Séance 1 : Antony Soron - Maison des Sciences de l`Homme d

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Séance 1 : Antony Soron - Maison des Sciences de l`Homme d
antony soron
La Place d’Annie Ernaux ou le délit d’appartenance normande
seance i
« La place ». Titre simplissime à l’image d’un roman minimaliste en apparence, en apparence seulement.
Car l’horizon d’attente du lecteur n’en reste pas moins sans interrogation : de quelle place, en effet, va-t-on
nous parler ? S’agit-il d’un lieu-dit auquel la mémoire de la narratrice s’est accrochée ? Ou devons-nous poser
la question autrement, « A quelle place ? » au sens de « A quel rang ? » (sous-entendu dans la société). Ne
sommes-nous pas en droit, d’ailleurs, d’interpréter encore différemment le titre du roman. A partir d’une
autre interrogation sans doute plus subtile : A la place de qui ?
L’œuvre d’Annie Ernaux se révèle, de fait, à la lecture, un récit plus complexe que sa faible épaisseur ne pourrait le laisser imaginer au premier abord.
Creusons donc la dernière interrogation énoncée comme piste possible d’interprétation de l’œuvre : « A la
place de qui ? » Selon cette perspective, ne serait-ce pas comme si le père d’Annie Ernaux, vers qui le récit
de soi est tourné, frustré de n’avoir pu assez cultiver le savoir laissait « la place » à sa fille pour qu’elle s’épanouisse, elle, contrairement à lui, dans et par le savoir ? Pour l’écrivain en devenir, il reste cependant une
ambiguïté à lever, sur laquelle notre propos se focalisera. Comment ne pas trahir les siens quand forcément
on les a trahis même par un légitime désir d’émancipation ? Pour Annie Ernaux, la question du dépassement
de la condition familiale atavique se révèle pour le moins aigüe. Comment ne pas ressembler « à » sans pour
autant « les » trahir ? Comment dire « je » sans effacer les traces de celles et ceux qui ont meublé la vie d’avant
l’existence – terme pris dans une perspective sartrienne ?
L’histoire de la création de la femme de droit qu’est devenue Annie Ernaux, en tout état de cause, ne doitelle pas être introduite par une phrase inversant celle annonciatrice de la création du monde ; du type : « au
commencement était l’ignorance » ? En relisant la phrase suivante dans la première partie du récit évoquant
son grand-père, l’hypothèse devient en tout cas moins excessive qu’envisagée en premier lieu : « Chaque fois
qu’on m’a parlé de lui, cela commençait par « il ne savait ni lire ni écrire », comme si sa vie et son caractère ne
se comprenaient pas sans cette donnée initiale »1.
Comment à partir d’une telle introduction aux origines de son être, ne pas comprendre l’entreprise d’écriture d’Annie Ernaux à la fois – et de fait contradictoirement - comme une tentative de réparation de sa
préhistoire (soit l’histoire de son père inculte) et comme une trahison par défaut (celle d’une fille cultivée à
1
Annie Ernaux, La Place, – Gallimard, coll. Classico-Lycée, 2010, p.19.
l’inverse de son père).
Notre propos sera développé selon trois axes intitulés comme suit :
1. Bio-bibliographie d’une écrivaine normande
2. Détour par l’école de la trahison
3. Yvetot vaut-elle encore Constantinople ?
I
Bio-bibliographie d’une écrivaine normande
Annie Ernaux naît en 1940. Elle est fille de commerçants normands. Enfance rurale à Yvetot. Etudes
de lettres. Mariage. Deux enfants. Et entre temps, éloignement progressif de la Normandie natale. La jeune
fille se convainc précocement à l’instar de la normande la plus célèbre de la grande fiction littéraire, Emma
Bovary, que rester ici, fût-ce à Yvetot, ville dont Flaubert a affirmé qu’elle valait Constantinople en tant que
sujet d’art - nous reviendrons ultérieurement sur ce point -, c’est mourir à petit feu d’immobilité et de rêves
enfouis. N’a-t-elle pas en tête l’exemple saisissant du silence de sa grand-mère ?
Ma grand-mère avait même de la distinction, aux fêtes elle portait un faux cul en carton et elle ne pissait pas
debout sous ses jupes comme la plupart des femmes de la campagne, par commodité. Vers la quarantaine, après cinq
enfants, les idées noires sont venues, elle cessait de parler durant des jours1.
Comme Annie Ernaux y fait référence dès la première ligne de La Place – « J’ai passé les épreuves pratiques
du Capes dans un lycée de Lyon, à la Croix-Rousse »2, elle réussit le CAPES de lettres modernes, en 1967, devenant, de fait, l’année même du décès de son père - à l’âge de 67 ans étrange hasard -, professeur de français :
« Mon père est mort deux mois après, jour pour jour »3. Encadrant cette année noire, elle met à son crédit
deux années plus heureuses celle de la naissance de son premier enfant en 1964 et celle de son deuxième en
1968 dans le courant même de ces fameuses années soixante sur lesquelles elle reviendra dans Les années et
qui ont – à elle aussi - tellement changé la vie.
