certaines choses symboliques qui seront
les plus visibles. Le problème, c’est l’insuffisante place en France du dialogue
social et du contrat. Longtemps, on n’a
pas eu réellement en France de représentation patronale, seulement une juxtaposition de puissantes fédérations
inaptes à négocier des accords centralisés. Ce problème est en train d’être
réglé par l’actuel président du Medef,
mais il reste entier du côté des syndicats ! On ne compte que 8,5 % de syndiqués en France, un chiffre très faible,
une exception en Europe (c’est 75 % en
Suède !). Et en plus, ce syndicalisme est
éclaté entre six centrales en compétition permanente. Les grand-messes
syndicales sont absolument inutiles à
cause de cette surenchère. Pour réussir,
la négociation doit se dérouler par derrière, elle ne peut être que bilatérale et
secrète. Cela implique d’avoir une bonne
connaissance du monde syndical, mais
aussi de ne pas faire d’annonce médiatique. C’est sur ces principes que j’ai
réussi, quand j’étais à Matignon, à réformer la Poste et France Telecom, et à
changer le statut d’Air France et de
Renault, tout cela sans annonce préalable, pour ainsi dire par surprise et en
sollicitant le Parlement tout à la fin,
quand tout était bouclé. Ce qui veut
dire que vous réformez bien à condition
d’abandonner l’espoir d’une capitalisation électorale rapide. g
Propos recueillis par
Laurence Ville et Gérard Moatti