Monde des livres
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0 123 VENDREDI 15 JUILLET 2005 Stevenson, un trésor pour tous Tandis que sort en « Pléiade » le deuxième tome de ses œuvres complètes, plusieurs autres publications montrent à quel point il serait réducteur de cantonner l’auteur de « L’Ile au trésor » au rayon des lectures pour adolescents a Florence Noiville I Jim), dislocation des personnages, éclatement du sujet (Dr Jekyll and Mr Hyde) : l’avant-garde, alors (…) s’appelait Stevenson ! » Il n’est pas inutile d’avoir ces remarques en tête pour ouvrir le deuxième tome de « La Pléiade ». Dirigé par Charles Ballarin et Marc Porée, celui-ci rassemble des œuvres écrites, pour la plupart, au cours de l’errance qui conduisit Stevenson toujours plus au sud, en quête de climats propices à sa santé. Avec Enlevé !, La Flèche noire ou Le Grand Bluff, on se trouve une fois « L’essentiel est de bouger, (…) de quitter le lit douillet de la civilisation, de sentir sous ses pas le granit terrestre et, par endroits, le tranchant du silex » dr-collection jonas/kharbine-tapabor l surgit presque par effraction. « Natte goudronnée tombant sur l’épaule, mains rugueuses et couturées, ongles noirs ébréchés, cicatrice du coup de sabre en travers de la joue. » Dès les premières lignes de L’Ile au trésor, Bill le balafré fait irruption à l’auberge de l’Amiral Benbow. Jim Hawkins, le fils des aubergistes, s’en souvient « comme si c’était hier ». Et nous donc ! Il suffit de rouvrir ce chef-d’œuvre de Stevenson pour revoir les mines patibulaires de Long John Silver ou de Billy Bones, pour entendre résonner la canne de l’aveugle sur le sol gelé, ou pour se surprendre à ramer de toutes ses forces vers l’Hispaniola… Elégante, fluide, la nouvelle traduction qui paraît aux éditions Belem le confirme avec éclat : chez Stevenson, tout part de l’image et tout y revient. Comme le notait justement Marcel Schwob, Stevenson « coule » ses histoires autour des images, à la manière dont « un fondeur de cire perdue coule le bronze autour du noyau d’argile ». L’intrigue ellemême semble guidée par ces séquences visuelles ricochant les unes sur les autres pour ressusciter ces territoires de l’imaginaire où nous avons grandi. Oui, nous sommes tous des enfants de Stevenson. Cela l’aurait réjoui, lui qui écrivait pour enchanter le garçonnet fragile qui sommeillait en lui. Né à Edimbourg en 1850, il avait été bercé par les histoires de sa nourrice, Cummy. Sa mère était fille de pasteur, son père ingénieur, chargé de l’inspection des phares et balises. La mer, déjà… Enfant chétif, souffrant d’emphysème pulmonaire, ce fils unique passe le plus clair de ses jeunes années dans sa chambre, qu’il appelle le « royaume de Courtepointe ». Il s’y grise d’histoires de contrebandiers, de « beachcombers », de détrousseurs de cadavres. Des légendes à faire dresser les cheveux sur la tête qui alimentent ses émerveillements et ses effrois nocturnes et lui permettent d’échapper à son environnement d’adultes collet monté et moralisateurs. Stevenson l’a bien compris : pour être un véritable instrument de liberté, la littérature se doit, paradoxalement, de tenir son lecteur captif. « Absorbante », « voluptueuse », elle doit « l’arracher à lui-même » et le laisser « l’esprit en feu », écrit-il dans A bâtons rompus sur le roman. C’est ce à quoi il va s’employer. Son père le rêvait avocat, il sera écrivain. Et nomade. L’Angleterre, la France, la Suisse, l’Amérique, les Marquises et, pour finir, les îles Samoa : « Je ne voyage pas pour aller quelque part, écrit-il, mais pour voyager. » « L’essentiel est de bouger (…), de quitter le « Le Maître de Ballantrae » : illustration anonyme de 1959 pour la série « Classiques illustrés » lit douillet de la civilisation, de sentir sous ses pas le granit terrestre et, par endroits, le tranchant du silex. » Au terme de son périple, en 1894, lorsqu’il meurt dans les mers du Sud, à l’âge de 44 ans, Stevenson laisse une œuvre qui ne compte pas moins de trente-cinq titres. Des romans bien sûr – et pas seulement L’Ile au trésor ou Docteur Jekyll, qui lui valurent un triomphe immédiat – mais aussi des nouvelles et des essais qui, témoignant de l’étonnante diversité de son talent, montrent à quel point il serait absurde de le cantonner au rayon adolescents. Prenez ses Essais sur l’art de la fiction, pratiquement indisponibles en Grande-Bretagne et que les éditions Zulma ont eu la bonne idée de republier, pour quatre d’entre APARTÉ Amours new-yorkaises C’ÉTAIT une belle femme brune, au corps androgyne et aux yeux si noirs que la pupille semblait avoir disparu. On était en 1959, elle avait 38 ans. En ce temps-là, à New York – comme ailleurs –, on ne parlait pas des « gays ». Ils n’étaient pas « sortis du placard », ne se promenaient pas main dans la main, mais se retrouvaient volon- eux, en anglais. Nabokov, James, Borges les tenaient pour les plus incisifs et novateurs de leur époque. Stevenson n’y réhabilite pas seulement la vertu de l’intrigue – « Les Anglais d’aujourd’hui, je ne sais trop pourquoi, ont tendance à mépriser l’événement, et réservent leur admiration pour le tintement des cuillers à thé, ou les défauts de langage du vicaire. On trouve habile d’écrire un roman sans histoire du tout, ou du moins la plus ennuyeuse possible. » Non, ce sont les fondements mêmes du roman victorien qu’il dynamite, inventant des formes nouvelles pour échapper à l’hypocrisie de ses valeurs et plonger son lecteur dans les ténèbres de l’âme que la bien-pensance de son siècle cherche à tout prix à étouffer. Michel Le Bris, qui a tant fait pour tiers dans certains bars. Ainsi, le L., dans une petite rue de Greenwich Village. Un soir d’avril, une jeune romancière, Marijane Meaker, décide d’aller y boire un verre. Elle y fait une étrange rencontre : « Accoudée au bar, une belle femme brune en trench-coat boit un gin sec en fumant des Gauloises. Autour d’elle, la rumeur vole de lèvres en lèvres : “C’est Claire Morgan !” Si la majorité du public connaît la romancière sous son vrai nom de Patricia Highsmith, l’auteur de L’Inconnu du Nord-Express qu’Alfred Hitchcock a porté à l’écran en 1951, on la vénère au L. pour le roman Carol – Les Eaux dérobées, qu’elle a publié sous le pseudonyme de Claire Morgan chez Coward McCann en 1952. Toute lesbienne qui se respecte possède ce roman dans sa bibliothèque, près des classiques tels que Le Puits de solitude, We Too Are Drifting, Diana et Olivia. » la connaissance approfondie de Stevenson – notamment chez Phébus – synthétise cet apport formel dans une magnifique préface à ces Essais (1) : « Comment a-t-on pu oublier que c’est à travers la lecture de Stevenson, puis de Conrad, et du débat qui s’ensuivit jusque vers le milieu des années 1930, que le roman d’aventure s’est, pour l’essentiel, renouvelé ? Techniques du suspense et de la description progressive (la psychologie des personnages devenant elle-même objet d’enquête et non plus donnée immédiate), substitution des impressions aux descriptions, technique dite du “point de vue”, bien avant Henry James (deux points de vue différents, par exemple, dans L’Ile au trésor), emboîtement des