Le parcours de la « normande » Annie Ernaux est caractéristique, nous semble-t-il, telle qu’elle le rapporte
avec pudeur dans La Place, d’une extraction à marche forcée de son trou normand. Le mot même de « trou »
n’est d’ailleurs pas du tout anecdotique pour elle. En nous autorisant à filer la métaphore, remarquons en
effet qu’elle a fait son trou, comme on dit, de la carrière de professeure de lettres à celle d’écrivaine. Observons toutefois que ce cursus honorum semble s’effectuer à rebours de l’idée terrorisante d’appartenance
1 Ibid., p.19.
2
Ibid., p.11.
3 Ibid., p.12.
définitive, en somme inspiré par l’intuition de la nécessité de dépassement de la situation socioculturelle
de ses parents commerçants : « Ils ont fait leur trou peu à peu, liés à la misère et à peine au-dessus d’elle »1.
A ce niveau de la synthèse biographique de l’auteur, il ne semble pas inutile de rappeler qu’avant de passer le CAPES, Annie Ernaux tente d’abord l’école normale comme y fait référence laconiquement la phrase
suivante extraite de La Place : « Je suis entrée comme élève-maîtresse à l’école normale de Rouen. J’y étais
nourrie avec excès, blanchie, un homme à toutes mains réparait même mes chaussures »2. Toutefois, et ce,
pour la plus grande stupeur paternelle, elle abandonne le projet d’assimiler le métier d’institutrice : « Mon
départ de l’école en cours d’année l’a désorienté »3. La narratrice ne fournit d’ailleurs aucune explication
sur cette interruption volontaire de sa formation d’institutrice. Pour autant, elle n’en a pas fini – et même
loin de là - sinon avec l’école au sens strict – au moins avec l’enseignement. L’obtention du CAPES de lettres
contribuera-t-elle à la rapprocher substantiellement de son destin à venir ; autrement dit à lui offrir une
autre possibilité d’appartenance d’ordre plus immatériel voire plus spirituel ? Force est de constater que la
spécificité littéraire du certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement du second degré tout autant
que la visée même du métier de professeur de français la rapprochent de l’éloignement qu’elle recherche
et du moyen d’y parvenir. Les livres de l’existence contre la vie de la terre en somme : « Je lisais la « vraie »
littérature, et je recopiais des phrases, des vers, qui, je croyais, exprimaient mon « âme », l’indicible de ma
vie […] »4. Cet itinéraire de petite fille « dé-rangée » pour contrefaire le titre de Simone de Beauvoir, entre
parenthèses une des maîtresses à penser et à écrire d’Annie Ernaux, ne s’arrête pas en si bon chemin. Sans
doute manque-t-il à la petite normande un titre plus honorifique encore qui puisse attester définitivement
à ses propres yeux que c’est bien elle, Annie Ernaux, fille de « gens simples5 ou modestes ou brave gens »6,
petite-fille d’un grand-père analphabète et d’une grand-mère « qui tissait chez elle pour une fabrique de coton »7 qui « décroche » l’agrégation de lettres modernes en 1971 : laquelle consacrant généralement, dans le
cadre de la reproduction des élites stigmatisée par Pierre Bourdieu, sinon les jeunes gens de bonne famille
au moins ceux de bonne culture.
Ecole normale, CAPES, Agrégation ; métaphoriquement, la trajectoire de la future écrivaine peut être aussi
apparentée à une ligne de fuite : depuis les origines familiales normandes et frustres jusqu’à l’anoblissement
« relatif » conféré par le titre d’agrégé. Plus prosaïquement, il n’en reste pas moins qu’enseigner la littérature
dans un collège parisien loin du terroir de Pierre et Jean lui permet de rompre avec l’indécrottable crainte de
ne pas être à la hauteur du fait de son origine. Et puis si Paris ne vaut pas une messe, il devient évident pour
elle, que la ville lumière vaut assurément mieux que les brumes du Pays de Caux où pour réécrire quelques
mots du « Plat pays » de Jacques Brel il aurait été difficile à « un canard » de ne pas se perdre. Si Emma Bovary
n’avait pu s’enfuir sporadiquement que dans la « Babylone »8 rouennaise, Annie Ernaux, bénéficiant, elle, des
transports ferroviaires, ira rien moins que jusqu’à « à la capitale ».
1 Ibid., p.35.
2
Ibid., p.66.
3 Ibid., p.66.
4
Ibid., p.61.
5
En italique dans le texte.
6
Ibid., p.61.
7
Ibid., p.19.
8
Gustave Flaubert, Madame Bovary, Flammarion, coll. Folio, 2001, p.178.
