Monde des livres

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Monde des livres
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VENDREDI 15 JUILLET 2005
Stevenson, un trésor pour tous
Tandis que sort en « Pléiade » le deuxième tome de ses œuvres complètes, plusieurs autres publications montrent à quel point
il serait réducteur de cantonner l’auteur de « L’Ile au trésor » au rayon des lectures pour adolescents
a
Florence Noiville
I
Jim), dislocation des personnages,
éclatement du sujet (Dr Jekyll and
Mr Hyde) : l’avant-garde, alors (…)
s’appelait Stevenson ! »
Il n’est pas inutile d’avoir ces
remarques en tête pour ouvrir le
deuxième tome de « La Pléiade ».
Dirigé par Charles Ballarin et Marc
Porée, celui-ci rassemble des
œuvres écrites, pour la plupart, au
cours de l’errance qui conduisit Stevenson toujours plus au sud, en quête de climats propices à sa santé.
Avec Enlevé !, La Flèche noire ou Le
Grand Bluff, on se trouve une fois
« L’essentiel est
de bouger, (…) de
quitter le lit douillet
de la civilisation,
de sentir sous ses pas
le granit terrestre
et, par endroits,
le tranchant du silex »
dr-collection jonas/kharbine-tapabor
l surgit presque par effraction. « Natte goudronnée tombant sur l’épaule, mains
rugueuses et couturées, ongles
noirs ébréchés, cicatrice du
coup de sabre en travers de la joue. »
Dès les premières lignes de L’Ile au
trésor, Bill le balafré fait irruption à
l’auberge de l’Amiral Benbow. Jim
Hawkins, le fils des aubergistes,
s’en souvient « comme si c’était
hier ». Et nous donc !
Il suffit de rouvrir ce chef-d’œuvre de Stevenson pour revoir les
mines patibulaires de Long John Silver ou de Billy Bones, pour entendre résonner la canne de l’aveugle
sur le sol gelé, ou pour se surprendre à ramer de toutes ses forces
vers l’Hispaniola… Elégante, fluide,
la nouvelle traduction qui paraît
aux éditions Belem le confirme
avec éclat : chez Stevenson, tout
part de l’image et tout y revient.
Comme le notait justement Marcel
Schwob, Stevenson « coule » ses
histoires autour des images, à la
manière dont « un fondeur de cire
perdue coule le bronze autour du
noyau d’argile ». L’intrigue ellemême semble guidée par ces
séquences visuelles ricochant les
unes sur les autres pour ressusciter
ces territoires de l’imaginaire où
nous avons grandi.
Oui, nous sommes tous des
enfants de Stevenson. Cela l’aurait
réjoui, lui qui écrivait pour enchanter le garçonnet fragile qui sommeillait en lui. Né à Edimbourg en
1850, il avait été bercé par les histoires de sa nourrice, Cummy. Sa mère
était fille de pasteur, son père ingénieur, chargé de l’inspection des
phares et balises. La mer, déjà…
Enfant chétif, souffrant d’emphysème pulmonaire, ce fils unique
passe le plus clair de ses jeunes
années dans sa chambre, qu’il appelle le « royaume de Courtepointe ». Il
s’y grise d’histoires de contrebandiers, de « beachcombers », de
détrousseurs de cadavres. Des
légendes à faire dresser les cheveux
sur la tête qui alimentent ses émerveillements et ses effrois nocturnes
et lui permettent d’échapper à son
environnement d’adultes collet
monté et moralisateurs.
Stevenson l’a bien compris : pour
être un véritable instrument de
liberté, la littérature se doit, paradoxalement, de tenir son lecteur captif. « Absorbante », « voluptueuse »,
elle doit « l’arracher à lui-même » et
le laisser « l’esprit en feu », écrit-il
dans A bâtons rompus sur le roman.
C’est ce à quoi il va s’employer. Son
père le rêvait avocat, il sera écrivain.
Et nomade. L’Angleterre, la France,
la Suisse, l’Amérique, les Marquises
et, pour finir, les îles Samoa : « Je ne
voyage pas pour aller quelque part,
écrit-il, mais pour voyager. » « L’essentiel est de bouger (…), de quitter le
« Le Maître de Ballantrae » : illustration anonyme de 1959 pour la série « Classiques illustrés »
lit douillet de la civilisation, de sentir
sous ses pas le granit terrestre et, par
endroits, le tranchant du silex. »
Au terme de son périple, en
1894, lorsqu’il meurt dans les mers
du Sud, à l’âge de 44 ans, Stevenson laisse une œuvre qui ne
compte pas moins de trente-cinq
titres. Des romans bien sûr – et pas
seulement L’Ile au trésor ou Docteur Jekyll, qui lui valurent un triomphe immédiat – mais aussi des nouvelles et des essais qui, témoignant
de l’étonnante diversité de son
talent, montrent à quel point il
serait absurde de le cantonner au
rayon adolescents.
Prenez ses Essais sur l’art de la fiction, pratiquement indisponibles en
Grande-Bretagne et que les éditions Zulma ont eu la bonne idée
de republier, pour quatre d’entre
APARTÉ
Amours
new-yorkaises
C’ÉTAIT une belle femme brune, au corps
androgyne et aux yeux si noirs que la
pupille semblait avoir disparu. On était en
1959, elle avait 38 ans. En ce temps-là, à
New York – comme ailleurs –, on ne parlait
pas des « gays ». Ils n’étaient pas « sortis du
placard », ne se promenaient pas main
dans la main, mais se retrouvaient volon-
eux, en anglais. Nabokov, James,
Borges les tenaient pour les plus
incisifs et novateurs de leur époque. Stevenson n’y réhabilite pas
seulement la vertu de l’intrigue –
« Les Anglais d’aujourd’hui, je ne
sais trop pourquoi, ont tendance à
mépriser l’événement, et réservent
leur admiration pour le tintement
des cuillers à thé, ou les défauts de
langage du vicaire. On trouve habile
d’écrire un roman sans histoire du
tout, ou du moins la plus ennuyeuse
possible. » Non, ce sont les fondements mêmes du roman victorien
qu’il dynamite, inventant des formes nouvelles pour échapper à l’hypocrisie de ses valeurs et plonger
son lecteur dans les ténèbres de
l’âme que la bien-pensance de son
siècle cherche à tout prix à étouffer.
Michel Le Bris, qui a tant fait pour
tiers dans certains bars. Ainsi, le L., dans
une petite rue de Greenwich Village.
Un soir d’avril, une jeune romancière,
Marijane Meaker, décide d’aller y boire un
verre. Elle y fait une étrange rencontre :
« Accoudée au bar, une belle femme brune
en trench-coat boit un gin sec en fumant des
Gauloises. Autour d’elle, la rumeur vole de
lèvres en lèvres : “C’est Claire Morgan !” Si la
majorité du public connaît la romancière
sous son vrai nom de Patricia Highsmith,
l’auteur de L’Inconnu du Nord-Express qu’Alfred Hitchcock a porté à l’écran en 1951, on la
vénère au L. pour le roman Carol – Les Eaux
dérobées, qu’elle a publié sous le pseudonyme de Claire Morgan chez Coward McCann
en 1952. Toute lesbienne qui se respecte possède ce roman dans sa bibliothèque, près des
classiques tels que Le Puits de solitude, We
Too Are Drifting, Diana et Olivia. »
la connaissance approfondie de Stevenson – notamment chez Phébus
– synthétise cet apport formel dans
une magnifique préface à ces Essais
(1) : « Comment a-t-on pu oublier
que c’est à travers la lecture de Stevenson, puis de Conrad, et du débat
qui s’ensuivit jusque vers le milieu des
années 1930, que le roman d’aventure s’est, pour l’essentiel, renouvelé ?
Techniques du suspense et de la description progressive (la psychologie
des personnages devenant elle-même
objet d’enquête et non plus donnée
immédiate), substitution des impressions aux descriptions, technique dite
du “point de vue”, bien avant Henry
James (deux points de vue différents,
par exemple, dans L’Ile au trésor),
emboîtement des récits (Conrad perfectionnera ce procédé jusqu’à articuler cinq niveaux différents dans Lord
Marijane est subjuguée, ce qui ne déplaît
pas à celle qu’on appelle « Pat ». Elles vont
vivre deux années d’amours tumultueuses
et ne se reverront que trente ans plus tard.