récits (Conrad perfectionnera ce procédé jusqu’à articuler cinq niveaux différents dans Lord Marijane est subjuguée, ce qui ne déplaît pas à celle qu’on appelle « Pat ». Elles vont vivre deux années d’amours tumultueuses et ne se reverront que trente ans plus tard. Marijane Meaker, auteur de plus de quarante livres – et de romans pour la jeunesse sous le nom de M. E. Kerr –, a voulu revivre cette histoire inoubliable et retrouver l’Amérique de sa jeunesse, les nuits de New York, en racontant HIGHSMITH, un amour des années cinquante (1). Tous les amoureux de l’étrange Mrs Highsmith, tous ceux qui savent qu’elle est un excellent écrivain – « un des plus grands écrivains modernes », selon Gore Vidal, pourtant avare de compliments – peuvent se précipiter sur ces souvenirs. On y croise beaucoup d’artistes, on y retrouve l’étonnante Janet Flanner – célèbre pour ses « Lettres de Paris » signées « Genêt », dans le de plus face à l’éventail complet de ses talents. Mais c’est incontestablement avec Le Maître de Ballantrae – traduit ici par Alain Jumeau – que ceux-ci culminent. A propos de ce roman, achevé en 1889, Julien Green notait dans son Journal : « Continué The Master of Ballantrae avec une très grande admiration. Si quelque chose pouvait me déplaire dans ce livre, c’est sa perfection même. » Nous sommes en Ecosse, en 1745. Une Ecosse déchirée par les schismes religieux et la guerre de succession au trône. Habilement, Stevenson a campé son intrigue et le mystère qui l’entoure dans une vraie-fausse préface écrite par lui-même. On y découvre l’étrange lutte qui oppose les deux frères Durrisdeer, James et Henry. Antagonisme morbide, jeu d’attirance et de répulsion, retour omniprésent du thème du double, de l’« essence et de l’apparence », du Bien et du Mal : peu à peu l’ambiguïté se glisse dans les interstices du récit. Les confidences du serviteurnarrateur – censé rétablir la vérité autour du Maître – éveillent le soupçon. Le Maître est-il bien celui que l’on croit ? Et qui dit la vérité dans ce roman construit comme un emboîtement de subjectivités se faisant écho sans qu’on sache jamais laquelle est la vraie ? Avec Le Pilleur d’épaves (titre de Marie-Anne de Kisch dans « La Pléiade ») ou Le Trafiquant d’épaves (celui que préfère Eric Chédaille chez Phébus), nous passons d’une île à une autre – de la Grande-Breta- New Yorker. Surtout, on partage ses journées avec « Pat ». Une femme lumineuse et mystérieuse, séductrice et tourmentée. Inquiète et inquiétante. Elle aime ce New York secret et cette Marijane qui l’adore, mais elle se sent nomade. Elle n’aime pas beaucoup l’Amérique et elle rêve d’Europe. Elle affirme n’écrire bien qu’en Europe – où elle s’installera définitivement dans les années 1960, d’abord en Angleterre, puis en France, enfin en Suisse, où elle mourra en 1995. Elle boit beaucoup, souvent avec joie. Mais quand elle boit trop, elle devient sombre, se ferme. On pressent la solitaire qu’elle va devenir. Déjà, elle aime les chats, mais elle n’est pas encore cette misanthrope absolue qui préférait les escargots aux humains, qui avait gardé de son Sud natal un solide racisme, auquel s’ajoutait gne aux Marquises – sans rien perdre en intensité romanesque. Fasciné par le Pacifique, ce « no man’s land de l’histoire », par « son grand brassage d’époques et de races, de vertus et de crimes », Stevenson voulait écrire un livre sur les « racontars des mers du Sud ». « Le thème du trafic d’épaves n’a jamais été traité auparavant », écrit-il à son éditeur britannique. Ajoutez à cela une enquête sur les bas-fonds de San Francisco, une contrebande d’opium à Honolulu : « Mon roman des mers du Sud devrait être formidable », promet-il. Il l’est. Stevenson pensait que la littérature sert à créer des mythes. Robinson découvrant, incrédule, des empreintes de pas, Achille hurlant ses imprécations à la face des Troyens, Ulysse bandant son arc… : « Ce sont là des moments cruciaux de la légende (…). Nous pouvons oublier tout le reste, oublier les mots, même s’ils sont magnifiques, oublier les commentaires de l’auteur, même s’ils sont pertinents, mais ces scènes, marquées du sceau de la vérité (…), nous les recueillons au plus secret de notre esprit. » C’est aussi la raison pour laquelle il répétait que « les œuvres dont l’influence est la plus durable sont les œuvres de fiction ». Parce qu’elles « n’attachent pas le lecteur à un dogme » et qu’elles le « désengagent de lui-même ». A le lire ou à le relire, on se dit qu’il n’avait pas forcément tort. (1) L’intégralité des Essais sur l’art de la fiction est disponible en français chez Payot (1992). LE MAÎTRE DE BALLANTRAE (The Master of Ballantrae) et autres romans. Œuvres, II. de Robert Louis Stevenson. Edition publiée sous la direction de Charles Ballarin et Marc Porée. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 662 p., 65 ¤. LE TRAFIQUANT D’ÉPAVES (The Wrecker) de Robert Louis Stevenson. Préface de Michel Le Bris. Traduit de l’anglais par Eric Chédaille. Phébus, 448 p., 22 ¤. L’ÎLE AU TRÉSOR (Treasure Island) de Robert Louis Stevenson. Traduit de l’anglais par Patrick Ravella. Ed. Belem, 264 p., 14 ¤. STRANGE CASE OF Dr. JEKYLL AND Mr. HYDE and Essays on the Art of Writing de Robert Louis Stevenson. Zulma, « Classics », 110 p., 8,95 ¤. un antisémitisme à peine maquillé en soutien radical à la cause palestinienne. Toutes choses détestables. Et pourtant, comme Marijane Meaker, on reste fasciné par ce personnage paradoxal. A peine délaisse-t-on une Highsmith méchante, coléreuse, qu’on rejoint une Pat attentionnée, généreuse. On vient de quitter une romancière amère de se voir refuser un manuscrit et on découvre une épistolière énergique, terminant ainsi sa lettre à la femme qu’elle aime : « Beaucoup d’amour et tous mes vœux pour un état d’esprit positif – l’arme la plus efficace de l’écrivain. » Josyane Savigneau (1) HIGHSMITH, A Romance of the 1950s, paru aux Etats-Unis en 2003 et ce printemps en France (traduit par Alexis Vincent, Editions de Fallois, 250 p., 18 ¤). II/LE MONDE/VENDREDI 15 JUILLET 2005 LITTÉRATURES Mille et une nuits d’éternité LES MILLE ET UNE NUITS Tome 1 (Nuits 1 à 327). Traduit, présenté et annoté par Jamel Eddine Bencheikh et André Miquel. « Bibliothèque de la Pléiade ». Gallimard, 1312 p., 57,50 ¤. T rois cents (et une) années, très exactement, qu’elles ont commencé de faire rêver l’Occident. C’est en 1704, à Paris, que paraît le premier des douze tomes de la traduction des Mille et Une Nuits d’Antoine Galland (1646-1715). Le succès est immédiat ; Galland est retraduit dans les langues d’Europe tout au long du XVIIIe siècle. Il ne s’est, depuis, jamais démenti. 