La jeune professeure de lettres de trente-quatre ans est alors rattrapée par son désir d’écrire. Elle publie
en 1974, son premier roman, Les armoires vides qui lance sa carrière. Annie Ernaux ne parvient cependant à
conquérir sa notoriété que presque dix années plus tard, en 1983, avec la publication de La Place, récit pour
lequel elle obtient le prix Renaudot. Deux ans après la mort de sa mère en 1986, elle publie Une femme, récit
qui lui est consacré, confirmant que le travail du deuil, deuil des origines et du pays, deuil de l’enfance et de
l’âge farouche, deuil des parents, contribue paradoxalement à animer son écriture. La Place, déjà, n’était-il
pas, comme nous en avons avancé l’idée, un récit tout entier tourné vers la figure du père ? A ce titre, notons
que la seule véritable plage descriptive du récit, quasi initiale concerne la préparation du défunt corps paternel ainsi que l’avant et l’après inhumation.
Dès lors, son œuvre autofictionnelle ne cessera de se développer recevant à la fois une réception critique
globalement favorable et un écho enthousiaste des lecteurs. Passion simple en 1992, Journal du dehors en
1993, La Honte en 1997, Les années en 2008, autant de récits imprégnés par la vie de l’auteur qui confirment
les trois spécificités intrinsèques de l’œuvre d’Annie Ernaux : gravité, épure et précision ; spécificités qu’elle
revendique d’ailleurs dans une forme d’aparté métalinguistique à l’attention de ses lecteurs, dans La place :
Depuis peu, je sais que le roman est impossible. Pour rendre compte d’une vie soumise à la nécessité, je n’ai pas
le droit de prendre d’abord le parti de l’art, ni de chercher à faire quelque chose de « passionnant », ou d’ « émouvant ».
Je rassemblerai les paroles, les gestes, les goûts de mon père, les faits marquants de sa vie, tous les signes objectifs
d’une existence que j’ai aussi partagée.
Aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubilante. L’écriture plate me vient naturellement, celle-là
même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire les nouvelles essentielles1.
Annie Ernaux prend officiellement sa retraite de professeur de lettres à l’aube du 3ème millénaire. A peine plus
de huit années plus tard et vingt-cinq ans après la première publication de La place, elle revient sur son entreprise d’écriture dans le cadre d’un entretien paru dans « Télérama » : « Il est vrai que l’écriture de La Place
marque un moment important pour moi : avec ce livre, j’ai trouvé ma trajectoire d’écriture. Depuis, il n’y a
pas eu de changement majeur, j’ai creusé le même trou »2.
Trou : mot-clef décidément dans la métaphysique de la romancière qui pose d’une façon paradoxale la question de l’appartenance, entre crainte de l’étouffement et crainte du trou… de mémoire.
II
Détour par l’école de la trahison
L’école de son enfance représente d’abord le lieu d’une démarcation entre la culture paternelle tron-
quée – du fait de l’exigence « laborieuse » du grand-père et la possibilité d’une culture émancipatrice ; lieu
de douleur et de rupture par conséquent puisque levant le voile sur la césure opérée sur la ligne de vie de
1 Ibid., p.18.
2
L’auteure citée par Kim-Lan Appéré dans le cadre de l’édition scolaire de La Place qui nous sert de référence, p.100.
son père : « Mon père manquait la classe, à cause des pommes à ramasser, du foin, de la paille à botteler,
de tout ce qui se sème et se récolte »1. Ainsi, l’école s’apparente métaphoriquement à une autre ligne de vie
possible que suit la jeune fille par intuition, comme appelée par le pressentiment qu’il lui faudra coûte que
coûte combler les vides du silence paternel sur cet échec scolaire par défaut ; défaut d’éducation bien sûr.
Ce qu’elle n’a pu donner au père – la possibilité de se singulariser - l’école la donnera donc à la fille. Et le cri
du maître en colère contre les parents massacreurs d’éducation par nécessité ne cessera sans doute jamais
de retentir en elle à la fois comme une offense à réparer et une supplique à écouter : « Vos parents veulent
donc que vous soyez misérables comme eux ! »2. En ce sens, à l’origine pour Annie Ernaux, l’école représente
la pierre angulaire de « l’appartenir » au sens où Gérard Peylet et Hélène Sorbé définissent le mot :
L’appartenir, au contraire, est un verbe substantivé, c’est-à-dire qu’il est dans l’acte, l’action,la création. L’individu n’appartient plus à quelque chose, mais à quelqu’un […], de sorte que la relation qu’il entretient avec sa terre,
sa communauté, etc., est une relation vivante. L’individu est à la fois l’héritier d’un passé, et le créateur d’une nouvelle
aventure qui sera comme une nouvelle pierre insérée dans l’histoire d’un territoire ou d’une nation. Loin d’être le
quelque chose de quelque chose, il est quelqu’un transformant une géographie en personne3.
Aussi, pour une bonne élève comme elle, il est logique voire naturel que l’école normale trouve sa place
dans son chantier de reconstruction identitaire : « Certains de ses élèves parvenaient au certificat dans les
premiers du canton, un ou deux à l’école normale d’instituteurs »4. Néanmoins, l’équation d’une destinée
absolument scolaire se révèle pour Annie Ernaux bien plus complexe. L’école, pour qui s’y plonge corps et
âme, peut en effet ressembler à un puits sans fond ; autrement dit un puits que l’on n’aurait jamais fini de
sonder. Institutrice, par là même, ce n’est qu’un début, forcément qu’un début. Professeure de français c’est
la suite la plus naturelle qui soit. Agrégée de lettres, une étape de plus dans le parcours. Un puits sans fond,
décidément. Mais pendant ce temps, propice à la montée en grades, ou pour être plus précis en contrepoint
de ce temps-là, la réalité d’une appartenance à une lignée, à un milieu à une région ne tend-t-elle pas à se
désagréger, à se dissoudre ?