Marijane Meaker, auteur de plus de quarante livres – et de romans pour la jeunesse
sous le nom de M. E. Kerr –, a voulu revivre
cette histoire inoubliable et retrouver
l’Amérique de sa jeunesse, les nuits de New
York, en racontant HIGHSMITH, un amour
des années cinquante (1).
Tous les amoureux de l’étrange Mrs Highsmith, tous ceux qui savent qu’elle est un
excellent écrivain – « un des plus grands écrivains modernes », selon Gore Vidal, pourtant avare de compliments – peuvent se
précipiter sur ces souvenirs. On y croise
beaucoup d’artistes, on y retrouve l’étonnante Janet Flanner – célèbre pour ses « Lettres de Paris » signées « Genêt », dans le
de plus face à l’éventail complet de
ses talents. Mais c’est incontestablement avec Le Maître de Ballantrae
– traduit ici par Alain Jumeau – que
ceux-ci culminent.
A propos de ce roman, achevé en
1889, Julien Green notait dans son
Journal : « Continué The Master of
Ballantrae avec une très grande
admiration. Si quelque chose pouvait
me déplaire dans ce livre, c’est sa perfection même. » Nous sommes en
Ecosse, en 1745. Une Ecosse déchirée par les schismes religieux et la
guerre de succession au trône. Habilement, Stevenson a campé son
intrigue et le mystère qui l’entoure
dans une vraie-fausse préface écrite
par lui-même. On y découvre
l’étrange lutte qui oppose les deux
frères Durrisdeer, James et Henry.
Antagonisme morbide, jeu d’attirance et de répulsion, retour omniprésent du thème du double, de
l’« essence et de l’apparence », du
Bien et du Mal : peu à peu l’ambiguïté se glisse dans les interstices du
récit. Les confidences du serviteurnarrateur – censé rétablir la vérité
autour du Maître – éveillent le soupçon. Le Maître est-il bien celui que
l’on croit ? Et qui dit la vérité dans
ce roman construit comme un
emboîtement de subjectivités se faisant écho sans qu’on sache jamais
laquelle est la vraie ?
Avec Le Pilleur d’épaves (titre de
Marie-Anne de Kisch dans « La
Pléiade ») ou Le Trafiquant d’épaves
(celui que préfère Eric Chédaille
chez Phébus), nous passons d’une
île à une autre – de la Grande-Breta-
New Yorker. Surtout, on partage ses journées avec « Pat ». Une femme lumineuse et
mystérieuse, séductrice et tourmentée.
Inquiète et inquiétante. Elle aime ce New
York secret et cette Marijane qui l’adore,
mais elle se sent nomade. Elle n’aime pas
beaucoup l’Amérique et elle rêve d’Europe.
Elle affirme n’écrire bien qu’en Europe – où
elle s’installera définitivement dans les
années 1960, d’abord en Angleterre, puis
en France, enfin en Suisse, où elle mourra
en 1995.
Elle boit beaucoup, souvent avec joie.
Mais quand elle boit trop, elle devient sombre, se ferme. On pressent la solitaire
qu’elle va devenir. Déjà, elle aime les chats,
mais elle n’est pas encore cette misanthrope absolue qui préférait les escargots
aux humains, qui avait gardé de son Sud
natal un solide racisme, auquel s’ajoutait
gne aux Marquises – sans rien perdre en intensité romanesque. Fasciné par le Pacifique, ce « no man’s
land de l’histoire », par « son grand
brassage d’époques et de races, de
vertus et de crimes », Stevenson voulait écrire un livre sur les « racontars
des mers du Sud ». « Le thème du trafic d’épaves n’a jamais été traité
auparavant », écrit-il à son éditeur
britannique. Ajoutez à cela une
enquête sur les bas-fonds de San
Francisco,
une
contrebande
d’opium à Honolulu : « Mon roman
des mers du Sud devrait être formidable », promet-il. Il l’est.
Stevenson pensait que la littérature sert à créer des mythes. Robinson découvrant, incrédule, des
empreintes de pas, Achille hurlant
ses imprécations à la face des
Troyens, Ulysse bandant son arc… :
« Ce sont là des moments cruciaux de
la légende (…). Nous pouvons oublier
tout le reste, oublier les mots, même
s’ils sont magnifiques, oublier les commentaires de l’auteur, même s’ils sont
pertinents, mais ces scènes, marquées
du sceau de la vérité (…), nous les
recueillons au plus secret de notre
esprit. »
C’est aussi la raison pour laquelle
il répétait que « les œuvres dont l’influence est la plus durable sont les
œuvres de fiction ». Parce qu’elles
« n’attachent pas le lecteur à un dogme » et qu’elles le « désengagent de
lui-même ».
A le lire ou à le relire, on se dit
qu’il n’avait pas forcément tort.
(1) L’intégralité des Essais sur l’art de la
fiction est disponible en français chez
Payot (1992).
LE MAÎTRE DE BALLANTRAE
(The Master of Ballantrae)
et autres romans. Œuvres, II.
de Robert Louis Stevenson.
Edition publiée
sous la direction de
Charles Ballarin et Marc Porée.
Gallimard, « Bibliothèque
de la Pléiade », 662 p., 65 ¤.
LE TRAFIQUANT D’ÉPAVES
(The Wrecker)
de Robert Louis Stevenson.
Préface de Michel Le Bris.
Traduit de l’anglais
par Eric Chédaille.
Phébus, 448 p., 22 ¤.
L’ÎLE AU TRÉSOR
(Treasure Island)
de Robert Louis Stevenson.
Traduit de l’anglais
par Patrick Ravella.
Ed. Belem, 264 p., 14 ¤.
STRANGE CASE OF Dr. JEKYLL
AND Mr. HYDE
and Essays on the Art of Writing
de Robert Louis Stevenson.
Zulma, « Classics », 110 p., 8,95 ¤.
un antisémitisme à peine maquillé en soutien radical à la cause palestinienne. Toutes
choses détestables.
Et pourtant, comme Marijane Meaker, on
reste fasciné par ce personnage paradoxal.
A peine délaisse-t-on une Highsmith méchante, coléreuse, qu’on rejoint une Pat
attentionnée, généreuse. On vient de quitter une romancière amère de se voir refuser
un manuscrit et on découvre une épistolière énergique, terminant ainsi sa lettre à la
femme qu’elle aime : « Beaucoup d’amour
et tous mes vœux pour un état d’esprit positif – l’arme la plus efficace de l’écrivain. »
Josyane Savigneau
(1) HIGHSMITH, A Romance of the 1950s, paru
aux Etats-Unis en 2003 et ce printemps en
France (traduit par Alexis Vincent, Editions de
Fallois, 250 p., 18 ¤).
II/LE MONDE/VENDREDI 15 JUILLET 2005
LITTÉRATURES
Mille et une nuits d’éternité
LES MILLE ET UNE NUITS
Tome 1 (Nuits 1 à 327).
Traduit, présenté et annoté
par Jamel Eddine Bencheikh
et André Miquel.
« Bibliothèque de la Pléiade ».
Gallimard, 1312 p., 57,50 ¤.
T
rois cents (et une) années,
très exactement, qu’elles ont
commencé de faire rêver
l’Occident. C’est en 1704, à Paris,
que paraît le premier des douze
tomes de la traduction des Mille et
Une Nuits d’Antoine Galland
(1646-1715). Le succès est immédiat ; Galland est retraduit dans les
langues d’Europe tout au long du
XVIIIe siècle. Il ne s’est, depuis,
jamais démenti. 2005 : Gallimard
publie, dans « La Pléiade », le premier des trois tomes d’une nouvelle traduction, due à Jamel
Eddine Bencheikh et André
Miquel, lointain successeur de Galland au Collège de France. Deux
professeurs. Deux écrivains. Cette
publication consacre un travail de
longue haleine, préparé d’abord
par des études savantes, puis par
une traduction partielle en quatre
tomes, parus entre 1991 et 2001,
dans la collection « Folio ».
a
Pierre Larcher
La coïncidence des dates n’est
pas fortuite. Les traducteurs
dédient leur travail à la mémoire
de Galland. Avec raison. On peut
dire tout le mal qu’on veut de
l’« orientalisme ». Mais sans Galland, les Nuits ne seraient pas devenues universelles. Et sans cette
universalisation, l’Orient arabe ne
se les serait pas réappropriées !