2005 : Gallimard publie, dans « La Pléiade », le premier des trois tomes d’une nouvelle traduction, due à Jamel Eddine Bencheikh et André Miquel, lointain successeur de Galland au Collège de France. Deux professeurs. Deux écrivains. Cette publication consacre un travail de longue haleine, préparé d’abord par des études savantes, puis par une traduction partielle en quatre tomes, parus entre 1991 et 2001, dans la collection « Folio ». a Pierre Larcher La coïncidence des dates n’est pas fortuite. Les traducteurs dédient leur travail à la mémoire de Galland. Avec raison. On peut dire tout le mal qu’on veut de l’« orientalisme ». Mais sans Galland, les Nuits ne seraient pas devenues universelles. Et sans cette universalisation, l’Orient arabe ne se les serait pas réappropriées ! Un des mérites de la préface d’André Miquel est de ne rien dissimuler de l’éclipse des Nuits, en Orient même, dès le IVe siècle, dans un contexte de blocage généralisé. Elles sont victimes de la prévention des clercs : la langue en est hétéro- gène ; les histoires sont loin d’être « orthodoxes ». Ces préventions existent toujours, la presse s’en fait parfois l’écho : reproduire les Nuits, dans leur édition la plus complète (les éditions courantes sont expurgées), est, aujourd’hui, dans cette partie du monde, un geste de résistance. L’histoire des Nuits est longue et compliquée, faite de strates successives. A la strate la plus ancienne, indo-persane, appartiennent le récit-cadre et le nombre : « mille contes » (Hèzâr afsâné), en fait mille nuits passées à conter, pour repousser l’échéance fatale. La mille et unième est celle de la victoire sur la mort, victoire d’une femme, Shahrâzâd, aussi belle qu’intelligente, savante de surcroît. Là encore, qui, dans le contexte actuel, ne mesure la force d’un tel symbole ? ajouts successifs La technique du conte à tiroirs lui appartient aussi, qui sera portée à sa perfection en Occident avec le Manuscrit trouvé à Saragosse de Jan Potocki (1761-1815). Mais, bien que récurrente tout au long des Nuits, elle n’est pas systématique et semble même s’essouffler avec les ajouts successifs : ajouts abbassides, califaux (Harun Al-Rashid), qu’on retrouve dans la branche « syrienne » des Nuits, ou marchands (Sindbad, cycle d’abord autonome) ; ajouts fatimides puis mamelouks, qu’on retrouve dans la branche « égyptienne » des Nuits. C’est la réunion des deux branches qui constitue la seconde version imprimée, celle de Bulaq, au Caire (1835), reproduite, à quelques variantes près, par celle de Calcutta, en 1839-1842. Et c’est cette version de Bulaq/Calcutta que les traducteurs prennent comme base de leur travail. Avec raison. Ce n’est pas seulement la plus complète, en ce qu’elle comprend effectivement mille et une nuits. Encore est- ce la seule qui témoigne de l’histoire de ces histoires. Les traducteurs font mieux. Ils prévoient d’ajouter celles traduites par Galland, à partir de 1709, et que lui avait communiquées le maronite Hanna. Elles ne font pas partie du corpus oriental des Nuits, mais, par la grâce de Galland, en sont devenues synonymes en Occident, notamment Ali Baba et les quarante voleurs et Aladin et la lampe merveilleuse : les Nuits arabes connaissent un autre Aladin, dit « aux grains de beauté », d’ailleurs un des contes les plus tardifs et « exotiques » du recueil, puisqu’il nous mène dans la Gênes du XIVe siècle… L’importance de cette nouvelle traduction, pour l’histoire même du texte, ne doit pas occulter qu’il s’agit d’une traduction entièrement nouvelle, quant à son principe. Le texte, tout le texte, et rien que le texte, est traduit. On est aussi loin des silences de Galland que des « arabesques » de Mardrus (l’autre grande traduction française, parue entre 1899 et 1906). Cela vaut d’abord pour les 1 250 poèmes, qui entrecoupent le texte. Galland, en un temps de versificateurs, les avait entièrement délaissés. Et Mardrus partiellement. Le pari était donc risqué, comme cassant (et d’abord visuellement), pour un lecteur d’aujourd’hui, le fil narratif. Il est gagné par le choix d’une traduction poétique : vers parfaitement réguliers chez Miquel, plus libres chez Bencheikh (c’est un des points où s’expriment les tempéraments des deux traducteurs). C’est une des grandes réussites de cette traduction. Essayez, à voix basse, ou, mieux, à voix haute : ça passe (un peu comme dans un opéra bien fait, l’air s’articule au récitatif) ! Cela vaut aussi pour les différents registres, du plus savant au plus populaire, d’une langue aussi composite que le recueil luimême. Un seul exemple. « Les roland et sabrina michaud/rapho Une nouvelle traduction de ce monument universel né en Inde et en Perse, et devenu un texte fondateur de la littérature arabe « Sindbad le Marin sur la mer de Chine ». Miniature persane de 1550, école de Shiraz. Nuits ne sont pas le Kama-sutra », note le préfacier. Pourtant, l’amour physique s’y dit exactement et, très souvent, crûment. Mais on admirera par-dessus tout que le partage des tâches entre deux traducteurs et leur constant souci de rendre compte de la diversité des contes ne nuisent en rien à l’unité et à la fluidité de l’ensemble. Après Galland, incontournable pour sa beauté et son importance historique, après Mardrus, caractéristique d’un orientalisme fin de siècle, la version BencheikhMiquel, une fois achevée, consti- tuera la nouvelle version française de référence. Elle le demeurera pour longtemps sans doute : elle est la première à allier la rigueur scientifique et un goût très sûr pour la littérature. Dormons tranquilles : avec elle, les Nuits continueront de nous faire rêver. Quand Florence Delay et Jacques Roubaud revisitent le cycle arthurien RENCONTRE GRAAL THÉÂTRE de Florence Delay et Jacques Roubaud. Gallimard, 622 p., 28 ¤. D e la cour du roi Arthur à une forêt – touffue comme celle de Brocéliande –, du château du Graal à une chambre d’amour, d’un « lieu de paroles profanes » à un « lieu de paroles sacrées », c’est dans un espace illimité que se déroule Graal Théâtre : une ample suite dramatique en dix « branches » – vingt-quatre heures de magnifique lecture par les comédiens français, mise en ondes sur France-Culture en 2003 et 2004. Un projet magistral de deux grands écrivains, entrepris il y a trente ans : deux versions antérieures ont paru en 1977 puis 1981. Aujourd’hui, Florence Delay, romancière, traductrice, désormais académicienne, et Jacques Roubaud, « compositeur de mathématiques et de poésie », toujours oulipien, se présentent modestement comme deux « scribes de langue française » pour signer la version définitive de leur Graal Théâtre. Les « enchantements de Bretagne » ? Trois mots – « Arma amor armor » – les résumaient en soustitre du prologue de Graal fiction de Jacques Roubaud (Gallimard, 1978), où celui-ci analysait les « enfances » ECRIVAINS débutants ou confirmés Les Editions Amalthée recherchent des manuscrits inédits Envoyez-nous vos écrits : 2, rue Crucy 44005 Nantes Cedex 1 Tél. 02 40 75 60 78 de la prose. Florence Delay, elle, apportait sa connaissance et son amour du théâtre, pratiqué avec Vilar et Vitez. En s’inspirant de textes médiévaux français, gallois, anglais, espagnols, portugais, italiens, allemands, les deux « scribes » ont voulu redonner voix et souffle à ce « trésor épique et féerique ». Des influences ? L’Arioste, Claudel, Calderon, que Florence Delay a traduit. « En Espagne, ditelle, le magnifique théâtre du Siècle d’or n’a pas du tout coupé ses racines médiévales, tandis qu’en France un pan immense de mémoire est tombé avec le siècle de Louis XIV. Ce que nous cherchions, ce n’était pas le Moyen Age en tant que tel, mais une matière populaire, une grande