A l’élévation de la femme par l’école correspond de fait le rabaissement de l’idée de la famille enracinée
– tout cela, faut-il y insister, dans le cas précis d’Annie Ernaux, sur fond de crise soixante-huitarde. Et si le
cursus honorum n’était au fond, de ce point de vue, qu’un cursus « déshonorum » ? Ce redoutable conflit
intérieur génère, malgré elle, la honte d’avoir trahi ; la honte même d’avoir tenté d’effacer par l’éloignement
et le dépassement ceux qui l’ont conçue. De là naît en même temps la nécessité d’écrire, pour justement
rétablir ce lien ; pour « cicatriser » le hiatus d’un destin égoïstement étranger à eux. Néanmoins, ne nous y
trompons pas, l’écriture d’Annie Ernaux, fût-elle, comme on l’a souvent dit autofictionnelle, ne s’apparente
pas pour autant à une entreprise rousseauiste de justification. Ce qui compte, semble-t-il pour l’écrivaine,
c’est la possibilité de revenir sur ses pas et de retrouver par là même les traces de sa vie d’avant l’écriture « à
temps plein » : vie, faut-il bien en convenir, qui demeure jalonnée par l’expérience scolaire que ce soit en tant
qu’élève ou en tant qu’enseignante. Etrangeté du destin d’Annie Ernaux, comme nous l’avons indiqué dans
1 Ibid., p.21.
2
Ibid., p.21.
3
Hélène Sorbé et Gérard Peylet, présentation du projet « L’Appartenir »
4
Ibid., p.20.
l’entrée en matière de notre propos : son père meurt quasiment quand elle devient professeure. L’un est
déchu ; l’autre est élu. L’un fait place nette ; l’autre – comme qui dirait - prend sa place. Ainsi, la disparition de
l’un ne peut-elle aller sans sa renaissance par l’autre. De cela, l’écrivaine semble précocement consciente, si
l’on en croit le paragraphe suivant extrait de La place :
Plus tard, cours de l’été, en attendant mon premier poste, « il faudra que j’explique tout cela ». Je voulais dire,
écrire au sujet de mon père, sa vie, et cette distance à l’adolescence entre lui et moi. Une distance de classe, mais particulière, qui n’a pas de nom. Comme de l’amour séparé1.
A la veille de la grande guerre, l’école est par conséquent, loin, pour reprendre le mot de Rimbaud qui refleurira au printemps 1968, d’être « absolument moderne ». Elle se révèle même d’un extrême rigorisme
non seulement sur le plan de la morale édictée en principe d’existence mais aussi sur le plan linguistique.
« Il faisait (rappelons qu’Annie Ernaux parle ici de son père) deux kilomètres à pied pour atteindre l’école.
Chaque lundi, l’instituteur inspectait les ongles, le haut du tricot de corps, les cheveux à cause de la vermine.
Il enseignait durement, la règle de fer sur les doigts, respecté »2.
A l’époque de la scolarité de l’auteure, l’Education nationale se doit, selon une perspective républicaine
issue de la pensée même de Jules Ferry, de renforcer l’homogénéité de la langue française même dans des
bastions où le patois régional garde pignon sur rue. Sur ce plan encore, la rudesse des maîtres est notifiée
par Annie Ernaux. « [L]a maîtresse me reprenait » énonce-t-elle sobrement comme par nécessité ; afin sans
doute de rappeler de façon contigüe un autre souvenir traumatisant. En effet, cette question du « parler
bien » et du « parler mal » devient un enjeu fondamental pour elle qui va jusqu’à reprendre son père – qui en
est blessé d’ailleurs - tout en craignant comme le pire des cauchemars qu’on lui attribuât tout un coup un
père « instituteur » à la place du sien, qui « [l]’aurait obligée à bien parler sans arrêt, en détachant les mots »3.
Il n’empêche que le destin singulier d’Annie Ernaux correspond bien à l’excellence de la maîtrise linguistique
dont l’agrégation est censée attester aux yeux de l’opinion publique.
Cette école, subtilement écornée par l’œuvre d’Annie Ernaux, en tous cas, reste pour le moins transmissive
et – désespérément - peu innovante, peu inspirante. Elle semble avoir quelque chose de figée, de sclérosée.