Un des mérites de la préface
d’André Miquel est de ne rien dissimuler de l’éclipse des Nuits, en
Orient même, dès le IVe siècle, dans
un contexte de blocage généralisé.
Elles sont victimes de la prévention
des clercs : la langue en est hétéro-
gène ; les histoires sont loin d’être
« orthodoxes ». Ces préventions
existent toujours, la presse s’en fait
parfois l’écho : reproduire les Nuits,
dans leur édition la plus complète
(les éditions courantes sont expurgées), est, aujourd’hui, dans cette
partie du monde, un geste de
résistance.
L’histoire des Nuits est longue et
compliquée, faite de strates successives. A la strate la plus ancienne,
indo-persane, appartiennent le
récit-cadre et le nombre : « mille
contes » (Hèzâr afsâné), en fait mille
nuits passées à conter, pour repousser l’échéance fatale. La mille et
unième est celle de la victoire sur la
mort, victoire d’une femme, Shahrâzâd, aussi belle qu’intelligente,
savante de surcroît. Là encore, qui,
dans le contexte actuel, ne mesure
la force d’un tel symbole ?
ajouts successifs
La technique du conte à tiroirs lui
appartient aussi, qui sera portée à
sa perfection en Occident avec le
Manuscrit trouvé à Saragosse de Jan
Potocki (1761-1815). Mais, bien que
récurrente tout au long des Nuits,
elle n’est pas systématique et semble même s’essouffler avec les
ajouts successifs : ajouts
abbassides, califaux (Harun
Al-Rashid), qu’on retrouve
dans la branche « syrienne » des
Nuits, ou marchands (Sindbad,
cycle d’abord autonome) ; ajouts
fatimides puis mamelouks, qu’on
retrouve dans la branche « égyptienne » des Nuits. C’est la réunion
des deux branches qui constitue la
seconde version imprimée, celle de
Bulaq, au Caire (1835), reproduite,
à quelques variantes près, par celle
de Calcutta, en 1839-1842. Et c’est
cette version de Bulaq/Calcutta que
les traducteurs prennent comme
base de leur travail. Avec raison. Ce
n’est pas seulement la plus complète, en ce qu’elle comprend effectivement mille et une nuits. Encore est-
ce la seule qui témoigne de l’histoire de ces histoires. Les traducteurs font mieux. Ils prévoient
d’ajouter celles traduites par Galland, à partir de 1709, et que lui
avait communiquées le maronite
Hanna. Elles ne font pas partie du
corpus oriental des Nuits, mais, par
la grâce de Galland, en sont devenues synonymes en Occident,
notamment Ali Baba et les quarante
voleurs et Aladin et la lampe merveilleuse : les Nuits arabes connaissent un autre Aladin, dit « aux
grains de beauté », d’ailleurs un des
contes les plus tardifs et « exotiques » du recueil, puisqu’il nous
mène dans la Gênes du XIVe siècle…
L’importance de cette nouvelle
traduction, pour l’histoire même
du texte, ne doit pas occulter qu’il
s’agit d’une traduction entièrement
nouvelle, quant à son principe. Le
texte, tout le texte, et rien que le
texte, est traduit. On est aussi loin
des silences de Galland que des
« arabesques » de Mardrus (l’autre
grande traduction française, parue
entre 1899 et 1906). Cela vaut
d’abord pour les 1 250 poèmes, qui
entrecoupent le texte. Galland, en
un temps de versificateurs, les avait
entièrement délaissés. Et Mardrus
partiellement.
Le pari était donc risqué, comme
cassant (et d’abord visuellement),
pour un lecteur d’aujourd’hui, le fil
narratif. Il est gagné par le choix
d’une traduction poétique : vers
parfaitement
réguliers
chez
Miquel, plus libres chez Bencheikh
(c’est un des points où s’expriment
les tempéraments des deux traducteurs). C’est une des grandes réussites de cette traduction. Essayez, à
voix basse, ou, mieux, à voix haute : ça passe (un peu comme dans
un opéra bien fait, l’air s’articule au
récitatif) ! Cela vaut aussi pour les
différents registres, du plus savant
au plus populaire, d’une langue
aussi composite que le recueil luimême. Un seul exemple. « Les
roland et sabrina michaud/rapho
Une nouvelle traduction de ce monument universel né en Inde et en Perse,
et devenu un texte fondateur de la littérature arabe
« Sindbad le Marin sur la mer de Chine ». Miniature persane de 1550, école de Shiraz.
Nuits ne sont pas le Kama-sutra »,
note le préfacier. Pourtant, l’amour
physique s’y dit exactement et, très
souvent, crûment. Mais on admirera par-dessus tout que le partage
des tâches entre deux traducteurs
et leur constant souci de rendre
compte de la diversité des contes
ne nuisent en rien à l’unité et à la
fluidité de l’ensemble.
Après Galland, incontournable
pour sa beauté et son importance
historique, après Mardrus, caractéristique d’un orientalisme fin de
siècle, la version BencheikhMiquel, une fois achevée, consti-
tuera la nouvelle version française
de référence. Elle le demeurera
pour longtemps sans doute : elle
est la première à allier la rigueur
scientifique et un goût très sûr
pour la littérature. Dormons tranquilles : avec elle, les Nuits continueront de nous faire rêver.
Quand Florence Delay et Jacques Roubaud revisitent le cycle arthurien
RENCONTRE
GRAAL THÉÂTRE
de Florence Delay
et Jacques Roubaud.
Gallimard, 622 p., 28 ¤.
D
e la cour du roi Arthur à une
forêt – touffue comme celle
de Brocéliande –, du château
du Graal à une chambre d’amour,
d’un « lieu de paroles profanes » à
un « lieu de paroles sacrées », c’est
dans un espace illimité que se déroule Graal Théâtre : une ample suite
dramatique en dix « branches » –
vingt-quatre heures de magnifique
lecture par les comédiens français,
mise en ondes sur France-Culture
en 2003 et 2004. Un projet magistral
de deux grands écrivains, entrepris il
y a trente ans : deux versions antérieures ont paru en 1977 puis 1981.
Aujourd’hui, Florence Delay, romancière, traductrice, désormais académicienne, et Jacques Roubaud,
« compositeur de mathématiques et
de poésie », toujours oulipien, se présentent modestement comme deux
« scribes de langue française » pour
signer la version définitive de leur
Graal Théâtre.
Les « enchantements de Bretagne » ? Trois mots – « Arma amor
armor » – les résumaient en soustitre du prologue de Graal fiction de
Jacques Roubaud (Gallimard, 1978),
où celui-ci analysait les « enfances »
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de la prose. Florence Delay, elle,
apportait sa connaissance et son
amour du théâtre, pratiqué avec
Vilar et Vitez. En s’inspirant de textes médiévaux français, gallois,
anglais, espagnols, portugais, italiens, allemands, les deux « scribes »
ont voulu redonner voix et souffle à
ce « trésor épique et féerique ».
Des
influences ?
L’Arioste,
Claudel, Calderon, que Florence
Delay a traduit. « En Espagne, ditelle, le magnifique théâtre du Siècle
d’or n’a pas du tout coupé ses racines
médiévales, tandis qu’en France un
pan immense de mémoire est tombé
avec le siècle de Louis XIV. Ce que
nous cherchions, ce n’était pas le
Moyen Age en tant que tel, mais une
matière populaire, une grande et
belle histoire. » Celle-ci a inspiré les
cinéastes : Perceval le Gallois, de
Rohmer, Lancelot du lac, de Bresson
(dont elle fut la Jeanne d’Arc en
1962), Excalibur, de John Boorman.