et belle histoire. » Celle-ci a inspiré les cinéastes : Perceval le Gallois, de Rohmer, Lancelot du lac, de Bresson (dont elle fut la Jeanne d’Arc en 1962), Excalibur, de John Boorman. « On a commencé, comme les conteurs, par le milieu : Les Temps aventureux – un feuilleton dont les héros sont Perceval, Gauvain, Lancelot. Puis on est remonté à l’origine » – la fondation de deux chevaleries, céleste et terrestre : Joseph d’Arimathie est un acte sacramentel à la manière de Calderon, Merlin l’enchanteur, un fabliau plein de malice. » Inédites, les quatre dernières pièces évoquent « la Fin des Temps aventureux, le retour au ciel de la divine coupe, et, sur terre, la destruction du royaume d’Arthur ». « Sans Chrétien de Troyes, qui, au XIIe siècle, le pose magnifiquement dans Perceval ou le Conte du Graal, dit Florence Delay, je ne pense pas que le mythe du Graal aurait pu avoir cet immense rayonnement. Mais autant que Chrétien, ce sont les continuations, les variantes qui nous ont passionnés. Et puis, finalement, c’est devenu un creuset où la matière s’est mêlée à notre imagination, nos mémoires personnelles. Ainsi j’ai incorporé un souvenir d’enfance : le mendiant, un dessert qui me fascinait. Le dessert existe encore, mais qui en connaît l’origine ? » liberté de ton Dans ce Graal d’aujourd’hui, écrit oralement à deux (sauf Salesbières, rédigé en alexandrins par le seul Roubaud « avec l’aide de Victor Hugo »), règne la plus grande liberté de ton. Anachronismes, allusions, énigmes sont moins un jeu qu’une appropriation. Aux grandes « voix » médiévales se mêlent des citations masquées d’Apollinaire, de Bergamin ou de Cortazar. « Le combat des jumeaux Balaan et Balaain, on l’imagine avec la musique de Monteverdi, et nous avons repris les paroles du Combat de Tancrède et de Clorinde. On ne trouvait rien de plus fort à mettre là, explique Florence Delay. Quant à l’épisode merveilleux de la demoiselle d’Escalot qui arrive toute morte à la cour avec sa lettre d’amour, on pense à la lettre à Rodrigue dans Le Soulier de satin. Mais on n’a rien inventé, c’était chez les conteurs : cela prouve que les plus belles choses circulent depuis l’aube des temps. » Graal Théâtre se termine sur une note crépusculaire, qui a « bouleversé » les scribes : « Tout ce qui était lumineux tourne à la trahison, à l’af- frontement, à la blessure. » La quête du Graal a dépeuplé la cour du roi Arthur, ses meilleurs chevaliers ont disparu. « Du Graal aucun n’a su donner de nouvelles (…). Nous n’avons rien vécu », dit celui-ci, avant sa fin tragique. Le dernier mot revient aux personnages qu’une didascalie situe « entre terre et ciel » : le conteur Blaise de Northombrelande, qui, sous la dictée du « mathémagicien » Merlin, compose le livre du Graal comme une tapisserie, par enchevêtrement, « conjointure moult belle ». Et aussi les enchanteurs, sous le charme des fées. « J’aime bien, dit en souriant Florence Delay, quand on présente la fée Morgane à Merlin et qu’il répond : “Enchanté.” » Monique Petillon Persée à la poursuite de la Gorgone PERSÉE LE FAVORI DES DIEUX de François Rachline. Albin Michel, 364 p., 19,50 ¤. T out commence par une barque. Elle s’échoue un matin sur le rivage d’une île, au milieu des Cyclades. Un pêcheur recueille et soigne la naufragée, à moitié morte de faim et de fatigue, qui occupe le rafiot avec son nourrisson, mal-en-point lui aussi. Ce pêcheur est un homme compatissant. Il est demeuré aussi pauvre et honnête que son frère, le tyran qui règne sur cette île de Sériphos, est devenu au fil des ans riche, sanguinaire et débauché. La mystérieuse jeune femme est d’une grande beauté, et son fils, en grandissant, révèle fort courage et vive ardeur. C’est que le jeune Persée est fils de Zeus, qui séduisit la belle Danaé. Contraints à l’exil par le roi d’Argos, ces héros ne sont encore qu’au début de leur aventureux destin. Une fois Persée devenu adolescent, le tyran, qui convoite sa mère, le met au défi, pour se débarrasser de lui, de rapporter la tête de Méduse, gorgone dont le seul regard, comme chacun sait, pétrifie à jamais ses adversaires. Commence alors pour le jeune guerrier un immense périple, ponctué de combats et d’énigmes à résoudre. A la poursuite de la gorgone, ses tribulations le conduisent en effet à parcourir pratiquement tout le monde connu des Anciens, de la Crète à la Libye, de l’Atlas au Nil et à la mer Rouge, de Jérusalem à Corinthe. Péripéties et retournements de situation ne manquent pas. L’amour, en la personne de la belle Andromède, attend aussi le guerrier après sa victoire sur le monstre, qui ne met pas fin à son tumultueux parcours. Présenter l’histoire ainsi peut donner l’impression qu’il s’agit d’un roman-péplum de la Grèce des premiers temps. Les rebondissements de l’intrigue, le mélange d’amour, d’aventures et d’humour, les scènes de poursuite ou de combats en feraient certes une réussite dans le genre. Mais le Persée de François Rachline a bien d’autres qualités qu’un thriller mythologique. Les personnages possèdent une épaisseur inattendue, notamment le tyran, dont les « exercices favoris » sont : « une fille chaque jour, un garçon de temps à autre, des ripailles après les indispensables sacrifices aux dieux, des bains à n’en plus finir, des supplices imposés à quelque homme robuste, afin que sa mort fût lente et le spectacle prolongé d’autant ». Une écriture très tenue tisse finement les péripéties et la description exacte des réalités antiques, que ce soient les instruments de la pêche, les arts de la table ou la diversité des gens et mœurs rencontrés de région en région. Avec ce livre, François Rachline clôt le triptyque entamé en 2002 par Sisyphe et poursuivi par Le Cavalier de l’Olympe, en 2003 (1). Cette vaste fresque a révélé sa vocation littéraire. Economiste, professeur à Sciences Po, connu jusqu’alors pour ses essais, il est entré en littérature depuis quelques années, poussé par une sorte de nécessité intérieure. Comme si s’était imposée à lui l’exigence d’inventer une « pensée narrative », de tenter d’en finir avec l’opposition du mythe et de la raison. Ce qui explique la tonalité singulière de ses romans. olympe intérieur Car sous l’aventure se poursuit une méditation. Sisyphe, dans le premier volet du triptyque, n’est pas accablé par son destin. Bellérophon, dans le deuxième, découvre son Olympe intérieur. Le périple de Persée forme lui aussi un itinéraire spirituel, une réflexion en images sur la vérité et les mirages. On ne sait jamais, en effet, si Méduse existe vraiment ou si ce n’est qu’un masque, une histoire qu’on se raconte. Le vrai chemin est intérieur. Une voix le dit en rêve à Persée : « Tu devras franchir des ravins, suivre des sentiers en bordure de précipices, descendre au fond de vallées sinueuses, emprunter des cols étroits, traverser des rivières, éviter les terrains de chasse des chats sauvages, endurer des nuits glaciales et des jours ténébreux, te garder des chacals et des lions, en un mot parcourir des étendues pareilles à celles qu’un homme peut découvrir en lui. » Et ensuite, dans l’Hadès, tout finit par une barque. Roger-Pol Droit (1) Ces deux ouvrages ont paru également chez