Aussi, cette école, la bonne élève la subit plus qu’elle ne s’y révèle. Les rares anecdotes de classe relatées
dans La place sont loin d’en idéaliser la créativité. Il n’est qu’à relire pour s’en convaincre la phrase suivante :
« Ce portrait, j’aurais pu le faire autrefois, en rédaction, à l’école, si la description de ce que je connaissais
n’avait pas été interdite »4.Toutefois, l’école cette fois pour le professeur Annie Ernaux, c’est aussi la confrontation avec le sentiment de l’échec ; échec de l’élévation à laquelle elle est parvenue « malgré eux ». A ce
titre, il semble pertinent de relire en parallèle l’ouverture et la clôture du roman. Au tout début du livre, est
en effet évoquée par la narratrice l’épreuve orale du CAPES de lettres, passée avec succès :
D’un seul coup, d’un même élan, ils se sont levé tous trois, l’air grave. Je me suis levée aussi, précipitamment.
L’inspecteur m’a tendu la main. Puis, en me regardant bien en face : « Madame, je vous félicite. » Les autres ont répété
1
2
3
4
Ibid., p.17.
Ibid., p.20.
Ibid., p.46.
Ibid., p.49.
« je vous félicite » et m’ont serré la main, mais la femme avec un sourire1.
Tandis qu’à l’extrême fin, une toute autre évocation est mise en perspective, cette fois clairement associée
à l’idée d’échec :
Au mois d’octobre l’année dernière, j’ai reconnu, dans la caisse de la file où j’attendais avec mon caddie, une
ancienne élève. C’est-à-dire que je me suis souvenue qu’elle avait été mon élève cinq ou six ans plus tôt. Je ne savais
plus son nom, ni dans quelle classe je l’avais eue. Pour dire quelque chose, quand mon tour est arrivé, je lui ai demandé :
« Vous allez bien ? Vous vous plaisez ici ? » Elle a répondu oui oui. Puis avoir enregistré des boîtes de conserve et des boissons avec gêne : « Le C.E.T2., ça n’a pas marché. » Elle semblait penser que j’avais encore en mémoire son orientation.
J’avais oublié pourquoi elle avait été envoyée en C.E.T., et dans quelle branche. Je lui ai dit « au revoir ». Elle prenait déjà
les courses suivantes de la main gauche et tapait sans regarder de la main droite3.
La visée argumentative de cette chute du récit reste bien entendu implicite. Comme nous l’avons suggéré
jusqu’alors dans notre propos, l’écriture d’Annie Ernaux est caractérisable par son épure. La narratrice ne
déteste rien tant que l’explication et la justification. Pour autant, clore son récit sur une telle anecdote reste
loin d’être insignifiant. Comment, en effet, l’auteure, fille de commerçants modestes, ne pourrait-elle pas se
revoir dans les yeux de cette jeune fille qui, contrairement à elle, a singulièrement échoué ? Elle qui aurait pu
être son double, le professeur agrégé l’a pourtant oubliée – comme tant d’autres - tout autant que les raisons
de son orientation. L’idée d’échec est intensément suggérée ici. L’école n’assure pas dans le cas de la jeune
fille évoquée dans La place, pour reprendre une formule commune, « l’ascenseur social » comme espéré –
encore qu’il ne s’agit pas seulement d’une formule si commune que cela pour Annie Ernaux -. En effet, elle
correspond très exactement à la conviction de son père dont la plus grande qualité reste d’être conscient de
ses propres lacunes et qui ne souhaite rien tant – sans le lui dire pour autant – que sa fille s’élève par-dessus
sa condition atavique ; lui qui disait : « Souvent, sérieux, presque tragique : « Ecoute bien à ton école ! » Viscéralement dans l’esprit de l’auteure, l’école n’est susceptible de jouer son rôle que si elle déclenche chez les
enfants des milieux les plus défavorisés une forme de sentiment de rébellion contre un ordre tacite qui s’est
imposé de force à leurs parents. L’école ne doit pas alors être considérée comme une fin en soi mais bien
plus comme un appel de l’avenir à justement le considérer autrement que comme le reflet du passé. Aussi
pouvons-nous lire dans La place, cette notation décisive en ce qui concerne le rapport de l’auteur à l’école :
« Peur que cette faveur étrange du destin, mes bonnes notes, ne cesse d’un seul coup. Chaque composition
réussie, plus tard, chaque examen, autant de pris, l’espérance que je serais mieux que lui »4.
Ce serait ainsi à l’école, comme dans une partie de poker, que tout se joue ou que malheureusement trop
souvent tout se perd. Au temps « jadis » de sa propre grand-mère, l’école des filles n’apportait au mieux
qu’un sentiment d’élévation temporaire. Comment ne pas être sensible à ce niveau à l’absence de transition
des deux phrases suivantes :
1 Ibid., p.11.
2
Collège d’enseignement technique
3 Ibid., p.80.
4
Ibid., p.52.
Ma grand-mère, elle, avait appris à l’école des sœurs. //1 Comme les autres femmes du village, elle tissait chez
elle pour le compte d’une fabrique de Rouen, dans une pièce sans air recevant un jour étroit d’ouvertures allongées, à
peine plus larges que des meurtrières2.