« On a commencé, comme les
conteurs, par le milieu : Les Temps
aventureux – un feuilleton dont les
héros sont Perceval, Gauvain, Lancelot. Puis on est remonté à l’origine » –
la fondation de deux chevaleries,
céleste et terrestre : Joseph d’Arimathie est un acte sacramentel à la
manière de Calderon, Merlin l’enchanteur, un fabliau plein de malice. » Inédites, les quatre dernières
pièces évoquent « la Fin des Temps
aventureux, le retour au ciel de la
divine coupe, et, sur terre, la destruction du royaume d’Arthur ».
« Sans Chrétien de Troyes, qui, au
XIIe siècle, le pose magnifiquement
dans Perceval ou le Conte du Graal,
dit Florence Delay, je ne pense pas
que le mythe du Graal aurait pu avoir
cet immense rayonnement. Mais
autant que Chrétien, ce sont les continuations, les variantes qui nous ont
passionnés. Et puis, finalement, c’est
devenu un creuset où la matière s’est
mêlée à notre imagination, nos
mémoires personnelles. Ainsi j’ai
incorporé un souvenir d’enfance : le
mendiant, un dessert qui me fascinait. Le dessert existe encore, mais qui
en connaît l’origine ? »
liberté de ton
Dans ce Graal d’aujourd’hui, écrit
oralement à deux (sauf Salesbières,
rédigé en alexandrins par le seul
Roubaud « avec l’aide de Victor
Hugo »), règne la plus grande liberté
de ton. Anachronismes, allusions,
énigmes sont moins un jeu qu’une
appropriation. Aux grandes « voix »
médiévales se mêlent des citations
masquées d’Apollinaire, de Bergamin ou de Cortazar.
« Le combat des jumeaux Balaan
et Balaain, on l’imagine avec la musique de Monteverdi, et nous avons
repris les paroles du Combat de Tancrède et de Clorinde. On ne trouvait
rien de plus fort à mettre là, explique
Florence Delay. Quant à l’épisode
merveilleux de la demoiselle d’Escalot
qui arrive toute morte à la cour avec
sa lettre d’amour, on pense à la lettre
à Rodrigue dans Le Soulier de satin.
Mais on n’a rien inventé, c’était chez
les conteurs : cela prouve que les plus
belles choses circulent depuis l’aube
des temps. »
Graal Théâtre se termine sur une
note crépusculaire, qui a « bouleversé » les scribes : « Tout ce qui était
lumineux tourne à la trahison, à l’af-
frontement, à la blessure. » La quête
du Graal a dépeuplé la cour du roi
Arthur, ses meilleurs chevaliers ont
disparu. « Du Graal aucun n’a su
donner de nouvelles (…). Nous
n’avons rien vécu », dit celui-ci,
avant sa fin tragique.
Le dernier mot revient aux personnages qu’une didascalie situe
« entre terre et ciel » : le conteur
Blaise de Northombrelande, qui,
sous la dictée du « mathémagicien »
Merlin, compose le livre du Graal
comme une tapisserie, par enchevêtrement, « conjointure moult belle ».
Et aussi les enchanteurs, sous le
charme des fées.
« J’aime bien, dit en souriant Florence Delay, quand on présente la
fée Morgane à Merlin et qu’il répond :
“Enchanté.” »
Monique Petillon
Persée à la poursuite de la Gorgone
PERSÉE
LE FAVORI DES DIEUX
de François Rachline.
Albin Michel, 364 p., 19,50 ¤.
T
out commence par une barque. Elle s’échoue un matin
sur le rivage d’une île, au
milieu des Cyclades. Un pêcheur
recueille et soigne la naufragée, à
moitié morte de faim et de fatigue, qui occupe le rafiot avec son
nourrisson, mal-en-point lui aussi.
Ce pêcheur est un homme compatissant. Il est demeuré aussi pauvre et honnête que son frère, le
tyran qui règne sur cette île de Sériphos, est devenu au fil des ans
riche, sanguinaire et débauché. La
mystérieuse jeune femme est
d’une grande beauté, et son fils,
en grandissant, révèle fort courage et vive ardeur. C’est que le jeune Persée est fils de Zeus, qui
séduisit la belle Danaé. Contraints
à l’exil par le roi d’Argos, ces héros
ne sont encore qu’au début de
leur aventureux destin.
Une fois Persée devenu adolescent, le tyran, qui convoite sa mère,
le met au défi, pour se débarrasser
de lui, de rapporter la tête de
Méduse, gorgone dont le seul
regard, comme chacun sait, pétrifie
à jamais ses adversaires. Commence
alors pour le jeune guerrier un
immense périple, ponctué de combats et d’énigmes à résoudre. A la
poursuite de la gorgone, ses tribulations le conduisent en effet à parcourir pratiquement tout le monde
connu des Anciens, de la Crète à la
Libye, de l’Atlas au Nil et à la mer
Rouge, de Jérusalem à Corinthe.
Péripéties et retournements de situation ne manquent pas. L’amour, en
la personne de la belle Andromède,
attend aussi le guerrier après sa victoire sur le monstre, qui ne met pas
fin à son tumultueux parcours.
Présenter l’histoire ainsi peut donner l’impression qu’il s’agit d’un
roman-péplum de la Grèce des premiers temps. Les rebondissements
de l’intrigue, le mélange d’amour,
d’aventures et d’humour, les scènes
de poursuite ou de combats en
feraient certes une réussite dans le
genre. Mais le Persée de François
Rachline a bien d’autres qualités
qu’un thriller mythologique. Les personnages possèdent une épaisseur
inattendue, notamment le tyran,
dont les « exercices favoris » sont :
« une fille chaque jour, un garçon de
temps à autre, des ripailles après les
indispensables sacrifices aux dieux,
des bains à n’en plus finir, des supplices imposés à quelque homme robuste, afin que sa mort fût lente et le spectacle prolongé d’autant ».
Une écriture très tenue tisse finement les péripéties et la description
exacte des réalités antiques, que ce
soient les instruments de la pêche,
les arts de la table ou la diversité des
gens et mœurs rencontrés de région
en région.
Avec ce livre, François Rachline
clôt le triptyque entamé en 2002 par
Sisyphe et poursuivi par Le Cavalier
de l’Olympe, en 2003 (1). Cette vaste
fresque a révélé sa vocation littéraire. Economiste, professeur à
Sciences Po, connu jusqu’alors pour
ses essais, il est entré en littérature
depuis quelques années, poussé par
une sorte de nécessité intérieure.
Comme si s’était imposée à lui l’exigence d’inventer une « pensée narrative », de tenter d’en finir avec
l’opposition du mythe et de la raison. Ce qui explique la tonalité singulière de ses romans.
olympe intérieur
Car sous l’aventure se poursuit
une méditation. Sisyphe, dans le
premier volet du triptyque, n’est
pas accablé par son destin. Bellérophon, dans le deuxième, découvre
son Olympe intérieur. Le périple de
Persée forme lui aussi un itinéraire
spirituel, une réflexion en images
sur la vérité et les mirages. On ne
sait jamais, en effet, si Méduse existe vraiment ou si ce n’est qu’un masque, une histoire qu’on se raconte.
Le vrai chemin est intérieur. Une
voix le dit en rêve à Persée : « Tu
devras franchir des ravins, suivre des
sentiers en bordure de précipices, descendre au fond de vallées sinueuses,
emprunter des cols étroits, traverser
des rivières, éviter les terrains de chasse des chats sauvages, endurer des
nuits glaciales et des jours ténébreux,
te garder des chacals et des lions, en
un mot parcourir des étendues
pareilles à celles qu’un homme peut
découvrir en lui. »
Et ensuite, dans l’Hadès, tout finit
par une barque.
Roger-Pol Droit
(1) Ces deux ouvrages ont paru également chez Albin Michel. Voir « Le
Monde des livres » du 31 mai 2002 et le
portrait de François Rachline dans Le
Monde du 3 octobre 2003.