Albin Michel. Voir « Le Monde des livres » du 31 mai 2002 et le portrait de François Rachline dans Le Monde du 3 octobre 2003. LE MONDE/VENDREDI 15 JUILLET 2005/III SÉRIES D’ÉTÉ UN LIVRE, UN FILM Chaque semaine, « Le Monde des livres » raconte l’histoire d’un ouvrage adapté au cinéma « EYES WIDE SHUT » Le testament onirique de Stanley Kubrick En portant à l’écran « La Nouvelle rêvée » de l’Autrichien Arthur Schnitzler, chronique sans illusions d’une Vienne crépusculaire, le cinéaste explore les mystères du couple et fait œuvre de moraliste « Fridolin reconnut d’un côté, au piano, les contours évanescents de la silhouette de Nachtigall, tandis que la pièce située en face rayonnait akg-images d’une clarté aveuglante, et des femmes se Arthur Schnitzler (1862-1931) tenaient là, immobiles, portant toutes des voiles sombres autour de la tête, du front et de la nuque et un loup noir à dentelle sur le visage, mais par ailleurs totalement nues. Les yeux de Fridolin allaient avec avidité de silhouettes plantureuses à des silhouettes minces, de délicates à d’autres aux formes épanouies ; et que chacun de ces char- collection christophel mes dévoilés restât cependant un mystère, que derrière ces masques noirs, énigme insoluble entre toutes, de grands yeux fussent rivés sur lui, voilà qui transformait l’indicible plaisir de voir en une torture de désir presque insoutenable. (…) De gauche à droite : Bill (Tom Cruise) et sa femme (Nicole Kidman) ; des personnages masqués de la scène de l’orgie ; le masque que Bill portait lors de la fête, posé sur l’oreiller conjugal sement la chronique de ses rapports sexuels, que cet homme à femmes était un amant jaloux, « tourmenté par le besoin de connaître tous les détails de la vie antérieure de ses conquêtes », dit Jacques Le Rider, qui ajoute : « Il note sans indulgence les interrogatoires pénibles auxquels il soumet ses maîtresses, et sa correspondance amoureuse contient plusieurs lettres qui sont des torrents de reproches et d’imprécations à l’adresse d’une amante prise en flagrant délit d’infidélité. Tous ces documents permettent d’affirmer le caractère autobiographique de ces représentations d’hommes dominateurs, à la fois donjuanesques et incapables de concéder à la femme la moindre parcelle de liberté des mœurs qu’ils considèrent comme toute naturelle pour euxmêmes » (1). Comme ses contemporains, les dramaturges Ibsen et Strindberg, Schnitzler était otage de ce douloureux paradoxe qui nourrit nombre de toiles du peintre Edvard Munch, où des hommes souffrent de voir des femmes (fausses madones au visage de cadavre) « marcher comme les hommes », sans interdits. En salon, ces messieurs exaltaient le droit des insoumises à pratiquer l’amour libre ; en privé, ils les identifiaient aux vampires. « Schnitzler n’est pas un défenseur de l’institution patriarcale d’époque victorienne. Mais il ne croit pas aux couples libérés, ni aux femmes émancipées. » (Le Rider). Cet instinct rétrograde est sensible dans l’une de ses plus célèbres nouvelles, Mademoiselle Else. Pour obtenir le prêt d’une somme considérable dont son père a besoin pour s’épargner scandale et prison, une jeune fille accepte le vil marché que lui propose un vieux bailleur de fonds à monocle ; elle descend dans la salle de musique d’un grand hôtel, nue sous son manteau, qu’elle laisse tomber devant le « salaud vibrionnant », avant de s’empoisonner au véronal. Cette vierge otage d’une famille abusive, Schnitzler la dépeint comme une hystérique troublée par des désirs obscurs. On retrouve l’équivalent de ce personnage de vieux libidineux usant de son pouvoir pour « voir » une fille nue dans Eyes Wide Shut (« Les Yeux grand fermés »), le film que Stanley Kubrick voulait adapter depuis 1963 de Traumnovelle (« La Nouvelle rêvée », 1925), envisageant d’abord d’en faire un film en costumes transposé à Londres, et qu’il finit par porter à l’écran en 1999 en la transposant à New York de nos jours. Il s’agit de Ziegler, un millionnaire qui s’offre de mirifiques prostituées droguées (victime d’une overdose, l’une est filmée comme une chose affalée sur un fauteuil), participe à des orgies organisées pour une élite, et qui menace le héros (Tom Cruise) de représailles s’il s’obstinait à en savoir plus sur ces cérémonies rituelles. Kubrick partage avec Schnitzler le goût du secret, la hantise de se ble d’être courtisée par un vieux beau à la Lubitsch et d’avoir des pensées impures ; elle sait désormais qu’il s’est égaré hors des désirs codifiés. Ils n’ont plus qu’à « baiser ». Il aura fallu que Bill réapprenne à poser les yeux sur une épouse qu’il avait désérotisée. « Tu ne m’as même pas regardée », lui dit-elle après lui avoir demandé si sa coiffure était « OK » pour la soirée qu’ils s’apprêtent à rejoindre. Et pourquoi celle-ci fut-elle envahie par le désir de faire l’amour avec un bel officier rencontré jadis ? « Il a juste posé un regard sur moi. » Il aura aussi fallu qu’il apprenne à scruter ce que Freud décrit comme un abîme inquiétant : son subconscient. Et que, lors de la fameuse cérémonie orgiaque où il s’introduisit grâce à un mot de passe erroné (« Fidelio », titre de l’opéra de la fidélité conjugale), il fasse un apprentissage : à la fois ôter le masque qui lui servait de paravent aux affects, l’écran qui lui cachait les désirs illégitimes ; et refuser de s’en servir comme les adeptes de cette partouze pour voyeurs. Symbole d’un refus de voir les images que lui projette sa libido, le masque est aussi l’artifice dont usent ceux qui veulent voir sans être vus, épier les coïts d’hommes et de femmes eux-mêmes sans visages. On se souvient du chapitre que ning, Kubrick explore le labyrinthe mental et sonde les arcanes du cerveau. Eyes Wide Shut ne veut pas dire qu’il faut fermer les yeux pour sauvegarder son couple, mais qu’il convient de savoir assumer ses songes et résister à l’hypnose insidieuse qu’exerce la société du spectacle. Critiquée par certains à cause de son caractère stylisé, bateau, grotesque, l’orgie est représentée comme une mascarade indigente, fruit des médiocres fantasmes des maîtres du monde. A partir de l’invitation d’une femme suggérant un passage de l’autre côté du miroir (face à sa glace, elle se prénomme Alice dans le film), Schnitzler et Kubrick s’interrogent tous deux sur le bien-fondé de l’échange de confessions du surmoi, et sur l’acte de regarder. Quoi d’étonnant, chez un cinéaste dont l’œuvre est hantée par les masques (ruse d’auteur de hold-up dans L’Ultime Razzia, faux visage de carnaval aux grimaces sardoniques pour Alex et ses droogs (amis) dans Orange mécanique, mines de spectres blafards dans Barry Lyndon), que cette fascination pour un récit sur la façon dont la réalité occulte le rêve et dont le rêve ronge le réel ? A la fin d’Eyes Wide Shut, Bill trouve le masque dont il avait dû faire usage pour pénétrer dans le château des maléfices, posé sur l’oreiller conjugal : il n’en a plus besoin, sa femme sait ses affres intimes, « on n’est vraiment bien que chez soi », dit-elle, citant Le Magicien d’Oz. Ce qui a été dit n’a pas besoin d’être montré. Les voilà « éveillés, pour longtemps, espérons-le ». Il sait sa femme