Comme nous l’avons montré, Annie Ernaux revient sur cette problématique existentielle dans la chute de La
place en laissant au lecteur le soin d’interpréter l’anecdote. La « femme » mécanique évoquée dans la toute
dernière phrase du récit – « Elle prenait déjà les courses suivantes de la main gauche et tapait sans regarder
de la main droite » ne représente-t-elle pas pour elle l’anti-modèle par excellence, celui auquel toute sa génération d’obédience féministe a cherché à échapper mais que le professeur de lettres – fût-il agrégé – n’a
pas réussi à déconstruire ?
III
Yvetot vaut-elle encore Constantinople ?
Une des questions que suscite la lecture de La Place concerne la représentation littéraire du souve-
nir d’enfance. Or, le projet d’écriture d’Annie Ernaux, de ce point de vue, demeure d’une étrange singularité. Comment transcrire ses propres souvenirs sans trahir les personnes et les lieux qui les ont peuplés ?
Comment faire resurgir le temps d’avant l’émancipation féministe et intellectuelle sans le compromettre,
soit sans le sublimer en s’armant de métaphores à valeur poétique (façon Proust), soit tout au contraire
sans le salir en s’armant d’antiphrases à valeur ironique (façon Flaubert). L’idée de l’auteur s’apparente par
conséquent plus à notifier qu’à décrire afin de se rapprocher le plus possible non seulement du réel de son
enfance et adolescence normande mais aussi et surtout du regard de son père qu’elle tend à adopter. Or, ce
regard se révèle lui-même conditionné, selon un jeu de poupées gigognes, par un autre regard encore, celui
de son propre père autrement dit le grand-père d’Annie Ernaux, qu’elle n’a vu, pour reprendre ses propres
mots « qu’une seule fois », « à l’hospice »3. Regard terrible, « violent » que celui de ce grand-père ; regard noir
de celui qui ne sait pas et qui ne souhaite pas que l’on sache à sa place : « Ce qui le rendait violent, surtout,
c’était de voir chez lui quelqu’un de la famille plongé dans un livre ou dans un journal. Il n’avait pas eu le
temps d’apprendre à lire et à écrire. Compter, il savait »4. Spécifiquement, la vision paternelle s’apparente à
une perception brute de la réalité – « l’autre sens de culture, le spirituel, lui était inutile »5 - une perception
non médiatisée par les livres qu’elle, professeure agrégée de lettres modernes, a lus, annotés et intériorisés. En ce sens, le travail d’écriture – de l’appartenance malgré soi - n’apparaît-il pas comme un exercice de
dépossession de sa propre culture livresque ? Travail d’écriture, comme nous le laisse entendre l’écrivaine
dans un nouvel aparté métalinguistique, tout aussi douloureux dans l’exécution que celui Flaubert, encore et
toujours, frère normand, frère de sang : « Naturellement, aucun bonheur d’écrire, dans cette entreprise où je
me tiens au plus près des mots et des phrases entendues […] »6. « Dans La Place », rapporte Annie Ernaux
1
2
3
4
5
6
Symbole que nous ajoutons pour figurer l’absence de transition entre les deux phrases.
Ibid., p.19.
Ibid., p.19.
Ibid., p.19.
Ibid., p.24.
Ibid., p.36.
dans un entretien, « c’est une culture que j’ai voulu montrer et ce, sans regard critique. C’est-à-dire en n’en
faisant pas une culture dominée, en la disant telle qu’elle est »1. Ironie de la trajectoire d’écriture, malgré
cette déclaration d’intention et sans doute à son insu, celle qui voudrait écrire en somme sans savoir lire,
rejoint Flaubert une nouvelle fois, qui rappelons-le, posait en principe esthétique, l’idée d’écrire « un livre sur
rien ». Or, c’est assurément ce « rien » qui captive Annie Ernaux, ce vide de la passion, ce trou dans lequel ses
parents ont vécu ; au fond, cette vie sans histoire qu’un romancier à histoires, a priori, aurait peine à transformer en récit.
Si l’on s’intéresse maintenant d’un peu plus près à la représentation du lieu du déroulement de l’enfance, il
nous semble qu’elle traduit cette volonté de s’affranchir de l’esprit de littérarisation en donnant la primauté
à la notation par rapport à l’évocation. Aussi, la narratrice homodiégétique ne rend-elle jamais compte d’un
caractère typique du lieu dit. Que reste-t-il en effet, de la Normandie entre autres décrite par Flaubert - rappelons que l’action de Madame Bovary se déroule à Tostes (où exerce d’abord l’époux d’Emma, Charles),
puis à Yonville (où son ennui commence à la confondre) et à Rouen (où elle se paie d’érotiques promenades
en fiacre) ? Et bien, si peu de choses en réalité. Du point de vue de sa représentation littéraire tout au moins,
pour contredire le célèbre aphorisme de l’auteur de L’éducation sentimentale, Yvetot ne semble plus du tout
valoir Constantinople. Une observation pour nous convaincre de la validité de ce nouvel aphorisme ? Nous disons « Yvetot » mais il s’agit en réalité d’une déduction, puisque le texte, lui, ne dit jamais le nom entier de la
ville se contentant chaque fois qu’il y fait référence de mentionner l’initiale du mot suivi de points de suspension. L’effacement des cinq lettres suivantes formant le nom de la ville n’est évidemment pas anodin. Avec
lui, c’est toute la charge potentiellement évocatrice de la ville normande qui est effacée au profit d’un « Y… »
sans saveur ni odeur : « Mon père est mort deux mois après, jour pour jour. Il avait soixante-sept ans et tenait
avec ma mère un café-alimentation dans un quartier tranquille non loin de la gare, à Y… (Seine Maritime) »2.