LE MONDE/VENDREDI 15 JUILLET 2005/III
SÉRIES D’ÉTÉ
UN LIVRE, UN FILM Chaque semaine, « Le Monde des livres » raconte l’histoire d’un ouvrage adapté au cinéma
« EYES WIDE SHUT »
Le testament onirique de Stanley Kubrick
En portant à l’écran « La Nouvelle rêvée » de l’Autrichien Arthur Schnitzler, chronique sans illusions d’une Vienne crépusculaire,
le cinéaste explore les mystères du couple et fait œuvre de moraliste
« Fridolin reconnut d’un côté, au piano, les
contours évanescents de la silhouette de Nachtigall, tandis que la pièce située en face rayonnait
akg-images
d’une clarté aveuglante, et des femmes se
Arthur Schnitzler (1862-1931)
tenaient là, immobiles, portant toutes des voiles
sombres autour de la tête, du front et de la nuque
et un loup noir à dentelle sur le visage, mais par
ailleurs totalement nues. Les yeux de Fridolin
allaient avec avidité de silhouettes plantureuses à
des silhouettes minces, de délicates à d’autres
aux formes épanouies ; et que chacun de ces char-
collection christophel
mes dévoilés restât cependant un mystère, que
derrière ces masques noirs, énigme insoluble
entre toutes, de grands yeux fussent rivés sur lui,
voilà qui transformait l’indicible plaisir de voir en
une torture de désir presque insoutenable. (…)
De gauche à droite : Bill (Tom Cruise)
et sa femme (Nicole Kidman) ; des
personnages masqués de la scène de
l’orgie ; le masque que Bill portait lors
de la fête, posé sur l’oreiller conjugal
sement la chronique de ses rapports sexuels, que cet homme à
femmes était un amant jaloux,
« tourmenté par le besoin de connaître tous les détails de la vie antérieure de ses conquêtes », dit Jacques
Le Rider, qui ajoute : « Il note sans
indulgence les interrogatoires pénibles auxquels il soumet ses maîtresses, et sa correspondance amoureuse contient plusieurs lettres qui sont
des torrents de reproches et d’imprécations à l’adresse d’une amante
prise en flagrant délit d’infidélité.
Tous ces documents permettent d’affirmer le caractère autobiographique de ces représentations d’hommes dominateurs, à la fois donjuanesques et incapables de concéder
à la femme la moindre parcelle de
liberté des mœurs qu’ils considèrent
comme toute naturelle pour euxmêmes » (1).
Comme ses contemporains, les
dramaturges Ibsen et Strindberg,
Schnitzler était otage de ce douloureux paradoxe qui nourrit nombre
de toiles du peintre Edvard
Munch, où des hommes souffrent
de voir des femmes (fausses madones au visage de cadavre) « marcher comme les hommes », sans
interdits. En salon, ces messieurs
exaltaient le droit des insoumises
à pratiquer l’amour libre ; en
privé, ils les identifiaient aux vampires. « Schnitzler n’est pas un
défenseur de l’institution patriarcale d’époque victorienne. Mais il ne
croit pas aux couples libérés, ni aux
femmes émancipées. » (Le Rider).
Cet instinct rétrograde est sensible dans l’une de ses plus célèbres
nouvelles, Mademoiselle Else. Pour
obtenir le prêt d’une somme considérable dont son père a besoin pour
s’épargner scandale et prison, une
jeune fille accepte le vil marché que
lui propose un vieux bailleur de
fonds à monocle ; elle descend dans
la salle de musique d’un grand
hôtel, nue sous son manteau,
qu’elle laisse tomber devant le
« salaud vibrionnant », avant de
s’empoisonner au véronal. Cette
vierge otage d’une famille abusive,
Schnitzler la dépeint comme une
hystérique troublée par des désirs
obscurs.
On retrouve l’équivalent de ce
personnage de vieux libidineux
usant de son pouvoir pour « voir »
une fille nue dans Eyes Wide Shut
(« Les Yeux grand fermés »), le film
que Stanley Kubrick voulait adapter
depuis 1963 de Traumnovelle (« La
Nouvelle rêvée », 1925), envisageant d’abord d’en faire un film en
costumes transposé à Londres, et
qu’il finit par porter à l’écran en
1999 en la transposant à New York
de nos jours. Il s’agit de Ziegler, un
millionnaire qui s’offre de mirifiques prostituées droguées (victime
d’une overdose, l’une est filmée
comme une chose affalée sur un fauteuil), participe à des orgies organisées pour une élite, et qui menace le
héros (Tom Cruise) de représailles
s’il s’obstinait à en savoir plus sur
ces cérémonies rituelles.
Kubrick partage avec Schnitzler
le goût du secret, la hantise de se
ble d’être courtisée par un vieux
beau à la Lubitsch et d’avoir des pensées impures ; elle sait désormais
qu’il s’est égaré hors des désirs codifiés. Ils n’ont plus qu’à « baiser ».
Il aura fallu que Bill réapprenne à
poser les yeux sur une épouse qu’il
avait désérotisée. « Tu ne m’as
même pas regardée », lui dit-elle
après lui avoir demandé si sa coiffure était « OK » pour la soirée qu’ils
s’apprêtent à rejoindre. Et pourquoi
celle-ci fut-elle envahie par le désir
de faire l’amour avec un bel officier
rencontré jadis ? « Il a juste posé un
regard sur moi. » Il aura aussi fallu
qu’il apprenne à scruter ce que
Freud décrit comme un abîme
inquiétant : son subconscient. Et
que, lors de la fameuse cérémonie
orgiaque où il s’introduisit grâce à
un mot de passe erroné (« Fidelio »,
titre de l’opéra de la fidélité conjugale), il fasse un apprentissage : à la
fois ôter le masque qui lui servait de
paravent aux affects, l’écran qui lui
cachait les désirs illégitimes ; et refuser de s’en servir comme les adeptes
de cette partouze pour voyeurs.
Symbole d’un refus de voir les images que lui projette sa libido, le masque est aussi l’artifice dont usent
ceux qui veulent voir sans être vus,
épier les coïts d’hommes et de femmes eux-mêmes sans visages.
On se souvient du chapitre que
ning, Kubrick explore le labyrinthe
mental et sonde les arcanes du cerveau. Eyes Wide Shut ne veut pas
dire qu’il faut fermer les yeux pour
sauvegarder son couple, mais qu’il
convient de savoir assumer ses songes et résister à l’hypnose insidieuse
qu’exerce la société du spectacle.
Critiquée par certains à cause de
son caractère stylisé, bateau,
grotesque, l’orgie est représentée
comme une mascarade indigente,
fruit des médiocres fantasmes des
maîtres du monde. A partir de l’invitation d’une femme suggérant un
passage de l’autre côté du miroir
(face à sa glace, elle se prénomme
Alice dans le film), Schnitzler et
Kubrick s’interrogent tous deux sur
le bien-fondé de l’échange de
confessions du surmoi, et sur l’acte
de regarder.
Quoi d’étonnant, chez un cinéaste dont l’œuvre est hantée par les
masques (ruse d’auteur de hold-up
dans L’Ultime Razzia, faux visage de
carnaval aux grimaces sardoniques
pour Alex et ses droogs (amis) dans
Orange mécanique, mines de spectres blafards dans Barry Lyndon),
que cette fascination pour un récit
sur la façon dont la réalité occulte le
rêve et dont le rêve ronge le réel ? A
la fin d’Eyes Wide Shut, Bill trouve le
masque dont il avait dû faire usage
pour pénétrer dans le château des
maléfices, posé sur l’oreiller conjugal : il n’en a plus besoin, sa femme
sait ses affres intimes, « on n’est vraiment bien que chez soi », dit-elle,
citant Le Magicien d’Oz. Ce qui a été
dit n’a pas besoin d’être montré. Les
voilà « éveillés, pour longtemps, espérons-le ». Il sait sa femme suscepti-
Freud consacre dans L’Interprétation des rêves au « Rêve de confusion à cause de la nudité » : pour
un ancien officier, porter un costume contraire aux règlements équivaut à se promener nu dans la rue.