suscepti- Freud consacre dans L’Interprétation des rêves au « Rêve de confusion à cause de la nudité » : pour un ancien officier, porter un costume contraire aux règlements équivaut à se promener nu dans la rue. Intrus dans un univers de débauchés, Bill est invité, pour expier, à se déshabiller. Il refuse d’obtempérer. Séducteur révélant une capacité d’autocritique, Schnitzler paraphrase Freud, mais pour montrer que son héros doit, d’une part, se débarrasser du signe de sa culpabi- warner bros collection christophel Stanley Kubrick (1928-1999) gérer le conflit entre un désir de sécurité, d’ordre, de respect des codes sociaux, et un désir d’aventures, de transgression ? Schnitzler étant pétri de morale traditionnelle, il n’octroie à l’épouse que des aventures oniriques, tandis qu’il lance le mari dans des aventures tangibles. Albertine (Alice chez Kubrick) avoue à Fridolin (Bill) qu’elle a eu le fantasme de l’infidélité, et lui reproche de ne pas confesser qu’il ait pu en avoir eu autant. Troublé, ce dernier erre, le temps d’une nuit (rêve ou réalité ?), rencontre une femme qui, au chevet de son père récemment décédé, lui fait des avances (éros et thanatos), une prostituée atteinte du sida (idem), une nymphette aux poses aguicheuses, un ancien camarade qui l’intronise dans une orgie. Sans jamais passer à l’acte. Ses pérégrinations ont irrité les libertins (Bill résiste à la transgression), les féministes (Bill est la proie de tentatrices). On a reproché à Kubrick sa morale conservatrice : il se demande s’il « y a une différence entre rêver une aventure sexuelle et en avoir une », pour conclure à la nécessité de survie du couple, de l’ordre sexuel domestique. Ce qui ne veut pas dire qu’il plaide pour la répression des pulsions. Comme dans Docteur Folamour, 2001 ou Shi- warner bros EXTRAIT C onsidéré par Sigmund Freud comme son alter ego, ou son « jumeau psychique », Arthur Schnitzler, lui-même ancien médecin, fut l’écrivain du refoulement, le romancier-psychanalyste, l’explorateur audacieux des désirs subconscients, des connexions entre la vie éveillée et le songe, des liens qui unissent l’éros et la pulsion de mort. On trouve dans son œuvre (pièces, nouvelles) de nombreux portraits de femmes jouets des libertins dans la Vienne crépusculaire des Habsbourg, jeunes filles des faubourgs à l’âme innocente et considérées par leur amant comme des amourettes sans lendemain, Liebelei bafouées, comtesses ou artistes renvoyées à la grisaille de leur vie quotidienne, épouses ou maîtresses soumises et résignées. Il serait erroné d’en faire un auteur féministe. Proies des séducteurs, ces héroïnes demeurent cantonnées à leur rôle d’objet sexuel, partenaires de jeux éphémères, invitées à porter le masque du plaisir par intermittence. Schnitzler détestait les écrivains qui mettent à nu leur vie privée dans leurs écrits. On sait néanmoins, parce qu’il a rédigé un journal dans lequel il tenait scrupuleu- Un bras s’avança soudain vers son visage, comme pour lui arracher son masque, lorsqu’une des portes s’ouvrit soudain, laissant apparaître une femme en tenue de nonne. Mais derrière elle, on pouvait voir les autres dans la pièce inondée de lumière, nues et le visage voilé, serrées les unes contre les autre, muettes, une troupe effarouchée. Cependant, la porte se referma aussitôt. « Laissez-le », dit la nonne. « Je suis prête à le racheter. » Le chevalier noir s’adressa à la nonne en disant : « Tu sais à quoi tu t’engages. » « Je le sais. Me voici, je suis à vous – à vous tous ! » « La Nouvelle rêvée », traduit de l’allemand (Autriche) par Philippe Forget, Le Livre de poche, « Biblio », no 3358. livrer. Il a prouvé qu’il était sensible aux valses viennoises (dans Les Sentiers de la gloire et 2001). Or, s’il a maintes fois montré de tels mâles affamés de chair fraîche, c’est, comme ici, pour les opposer à la virilité inquiète du jeune premier, mais aussi pour souligner le cynisme des prédateurs : un vieux truand harcelant une hôtesse de dancing dans Le Baiser du tueur, un quinquagénaire convoitant une nymphette de 14 ans dans Lolita, un général couchant avec sa secrétaire dans Docteur Folamour, un vieillard para- lysé marié à une belle Lady dans Barry Lyndon. Ziegler n’existe pas dans la nouvelle de Schnitzler, où prime le refoulement du désir : image repoussoir du démiurge (manipulateur, metteur en scène), il est désigné par Kubrick comme représentant d’une classe qui impose des stéréotypes de domination sexuelle, des fantasmes pervers, des vices bourgeois. Que raconte l’histoire de « La Nouvelle rêvée », à laquelle Kubrick a voulu rester fidèle ? Comment un couple se retrouve-t-il contraint de Kubrick partage avec Schnitzler le goût du secret, la hantise de se livrer lité, de son hypocrisie, et, d’autre part, résister aux simulacres « réglementaires ». Kubrick, lui, a voulu que les femmes livrées aux convoitises de la secte évoquent les clichés érotiques d’Helmut Newton : pin-up nues en talons aiguilles observées par des richards en tenue de soirée. Il se désolidarise de ce type de mise en scène machiste. Il y a là, peut-être, un aveu commun de l’écrivain (ancien médecin) et du cinéaste (féru de photographie), tous deux moralistes, d’obéir à une éthique. Jean-Luc Douin (1) Arthur Schnitzler ou la Belle Epoque viennoise, Belin, « Voix allemandes », 2003. IV/LE MONDE/VENDREDI 15 JUILLET 2005 SÉRIES D’ÉTÉ SOUVENIR Un écrivain revient sur un événement ou un phénomène historique qui l’a marqué. Deuxième récit : Boualem Sansal et le Mondial 1998 On aimerait ne voir que des événements heureux et de bonnes gens aller leur chemin sans s’effrayer du lendemain. Las ! Le mal est partout, on se torture et les événements heureux ne disent plus que les orages à venir. La guérison d’un malade, la libération d’un otage, la mort d’un dictateur, le ban d’une union, laissent voir le pire, la rechute, de nouvelles souffrances, des divorces déchirants, des rapts plus ignobles, des tyrans autrement sanguinaires, des guerres civiles à n’en plus finir. Souhaiter l’un revient à accepter la fatalité de l’autre, l’idée est insupportable. L’actualité le dit : la vie ne connaît que le malheur, ce tsunami cosmique qui vient de loin, qui va loin et qui, à mesure que la vitesse croît, nous rapproche de tragédies colossales. Combien en avons-nous enregistré depuis seulement l’invention du cinéma ? Il est passé sur les dinosaures, les êtres les plus accomplis et les plus heureux que la Terre ait portés, car n’ayant pas connu l’homme, et un jour, dans un mois, un millénaire, un astéroïde géant viendra percuter notre radeau, la Terre, et le réduire en plasma brûlant. Un flash apocalyptique brillera dans l’Univers et tout partira à l’égout, dans un trou noir de l’espace, sous forme de poussière et de petits objets, peut-être nos dents ou les billes de nos stylos. N’empêche, je cherche un événement heureux, je me sens plein d’optimisme. Quelque chose qui soit vu comme tel par mes amis, mes voisins, rien n’est plus doux qu’un bonheur partagé, fût-il illusoire. « Voyez au drugstore du coin, on trouve de tout, pourquoi pas des événements heureux ! » On vend de l’actualité dans les drugstores ? « Le studio, monsieur, ça s’appelle un studio de télé ! » Le préposé avait des paupières lourdes, il dardait sur moi un regard perçant, chargé de sousentendus et de réticences, comme s’il était le dépositaire de tous les mystères de l’Univers et que je venais lui dérober son secret. « Que cherchez-vous exactement, monsieur ? » Je veux revivre des événements heureux, mais en direct, dans une vraie implication ! « Les tristes ne sont pas mal aussi ? » J’en vis dix par jour, et du mortel, je veux du positif ! « Et quoi donc ? » Je… je ne sais pas… je pense, par exemple, au Mondial 98, à ce fabuleux Onze de France qui, avec sa verve et son tricot métissé sur fond bleu, a fait vibrer l’Hexagone comme un séisme de 9 et tout l’ex-empire, du levant au couchant en passant par BOUALEM SANSAL Algérien francophone, Boualem Sansal, né en 1949, vit à Boumerdès près d’Alger. Ingénieur de formation, docteur en économie, tour à tour enseignant à l’université, chef d’entreprise, puis haut fonctionnaire, Boualem Sansal entre en littérature grâce à son amitié avec l’écrivain Rachid Mimouni, qui l’incite à écrire. En 1999, Gallimard publie son premier roman, Le Serment des barbares, salué par la critique. En 2003, il est limogé de son poste en raison de ses prises de position critiques sur l’arabisation de l’enseignement et l’islamisation de l’Algérie. Il est l’auteur de L’Enfant fou de l’arbre creux et Dis-moi le paradis (tous deux en 2000 chez Gallimard). le Midi. Etrange réminiscence. Ou peut-être appropriation symbolique par joueurs interposés. Comme vous dites, je viens d’Alger, le nouveau centre du monde. Mein Got, c’est arrivé quand ? Son raïs l’a décidé tantôt pour marquer son passage sur terre. C’est là que j’habite et, pour mon malheur, j’ai encore ma vieille antenne-rateau fichée au garde-à-vous face à l’émetteur d’Alger. Je ne vous dis pas, j’ai la tête pleine de tristesse, de sang, de larmes, de cris, de barbes miteu- ses, de blabla de barbons calamiteux, de propos de foutriquets, de non-événements, de dates fétiches sans objet, je souffre de voir au quotidien tant de malheurs et de morgue, vous comprenez que j’ai besoin de revisiter des événements heureux pour me remonter le moral. Je ne supporte plus ce gris de rat crevé, je veux des couleurs, de la musique et des communions osées. Du foot je ne savais rien, quand j’en voyais à l’écran je zappais des deux mains et là, durant ce Mondial, miracle, un mois durant, branché que j’étais sur Hot Bird, j’ai séché le travail, j’ai veillé comme un drogué et, moi, si réservé, guindé même, couche-tôt et tout, j’ai hurlé, chanté et dansé avec tous les mordus et les éclopés du quartier et j’ai connu le bonheur invraisemblable de courir nu dans le vent en pleine nuit. Je le dis franchement, j’étais heureux à en être marteau. Je veux revivre la passion. Nous avons ça, cent balles le DVD. Vous m’en mettrez dix, mes amis m’en voudront de les avoir oubliés, leur vie est un calvaire inextricable. Je pense aussi à la chute de Saddam et au formidable bonheur des enfants de Bagdad que cet ogre moyenâgeux tenait enchaînés dans ses souterrains humides. J’aurais tant aimé être avec eux en cet instant magique, leur souffler deux trois trucs à l’oreille et les prévenir de ceci : les guerres que l’on ne fait pas soi-même ne libèrent d’aucune manière. Nous l’avons, cent balles ! Vous m’en mettrez un, il faut bien l’emballer, Saddam était l’idole des copains. Quoi d’autre, monsieur ? Oh, c’est bien assez pour me laver le cerveau et renouer avec l’optimisme ! Trop de bonheur me ferait baisser la garde, je serais assassiné avant peu. Bien calfeutré, j’essaie de revivre le tout avec le plus de bonheur possible, mais ma joie se gâche vite, je me pose des questions : Que fait Zizou, où est Petit et ce Karembeu à quoi s’occupe-t-il, pourquoi le Barthez qui se gardait si bien est-il tombé si bas dans la violence de quartier mâtinée de racisme scolaire ? Dans quel village, de quel canton, le Onze de France joue-t-il en 2005 ? Et d’ailleurs, où va la gamma j. sassier/gallimard « Homme simple cherche événement heureux » Le 14 juillet 1998 sur les Champs-Elysées France ainsi couverte d’une atmosphère brumeuse et mélancolique de Toussaint ? Oui, son avenir m’intéresse et il y a mille raisons à cela ! Et puis mieux vaut avoir des voisins riches et bien organisés que des voisins dans le besoin et brouillons, il y a contagion et contagion. Avant qu’elle ne se coupât les jarrets, ce 29 mai, j’aurais voulu lui dire : qui préfère l’immobilisme au bond en avant avec ses rêves et ses errements, est une personne périmée, une personne qui ne peut plus aimer. Le risque zéro, la protection comme la chape de béton, la Constitution comme le sapin sur-mesure, le chez-soi entre soi, on les trouve au cimetière. On a le temps. Vivons un peu ! Le sait-on : en simplement deux élections erronées, 1999 et 2004, l’Algérie s’est fermé l’avenir, la gérontocratie criarde béquillant sur l’islamisme et le bazar est installé pour de bon. Bon, ce sont là des dates et des magouilles à effacer, nous ne sommes pas à une guerre près. Ah, ce pauvre Irak, il s’enfonce, malgré les élections, la démocratie, le pétrole de l’Oncle Sam, la bénédiction d’Allah, les vœux pieux de l’UE, il va comme nous, les pays arabes, toujours malades de nos vieilles maladies, toujours plus éloignés du monde, indigents, indigestes et si durs avec la vie ! Est-on au moins sûr que la mort de tous les Irakiens apportera la paix à ce pays ? Et la fin de Bush, elle serait le début de quoi pour l’humanité ? Je refuse de penser à la désaffection intolérable de ces foules qui, hier encore, hurlaient si fort leur bonheur. On était bien content d’être les champions du monde, la star de l’Europe, applaudis, mitraillés, portés en triomphe, et voilà que, drapés d’un je ne sais quoi qui se voulait ou qui se voudrait gaullien, on crie non, c’est-à-dire OUI, trois fois oui, à la relégation, au repli, à la morne solitude de ces villages entêtés qui se meurent pauvrement autour de leur clocher, leur minaret, leur statue moussue, leur cimetière avec son arbre centenaire et n’ayant pour boute-en-train que le vieux cheminot édenté qui raconte en boucle sa première grève durant la première guerre mondiale. Qu’ils meurent à la fin, est-ce mon affaire ? Un pays qui se dit exceptionnel, et qui l’est à l’excès, mérite-t-il une fin si commune ? Et cette idée de vouloir additionner les non des autres pour s’affirmer, c’est quoi ? Si la Pologne vote non, ce sera un non au non français pas un oui à son non ! Et voici que, rendus fous par la peur, la sale peur, nous nous mettons tous à trembler devant la vieille Chine communiste, capitaliste, et hégémonique. Le DVD est placé au rayon « Cauchemar XXX » du drugstore. Ce n’est pas sa place, bon sang ! Que les Chinetoques mangent enfin à leur faim, s’ha- billent propre sur eux, ont des Qu-Qu (prononcer tchou-tchou, s’il vous plaît) au lieu des poussepousse d’antan, gagnent des devises en exportant des tee-shirts plutôt que de l’opium ou des matières fissiles, dérangent nos experts en marketing de la peur. Tout de même, c’est un événement heureux, le sauvetage d’un milliard