Cette perspective interprétative de La Place nous impose pour autant d’être sensible à toutes ces notations
qui par leur caractère incisif en disent finalement assez long sur le rapport de l’écrivaine à son paysage d’origine. Et, c’est bien sûr, à ce niveau qu’il est nécessaire d’en revenir à la fois à Madame Bovary sur le plan
fictionnel et à la figure paternelle sur le plan réel. En s’imposant d’éviter la médiatisation littéraire et plus
globalement artistique dans la représentation du lieu et des us et coutumes normandes, Annie Ernaux ne
s’apparente-elle pas, de fait, à une anti-Emma, une Emma qui verrait enfin le monde sans les livres, qui, en
conséquence, doublerait enfin le regard de son père pour voir avec ses yeux et comprendre, avant que de le
juger, qui il était et pourquoi il en arrivait là, c’est-à-dire, au point 0, autrement dit le méridien originel duquel
il ne s’est jamais franchement éloigné ?
Les romanciers contemporains, tels qu’Annie Ernaux connaissent par cœur l’incise trop célèbre de L’étranger
de Camus, « Aujourd’hui maman est morte »3. Ils ont ainsi retenu l’idée que les faits qui ont lacéré la mémoire
se suffisent à eux-mêmes et que par là-même la notification doit primer sur l’évocation dans leur
1
Citation de l’auteur, extraite d’un entretien avec le magazine « Révolution », daté de février 1985, page 100 de l’édition
scolaire de La Place.
2
Ibid., p.12.
3
Albert Camus, L’étranger, Gallimard, coll. Folio, 1971, p. 15.
écriture. N’est-ce pas tout le paradoxe d’un demi-siècle d’écriture post guerre mondiale au 20ème siècle ?
Ne pas raconter. Juste noter. Ne pas évoquer pour émouvoir mais susciter l’émotion par les silences de
la prose. Dans le cas d’Annie Ernaux, pourtant, tout à la fois sur le plan géographique et historique, tout
aurait concouru à donner matière à une fresque romanesque. D’abord, le paysage, cette terre normande,
dont Proust, Flaubert et Maupassant entre autres se sont faits les peintres. Or les villes, dans La Place, telles
Rouen ou Le Havre sont certes citées mais jamais décrites. Par ailleurs, en fonction de l’horizon d’attente
du lecteur bien entendu, où sont les tableaux potentiels de la campagne normande, où tous ces paysages
dont sont si imprégnés les personnages flaubertiens ? Autre temps ; autre Normandie. Autre temps, autre
description ou pis, pas de description du tout. De sa Normandie, la narratrice contemporaine ne retient ainsi
que des perspectives curieuses. L’art du roman coïnciderait-il en ce sens avec l’art photographique (auquel
le récit se réfère d’ailleurs à plusieurs reprises) ? Ce qui compte, en effet, n’est-ce pas le plus juste cliché, le
plus vrai, le plus intense, celui qui va exprimer sans dire ? « Sur la photo du mariage, on lui voit les genoux.
Elle fixe durement l’objectif sous le voile qui lui enserre le front jusqu’au-dessus des yeux »1. Pas de mariage
normand écrit en long et en large et avec ses travers, à la façon de Flaubert. Un cliché et passe. Césure au
descriptif. Comme une intuition souterraine de l’écrivaine : ne pas marcher sur les pas de Flaubert. Les mariages, les bals, les comices, ne les a-t-il pas déjà écrits ? Aussi l’épure passera par l’effacement des modèles.
L’épure tendra à éviter d’asseoir des mythes. En ce sens, l’art de la photo et/ou l’art du roman tiendra à cette
nécessaire saisie sur le vif d’un trait caractéristique pour ne pas dire stigmatique d’un être ou d’un lieu. L’œil
rivé sur l’œilleton de son engin, la photographe-écrivaine ne capte-t-elle pas l’étrangeté des situations, des
scènes, des lieux ? Ne se détourne-t-elle pas de ce que tout le monde voit comme si elle cherchait à transposer son monde intérieur sur le monde environnant ? Observons à ce titre la citation suivante ; remarquons
que « la Vallée » à laquelle la narratrice fait référence n’est absolument pas singularisée par un trait descriptif
minimal. Le reliquat descriptif n’est réservé qu’à une figure totalement secondaire en l’occurrence animale :
« Dans la Vallée, les brouillards d’automne persistaient toute la journée. Aux fortes pluies, la rivière inondait
la maison. Pour venir à bout des rats d’eau, il a acheté une chienne à poil court qui leur brisait l’échine d’un
coup de croc »2.