Intrus dans un univers de débauchés, Bill est invité, pour expier, à
se déshabiller. Il refuse d’obtempérer. Séducteur révélant une capacité d’autocritique, Schnitzler paraphrase Freud, mais pour montrer
que son héros doit, d’une part, se
débarrasser du signe de sa culpabi-
warner bros
collection christophel
Stanley Kubrick (1928-1999)
gérer le conflit entre un désir de
sécurité, d’ordre, de respect des
codes sociaux, et un désir d’aventures, de transgression ? Schnitzler
étant pétri de morale traditionnelle,
il n’octroie à l’épouse que des aventures oniriques, tandis qu’il lance le
mari dans des aventures tangibles.
Albertine (Alice chez Kubrick)
avoue à Fridolin (Bill) qu’elle a eu le
fantasme de l’infidélité, et lui reproche de ne pas confesser qu’il ait pu
en avoir eu autant. Troublé, ce dernier erre, le temps d’une nuit (rêve
ou réalité ?), rencontre une femme
qui, au chevet de son père récemment décédé, lui fait des avances
(éros et thanatos), une prostituée
atteinte du sida (idem), une nymphette aux poses aguicheuses, un
ancien camarade qui l’intronise
dans une orgie. Sans jamais passer à
l’acte.
Ses pérégrinations ont irrité les
libertins (Bill résiste à la transgression), les féministes (Bill est la proie
de tentatrices). On a reproché à
Kubrick sa morale conservatrice : il
se demande s’il « y a une différence
entre rêver une aventure sexuelle et
en avoir une », pour conclure à la
nécessité de survie du couple, de
l’ordre sexuel domestique. Ce qui
ne veut pas dire qu’il plaide pour la
répression des pulsions. Comme
dans Docteur Folamour, 2001 ou Shi-
warner bros
EXTRAIT
C
onsidéré par Sigmund
Freud comme son alter
ego, ou son « jumeau
psychique »,
Arthur
Schnitzler, lui-même
ancien médecin, fut l’écrivain du
refoulement, le romancier-psychanalyste, l’explorateur audacieux
des désirs
subconscients,
des
connexions entre la vie éveillée et
le songe, des liens qui unissent
l’éros et la pulsion de mort.
On trouve dans son œuvre (pièces, nouvelles) de nombreux portraits de femmes jouets des libertins dans la Vienne crépusculaire
des Habsbourg, jeunes filles des
faubourgs à l’âme innocente et
considérées par leur amant
comme des amourettes sans lendemain, Liebelei bafouées, comtesses ou artistes renvoyées à la grisaille de leur vie quotidienne,
épouses ou maîtresses soumises et
résignées. Il serait erroné d’en faire un auteur féministe. Proies des
séducteurs, ces héroïnes demeurent cantonnées à leur rôle d’objet
sexuel, partenaires de jeux éphémères, invitées à porter le masque
du plaisir par intermittence.
Schnitzler détestait les écrivains
qui mettent à nu leur vie privée
dans leurs écrits. On sait néanmoins, parce qu’il a rédigé un journal dans lequel il tenait scrupuleu-
Un bras s’avança soudain vers son visage, comme
pour lui arracher son masque, lorsqu’une des portes s’ouvrit soudain, laissant apparaître une femme en tenue de nonne. Mais derrière elle, on pouvait voir les autres dans la pièce inondée de lumière, nues et le visage voilé, serrées les unes contre
les autre, muettes, une troupe effarouchée. Cependant, la porte se referma aussitôt. « Laissez-le »,
dit la nonne. « Je suis prête à le racheter. » Le chevalier noir s’adressa à la nonne en disant : « Tu
sais à quoi tu t’engages. » « Je le sais. Me voici, je
suis à vous – à vous tous ! »
« La Nouvelle rêvée », traduit de l’allemand (Autriche) par Philippe
Forget, Le Livre de poche, « Biblio », no 3358.
livrer. Il a prouvé qu’il était sensible
aux valses viennoises (dans Les Sentiers de la gloire et 2001). Or, s’il a
maintes fois montré de tels mâles
affamés de chair fraîche, c’est, comme ici, pour les opposer à la virilité
inquiète du jeune premier, mais aussi pour souligner le cynisme des prédateurs : un vieux truand harcelant
une hôtesse de dancing dans Le Baiser du tueur, un quinquagénaire
convoitant une nymphette de
14 ans dans Lolita, un général
couchant avec sa secrétaire dans
Docteur Folamour, un vieillard para-
lysé marié à une belle Lady dans
Barry Lyndon. Ziegler n’existe pas
dans la nouvelle de Schnitzler, où
prime le refoulement du désir : image repoussoir du démiurge (manipulateur, metteur en scène), il est désigné par Kubrick comme représentant d’une classe qui impose des stéréotypes de domination sexuelle,
des fantasmes pervers, des vices
bourgeois.
Que raconte l’histoire de « La
Nouvelle rêvée », à laquelle Kubrick
a voulu rester fidèle ? Comment un
couple se retrouve-t-il contraint de
Kubrick partage
avec Schnitzler
le goût du secret,
la hantise de se livrer
lité, de son hypocrisie, et, d’autre
part, résister aux simulacres
« réglementaires ». Kubrick, lui, a
voulu que les femmes livrées aux
convoitises de la secte évoquent
les clichés érotiques d’Helmut
Newton : pin-up nues en talons
aiguilles observées par des
richards en tenue de soirée. Il se
désolidarise de ce type de mise en
scène machiste. Il y a là, peut-être,
un aveu commun de l’écrivain
(ancien médecin) et du cinéaste
(féru de photographie), tous deux
moralistes, d’obéir à une éthique.
Jean-Luc Douin
(1) Arthur Schnitzler ou la Belle Epoque
viennoise, Belin, « Voix allemandes »,
2003.
IV/LE MONDE/VENDREDI 15 JUILLET 2005
SÉRIES D’ÉTÉ
SOUVENIR Un écrivain revient sur un événement ou un phénomène historique qui l’a marqué. Deuxième récit : Boualem Sansal et le Mondial 1998
On aimerait
ne voir que
des événements heureux et de
bonnes gens
aller leur chemin sans s’effrayer du lendemain. Las ! Le mal est partout, on
se torture et les événements heureux ne disent plus que les orages à
venir. La guérison d’un malade, la
libération d’un otage, la mort d’un
dictateur, le ban d’une union, laissent voir le pire, la rechute, de nouvelles souffrances, des divorces
déchirants, des rapts plus ignobles,
des tyrans autrement sanguinaires,
des guerres civiles à n’en plus finir.
Souhaiter l’un revient à accepter
la fatalité de l’autre, l’idée est insupportable.
L’actualité le dit : la vie ne connaît
que le malheur, ce tsunami cosmique qui vient de loin, qui va loin et
qui, à mesure que la vitesse croît,
nous rapproche de tragédies colossales. Combien en avons-nous enregistré depuis seulement l’invention
du cinéma ? Il est passé sur les dinosaures, les êtres les plus accomplis
et les plus heureux que la Terre ait
portés, car n’ayant pas connu
l’homme, et un jour, dans un mois,
un millénaire, un astéroïde géant
viendra percuter notre radeau, la
Terre, et le réduire en plasma brûlant. Un flash apocalyptique brillera
dans l’Univers et tout partira à
l’égout, dans un trou noir de l’espace, sous forme de poussière et de
petits objets, peut-être nos dents
ou les billes de nos stylos.