d’êtres humains de la famine communiste ! Ou alors c’est quoi la solidarité humaine ? Et si on y pense, qui nous oblige à porter des teeshirts ? Mettez-m’en dix, de ce DVD, les copains ont besoin de voir du pays qui bouge. Le Onze de France n’est plus, l’Irak n’amuse plus Bush et, dans sa prison aseptisée, Saddam se rit de l’Amérique. Quant au rusé Bouteflika, qui, lui, va réussir à 106 % son référendum sur l’union avec les GIA and Co et s’arracher un mandat à vie, il se rit de son ami Chirac et lui envoie dire par son vieux groom du new FLN : « La France colonialiste, bannie de l’Europe, n’a pas assez balayé devant sa porte pour venir me suggérer de réfréner mes ardeurs, j’emprisonne qui je veux, je torture qui je veux, j’enfume qui je veux, mes journalistes, mes lycéens, mes valets de pied, mes indigènes, tout est à moi ! » Adieu, le traité d’amitié ! Bush se fout de ça et du reste. Condoleezza est bien mignonne et très alerte, elle court, elle court, mais qu’est-ce que ça change ? L’Irak se dépeuple, l’Algérie s’étouffe dans le sable, la France souffre de sa solitude, et l’Amérique profonde qui ne sait rien de tout ça commence à connaître de drôles de migraines : on lui parle de torture, de charniers, de dossiers secrets, on l’abreuve de révélations, on la traite de nazie, elle doit battre sa coulpe. Il en coûte tant de se laver des péchés de ses führers. « A part le Mondial 98 et la mort des dictateurs arabes, qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? » La vie n’est pas que ça, l’actualité ! Mettez-moi quelques dessins animés pour mes petites nièces et l’intégrale des Feux de l’amour pour maman. LA SEMAINE PROCHAINE : Mo Yan BIBLIOTHÈQUE Un écrivain nous ouvre sa bibliothèque. Cette semaine : Alberto Manguel « Je ne me souviens pas d’une époque où je ne lisais pas » I l est né en Argentine, il écrit en anglais, il a longtemps vécu au Canada et habite désormais un ancien presbytère dans un village du Poitou. Et il a un seul pays, sa bibliothèque, dont il a été longtemps exilé, puisqu’il a dû attendre d’acheter, en 2000, ce refuge poitevin pour rassembler ses livres. 30 000 à coup sûr, 50 000 peut-être. Alberto Manguel a mis plus de deux mois, « du matin au soir », DOMINIQUE SYLVAIN PASSAGE DU DÉSIR « Le duo de choc, Ingrid et Lola, a un bel avenir romanesque devant lui. » Elle Prix des Lectrices ELLE Policier 2005 É D I T I O N VivianeHamy S pour tout installer. Mais ne s’est pas préoccupé de compter. Il lui suffit de savoir qu’il peut retrouver le volume qu’il veut en quelques minutes. « C’est la première fois que ma bibliothèque est réunie », dit-il avec joie avant de raconter son étrange aventure avec la lecture (1). Ses parents, diplomates argentins, parlaient l’espagnol et le français. Le jeune Alberto a été élevé par une gouvernante tchèque de langue allemande et a appris, avec elle, comme premières langues, l’allemand et l’anglais. « Oui, c’est bizarre et ma mère ne m’a pas vraiment donné d’explication. Elle m’a seulement dit que ces langues lui semblaient les plus utiles pour moi, d’emblée. Je n’ai commencé à apprendre l’espagnol qu’à l’âge de 8 ans, et le français plus tard. Ainsi, pendant toutes ces années, je ne pouvais pas parler avec mes parents. Et puis, avec ma gouvernante, je voyageais beaucoup et cela me déboussolait. J’avais 4 ou 5 ans. Alors, dès que j’arrivais quelque part, je mettais des livres sur une étagère, pour me sentir un peu chez moi, pour me rassurer. Je ne me souviens pas d’une époque où je ne lisais pas. Je me souviens seulement de ma découverte de la lecture. Un jour, j’ai vu une affiche et j’ai constaté que je pouvais la lire. C’était comme si je venais de découvrir que j’avais des ailes… Un intense sentiment de pouvoir. » Beaucoup de livres ont disparu, au gré des voyages et des déménagements, bien qu’Alberto Manguel ait toujours tenté de les garder, d’abord en Argentine, puis au Canada, « où il y en avait sur tous les murs ». Ils sont en anglais bien sûr, mais aussi en français, en allemand, en italien, en espagnol, en portugais, en latin, voire en suédois. Aujourd’hui, ils ont trouvé leur place et leur vie dans ce bâtiment restauré pour les accueillir. Une très grande pièce, en longueur, et, précise Manguel, « ces deux pièces, dans cette sorte de petite tour, que je désigne comme mes écritoires. Dans celle du bas je fais plutôt mon courrier, en haut je travaille à mes livres ». Dans les deux lieux qu’on sent intimes, les « écritoires », on se laisse guider par Alberto Manguel, on écoute ses explications. Mais dans la bibliothèque tout en longueur, désignée comme plus ouverte à tous, on a vraiment envie de s’installer, de retrouver ses propres auteurs favoris, de découvrir des inconnus qu’aime Manguel et qu’il voudrait faire traduire. Et de s’arrêter du côté des bibles. Une bible luthérienne, du début du XVIIe, une bible anglaise. Et ce splendide volume, enluminé à la feuille d’or ? « La reliure est de 1583, mais le texte a été écrit vers 1300 dans un atelier allemand. C’est une bible latine sur parchemin. Ecrite à la main. Cela a pris toute la vie d’un homme. Mais ces pages ont 700 ans et on peut les lire comme si elles avaient été écrites ce matin. » Si l’on donnait ici l’adresse exacte de cette bibliothèque, Alberto Manguel pourrait dire adieu à ce qu’il tient pour son coin de paradis. Les lecteurs se précipiteraient, et, en outre, voudraient certainement passer la nuit dans « la chambre du crime »… « Ainsi nommée, conclut en riant Alberto Manguel, parce que, constatant que, déjà, je manquais de place, j’y ai rangé, sur tous les murs, les romans policiers. » Jo. S. coin de paradis Les bibliothèques – dans chacun des « écritoires » et dans la grande pièce – sont rangées, dans un ordre alphabétique, par langue « mais par langue d’origine. Je m’explique. Tout ce qui a été, à l’origine, écrit en italien, par exemple, est rassemblé dans un même lieu, mais certains textes sont en traduction, cela peut être en français, en anglais ou dans une autre des langues que je lis. Bien sûr, il y a des auteurs que je ne veux lire que dans leur langue, Dante en italien, Goethe en allemand, Cervantès en espagnol… Pour d’autres cela m’est assez indifférent ». « Mes écritoires, c’est un peu plus ma bibliothèque privée, et la grande pièce, qui rassemble tout ce qui a été d’abord publié en anglais, est un espace plus collectif. » Ainsi, pour écrire ses livres, Manguel s’est entouré de ses auteurs fétiches, Kipling, Stevenson, Chesterton. Une magnifique édition de Kipling. « Oui, j’ai quelques beaux livres, par exemple un Quichotte de 1782 en quatre volumes. Mais il n’y a pas de coin de bibliophilie, les éditions rares côtoient les volumes en poche. Il n’y a pas de livres que je n’ouvre pas. Je peux vraiment reconstruire ma biographie à partir de ma bibliothèque. Quand et où j’ai lu tel livre, qui me l’a donné. Cette édition complète de Kipling m’a été offerte par mon ami en 1998, pour mes 50 ans. C’est moi qui ai trouvé cette édition pirate de textes de J. D. Salinger… » (1) Voir Une histoire de la lecture et Journal d’un lecteur, d’Alberto Manguel (Actes Sud). LA SEMAINE PROCHAINE : Annie Ernaux