La Normandie d’Annie Ernaux apparaît ainsi basse et lourde, pesante comme un couvercle, tassée, étroite,
empesée : « L…, à trente kilomètres du Havre, les brouillards y stagnent l’hiver toute la journée, surtout dans
la partie la plus encaissée de la ville, au long de la rivière, la vallée »3. Comment la voir autrement qu’avec
des œillères puisqu’elle ne peut être vue qu’avec les œillères que la platitude de l’existence commerçante
impose ? En ce sens, peu importe les lieux de la mémoire, les étangs, les trous de verdure. Peu importe de
décrire le fronton des églises et la façade des maisons à colombage. Le cachet traditionnel que mettent en
perspective les cartes postales n’a-t-il pas souvent le tort de « cacher » la réalité ?
1
2
3
Ibid, p.25.
Ibid, p.35.
Ibid, p.33.
La seule contrariété longtemps, la façade en colombage, à raies blanches et noires, dont le rava-
lement en crépi était au-dessus de leurs moyens. En passant, l’une de mes institutrices a dit une fois que la
maison était jolie, une vraie maison normande. Mon père a cru qu’elle parlait ainsi par politesse. Ceux qui
admiraient nos vieilles choses, la pompe à eau dans la cour, le colombage normand, voulaient sûrement nous
empêcher de posséder ce qu’ils possédaient déjà, eux, de moderne, l’eau sur l’évier et un pavillon blanc1.
Quant aux gens de l’époque, quel est le visage de leur destin ? Que son père ait vécu en cette région première
libérée de France, justement en 1944 au moment du débarquement allié aurait pu susciter de plus amples développements narratifs. Or, la narratrice se contente de quelques lignes. Comme si, au fond, ceux dont elle
a choisi de parler, demeuraient certes des « hommes de bonne volonté mais surtout des êtres sans destin,
fussent-ils, comme c’est le cas de son père, participants à la guerre de 14 et héroïques approvisionneurs de
commerce sous les bombardements alliés».
1
Ibid, p.43.
Conclusion
L’auteur place en exergue de son récit, La Place, une citation de Jean Genet qui permet de remettre
en perspective la problématique d’écriture à laquelle est confrontée Annie Ernaux :
« Je hasarde une explication : écrire c’est le dernier recours quand on a trahi. »
Comme nous l’avons indiqué en introduction, le destin de l’auteur coïncide avec l’idée de dépassement des
siens par le dépassement de soi – ce qui implique une croyance forte en la possibilité de l’excellence du
« moi » en dépit de la situation sociale du sujet -. Or, dépasser le conditionnement familial suppose au moins
implicitement un déclassement de « leur » existence voire un « effacement » ne serait-ce que temporaire de
« leur » identité mineure. Tel le principe des vases communicants, la « majoration » de la femme contribue à
la minoration de ses géniteurs. Aller de l’avant ne représente rien d’autre en ce sens pour elle que refuser
d’aller de l’arrière, revenir vers eux, par devoir implicite de ressemblance : trajet « contradictoire » qui ne
peut relever de l’évidence.
Rappelons pour étayer notre point de vue, qu’Annie Ernaux ne mentionne qu’une parole prononcée par le
frère de son père lors du repas d’inhumation de ce dernier : « Te rappelles-tu quand ton père te conduisait
sur son vélo à l’école ? »1 Or, à l’avant dernière page du livre, comme « par hasard », le lecteur retrouve cette
anecdote cette fois dans le propos même de la narratrice : « Il me conduisait de la maison à l’école sur son
vélo. Passeur entre deux rives, sous la pluie et le soleil »2. Se dessine ainsi, en profondeur, une structure plus
complexe du récit ? N’est-il pas en effet doublement encadré ? D’une part par le récit premier de la réussite
au CAPES et le récit dernier de l’échec social de l’un de ses anciennes élèves et d’autre part, par la double
évocation du père à vélo qui conduisait la petite fille à l’école. En ce sens, ne doit pas retenir une double perspective de lecture de l’œuvre ? La place à la fois comme « témoin » d’un écartèlement et comme trait d’union
entre l’appartenir et l’appartenance ; trait d’union, comme nous avons tendu à le démontrer, qui ne tient
qu’à un fil, voire à trois points de suspension, trait d’union qui tient à quelques notations, impropres certes
à rebâtir à la manière proustienne, « l’édifice immense du souvenir » mais susceptible de garantir définitivement l’essentialité du « livre sur rien ».
Le déchiffrement de ces détails [confesse la narratrice] s’impose à moi maintenant, avec d’autant
plus de nécessité que je les ai refoulés, sûre de leur insignifiance. Seule une mémoire humiliée avait pu me les
faire conserver. Je me suis pliée au désir du monde où je vis, qui s’efforce de vous faire oublier les souvenirs
du monde d’en bas comme si c’était quelque chose de mauvais goût3.
Antony SORON, IUFM – Paris Sorbonne
Agrégé,MCF,HDR, littérature québécoise.
1
2
3
Ibid., p.16.
Ibid., p.79.
Ibid., p.51.
BIBLIOGRAPHIE
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