N’empêche, je cherche un événement heureux, je me sens plein d’optimisme. Quelque chose qui soit vu
comme tel par mes amis, mes voisins, rien n’est plus doux qu’un bonheur partagé, fût-il illusoire. « Voyez
au drugstore du coin, on trouve de
tout, pourquoi pas des événements
heureux ! » On vend de l’actualité
dans les drugstores ? « Le studio,
monsieur, ça s’appelle un studio de
télé ! » Le préposé avait des paupières lourdes, il dardait sur moi un
regard perçant, chargé de sousentendus et de réticences, comme
s’il était le dépositaire de tous les
mystères de l’Univers et que je
venais lui dérober son secret. « Que
cherchez-vous exactement, monsieur ? » Je veux revivre des événements heureux, mais en direct, dans
une vraie implication ! « Les tristes
ne sont pas mal aussi ? » J’en vis dix
par jour, et du mortel, je veux du
positif ! « Et quoi donc ? » Je… je ne
sais pas… je pense, par exemple, au
Mondial 98, à ce fabuleux Onze de
France qui, avec sa verve et son
tricot métissé sur fond bleu, a fait
vibrer l’Hexagone comme un
séisme de 9 et tout l’ex-empire, du
levant au couchant en passant par
BOUALEM
SANSAL
Algérien francophone, Boualem Sansal, né en 1949, vit à
Boumerdès près d’Alger. Ingénieur de formation, docteur
en économie, tour à tour
enseignant à l’université, chef
d’entreprise, puis haut fonctionnaire, Boualem Sansal
entre en littérature grâce à
son amitié avec l’écrivain
Rachid Mimouni, qui l’incite à
écrire. En 1999, Gallimard
publie son premier roman, Le
Serment des barbares, salué
par la critique. En 2003, il est
limogé de son poste en raison
de ses prises de position critiques sur l’arabisation de l’enseignement et l’islamisation
de l’Algérie. Il est l’auteur de
L’Enfant fou de l’arbre creux et
Dis-moi le paradis (tous deux
en 2000 chez Gallimard).
le Midi. Etrange réminiscence. Ou
peut-être appropriation symbolique par joueurs interposés.
Comme vous dites, je viens d’Alger, le nouveau centre du monde.
Mein Got, c’est arrivé quand ? Son
raïs l’a décidé tantôt pour marquer
son passage sur terre. C’est là que
j’habite et, pour mon malheur, j’ai
encore ma vieille antenne-rateau
fichée au garde-à-vous face à l’émetteur d’Alger. Je ne vous dis pas, j’ai
la tête pleine de tristesse, de sang,
de larmes, de cris, de barbes miteu-
ses, de blabla de barbons calamiteux, de propos de foutriquets, de
non-événements, de dates fétiches
sans objet, je souffre de voir au quotidien tant de malheurs et de morgue, vous comprenez que j’ai
besoin de revisiter des événements
heureux pour me remonter le
moral. Je ne supporte plus ce gris de
rat crevé, je veux des couleurs, de la
musique et des communions osées.
Du foot je ne savais rien, quand j’en
voyais à l’écran je zappais des deux
mains et là, durant ce Mondial, miracle, un mois durant, branché que
j’étais sur Hot Bird, j’ai séché le travail, j’ai veillé comme un drogué et,
moi, si réservé, guindé même, couche-tôt et tout, j’ai hurlé, chanté et
dansé avec tous les mordus et les
éclopés du quartier et j’ai connu le
bonheur invraisemblable de courir
nu dans le vent en pleine nuit.
Je le dis franchement, j’étais heureux à en être marteau. Je veux revivre la passion. Nous avons ça, cent
balles le DVD. Vous m’en mettrez
dix, mes amis m’en voudront de les
avoir oubliés, leur vie est un calvaire inextricable.
Je pense aussi à la chute de Saddam et au formidable bonheur des
enfants de Bagdad que cet ogre
moyenâgeux tenait enchaînés dans
ses souterrains humides. J’aurais
tant aimé être avec eux en cet instant magique, leur souffler deux
trois trucs à l’oreille et les prévenir
de ceci : les guerres que l’on ne fait
pas soi-même ne libèrent d’aucune
manière. Nous l’avons, cent balles !
Vous m’en mettrez un, il faut bien
l’emballer, Saddam était l’idole des
copains.
Quoi d’autre, monsieur ? Oh, c’est
bien assez pour me laver le cerveau
et renouer avec l’optimisme ! Trop
de bonheur me ferait baisser la
garde, je serais assassiné avant peu.
Bien calfeutré, j’essaie de revivre
le tout avec le plus de bonheur possible, mais ma joie se gâche vite, je
me pose des questions : Que fait
Zizou, où est Petit et ce Karembeu à
quoi s’occupe-t-il, pourquoi le
Barthez qui se gardait si bien est-il
tombé si bas dans la violence de
quartier mâtinée de racisme scolaire ? Dans quel village, de quel
canton, le Onze de France joue-t-il
en 2005 ? Et d’ailleurs, où va la
gamma
j. sassier/gallimard
« Homme simple cherche événement heureux »
Le 14 juillet 1998 sur les Champs-Elysées
France ainsi couverte d’une atmosphère brumeuse et mélancolique
de Toussaint ? Oui, son avenir m’intéresse et il y a mille raisons à cela !
Et puis mieux vaut avoir des voisins
riches et bien organisés que des voisins dans le besoin et brouillons, il y
a contagion et contagion. Avant
qu’elle ne se coupât les jarrets, ce
29 mai, j’aurais voulu lui dire : qui
préfère l’immobilisme au bond en
avant avec ses rêves et ses errements, est une personne périmée,
une personne qui ne peut plus
aimer. Le risque zéro, la protection
comme la chape de béton, la Constitution comme le sapin sur-mesure,
le chez-soi entre soi, on les trouve
au cimetière. On a le temps. Vivons
un peu ! Le sait-on : en simplement
deux élections erronées, 1999 et
2004, l’Algérie s’est fermé l’avenir,
la gérontocratie criarde béquillant
sur l’islamisme et le bazar est installé pour de bon.
Bon, ce sont là des dates et des
magouilles à effacer, nous ne sommes pas à une guerre près. Ah, ce
pauvre Irak, il s’enfonce, malgré les
élections, la démocratie, le pétrole
de l’Oncle Sam, la bénédiction d’Allah, les vœux pieux de l’UE, il va
comme nous, les pays arabes, toujours malades de nos vieilles maladies, toujours plus éloignés du
monde, indigents, indigestes et si
durs avec la vie ! Est-on au moins
sûr que la mort de tous les Irakiens
apportera la paix à ce pays ? Et la
fin de Bush, elle serait le début de
quoi pour l’humanité ? Je refuse de
penser à la désaffection intolérable
de ces foules qui, hier encore, hurlaient si fort leur bonheur. On était
bien content d’être les champions
du monde, la star de l’Europe,
applaudis, mitraillés, portés en
triomphe, et voilà que, drapés d’un
je ne sais quoi qui se voulait ou qui
se voudrait gaullien, on crie non,
c’est-à-dire OUI, trois fois oui, à la
relégation, au repli, à la morne solitude de ces villages entêtés qui se
meurent pauvrement autour de
leur clocher, leur minaret, leur statue moussue, leur cimetière avec
son arbre centenaire et n’ayant
pour boute-en-train que le vieux
cheminot édenté qui raconte en
boucle sa première grève durant la
première guerre mondiale. Qu’ils
meurent à la fin, est-ce mon affaire ? Un pays qui se dit exceptionnel, et qui l’est à l’excès, mérite-t-il
une fin si commune ? Et cette idée
de vouloir additionner les non des
autres pour s’affirmer, c’est quoi ?
Si la Pologne vote non, ce sera un
non au non français pas un oui à
son non ! Et voici que, rendus fous
par la peur, la sale peur, nous nous
mettons tous à trembler devant la
vieille Chine communiste, capitaliste, et hégémonique. Le DVD est
placé au rayon « Cauchemar XXX »
du drugstore. Ce n’est pas sa place,
bon sang ! Que les Chinetoques
mangent enfin à leur faim, s’ha-
billent propre sur eux, ont des
Qu-Qu (prononcer tchou-tchou, s’il
vous plaît) au lieu des poussepousse d’antan, gagnent des devises en exportant des tee-shirts plutôt que de l’opium ou des matières
fissiles, dérangent nos experts en
marketing de la peur. Tout de
même, c’est un événement heureux, le sauvetage d’un milliard
d’êtres humains de la famine communiste ! Ou alors c’est quoi la solidarité humaine ? Et si on y pense,
qui nous oblige à porter des teeshirts ? Mettez-m’en dix, de ce
DVD, les copains ont besoin de voir
du pays qui bouge.
Le Onze de France n’est plus,
l’Irak n’amuse plus Bush et, dans sa
prison aseptisée, Saddam se rit de
l’Amérique. Quant au rusé Bouteflika, qui, lui, va réussir à 106 % son
référendum sur l’union avec les
GIA and Co et s’arracher un mandat à vie, il se rit de son ami Chirac
et lui envoie dire par son vieux
groom du new FLN : « La France
colonialiste, bannie de l’Europe, n’a
pas assez balayé devant sa porte
pour venir me suggérer de réfréner
mes ardeurs, j’emprisonne qui je
veux, je torture qui je veux, j’enfume
qui je veux, mes journalistes, mes
lycéens, mes valets de pied, mes indigènes, tout est à moi ! » Adieu, le
traité d’amitié ! Bush se fout de ça
et du reste. Condoleezza est bien
mignonne et très alerte, elle court,
elle court, mais qu’est-ce que ça
change ? L’Irak se dépeuple, l’Algérie s’étouffe dans le sable, la France
souffre de sa solitude, et l’Amérique profonde qui ne sait rien de
tout ça commence à connaître de
drôles de migraines : on lui parle de
torture, de charniers, de dossiers
secrets, on l’abreuve de révélations,
on la traite de nazie, elle doit battre
sa coulpe.
Il en coûte tant de se laver des
péchés de ses führers.
« A part le Mondial 98 et la mort
des dictateurs arabes, qu’est-ce qui
vous ferait plaisir ? » La vie n’est pas
que ça, l’actualité ! Mettez-moi
quelques dessins animés pour mes
petites nièces et l’intégrale des Feux
de l’amour pour maman.
LA SEMAINE PROCHAINE :
Mo Yan
BIBLIOTHÈQUE Un écrivain nous ouvre sa bibliothèque. Cette semaine : Alberto Manguel
« Je ne me souviens pas d’une époque où je ne lisais pas »
I
l est né en Argentine, il écrit en
anglais, il a longtemps vécu au
Canada et habite désormais un
ancien presbytère dans un village
du Poitou. Et il a un seul pays, sa
bibliothèque, dont il a été longtemps exilé, puisqu’il a dû attendre
d’acheter, en 2000, ce refuge poitevin pour rassembler ses livres.
30 000 à coup sûr, 50 000 peut-être.
Alberto Manguel a mis plus de
deux mois, « du matin au soir »,
DOMINIQUE
SYLVAIN
PASSAGE
DU DÉSIR
« Le duo de choc, Ingrid
et Lola, a un bel avenir
romanesque devant lui. »
Elle
Prix des Lectrices ELLE
Policier
2005
É
D
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T
I
O
N
VivianeHamy
S
pour tout installer. Mais ne s’est
pas préoccupé de compter. Il lui suffit de savoir qu’il peut retrouver le
volume qu’il veut en quelques
minutes.
« C’est la première fois que ma
bibliothèque est réunie », dit-il avec
joie avant de raconter son étrange
aventure avec la lecture (1). Ses
parents, diplomates argentins, parlaient l’espagnol et le français. Le
jeune Alberto a été élevé par une
gouvernante tchèque de langue
allemande et a appris, avec elle,
comme premières langues, l’allemand et l’anglais. « Oui, c’est
bizarre et ma mère ne m’a pas vraiment donné d’explication. Elle m’a
seulement dit que ces langues lui
semblaient les plus utiles pour moi,
d’emblée. Je n’ai commencé à
apprendre l’espagnol qu’à l’âge de
8 ans, et le français plus tard. Ainsi,
pendant toutes ces années, je ne pouvais pas parler avec mes parents. Et
puis, avec ma gouvernante, je voyageais beaucoup et cela me déboussolait. J’avais 4 ou 5 ans. Alors, dès que
j’arrivais quelque part, je mettais
des livres sur une étagère, pour me
sentir un peu chez moi, pour me rassurer. Je ne me souviens pas d’une
époque où je ne lisais pas. Je me souviens seulement de ma découverte
de la lecture. Un jour, j’ai vu une affiche et j’ai constaté que je pouvais la
lire. C’était comme si je venais de
découvrir que j’avais des ailes… Un
intense sentiment de pouvoir. »
Beaucoup de livres ont disparu,
au gré des voyages et des déménagements, bien qu’Alberto Manguel
ait toujours tenté de les garder,
d’abord en Argentine, puis au
Canada, « où il y en avait sur tous
les murs ». Ils sont en anglais bien
sûr, mais aussi en français, en allemand, en italien, en espagnol, en
portugais, en latin, voire en suédois. Aujourd’hui, ils ont trouvé
leur place et leur vie dans ce bâtiment restauré pour les accueillir.
Une très grande pièce, en longueur, et, précise Manguel, « ces
deux pièces, dans cette sorte de
petite tour, que je désigne comme
mes écritoires. Dans celle du bas je
fais plutôt mon courrier, en haut je
travaille à mes livres ».
Dans les deux lieux qu’on sent
intimes, les « écritoires », on se
laisse guider par Alberto Manguel,
on écoute ses explications. Mais
dans la bibliothèque tout en
longueur, désignée comme plus
ouverte à tous, on a vraiment
envie de s’installer, de retrouver
ses propres auteurs favoris, de
découvrir des inconnus qu’aime
Manguel et qu’il voudrait faire traduire. Et de s’arrêter du côté des
bibles. Une bible luthérienne, du
début du XVIIe, une bible anglaise.
Et ce splendide volume, enluminé
à la feuille d’or ? « La reliure est de
1583, mais le texte a été écrit vers
1300 dans un atelier allemand.
C’est une bible latine sur parchemin. Ecrite à la main. Cela a pris
toute la vie d’un homme. Mais ces
pages ont 700 ans et on peut les lire
comme si elles avaient été écrites ce
matin. »
Si l’on donnait ici l’adresse
exacte de cette bibliothèque,
Alberto Manguel pourrait dire
adieu à ce qu’il tient pour son coin
de paradis. Les lecteurs se précipiteraient, et, en outre, voudraient
certainement passer la nuit dans
« la chambre du crime »… « Ainsi
nommée, conclut en riant Alberto
Manguel, parce que, constatant
que, déjà, je manquais de place, j’y
ai rangé, sur tous les murs, les
romans policiers. »
Jo. S.
coin de paradis
Les bibliothèques – dans chacun
des « écritoires » et dans la grande pièce – sont rangées, dans un
ordre alphabétique, par langue
« mais par langue d’origine. Je m’explique. Tout ce qui a été, à l’origine,
écrit en italien, par exemple, est rassemblé dans un même lieu, mais
certains textes sont en traduction,
cela peut être en français, en
anglais ou dans une autre des langues que je lis. Bien sûr, il y a des
auteurs que je ne veux lire que dans
leur langue, Dante en italien,
Goethe en allemand, Cervantès en
espagnol… Pour d’autres cela m’est
assez indifférent ». « Mes écritoires,
c’est un peu plus ma bibliothèque
privée, et la grande pièce, qui rassemble tout ce qui a été d’abord
publié en anglais, est un espace plus
collectif. »
Ainsi, pour écrire ses livres, Manguel s’est entouré de ses auteurs
fétiches, Kipling, Stevenson, Chesterton. Une magnifique édition de
Kipling. « Oui, j’ai quelques beaux
livres, par exemple un Quichotte de
1782 en quatre volumes. Mais il n’y
a pas de coin de bibliophilie, les éditions rares côtoient les volumes en
poche. Il n’y a pas de livres que je
n’ouvre pas. Je peux vraiment
reconstruire ma biographie à partir
de ma bibliothèque. Quand et où
j’ai lu tel livre, qui me l’a donné.
Cette édition complète de Kipling
m’a été offerte par mon ami en
1998, pour mes 50 ans. C’est moi
qui ai trouvé cette édition pirate de
textes de J. D. Salinger… »
(1) Voir Une histoire de la lecture et
Journal d’un lecteur, d’Alberto Manguel (Actes Sud).
LA SEMAINE PROCHAINE :
Annie Ernaux